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Hennequin, Victor (Antoine)
Article mis en ligne le 1er novembre 2023

par Desmars, Bernard

Né le 3 juin 1816 à Paris (Seine), décédé le 10 décembre 1854 à Paris (Seine). Avocat. Représentant du peuple sous la Deuxième République. Rédacteur à La Démocratie pacifique, propagandiste de la théorie sociétaire par ses nombreuses conférences, par ses articles et par ses livres.

Victor Hennequin est le fils d’Antoine Louis Marie Hennequin, avocat très réputé sous la Restauration et député du Nord siégeant dans l’opposition légitimiste de 1834 jusqu’à son décès en 1840. Après ses études secondaires au collège Saint-Louis, il effectue au printemps 1834 un voyage en Autriche dont il fait le récit quelques années plus tard dans La Démocratie pacifique [1]. Il s’inscrit en 1834 à la faculté de droit, mais il passe plusieurs semaines en Grande-Bretagne entre le début octobre et le début novembre 1834 ; il en tire un ouvrage, Voyage philosophique en Angleterre et en Écosse, dans lequel il décrit les édifices remarquables et rapporte ses visites dans les musées et ses soirées passées au théâtre, entre quelques généralités sur les caractères des Anglais et des Écossais, comparés à ceux des Français et d’autres nations européennes [2]. Il passe à Manchester et observe – très brièvement – le travail des enfants dans les manufactures et la misère populaire, avant de consacrer plusieurs pages au musée [3]. Sans ignorer totalement les problèmes sociaux, le récit ne leur accorde qu’une place très marginale.

Après ses études de droit – un « enseignement […] tellement plat, tellement vide, rebutant à force de fadeur, qu[il] ne [peut] encore y songer sans nausées », écrit-il quelques années plus tard [4], il commence en 1838 une carrière d’avocat à la cour royale de Paris. Cependant, rapidement, il se « lass[e] d’une profession qui ne rend au corps social aucun service, qui ne crée aucune espèce de valeur, et qui se borne à faire passer l’argent d’un plaideur dans la poche d’un autre, en prélevant sa dîme au passage » [5].

Les étapes de l’adhésion au fouriérisme

Il entend ensuite parler de la théorie sociétaire, dans des circonstances qu’il relate dans un article paru quelques années plus tard dans La Démocratie pacifique [6]. Un soir, dans un bal, on lui désigne un jeune homme, en disant : « C’est un phalanstérien » ; il demande ce que cela signifie : « C’est un disciple de Fourier », lui répond-on, « un bonhomme assez ridicule dont on veut faire un messie ; il enseigne que l’humanité doit faire d’immenses progrès dans la voie du bonheur ». Cela intéresse Hennequin, qui est cependant refroidi quand son interlocuteur précise que Fourier « promet à l’homme, parvenu à l’apogée du progrès, une queue de trente-deux pieds, une queue prenante et terminée par un œil ». Néanmoins, Hennequin veut aller au-delà de « cette esquisse bouffonne, alors fort à la mode dans tout Paris ». Il lit l’article de Louis Reybaud sur Charles Fourier paru dans la Revue des deux mondes [7], « travail [qui] a fait à la cause de l’association plus de bien que de mal », même si son auteur a eu pour but de « jeter l’anathème sur les socialistes » [8]. Le texte de Reybaud, malgré ses critiques, montre que les œuvres de Fourier méritent l’attention. « Il se passa trois ans encore avant que j’abordasse l’étude de la Théorie phalanstérienne dans les livres de l’École sociétaire », retard lié aux « moyens d’action fort limités » alors du mouvement fouriériste : « point de journal quotidien, peu de livres élémentaires, des expositions orales rares et sans publicité, dans le monde peu de phalanstériens, et partant peu de discussions qui puissent détruire les objections ».

Les années qui s’écoulèrent de 1837 à 1840 eurent pour effet de me dégoûter radicalement de la société civilisée et de m’inspirer des doutes sur l’infaillibilité, l’omniscience de la philosophie éclectique.

D’un autre côté, « par degré, la pratique du barreau m’inspira la répugnance la plus invincible ». Hennequin lit « les ouvrages de J.-B. Say, de quelques économistes accrédités », mais doit bientôt « renoncer à cette lecture insipide » [9].

Restaient les socialistes.

[…] Je me mis en quête des ouvrages de Fourier, de Saint-Simon, de tous les évangiles socialistes. […]

J’eus beaucoup de peine à trouver les ouvrages de Fourier, rares à cette époque. Je frappai inutilement pour les demander à la porte de vingt librairies [10].

Il se rend finalement au siège de l’École sociétaire, rue de Tournon. Victor Considerant lui déconseille de se lancer directement dans les traités de Fourier ; il lui recommande plusieurs « livres élémentaires, notamment l’Introduction de M. Paget ». Hennequin préfère toutefois commencer par Destinée sociale, de Considerant, dont la lecture l’a « émerveillé » et qui a « profondément influé sur [ses] idées ». Ainsi devient-il phalanstérien [11]. À partir de 1840, il passe « deux années presqu’entières à lire Fourier, à l’annoter » ; « ces lectures et ces travaux ont créé chez moi des convictions indestructibles ». En même temps, il correspond avec Victor Considerant, écoute les « leçons orales de la rue de Tournon » et lit La Phalange.

Il se décide « à déposer les dossiers de l’avocat, à faire passer [sa] robe noire à l’état de pur symbole » pour « pénétrer dans la carrière d’écrivain », même si, ajoute-il avec grandiloquence, « nous savons que nous y entrons peut-être comme le gladiateur dans le cirque, pour y mourir » [12].

Il entreprend la rédaction d’une histoire universelle du droit afin de « chercher les principes généraux qui ont régi l’humanité jusqu’à nos jours et qui présideront à ses destinées futures ». Il publie en 1841 le premier et finalement seul volume de cette histoire, consacré à la législation chez les Juifs. Dans cet ouvrage d’histoire du droit, il reprend les critiques portées par les socialistes contre l’organisation de la société :

La société souffre. Notre civilisation n’est admirable que relativement aux temps qui l’ont précédée. Aujourd’hui la guerre est encore possible, l’émeute est possible ; nous voyons l’application de la peine de mort quelquefois, la prostitution tous les soirs. Il y a dans nos rues des mendiants et des prolétaires, dans nos maisons des domestiques. S’ils ne portent plus la chaîne de l’esclave, leur abaissement moral est encore en souffrance, même pour ceux qui se font servir. Un chant de douleur s’élève des villes civilisées [13].

Cette Introduction historique à l’étude de la législation française fait l’objet d’un compte rendu tardif dans La Démocratie pacifique – en novembre 1844 ; l’auteur de l’article rappelle que lors de la publication, Hennequin était « un homme étranger à l’École sociétaire dont il connaissait seulement quelques vues sympathiques à ses propres sentiments, mais dont il est aujourd’hui l’un des écrivains les plus féconds, les plus goûtés, en même temps que l’orateur en titre » [14].

Enfin, en 1842, il se rend au congrès scientifique de Strasbourg et, lors d’une séance de la section d’économie politique, se « confess[e] publiquement phalanstérien ».

Depuis cette époque mon existence a été liée à la vôtre, à celle de toute l’École. J’ai compris que la propagation incessante de la Théorie sociétaire, par la parole et par la plume était ma vocation et mon devoir [15].

Rédacteur dans la presse fouriériste

Dès septembre 1842, Hennequin commence à collaborer à La Phalange, avec le compte rendu de l’ouvrage de Louis Blanc, Histoire de dix ans [16] ; il en fait l’éloge, même s’il reproche à l’auteur d’être « un homme de parti » et s’il regrette « l’importance exclusive attachée à la forme gouvernementale [...] défaut des républicains », alors que la solution aux problèmes sociaux ne peut être institutionnelle. Il critique également sa « haine de la bourgeoisie » et son attitude trop favorable à la violence révolutionnaire [17]. Peu après, Hennequin adresse plusieurs articles à l’organe fouriériste pour rendre compte des séances du congrès scientifique de Strasbourg [18]. En juin 1843, il présente dans les salons de La Phalange un exposé sur le « développement historique des deux passions mineures, Amour et Familisme » que le périodique fouriériste reproduit [19]. Le mois suivant, il fournit au même journal une analyse d’une étude sur le paupérisme due à un certain Chamborant, dont il récuse les jugements portés sur le fouriérisme [20].

Collaborateur occasionnel de La Phalange au début des années 1840, Victor Hennequin devient un des principaux rédacteurs de La Démocratie pacifique, dont la parution commence en août 1843 ; puis, il entre au conseil de rédaction du quotidien au cours du premier semestre 1846. Il est l’auteur de très nombreux articles portant sur l’actualité politique, mais aussi sur des questions allant bien au-delà de la seule théorie sociétaire. Ainsi, il développe une série d’articles sur « la lutte de l’État et du clergé » [21] et une autre sur le « magnétisme animal » [22]. Il est aussi l’auteur de comptes rendus bibliographiques, en particulier sur des ouvrages de droit [23], mais également sur des recueils de poésies [24], des ouvrages d’histoire [25] et des récits [26]. Il est aussi parfois chargé du feuilleton, avec des œuvres de fiction [27]. Enfin, il traite très régulièrement de l’activité théâtrale [28].

Il est encore l’auteur d’articles publiés dans La Phalange. Revue de la science sociale [29], ainsi que dans l’Almanach phalanstérien [30]. Il publie également des ouvrages, notamment Féodalité ou association […] à propos des houillères du bassin de la Loire, à la suite d’une grève des mineurs [31]. Son intérêt pour le monde ouvrier se traduit aussi par la rédaction de deux articles, l’un sur le compagnonnage, l’autre sur la corporation, pour l’Encyclopédie du dix-neuvième siècle [32] ; il souscrit à la publication de L’Union ouvrière de Flora Tristan [33].

En 1845, il reprend momentanément son activité d’avocat, lors d’un procès concernant des ouvriers charpentiers qui ont fait grève, procès dans lequel plaide également son condisciple Charles Dain [34] ; en appel, il « développe quelques considérations générales sur les causes qui amènent pour ainsi dire périodiquement les demandes d’augmentation de salaire, et par suite les grèves lorsqu’il y a résistance aux justes réclamations des ouvriers » [35]. En décembre 1846, appelé par « un de nos excellents amis, M. C.[sans doute Alphonse Colas, de Montiers-sur-Saux, dans la Meuse], qui [l’]appelait au secours de quelques ouvriers traduits [...] en police correctionnelle pour une émeute à propos de grains », il plaide devant le tribunal de Bar-le-Duc [36]. En août 1847, il est l’avocat d’Antony Méray, auteur d’un feuilleton, La Part des femmes, paru dans La Démocratie pacifique et poursuivi pour outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs [37].

La propagande orale

Parallèlement à son activité rédactionnelle, Victor Hennequin est un conférencier très sollicité, sans doute le plus actif du mouvement fouriériste, davantage encore que Victor Considerant ; il fait des « expositions » de la théorie sociétaire dans de nombreuses villes de France ainsi qu’en Belgique. La Démocratie pacifique reproduit des extraits de ces conférences ainsi que des commentaires de la presse locale, qui, à cette occasion, présente de façon plus ou moins développée la théorie sociétaire. En juin 1846, il est à Dijon où il expose la théorie sociétaire en six séances dans la plus grande salle de l’hôtel de ville, qui comprendrait environ 1200 places et qui a « été constamment remplie par un auditoire sympathique » [38] ; il passe à Semur-en-Auxois, où, quelques jours plus tôt, est intervenu Jean Journet, dont le comportement et les propos insultants envers ses contradicteurs, ont indisposé le sous-préfet ; aussi Hennequin ne peut y bénéficier d’une salle publique et doit se contenter d’une réunion privée chez le fouriériste Jean-Jacques Collenot [39] ; peu après, il passe quatre soirées à Chalon-sur-Saône où il dispose d’une salle de l’hôtel de ville [40]. Il en est de même à Saint-Étienne où il fait deux séances [41]. En septembre 1846, il s’arrête à Rouen pour cinq conférences [42], puis continue au Havre [43], où la salle s’étant révélée trop petite pour accueillir toutes les personnes qui se sont présentées à la première séance, les suivantes ont lieu à la grande salle des concerts [44]. Il expose ensuite la théorie sociétaire à Brest, à Lorient et à Nantes, où « un auditoire chaque jour plus nombreux, plus attentif et plus sympathique recueille la parole de l’orateur socialiste » et où deux séances supplémentaires sont ajoutées à celles prévues, complétées par un banquet offert à l’orateur par une partie de ses auditeurs [45]. En mars 1847, il se rend à Besançon (sept séances) [46], où les propos de Victor Hennequin sont recueillis par un auditeur et publiés [47] ; il va ensuite à Montbéliard (cinq séances) et à Mulhouse (quatre séances) [48]. Puis, en mai suivant, il entreprend une tournée de propagande dans « les villes du Midi » [49] ; il est à Grenoble où sa série de conférences s’étend sur une semaine et se conclut par un banquet [50] ; il rejoint ensuite Valence (quatre jours) [51], Vienne [52], Marseille (cinq séances) [53], Montpellier [54], Toulouse et Cahors [55]. À l’automne 1847, il est à Chartres [56], puis à Lille (5 séances) [57]. Lors de son passage dans le Nord, il assiste le 11 novembre au banquet réformiste organisé à Valenciennes dans le cadre de la « campagne des banquets » et y prononce un discours en appelant « à l’abolition de la misère par le travail » [58] ; quelques jours après, il participe au banquet de Béthune [59]. Il rejoint ensuite Bruxelles (huit séances), puis Louvain (six séances) [60]. Au fil du temps, l’habitude s’établit chez les auditeurs d’offrir à l’orateur un banquet lors de la dernière soirée de son séjour dans la ville.

Les journaux des départements traversés par Hennequin, vantent généralement les qualités de cet « orateur d’élite », sa « parole élégante et châtiée, la logique serrée, la méthode sûre et la mâle éloquence du jeune apôtre » [61] ; « on ne pouvait mettre plus de talent et plus de clarté à l’exposition de la doctrine » [62] ; « ce jeune orateur possède un rare talent d’exposition » et le public a admiré « la lucidité et le brillant de sa parole » [63]. Victor Hennequin prolonge d’ailleurs ses conférences par des débats avec la presse locale : il réagit de façon à peu près systématique aux commentaires des rédacteurs, en demandant que ses réponses soient insérées dans les journaux ; il peut ainsi continuer à exposer certains points de la théorie sociétaire ou en préciser quelques aspects : Le Courrier de Saône-et-Loire ayant formulé quelques objections à l’encontre de ses propos, Hennequin lui envoie une réponse qui est reproduite dans le journal de Chalon-sur-Saône [64] ; après un article hostile du Mémorial de Rouen, Victor Hennequin envoie une réponse, que ce journal refuse de publier, mais qui est insérée dans les colonnes du Journal de Rouen [65] ; à Nantes, où son séjour est plus long, Hennequin envoie deux lettres à L’Hermine, qui a relaté de façon critique ses conférences, lettres ensuite publiées dans le Courrier de Nantes [66].

Ces tournées de propagande le confrontent aussi à des questions d’auditeurs. Aussi, propose-t-il à la direction du mouvement fouriériste :

ne devrions-nous pas faire un catéchisme phalanstérien, sous forme de dialogue ? Toutes les objections y seraient prévues, ce qui n’est pas difficile, et messieurs les civilisés seraient moins pressés de les produire comme des découvertes qui doivent immortaliser leur nom [67].

Privilégier les dimensions économiques et sociales de l’œuvre de Fourier

Selon Victor Hennequin,

il y a trois choses dans la Théorie de Fourier :

Un plan d’organisation industrielle que nos adversaires de mauvaise foi se gardent bien de discuter, de mentionner même, parce qu’ils le savent inattaquable ;

Une cosmogonie poétique et grandiose ;

Un plan d’organisation pour les relations mineures, ou relations entre les sexes, plan dont l’examen, en dernier ressort, a toujours été réservé par Fourier, comme par son École, aux générations futures [68].

L’École sociétaire ne s’occupe, ajoute Hennequin, que du « système industriel de Fourier » qu’elle essaie de propager par la plume et la parole [69] ; mais elle ne peut « enseigner ni […] répandre les conceptions cosmogoniques » tant qu’elles n’auront pas été vérifiées ; elle ne peut que « publier les travaux et les découvertes du monde savant, qui viennent justifier quelque détail de la cosmogonie de Fourier » [70] ; quant aux « questions d’amour » et aux « relations entre les sexes », Charles Fourier, tout en décrivant « des institutions qui auraient pour objet de faire disparaître tous [les] fléaux » que sont en Civilisation « l’adultère, la prostitution, la contagion, l’avortement, l’infanticide, la paternité fictive », renvoie « à plusieurs générations l’examen et la solution des questions d’amour » et « les coutumes amoureuses décrites par Fourier ne seraient pas admises dans un phalanstère d’essai » ; elles ne pourraient s’appliquer qu’à des société déjà solidement transformées [71].

Hennequin, sans doute pour récuser des critiques lancées envers Fourier, présente néanmoins dans une brochure Les amours au phalanstère (1847), ce que seront les rapports entre les hommes et les femmes dans le monde harmonien, en montrant leur supériorité en décence et en respect par rapport à la situation en Civilisation. Il s’attache à rassurer ses lecteurs, en décrivant ce qui sera fait pour empêcher une « dépravation précoce des enfants », telles qu’elle existe en Civilisation [72]. Il insiste sur la question du mariage, institution, dont l’existence même serait menacée, selon des adversaires du fouriérisme : le mariage subsistera, et son déroulement se conformera aux « mœurs de son temps et de son pays », répond Hennequin ; selon les cas, il pourra être indissoluble, ou « amendé par le divorce », ou admettre « une liberté plus grande » [73] ; du reste, au phalanstère, les deux futurs conjoints se connaissent déjà bien avant le mariage, ce qui évite les unions mal assorties et liées à des intérêts financiers comme cela existe en Civilisation [74].

Ainsi, « il faut reconnaître que la Théorie de Fourier, après avoir protégé l’innocence de l’enfant et fait briller la virginité du plus vif éclat, peut seule garantir pendant l’âge mûr la sécurité des âmes constantes et réaliser pour elles cet idéal qu’elles trouvent si rarement dans le ménage civilisé » [75]. Mais, dans la société présente, dénonce Hennequin, « l’homme qui trouve le bonheur dans une alliance fixe et durable voudrait obliger tous les autres à pratiquer le même genre de vie. Eh ! pourquoi cela, s’ils sont heureux par d’autres moyens ? » [76]. En Harmonie, il existe des « séries [qui] pratiquent la constance » [77], mais aussi des « séries où l’on refuse de s’enchaîner par des liens exclusifs, indissolubles », qui « rivalisent de désintéressement, de délicatesse » et qui « subordonnent les relations matérielles aux jouissances du cœur » [78], séries auxquelles il oppose « tous les désordres de l’amour civilisé » [79]. Enfin, en Harmonie, une union liée à un « doux sentiment » est possible entre une personne âgée et un jeune garçon ou une jeune fille, quand elle est systématiquement suspectée en Civilisation d’être liée à des questions pécuniaires et suscite généralement le mépris [80].

Mais, répète Hennequin, il faut, pour que puisse s’établir ce nouveau régime amoureux, une transformation préalable de la société et en particulier une profonde modification de la situation des femmes, caractérisée par les aspects suivants :

Droit au travail pour la femme, certitude pour elle d’être constamment employée à des fonctions lucratives, avenir de richesse de gloire, car des honneurs, des commandements doivent lui être réservés […]. En harmonie toute dignité réservée à l’homme aura pour pendant une dignité parallèle, prix offert au mérite féminin. La femme, dès lors, n’est plus un roseau qui ait besoin de l’appui viril ; […] elle est ce que la font ses œuvres.

Un fouriériste garantiste

Victor Hennequin ne croit guère en la réalisation rapide d’un phalanstère ; il considère comme peu vraisemblable l’essai sociétaire local, qui se reproduirait de région en région et de pays en pays.

Bien que la pensée de commencer la transformation par la molécule territoriale de la France, par la commune, soit la plus simple, elle n’est pas la plus juste. Il ne faut pas méconnaître le travail de centralisation qui a créé l’importance de Paris. […]

Quant au rapide progrès des idées harmoniennes aussitôt après la réussite du premier Phalanstère, nous n’y croyons pas […] C’est à Paris, selon nous, qu’il faut prêcher l’harmonie, c’est dans Paris qu’il faut la réaliser par des essais lents et partiels [81].

Il est favorable à « la forme sociale appelée par Fourier garantisme, remplaçant la civilisation avec ses misères et son anarchie » ; dans la théorie sociétaire, le garantisme se caractérise surtout par le développement des mutuelles, des coopératives et de différentes structures associatives développant la solidarité entre les individus ; mais chez Hennequin, il se traduit aussi par l’adoption de lois protégeant les travailleurs ; ainsi, souhaite-t-il, alors que le bassin houiller de la Loire connaît des grèves, que « le législateur garantisse un minium de salaire aux ouvriers mineurs » [82]. Et de façon plus générale, puisque « la France est un pays centralisé, un pays de législateurs, c’est du centre et de la législation que l’avenir nous paraît dépendre », plutôt que de la commune-modèle [83].

La Deuxième République

Comme ses amis de La Démocratie pacifique, Hennequin salue l’avènement de la République. Il préside le club de la rue de Beaune, fondé en mars 1848 au sein des bureaux de La Démocratie pacifique, mais qui se réunit aussi rue de la Douane et rue de Charonne ; selon Alphonse Lucas, « les séances de ce club, sortes de conférences auxquelles on n’admettait que des disciples connus de Fourier, étaient toujours paisibles, MM. Hennequin et Cantagrel ne trouvant jamais de contradicteurs parmi leurs audiences » [84]. Hennequin fait partie au printemps du Comité électoral central, créé dans la perspective des élections à l’Assemblée constituante [85]. Il est lui-même candidat dans le département des Bouches-du-Rhône, bien qu’il n’y possède « ni famille, ni propriété ni centre d’affaires » ; mais il y est « encouragé seulement par des sympathies d’opinion » liées à son passage dans la cité phocéenne l’année précédente [86] ; « nulle part, mes enseignements ne furent accueillis avec autant de sympathie » [87]. Hennequin présente sa candidature devant plusieurs clubs de Marseille et d’Aix, aux théâtres d’Arles et de Salon-de-Provence [88], et fait paraître un « manifeste électoral » dans des journaux marseillais [89] ; il se prononce pour la « création d’un ministère du Progrès industriel et des améliorations sociales », la nationalisation des chemins de fer, des canaux et des messageries, la fondation d’une banque nationale, la « création d’une armée des travaux publics, chargée de reboiser les montagnes dépouillées, de défricher les landes, de dessécher les marais, d’endiguer les fleuves » ; il propose la formation de crèches et de salles d’asile et promeut l’« association du capital, du travail et du talent ». Il est soutenu en particulier par le journal L’Organisation du travail [90]. Figurant sur la liste du comité central républicain des Bouches-du-Rhône [91], il manque de justesse l’élection [92].

Puis, trois élus de ce département ayant finalement choisi de siéger pour une autre circonscription qui les a aussi envoyés à l’Assemblée constituante, des élections complémentaires ont lieu début juin ; Hennequin s’y représente [93], mais il n’arrive qu’en cinquième position [94]. Selon un journal marseillais, Le Progrès social, « la candidature de M. Hennequin n’a été d’ailleurs, cette fois comme la première, qu’un brandon de discorde jeté au milieu du parti républicain », certains reprochant aux fouriéristes de ne s’être ralliés que tardivement à la République [95]. Victor Hennequin attribue ses échecs à la mauvaise foi de ses adversaires qui, d’une part, l’ont présenté comme un adversaire de la religion – il insiste sur la liberté de conscience – et d’autre part, l’ont associé aux « excentricités de Fourier sur la vie des astres et sur les rapports de l’homme et de la femme dans la société future », mais qui se sont abstenus d’« examiner les idées pratiques et conciliantes » qu’il a voulu propager [96].

Dans ses remerciements à ceux qui ont voté pour lui, Victor Hennequin se déclare en faveur de changements sociaux graduels :

Nous ne sommes pas […] des sectaires entêtés, n’offrant à la société que le phalanstère pour unique panacée. Nous savons qu’avant la réalisation de l’harmonie universelle, la France a besoin d’améliorations immédiatement applicables, constituant un état social intermédiaire entre le morcellement et l’association. Cet état social, que nous appelons garantisme, dans nos écrits scientifiques, est précisément celui qui conviendrait aujourd’hui à la République [97].

De retour à Paris, il dispense à partir du 19 juin un « cours de science sociale » deux fois par semaine ; il y présente les différents courants socialistes, et surtout Owen, Saint-Simon et Fourier, « toutes les idées utiles émises par les autres socialistes se trouva[nt] contenues dans les écrits de Fourier [qui] résume tous les autres » [98]. Il donne deux ou trois fois par semaine aussi des conférences publiques sur l’association domestique agricole, dont la tenue, précise La Démocratie pacifique, n’a « aucun rapport avec un club », sans doute pour échapper à la législation devenue plus restrictive concernant les clubs [99]. Ces conférences sont résumées dans La Démocratie pacifique. Ainsi, en novembre 1848, mène-t-il en parallèle des « conférences sur l’association » les mardis et vendredis rue de la Douane, et un cours de science sociale les lundis et jeudis rue de Charonne, cours qui se termine début décembre, quand débute la campagne électorale pour l’élection présidentielle [100]. Au début de l’année 1849, il fait une « exposition de la doctrine phalanstérienne » [101].

En même temps, il continue sa collaboration à La Démocratie pacifique. Il est notamment l’auteur de lettres d’un « oriental à la recherche du communisme », signées « Kao-Tseu, mandarin du Céleste Empire » [102]. Il participe au banquet organisé par l’École sociétaire le 21 octobre 1848 et y développe un toast, intitulé « Au droit au travail, à l’organisation du travail par l’association ! » [103].

Rédacteur du programme garantiste

Il est l’auteur du « Programme de l’École sociétaire », présenté au congrès phalanstérien de l’automne 1848 et « adopté comme résumant fidèlement les institutions de transition réclamées par l’École sociétaire » [104]. Selon ce programme, certes « le but final de l’École [est] la réalisation de la commune sociétaire » ; mais le mouvement fouriériste vise d’abord « la réalisation de cet état social intermédiaire entre le morcellement et l’association, la civilisation et l’harmonie, que Fourier nomme Garantisme ». L’établissement de la République doit favoriser l’intervention de l’État et l’adoption de lois permettant des « progrès administratifs et sociaux » et apportant « un soulagement efficace aux besoins pressants de la France ». « Au laissez faire, au laissez passer, nous substituons la prévoyance sociale ». L’État doit également avoir la propriété des chemins de fer, des canaux, du roulage et des assurances, l’ensemble formant un « domaine usurpé par la féodalité financière » ; il doit créer une banque nationale pour lutter contre les banquiers agioteurs ; il doit aussi s’occuper du placement des travailleurs sans emploi.

Au niveau communal, les municipalités ont à établir des comptoirs communaux, des greniers d’approvisionnements communaux, des crèches, des salles d’asile, des boucheries et des boulangeries communales ; les pouvoirs publics doivent aussi mettre en place une « édilité garantiste », avec la « transformation les villages, bourgs et villes, avec [l’]élargissement des rues, [l’]introduction de jardins de plantation, [la] réalisation graduelle du plan d’une ville garantiste » telle qu’elle a été décrite par Fourier. En agriculture, il faut réaliser de grands travaux, avec des opérations de reboisement, d’irrigation, d’endiguement, de dessèchement de marais, de mise en valeur des landes, et pour cela, former « une armée agricole et industrielle » ; un ministère de l’Agriculture devrait disposer d’un budget important afin de créer ou encourager l’organisation d’expositions et de concours agricoles, de chambres d’agriculture, d’un enseignement agricole et d’un corps d’ingénieurs agricoles. Dans le domaine industriel, l’Etat doit lui-même exploiter les mines et les salines ; il a aussi à protéger et encourager les associations d’ouvriers, créer un fonds de retraite pour les travailleurs de toutes les catégories professionnelles et pour les invalides de l’agriculture et de l’industrie ; dans le commerce, Hennequin prévoit l’adoption de mesures contre les falsifications des produits, le comptoir communal devant « porter le coup de la mort au parasitisme commercial ». Le programme concerne aussi l’éducation, avec un « fonds commun d’instruction élémentaire donné gratuitement à tous les Français » et un « caractère professionnel et pratique donné à l’ensemble » des formations [105].

Hennequin se fait aussi connaître en dehors du mouvement fouriériste, en participant à des manifestations socialistes ou démocrates-socialistes. Il intervient lors d’un banquet à Chelles et développe « dans une brillante improvisation la théorie du droit au travail et de son organisation […] Ses paroles simples et chaleureuses ont été accueillies par des applaudissements intelligents et des bravos sympathiques » [106]. En avril 1850, il assiste au « banquet dit des prêtres socialistes » et y réclame « l’union de la démocratie et du catholicisme » [107]

Gérant de La Démocratie pacifique et député

Quelques semaines avant les élections législatives de mai 1849, il signe le « programme de la presse démocratique et sociale, interprétée au point de vue phalanstérien » [108]. Lui-même est à nouveau candidat dans les Bouches-du-Rhône, en vain [109]. En août 1849, après la démission de Gustave Tandon de la gérance de La Démocratie pacifique, il devient l’un des gérants, en compagnie de Victor Considerant et François Cantagrel ; ces deux derniers étant réfugiés en Belgique, à la suite de la manifestation du 13 juin 1849, c’est donc Victor Hennequin qui est responsable de l’organe fouriériste [110]. Il en rédige de nombreux articles ; il fait notamment une série de reportages à l’Exposition universelle qui se tient à Londres en 1851 [111].

Lors de l’assemblée générale des actionnaires de la Société de 1840 qui se déroule le 28 octobre 1849, il est nommé, avec Charles Brunier et Ferdinand Guillon, gérant de la société en remplacement de Considerant, Cantagrel et Tandon [112]. Comme responsable de La Démocratie pacifique, il est renvoyé à plusieurs reprises devant la justice : en novembre 1849, pour une contravention à la loi de 1818 – il n’a pas déposé un exemplaire du journal au parquet – il est condamné à 500 francs d’amende [113]. Puis, il est poursuivi pour « offense envers la personne du président de la République et excitation à la haine et au mépris du gouvernement de la République, pour un article intitulé « La présidence et les cités ouvrières » paru dans le numéro du 22 novembre 1849 et qui s’en prend à Louis-Napoléon Bonaparte ; le 27 février, 1850, la cour d’assises de la Seine condamne Victor Hennequin à un an d’emprisonnement et à 5 000 francs d’amende, les numéros saisis devant être détruits [114] ; le jugement est annulé par la cour de cassation [115]. Début mars, il est à nouveau cité devant les assises, comme prévenu « du délit d’apologie de faits qualifiés crimes ou délits », pour avoir inséré le 23 octobre 1849 dans La Démocratie pacifique une lettre signée par des démocrates socialistes exilés à Londres (Louis Blanc, Caussidière, etc.), lettre critiquant une sentence judiciaire portée contre Cabet ; Hennequin ne se présente pas à l’audience ; il est condamné à deux ans de prison et 1 000 francs d’amende [116], jugement contre lequel il fait opposition. Il est encore poursuivi par un particulier, Ernest Grégoire, qui se plaint de propos diffamatoires publiés en octobre et novembre 1849 à propos de son témoignage au procès de Versailles concernant les manifestants du 13 juin 1849. Hennequin est condamné le 1er mai 1850 à un mois de prison, 500 francs d’amende et 500 francs de dommages et intérêts. Il se pourvoit en appel de ce jugement.

Mais le 10 mars 1850, à l’occasion d’une élection partielle, il est candidat, avec Charles Dain, sur la liste démocrate-socialiste de Saône-et-Loire qui l’emporte largement [117] ; cette première élection ayant été annulée par l’Assemblée législative le 23 mars pour différentes irrégularités [118], un second scrutin a lieu le 28 avril suivant, qui, à nouveau, l’envoie à l’Assemblée législative où il siège du côté de la Montagne [119]. Il est donc désormais protégé par son statut de député, et il faut, pour le renvoyer devant la justice, une autorisation de l’Assemblée législative, qui la refuse par un vote début août 1850 [120].

Dès les lendemains de son arrivée sur les bancs de l’Assemblée, il combat le projet de loi concernant la réduction du corps électoral ; il intervient en particulier le 30 mai 1850 pour protester contre l’exclusion des listes électorales des individus condamnés pour outrage à la morale publique et religieuse ou aux bonnes mœurs, et pour attaque contre le principe de la propriété et les droits de la famille, ou encore les condamnés pour vagabondage ou mendicité. En vain [121].

Avec quelques autres députés, il propose un texte contre les spéculateurs, qui est rejeté [122], et participe activement à une discussion sur la réforme hypothécaire et le crédit foncier, afin de lutter contre l’usure [123]. Il dépose une proposition aux termes de laquelle le temps de détention préventive serait compris dans le temps d’emprisonnement des condamnés, proposition rejetée par la majorité [124]. Il intervient en faveur de l’ouverture d’un crédit pour encourager dans les communes qui le souhaitent la création de bains et de lavoirs publics et gratuits ou bon marché, afin « d’améliorer la situation physique des classes laborieuses » [125]. Dans une discussion sur le budget, il demande l’établissement de l’impôt sur le capital et sur le revenu [126]. À propos du chemin de fer de l’Ouest, il critique le principe de la concession à une compagnie privée et souhaite son achèvement et son exploitation par l’État [127]. Avec d’autres députés de la Montagne, il signe une proposition de loi visant à supprimer « l’indemnité pour frais d’installation et le traitement spécial que reçoivent les cardinaux français sur les fonds de l’État » ; dans les débats, il se prononce en faveur de la suppression du budget des cultes [128]. Il demande aussi, à propos des tarifs douaniers, qu’une surtaxe soit imposée au « sucre étranger provenant des pays où l’esclavage n’est pas aboli » [129]. De façon générale, il est un député très actif et un orateur estimé par ses collègues.

En décembre 1851, il fait partie des députés qui se réunissent pour protester contre le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Il est arrêté et enfermé à la prison de Mazas avant d’être libéré après quelques jours de détention [130].

Mais il n’est plus protégé par son statut de député contre les condamnations prononcées les années précédentes. Le jugement du 1er mai 1850 passe en appel début janvier 1852 ; Hennequin est condamné à un mois de prison, à 300 francs d’amende et à 200 francs de dommages et intérêts [131]. Juste avant d’être incarcéré, il se marie avec Victoire Octavie Dujardin, avec laquelle il a eu une fille, née en 1848 ; parmi les témoins du mariage figurent deux fouriéristes, Antony Méray et Ferdinand Guillon.

Tables et chapeaux tournants

En mars 1852, Victor Hennequin donne sa démission de la fonction de gérant de la Société de 1840 existant sous la raison sociale Brunier et Cie [132]. « A peine [fait]-il de temps un temps une courte apparition » rue de Beaune [133]. Il se réinscrit au barreau et reprend sa fonction d’avocat en juin suivant [134]. Il participe à l’automne 1852 à la défense d’accusés de vols [135]. En juin 1853, La Presse annonce « qu’il a l’intention de donner des répétitions de droit ayant pour objet de préparer aux examens de la Faculté » [136].

En 1853, les membres du Centre parisien de l’École sociétaire sont à peu près dépourvus d’occupation, La Démocratie pacifique ayant cessé de paraître ; certains d’entre eux, réunis dans les bureaux de la rue de Beaune, découvrent dans un journal américain le phénomène des tables tournantes et décident de faire parler un guéridon [137]. Hennequin qui s’est éloigné de ses condisciples est généralement absent lors de ces séances collectives ; mais, un soir, il assiste à l’une d’elles sans y participer. « Il paraît qu’en rentrant chez lui, il se mit à essayer tout de suite avec sa femme sa puissance sur le phénomène » [138]. Aux tables tournantes s’ajoutent les chapeaux comme moyen de communication avec les esprits [139].

Quelques mois plus tard, il abandonne son activité d’avocat et rédige « un livre en collaboration avec l’âme de la terre » qui lui dicte son texte ; la même source – l’âme de la terre –indique que « le manuscrit lui serait acheté 100 000 francs par un éditeur, dans sept jours » ; il écrit au caissier de La Démocratie pacifique que dans une huitaine, il mettrait à sa disposition 90 000 francs « pour payer les dettes de la Société phalanstérienne », à laquelle il prescrit de se dissoudre. Ses condisciples s’étonnent [140]. Finalement, aucun éditeur ne se présente avec 100 000 francs ; mais Hennequin parvient à publier chez Dentu Sauvons le genre humain, produit de ses échanges avec « l’âme de la terre », malgré l’opposition de sa famille qui considère qu’il est atteint de folie [141]. Dans la préface, l’auteur affirme que c’est d’une « puissance supérieure qu[‘il] reçoi[t] toutes les instructions nécessaires pour une œuvre d’enseignement » ; dans une lettre à Napoléon III, il écrit : « Vous avez entendu parler des tables tournantes. J’ai poussé ce phénomène à ses dernières limites, et le mouvement de la table s’est changé en voix qui m’a inspiré ou dicté tout un livre » [142]. Pour autant, l’ouvrage est une présentation claire, et dans l’ensemble fidèle, de la théorie sociétaire, « une exposition de la théorie phalanstérienne avec des développements scientifiques et philosophiques vraiment remarquables » selon un condisciple, bien que comportant « une critique absolue et puissante de la morale de Fourier, dans les relations d’amour et de famille » [143], donc en contradiction avec ce que l’auteur écrivait dans Les Amours au phalanstère. L’ouvrage obtient un certain succès, puisque le premier tirage est épuisé dès le premier jour de sa mise en vente [144].

Mais les choses s’aggravent ensuite pour Hennequin et sa femme, qui entend des voix et connaît de graves troubles mentaux ; elle est placée pendant plusieurs semaines en maison de santé [145] ; lui-même rédige un second ouvrage, Religion, prévu en deux tomes, un seul étant finalement paru. « L’âme de la terre » lui a donné « la mission […] de compléter l’œuvre de Fourier », dont il s’écarte désormais davantage, critiquant et corrigeant certains points, même s’il en reprend largement le vocabulaire et les concepts. Il explique la nouvelle façon dont il reçoit les messages, puisqu’il a « reçu de l’âme de la terre la rigoureuse injonction de ne plus toucher aux tables ni aux chapeaux » [146]. Désormais « l’âme de la terre communique avec moi en faisant pénétrer un rayon aromal au-dessus de mon occiput, introduction qu’elle s’est ménagée dans ma tête » ; « mon fluide spécial, mélangé avec l’arôme, circule dans l’intérieur de mon cerveau […], [il] m’est envoyé par une espèce de colonne torse lumineuse de 1537 mètres de long, qui paraîtrait rouge si nos yeux avaient assez d’acuité pour l’apercevoir » [147]. Des dessins sont reproduits dans l’ouvrage, également tracés, affirme Hennequin, sous la conduite de « l’âme de la terre » [148].
Ce livre, observe Eugène Nus, « accuse un déraillement complet de la raison » avec, « à côté de pages fort belles […], des choses absolument folles ». Le second tome de Religion, sous presse, mais finalement non paru, contient « à ce qu’il paraît, des choses encore plus insensées » ; sa famille fait « enfermer [Hennequin] dans une maison de fous » [149] ; il décède peu après.

Œuvres :
Voyage philosophique en Angleterre et en Écosse, Paris, A.-P. de La Forest, 1836, IV-357 p. (en ligne sur Gallica et sur la Bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers, Les premiers socialismes).
Introduction historique à l’étude de la législation française. Les Juifs, Paris, Joubert, 1841-1842, 2 tomes (tome 1 sur Gallica).
« Lutte de l’État et du clergé », dans Les dogmes, le clergé et l’État. Études religieuses (avec Eugène Pelletan, Auguste Colin et Hippolyte Morvonnais), Paris, Librairie sociétaire, 1844, XII-96 p. (extrait de La Démocratie pacifique).
Féodalité ou association, type d’organisation du travail pour les grands établissements industriels, à propos des houillères du bassin de la Loire, Paris, Librairie sociétaire, 1846, 50 p. (en ligne sur Gallica et sur la Bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers, Les premiers socialismes).
Le livret, c’est le servage, Paris, Librairie sociétaire, 1847, 55 p. (reproduit dans Les Révolutions du XIXe siècle. 1-2. Le mouvement ouvrier : 1835-1848. 2. [2], Paris, EDHIS, 1979 (en ligne sur Gallica).
Les amours au phalanstère, Paris, Librairie phalanstérienne, 1847, 64 p. (en ligne sur Gallica) ; 2e éd., Paris, Librairie phalanstérienne, 1849, 64 p.
Lutèce et Paris, histoire religieuse, civile, monumentale et morale à l’usage de la jeunesse, Paris, Mlle E. Desrez, 1847, 336 p.
Théorie de Charles Fourier. Exposition faite à Besançon, en mars 1847, Paris, Librairie sociétaire, 1847, 123 p. (en ligne sur la Bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers, Les premiers socialismes). Nouvelle édition : Organisation du travail d’après la théorie de Charles Fourier. Exposition faite à Besançon, en mars 1847, Paris, Librairie phalanstérienne, 1848, VII-195 p. (en ligne sur Gallica).
Manifeste électoral adressé par M. Victor Hennequin aux électeurs … des Bouches-du-Rhône (20 mars 1848), Paris, Impr. de P. Renouard, 1848.
Organisation du travail d’après la théorie de Charles Fourier. Exposition faite à Besançon, en mars 1847, Paris, Librairie phalanstérienne, 1848 (3e éd.), VII-195 p.
Programme de l’école phalanstérienne, Paris, Impr. de Lange, s.d., 2 p.
Aux électeurs des Bouches-du-Rhône, Paris, Impr. de E. Duverger, s. d.[1848].
Aux électeurs des Bouches-du-Rhône, Paris, Impr. de Plon frères, s.d.[1848].
Programme de la presse démocratique et sociale au point de vue phalanstérien, Paris, Librairie phalanstérienne, 1849, 2 p. (extrait de La Démocratie pacifique, 18 avril 1849).
Programme démocratique, Paris, Librairie phalanstérienne, 1851, 228 p. (en ligne sur Gallica).
Assemblée législative. Proposition relative à la liberté individuelle, présentée le 18 novembre 1850, Paris, Impr. de l’Assemblée nationale, 1851, 1 p.
Sauvons le genre humain, Paris, Dentu, 1853, XXX-256 p. (en ligne sur la Bibliothèque virtuelle de l’université de Poitiers, Les premiers socialismes).
Religion, tome 1 (le tome 2 n’est pas paru), Paris, Dentu, 1854, 637 p. (en ligne sur Gallica).

De nombreux articles dans La Phalange. Journal de la science sociale, La Démocratie pacifique, La Phalange. Revue de la Science sociale et l’Almanach phalanstérien.
Collaboration à l’Encyclopédie du dix-neuvième siècle, tome VIII (1846), « Compagnonnage », p. 275-281 ; tome IX (1846), « Corporations », p. 1-8.

Sources :
Archives nationales, fonds Fourier et Considerant, 10 AS 39 (681 Mi 65, vues 134-293 et 297-306), lettres de Victor Hennequin.
Archives de Paris, 5Mi1 2220, actes de l’état civil reconstitué, acte de mariage, 8 janvier 1852 (en ligne sur le site des Archives de Paris, vue 46-50/51).
Académie royale de Belgique, 19346/476, lettre de Louis Blanc à Victor Hennequin, 29 mars 1845 (en ligne sur le site de l’Académie royale de Belgique).
Archives de Paris, actes de l’état civil reconstitué, 5 Mi1 1484, acte de décès, 10 décembre 1854 (en ligne sur le site des Archives de Paris, vue 5/51).
Manifeste électoral de La Démocratie pacifique, supplément au numéro du 19 mars 1848 (en ligne sur Gallica).
Flora Tristan, L’Union ouvrière. Édition populaire, Paris, librairie Prévot et librairie Rouanet, 1843, XX-124 p. (en ligne sur Gallica).
Alphonse Lucas, Les Clubs et les clubistes. Histoire complète critique et anecdotique des clubs et des comités électoraux fondés à Paris depuis la révolution de 1848, Paris, Dentu, 1851, 271 p. (en ligne sur Gallica).
Eugène Nus, Choses de l’autre monde, Paris, Dentu, 1880, 404 p. (en ligne sur Gallica).
La Démocratie pacifique, 1843-1851 (en ligne sur Gallica).
L’Opinion des femmes, 10 mars 1849 (en ligne sur Gallica).
Journal des débats, 1849-1852 (en ligne sur Gallica).
Le Moniteur universel, 28 novembre 1849 (en ligne sur Retronews).
Le Droit, 1849-1852 (en ligne sur Gallica).
L’Organisation du travail, 1848 (en ligne sur Retronews).
Le Sémaphore de Marseille, 4 avril 1848 (en ligne sur Retronews).
La Patrie, 3 mai 1848 (en ligne sur Gallica).
Le Progrès social, 10 juin 1848 (en ligne sur Retronews).
Le Démocrate de Saône-et-Loire, 28 février 1850 (en ligne sur Retronews).
Le Courrier de Saône-et-Loire, 16 mars 1850 (en ligne sur Retronews).
La République, 27 mars 1850 (en ligne sur Retronews).
La Presse, 1850-1853 (en ligne sur Gallica).
Le Constitutionnel, 15 décembre 1851 (en ligne sur Gallica).
Le Siècle, 13 juin 1852 (en ligne sur Gallica).

Bibliographie :
Michel Nathan, Le Ciel des fouriéristes. Habitants des étoiles et réincarnations de l’âme, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981, 216 p.

Sitographie :
Base de données des députés français depuis 1789 (en ligne sur le site de l’Assemblée nationale).

Iconographie :
Portrait dans La Rénovation, 31 juillet 1898.