La Démocratie pacifique est un journal fouriériste qui commence sa carrière au mois d’août 1843. Il fait suite à La Phalange qui, elle-même, avait pris la relève de Le Phalanstère, hebdomadaire directement fondé le 1er juin 1832 par Charles Fourier [1]. Même si Victor Considerant, directeur et rédacteur en chef de La Démocratie pacifique, a passé le plus clair de son temps à adapter les idées révolutionnaires, poétiques et apparemment farfelues de Charles Fourier aux réalités économiques et sociales de son époque marquée par le développement industriel, il n’en reste pas moins que son journal milite officiellement pour l’instauration d’une société harmonique, selon les principes du Maître. L’utopie est toujours présente dans le journal, bien qu’elle s’efface souvent derrière les exigences de l’actualité [2]. Or, le problème des rapports entre la démocratie et la cité utopique, la cité parfaite, se pose dès les origines. Sans remonter jusqu’à Platon, chacun sait que l’Utopia de Thomas More n’est pas un État démocratique.
Chez Fourier et chez Victor Considerant, l’attitude vis-à-vis de la démocratie est plus complexe car, à son sujet, la doctrine se dédouble : elle considère différemment le problème des libertés démocratiques « en civilisation » et « en harmonie », autrement dit dans la société telle qu’elle existe et dans la société future, qui sera constituée d’une fédération de communes sociétaires, de radieuses phalanges vivant dans de magnifiques palais, les phalanstères. « En harmonie », évidemment, le problème du gouvernement démocratique ne se posera guère : la plus totale liberté régnera et seul un « aréopage », composé des Anciens et des principaux actionnaires de chaque phalanstère, rendra « quelques arbitrages » simplement gagés sur son autorité morale [3]. « En civilisation », l’affaire est plus complexe. Pour y voir clair, il faut avant tout avoir présent à l’esprit que Fourier et, dans une moindre mesure, les disciples qu’il a le plus influencés, font partie du groupe des horrifiés par la Terreur jacobine. Les fouriéristes sont attachés à une évolution pacifique de la société. Comme l’a montré Michel Ganzin lors du VIIe colloque de l’Association française des historiens des idées politiques, Victor Considerant lui-même n’a jamais cessé, dans toute son œuvre, de proclamer son horreur de la violence sous toutes ses formes, de la guerre, bien sûr, mais aussi de la révolution [4]. Au demeurant, le mot même de « révolution » scandalisait le fondateur de l’École car, pour lui, les changements violents étaient inutiles et contre-produisants. Il suffisait qu’un gouvernement éclairé autorisât, voire favorisât, l’organisation de l’expérience phalanstérienne salvatrice pour que la contagion de l’exemple permette une transformation progressive, mais radicale, de la société. D’où les appels de Fourier au roi Charles X ; d’où aussi l’indifférence générale des fouriéristes vis-à-vis des régimes politiques en place. C’est munis de cet héritage intellectuel que Victor Considerant et ses collaborateurs de La Démocratie pacifique affrontent le problème de la démocratie et de ses libertés sous la monarchie de Juillet.
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Le titre même du journal surprend. Il comporte, certes, un élément profondément fouriériste, l’adjectif « pacifique » - une démocratie pacifique est d’abord une démocratie pacifiée par la résolution de la question sociale -, mais le substantif « démocratie » n’est pas fréquent sous la plume de Fourier, sauf s’il rime avec « démagogie ». Une évolution de la doctrine s’était par conséquent déjà fait jour, au moins chez Victor Considerant. En effet, dans son ouvrage de 1834, Destinée sociale, il reconnaît la nécessité d’adapter les idées de Fourier à la société telle qu’elle existe, et ce durant une longue période de transition. Il faut donc non seulement composer avec elle - notamment en mettant sous le boisseau tout ce qui concerne la réforme des mœurs -, mais aussi influer sur les gouvernements pour qu’ils reconnaissent au moins la liberté d’opinion, la liberté de réunion, la liberté de la presse et la liberté d’entreprendre qui, seules, permettront la propagande en faveur de la doctrine et sa mise en œuvre Ainsi, dès 1840, Victor Considerant s’engage dans la vie politique « civilisée ». Il devient alors conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine. Un peu plus tard, en 1843, le quotidien La Démocratie pacifique prend la place de La Phalange, dont la périodicité ne dépassa jamais trois numéros par semaine [5].
Le numéro inaugural de La Démocratie pacifique, daté du 1er août 1843, est consacré dans sa totalité à un Manifeste politique et social qui prend clairement position contre « l’esprit révolutionnaire » et contre « l’esprit de liberté anarchique, d’égalité violente et envieuse ». Notons à ce sujet que, tout au long de sa carrière, le journal porte en exergue la formule « progrès social sans révolution ». Le Manifeste s’achève par une adhésion explicite à la monarchie constitutionnelle et censitaire qui est, selon les rédacteurs « la forme de gouvernement la plus perfectionnée qui soit encore ». Cette prise de position non équivoque, la modération et le ton général de respect des institutions et des hiérarchies, qui caractérise le journal, lui vaudront, dès le mois de septembre, d’être attaqué sur sa gauche par La Réforme, quotidien républicain « radical », dirigé par Ledru-Rollin, Changarnier, Arago et Louis Blanc [6].
Néanmoins, La Démocratie pacifique connaît une évolution lente et progressive vers l’adoption définitive de l’idée républicaine. Parallèlement, le journal porte de plus en plus souvent son attention sur la question des libertés démocratiques, il est vrai de plus en plus bafouées par le régime. Malgré tout, le souci de la réforme sociale prime toujours dans les colonnes du quotidien, sauf dans ses ultimes numéros, à la veille du coup d’État du 2 décembre 1851. Cette évolution, nous semble-t-il, commence sous l’influence de deux événements. D’abord, l’énorme retentissement de la Campagne des banquets, lancée par les républicains pendant l’année 1847. On voit alors La Démocratie pacifique se préoccuper de l’abaissement du cens et, même, envisager le suffrage universel [7].
Ensuite, autre circonstance importante, le journal, durant cette même année 1847, a été l’objet d’un procès qui, malgré l’acquittement, permit à la rédaction de mesurer les limites étroites de la liberté de presse et de s’apercevoir que le régime tolérait mal les dénonciations des tares du système capitaliste [8]. Il faut pourtant constater que cette évolution est alors, avant tout, le fait de la rédaction dans son ensemble et non celle de Victor Considerant personnellement. Aucun des articles consacrés à la question des libertés n’est, en 1847, signé de lui. En effet, au même moment, dans son livre Principes du socialisme, manifeste de la démocratie au XIXe siècle [9], il continue de considérer la monarchie constitutionnelle et parlementaire comme la plus parfaite des formes d’organisation politique possible, comme le nec plus ultra de la démocratie. En réalité, seuls les événements de février 1848 le font changer d’opinion.
La chute de Louis-Philippe constitue évidemment le début d’une autre grande étape dans l’évolution du journal. La Démocratie pacifique salue la révolution parce qu’elle a fait couler relativement peu de sang et qu’elle ouvre d’immenses perspectives à la réforme sociale [10]. Le manifeste électoral publié par le journal, à l’occasion des élections du 23 avril 1848 à l’Assemblée constituante, s’ouvre par la proclamation suivante : « La République de 1792 a détruit l’ordre ancien, la République de 1848 doit constituer un ordre nouveau ! » ; et se termine aux cris de : « Vive la République française ! Vive la libre confédération des peuples ! Advienne sur la terre le Royaume de Dieu et sa justice ! » [11]. Victor Considerant, quant à lui, considère enfin que l’instauration de la république constitue un pas en avant décisif vers la démocratie qui seule permettra, selon ses termes, « la réalisation de la double utopie de l’harmonie sociale et de la paix universelle » [12].
Cette adhésion à la république ne va cependant pas sans réticences ni arrière-pensées. Ce n’est en tout cas pas une adhésion à une république jacobine. Le respect porté par le journal à Lamartine, ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire, est aussi le respect que l’on doit à l’homme qui réhabilita littérairement - et, partant, politiquement, puisque nous sommes à l’époque romantique - les Girondins [13]. L’hostilité entre jacobinisme et fouriérisme apparaît encore plus clairement dans un article-reportage qui décrit Victor Considerant en train de refuser publiquement, sous les huées, d’adhérer à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui sert de préambule à la constitution de 1793. Cet article, daté du 7 avril 1848, porte le titre on ne peut plus polémique de « La papauté de Robespierre ». La Démocratie pacifique est antijacobine, certes, par détestation de la violence, mais aussi par fidélité à un autre aspect de la pensée de Fourier, l’exaltation de la diversité. En effet, pour le maître, la richesse et le plaisir naissent de la variété et l’ennui, comme la misère, de l’unité.
On trouve donc, dans La Démocratie pacifique des années 1848 et 1849, quelques considérations sur la concordance entre l’utopie fouriériste et l’idéal républicain, mais l’idée démocratique en soi n’est jamais au centre de ses préoccupations. On ne lit pas dans ce journal, pourtant si porté à théoriser, de réflexions sur la démocratie ou sur les libertés démocratiques, sur leurs sources, leurs finalités, leurs justifications ou leurs implications. C’est sans doute pour cela que le quotidien s’enferme dans un redoutable dilemme politique, lors de la dissolution des Ateliers nationaux et pendant les Journées de juin qui lui font suite. Faut-il se battre pour le respect des décisions légitimes d’un gouvernement représentatif ou faut-il se battre pour le droit au travail ? Faut-il condamner ou soutenir les insurgés ? La rédaction essaie, vaille que vaille, de se tenir sur une inconfortable position médiane : les ouvriers révoltés sont pour elle des « frères égarés » qui ont fait un usage indu de la violence. On retrouve ici le pacifisme congénital de la doctrine fouriériste. Cette position est tellement intenable que le quotidien, attaqué sur sa gauche comme sur sa droite, fuit dans la polémique, notamment avec Proudhon et son journal Le Peuple. C’est sans doute le seul moment de son existence où La Démocratie pacifique abandonne le ton mesuré qui la caractérise : des insultes haineuses sont échangées entre Victor Considerant et Proudhon qui prend la défense de la révolte ouvrière [14].
Incontestablement, les événements de juin révèlent chez les rédacteurs du journal, et chez Victor Considerant en particulier, un manque de fermeté dans les convictions républicaines et démocratiques. Ils ne sont pas vraiment persuadés que la démocratie soit le seul moyen légitime d’avancer vers la réforme sociale. L’idée du recours à l’homme providentiel ne semble pas totalement abandonnée. Ce flottement est visible dans l’attitude que le journal adopte vis-à-vis de Louis-Napoléon Bonaparte. Sa position face au personnage et à ses habiles manœuvres est pour le moins ambiguë. Dès 1846, La Démocratie pacifique s’était montré sensible à l’aspect romanesque, et romantique, de l’évasion du futur prince-président de la forteresse de Ham [15]. A la veille de la proclamation de son élection, le journal déclare, dans son numéro du 12 décembre 1848, d’une façon qui révèle à la fois son aveuglement politique et son peu de conviction démocratique : « Si Louis Bonaparte est nommé, nous cesserons de nous occuper de lui. Nous l’avons combattu pour épargner à la France un ridicule et des malheurs, mais notre œuvre principale n’est pas politique, elle est sociale ». Notons au passage que l’on ne trouve nulle part, dans les colonnes du journal, la trace dudit combat contre les ambitions de Louis-Napoléon Bonaparte. Par contre, au lendemain de l’élection présidentielle, La Démocratie pacifique cède, avec un opportunisme confondant, aux sirènes du soi-disant défenseur du monde ouvrier, puisqu’elle paraît alors, pendant presque deux mois, avec, bien en évidence sous son titre et sous les habituelles devises qui l’accompagnent, deux citations de L’Extinction du paupérisme. Ces deux citations, qui constituent une invite peu discrète, permettent de comprendre pourquoi les fouriéristes, et d’autres socialistes du reste, ont pu voir un compagnon de route en la personne du futur empereur. Les voici : « Aujourd’hui la rétribution du travail est abandonnée au hasard ou à la violence. C’est le maître qui opprime ou l’ouvrier qui se révolte » ; et : « La pauvreté ne sera plus séditieuse lorsque l’opulence ne sera plus oppressive » [16].
La prise de conscience du danger dictatorial est, par conséquent, tardive. Elle ne date que du printemps 1850, alors que l’organe des fouriéristes avait déjà été victime de plusieurs procès de presse, de censures et de saisie. Le journal commence alors à dénoncer les viols de la constitution par le prince-président [17], à défendre les associations ouvrières au moment même où elles sont interdites [18] et, surtout, à combattre la loi du 31 mai 1850 - la fameuse « loi des trois ans » - qui liquide dans les faits ce même suffrage universel que les fouriéristes de La Démocratie pacifique avaient tant tardé à adopter [19]. Le journal lance d’ailleurs une pétition nationale contre cette loi et ses locaux servent de refuge, le 12 et 13 juin 1850, aux députés de la nouvelle Montagne, après l’échec de leur tentative de mise en accusation de Louis-Napoléon [20]. Ces députés abrités par La Démocratie pacifique se réclamaient presque tous - ô ironie du sort - du souvenir de 1793. Malgré tout - cela est à peine croyable - on lit, dans les colonnes du numéro du 7 juillet 1851, sous la plume de Victor Hennequin, la phrase suivante : « Le Rubicon ne sera plus franchi ; nous ne sommes pas à la veille d’un 18 brumaire » [21]. À ce moment-là, ce journal d’idéalistes incorrigibles avait pratiquement terminé son existence.
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La Démocratie pacifique, persécutée de toutes les façons possibles, affaiblie par les amendes, les saisies, la censure, les interdictions de diffusion dans un certain nombre de départements et par l’exil ou l’emprisonnement de plusieurs de ses rédacteurs, dont Victor Considerant [22], est suspendue à partir du 23 mai 1850. Elle parvient à reparaître quelque temps sous forme hebdomadaire, pour sombrer définitivement sous les coups de la dictature, le 30 novembre 1851, à l’avant-veille d’un coup d’État auquel elle refusait de croire.
C’est la double obsession de la non-violence et de la réforme sociale, pour laquelle les formes institutionnelles de l’État et les libertés démocratiques ne sont tout au plus qu’un moyen, qui explique - voire qui excuse - l’aveuglement et l’opportunisme politique du journal. De ce point de vue, La Démocratie pacifique nous semble représentative d’une tendance assez générale de la pensée socialiste, qu’elle soit utopique ou « scientifique », à instrumentaliser la démocratie. En ce qui concerne son rédacteur en chef, Victor Considerant, le journal nous donne à lire son effort pour penser la démocratie et ses modalités, effort qui culmine dans ses écrits de Belgique [23], mais que l’exil américain remet en question [24]. Quoi qu’il en soit, si l’on veut considérer avec indulgence la trajectoire du journal et de l’ensemble de ses rédacteurs, il faut se souvenir que la pensée fouriériste n’est pas originellement une pensée démocratique. Ce n’est même pas une pensée politique, car l’édification d’un projet politique « en civilisation » n’intéressait pas le Fondateur. Pourtant, le journal naît monarchiste, devient républicain - sous l’influence, il est vrai, de facteurs extérieurs à l’École sociétaire -, flirte avec le bonapartisme et tombe en défendant la démocratie. Au total, un parcours méritant qui conduit à une découverte tardive des valeurs de la démocratie et qui, somme toute, est moins entaché de compromissions et d’opportunisme que celui de Proudhon et d’une partie des proudhoniens. Si l’on ajoute au crédit de La Démocratie pacifique le mérite d’une persévérance dans la défense de la justice sociale, il pourrait sembler excessif et cruel de lui appliquer le célèbre jugement de Tocqueville sur les quarante-huitards : « Il y eut des révolutionnaires plus méchants que ceux de 1848, mais je ne pense pas qu’il y en ait eu de plus sots » [25].