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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Bourreiff, (Jean Baptiste Marie) Amédée
Article mis en ligne le 6 janvier 2014

par Desmars, Bernard

Né le 8 juillet 1813 à Paris (Seine), décédé le 22 janvier 1893 à Paris (XIe arrondissement). Miroitier, fabricant d’appareils de chauffage. Fondateur d’une Caisse des travailleurs et de la Bouchée de pain.

Amédée Bourreiff participe au mouvement fouriériste des années 1840 aux années 1880. Sous la monarchie de Juillet, il acquiert des parts du capital de l’Union agricole d’Afrique, située à Saint-Denis-du-Sig, en Algérie, peu après la fondation de la société par des fouriéristes lyonnais [1]. En 1850 – il exerce alors la profession de miroitier – il figure sur une liste de souscripteurs ayant pour objectif la formation d’une « Association expérimentale – Société de la fraternité active », dirigée par le fouriériste Jean Journet. Cette association, d’inspiration très nettement phalanstérienne, veut grouper un « essaim d’hommes dévoués, germe d’une future phalange harmonienne », qui s’établirait à quelques kilomètres de Paris pour y pratiquer les cultures maraîchères et des activités artisanales. Plusieurs fouriéristes et sympathisants du mouvement sociétaire (Louis-Désiré Besozzi, Jules Delbruck, Auguste Ottin) sont également mentionnés parmi les souscripteurs de cette société dont rien ne certifie qu’elle a véritablement poursuivi son projet [2].

Bourreiff travaille principalement dans le domaine de la fabrication d’objets en bronze, cristal et porcelaine ; en 1853, il dépose un brevet « pour l’application de la porcelaine et du cristal aux ornements d’appartements et de meubles » [3] ; il reçoit une médaille à l’Exposition universelle qui se tient à Paris en 1855. Il est aussi commissionnaire en marchandises, avec des locaux à Bercy. Cette affaire fait faillite en 1857, tout comme, peu après, sa société en commandite Bourreiff et Cie, spécialisée dans la fabrication des cristaux à Pantin [4]. Puis, à la fin des années 1860, il devient fabricant d’appareils de chauffage ; il s’intéresse aussi à l’éclairage au gaz et propose un nouveau procédé offrant une meilleure luminosité [5].

Il soutient les efforts que mène François Barrier pour réorganiser le mouvement sociétaire, au milieu des années 1860. Il participe au banquet du 7 avril 1866, qui célèbre l’anniversaire de la naissance de Charles Fourier ; la même année, il demande à Jean-Baptiste Noirot de l’« inscrire pour une action et un abonnement au journal que vous devez fonder » [6]. Il apporte 100 francs à l’entreprise [7].

Coopération et participation aux bénéfices

En 1867, Bourreiff annonce la fondation d’une « Caisse des travailleurs en participation » qui recueillerait des dépôts des ouvriers et remplirait ainsi les fonctions d’une caisse d’épargne, en versant des intérêts aux déposants ; mais, ceux-ci bénéficieraient de surcroît d’une participation aux bénéfices de l’entreprise [8]. Ce projet ne semble pas s’être concrétisé.

Il participe en 1869 aux travaux du « comité d’études sur la coopération » fondé à l’initiative de Jules Duval [9]. Cependant, son entreprise de fabrique de bronzes est alors en difficulté, et Amédée Bourreiff est une nouvelle fois déclaré en faillite en mars 1870 [10]. Pendant le siège de Paris, en novembre 1870, il projette avec l’ouvrier joaillier Constant Deville une série de conférences sur l’économie sociale pour « faire l’école industrielle de l’ouvrier, et par des combinaisons économiques […], le voir arriver un jour à la propriété de ses instruments de production » ; il s’agit ainsi de « concilier des intérêts opposés et respectables chacun dans leur genre » ; outre Bourreiff et Deville, Arthur de Bonnard doit prendre la parole sur « l’organisation de la vraie République » lors de la première séance de ces conférences. Différents thèmes sont proposés pour les séances suivantes : « alimentation, assistance publique, fourneaux économiques, cantines municipales, buffets démocratiques. – organisation du travail collectif, la participation, formation du capital collectif, ateliers collectifs, ateliers agricoles et industriels, commune associée » [11].

En 1873 – il est alors fabricant d’appareils pour l’éclairage au gaz – il reprend et complète son projet de « Caisse des travailleurs » ; les dépôts des épargnants permettraient la constitution d’un capital servant à acheter ou à créer, puis à exploiter des entreprises commerciales et industrielles ; les ouvriers déposants deviendraient de cette façon des détenteurs de capital par le biais de cette Caisse. Et les bénéfices de ces entreprises seraient répartis « au prorata du salaire des travailleurs et des sommes fournies par le capital » (article 6 des statuts) [12]. Bourreiff conclut sa présentation ainsi : « aujourd’hui, la participation des travailleurs aux bénéfices de l’entreprise peut établir l’harmonie entre les forces productives : le capital, la direction et le travail, ainsi organisés, donnant satisfaction aux intérêts légitimes. Sous cette organisation, les travailleurs ont intérêt à employer toute leur intelligence, l’industrie arrive à un grand perfectionnement et obtient un accroissement de débouchés, chacun recevant l’intégralité du produit de son travail devient un consommateur sérieux ».

Bourreiff s’efforce de propager son idée, par exemple à la Société républicaine du progrès social et politique, dont il devient membre en 1873, et où l’on discute notamment de la « participation entre les agents de la production, de l’Association ouvrière [et de la] répartition équitable » des bénéfices [13]. Il fait des conférences publiques sur « l’organisation du travail » [14]. Il envoie en 1880 au conseil municipal de Paris une lettre « relative à un système qui permettrait d’améliorer la situation des ouvriers et de mettre fin aux grèves » [15].

Il a cependant des difficultés à obtenir l’adhésion de ses salariés à ces principes ; lors d’une séance de la Société pour l’étude pratique de la participation aux bénéfices, il « dit avoir mis en pratique la participation, mais […] [il] a dû y renoncer. Il expose que ses employés et ouvriers n’admettaient pas d’une manière nette et satisfaisante la participation et ses conséquences » [16]. Et le Bulletin de la participation aux bénéfices de 1879 indique que la Société Bourreiff et Cie – Caisse des travailleurs n’existe plus [17].

Pendant ces années 1870, son nom n’est guère présent dans les comptes rendus des manifestations fouriéristes et dans la presse sociétaire. Mais en 1885, il fait partie des membres du « groupe initial » de la Ligue du progrès social, dirigée par Etienne Barat et Hippolyte Destrem [18] ; quand cette Ligue, qui prend à la fin des années 1880 le nom d’Ecole sociétaire, réunit un « congrès des Rénovateurs », Bourreiff apporte sa contribution financière à l’organisation de la manifestation ainsi qu’à la publication du périodique La Rénovation [19].

La Bouchée de pain

L’idée de la « Bouchée de pain » semble remonter aux années 1860, mais ne peut être mise en œuvre qu’une vingtaine d’années plus tard, au milieu des années 1880. Le projet de Bourreiff est assez simple : « son but est d’organiser, dans chaque arrondissement de Paris, un réfectoire où les employés, les ouvriers sans travail ni ressources, pourront consommer gratuitement, sur place, un morceau de pain » [20]. Un premier « réfectoire » est ouvert dans le XIe arrondissement et des comités se forment dans plusieurs autres arrondissements. D’où vient l’argent ? De dons de particuliers, de quêtes et de subventions publiques. Ce qui n’est finalement guère différent d’une soupe populaire est présenté comme une œuvre nouvelle par Bourreiff, qui multiplie les réunions et les conférences et parvient à susciter l’intérêt de la presse et des pouvoirs publics [21]. En février 1885, la Bouchée de pain compte quatre réfectoires, qui distribuent quotidiennement 500 kg de pain [22]. Elle possède suffisamment de fonds pour pouvoir construire un local dans le Ve arrondissement, sur un terrain concédé par la Ville [23].

Le fonctionnement de la Bouchée de pain peut cependant susciter quelques interrogations. Le Conseil municipal de Paris, après lui avoir versé une première subvention de 1 000 francs, puis voté la somme de 20 000 francs (pour les vingt arrondissements), fait mener une enquête, à la suite de rumeurs concernant la gestion de l’œuvre. Après l’audition de plusieurs témoins au début de l’année 1886, il s’avère que Bourreiff ne tient aucune comptabilité et ne veut rendre aucun compte ; les « dames patronnesses » chargées de recueillir les dons seraient en fait des employées gardant une partie (20 à 25%) des sommes recueillies pour salaire ; Bourreiff lui-même bénéficierait personnellement de remises de la part des fournisseurs. Des témoins déclarent que « M. Bourreiff n’a aucun moyen d’existence […] qu’il vit de la Bouchée de pain » et « qu’il exploite la philanthropie ». Le conseil municipal annule le crédit voté et reporte les fonds vers des associations ayant des buts similaires [24]. Pourtant, dans les années suivantes, Bourreiff se prévaut du patronage de la municipalité parisienne, du préfet de la Seine et du préfet de police lors de réunions ou dans des prospectus, ce que récuse en 1889 le Conseil municipal, auquel s’associent la préfecture de la Seine et la préfecture de police [25].

Bourreiff s’efforce de diversifier l’action de la Bouchée de pain, au-delà de quelques lieux de restauration disséminés dans la capitale ; ne souhaitant pas se limiter à la pratique de la charité, il inscrit son action sous le signe de la solidarité et de la conciliation entre capital et travail. Ainsi, à la distribution de nourriture, nécessairement consommée sur place, il ajoute la vente de pain qui devient le moyen de former d’une épargne populaire : quand un individu achète un pain, il paie 70 centimes ; mais le prix de revient n’étant que de 65 centimes, la différence de 5 centimes est inscrite sur un livret qui comptabilise à la fois les achats et l’épargne ainsi constituée. Les « comptoirs de l’épargne par la dépense » fournissent bientôt non seulement du pain, mais proposent aussi « vin, épicerie, chauffage, chaussures, vêtements de travail », si l’on en croit les annonces publiées dans la presse [26]. Bourreiff utilise aussi les réunions concernant son œuvre pour propager l’idée de la participation des salariés aux bénéfices, qu’il s’efforce de mettre en pratique à l’occasion de la construction d’un réfectoire pour la Bouchée de pain : le coût réel de la construction ayant été inférieur au « tarif communal » qui sert de référence pour ce genre de travaux, la différence est considérée comme un bénéfice et répartie entre l’Œuvre de la Bouchée de Pain, l’entrepreneur et les ouvriers. Enfin, lors d’une manifestation destinée à faire connaître son œuvre et à recueillir des fonds, il déclare que, grâce à l’appui de Louis Lépine, alors secrétaire général de la préfecture de police, il a obtenu l’accueil de « mille malheureux, de tout âge et de tout sexe […] dans la Maison hospitalière de Nanterre » où ils sont logés, nourris et dotés d’un « uniforme ». « Nous désirons qu’il n’y ait plus de mendiants dans Paris » pour l’Exposition universelle de 1889, indique-t-il lors d’une soirée consacrée à « l’extinction du paupérisme », en novembre 1888. Il ajoute alors :

En résumé, la Bouchée de pain donne gratuitement :

Le secours immédiat, la bouchée de pain, à la seule condition qu’elle soit consommée sur place,
Et grâce au concours de l’administration :
L’asile aux vieillards et aux infirmes,
Aux travailleurs, l’asile et le travail, autant que cela est possible, sans limites de temps [27].

A vrai dire, même si Bourreiff présente son œuvre comme une façon nouvelle et ambitieuse de lutter contre la misère, de rendre les individus solidaires et d’empêcher les conflits sociaux, la « Bouchée de pain » apparaît d’abord comme une œuvre charitable ayant pour principale activité la distribution de nourriture aux indigents. C’est d’ailleurs ainsi qu’elle se maintient, malgré quelques difficultés aux alentours de 1890 ; elle survit au décès de son fondateur, survenu en 1893. En 1909, une grande manifestation est organisée à la Sorbonne, en présence du président de la République, pour célébrer les vingt-cinq ans de cette œuvre caritative [28]. L’action de la société parisienne, qui existe toujours aujourd’hui, a d’ailleurs suscité des émules, puisque des « Bouchées de pain » existent à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle à Lyon, Nice, Marseille, et peut-être dans d’autres villes, les unes étant comme à Paris des œuvres privées, les autres (par exemple à Lyon) résultant de l’action municipale [29].