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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Duval, Jules
Article mis en ligne le 8 juin 2011
dernière modification le 21 février 2023

par Desmars, Bernard

Né en avril 1813, à Rodez (Aveyron), décédé le 20 septembre 1870 à Joué-les-Tours (Indre-et-Loire). Avocat, puis magistrat jusqu’à sa démission en 1846 ; journaliste à La Démocratie pacifique en 1846 et 1847, sous-directeur à l’Union agricole d’Afrique, à Saint-Denis-du-Sig ; à partir du début des années 1850, publiciste et journaliste, spécialiste de la colonisation en Algérie ; fondateur, directeur et gérant de L’Économiste français  ; partisan du garantisme et de la coopération.

Jules Duval
Source : L’Algérie et les colonies françaises, Paris, Guillaumin, 1877.

Jules Duval est l’un des acteurs importants du mouvement phalanstérien, des années 1840 à la fin des années 1860, même s’il prend assez rapidement ses distances avec les dirigeants de l’École sociétaire, et s’il se fait surtout connaître, à partir du milieu des années 1850, pour ses réflexions et ses interventions sur la question coloniale. Son adhésion au fouriérisme devient alors plus discrète d’autant qu’il est en désaccord avec ceux de ses condisciples qui poursuivent la réalisation de l’essai sociétaire ; il continue néanmoins à participer à certaines manifestations sociétaires et à inscrire son action en faveur de la colonisation et de la coopération dans le sillage de la pensée de Fourier, et plus précisément dans le cadre du garantisme, l’une des voies devant mener le monde vers l’Harmonie.

Notables de l’Aveyron

Jules Duval est le fils illégitime d’un grand notable de Rodez, Henri de Séguret, président du tribunal civil, député de l’Aveyron et grand propriétaire foncier, et d’une « demoiselle d’une famille distinguée », probablement la fille d’un avoué local [1]. Il passe son enfance à Saint-Geniez d’Olt (Aveyron), dans la famille d’un avocat qui l’élève comme son fils, puis au collège de Saint-Affrique (de 1823 à 1829). Il part ensuite pour Toulouse où il travaille dans une imprimerie pendant une année ; puis il est employé chez un avocat et réussit son baccalauréat (1832), avant de faire des études de droit et d’obtenir la licence en 1835. A cette époque, il commence à s’intéresser aux problèmes sociaux ; il semble avoir fréquenté quelques saint-simoniens, mais lit surtout Pierre Leroux.

En 1835, il s’inscrit au barreau de Rodez ; puis, en 1838, il obtient un poste de magistrat ; il est nommé procureur du roi au tribunal de Saint-Affrique (Aveyron) ; en 1841, il rejoint le tribunal de Rodez, comme substitut, avant de devenir procureur, fonction qu’il exerce jusqu’à sa démission en 1846.

Parallèlement à ses activités professionnelles, il contribue à l’animation de la vie culturelle de l’Aveyron : en 1836, il participe au lancement du Ruthénois, un hebdomadaire publié à Rodez ; en 1837, il est l’un des fondateurs de la Société des lettres, des arts et des sciences de l’Aveyron ; et lors de son séjour à Saint-Affrique, il est l’un des créateurs du Cercle littéraire de la localité. Dans la Société de l’Aveyron et Le Ruthénois, il s’intéresse à l’agriculture et à l’industrie avec la volonté de diffuser les innovations techniques et de favoriser le progrès économique dans son département. Il souligne l’importance des problèmes sociaux (le paupérisme, la mendicité, les enfants abandonnés) ainsi que les incohérences dans l’organisation de la société, par exemple dans l’enseignement.

Peu à peu, il développe dans ses articles des idées socialisantes, sur l’association, la participation des travailleurs aux bénéfices, le rôle de l’État, l’accroissement de la production et de la consommation. D’autre part, dans Le Ruthénois et dans la Revue de l’Aveyron et du Lot, il se charge de l’analyse des doctrines sociales et économiques. Cela l’amène à étudier l’œuvre de Fourier et l’action de ses disciples.

L’adhésion au fouriérisme et la propagande sociétaire

Dès 1836, Duval a été approché par des fouriéristes de Montpellier, sans succès. Il publie en octobre 1838 une série d’articles sur Fourier et le fouriérisme ; ces textes manifestent une certaine sympathie pour la doctrine sociétaire, mais aussi des divergences ; il rejette la cosmogonie de Fourier et souhaite accorder une plus grande place à l’intervention de l’intelligence et de la raison humaines, dans le système passionnel et les mécanismes sociaux. Il a par ailleurs commencé à correspondre avec Amédée Paget, l’un des principaux collaborateurs de Victor Considerant, à la tête de l’École. Il est également en relation avec Joseph-Antoine Durand (de Gros, dans l’Aveyron), lui-même devenu fouriériste après avoir été saint-simonien. Et surtout, en 1840, il entre en contact avec François Cantagrel, l’un des dirigeants de l’École, dont la famille est originaire de l’Aveyron. Il le rencontre lors d’un voyage à Paris, et les deux hommes poursuivent leurs échanges par correspondance. Duval fait publier dans la Revue du Lot et de l’Aveyron des passages du Fou du Palais-Royal, ainsi que des extraits de La Phalange. Il se prononce en faveur du système sociétaire d’organisation du travail, mais refuse alors de se dire fouriériste.

Dans les années suivantes, il approfondit sa lecture de Fourier et continue à discuter de sa philosophie dans sa correspondance avec Cantagrel. En 1843, il prend des actions de La Démocratie pacifique et accepte de placer des abonnements ; il envoie des listes indiquant les personnes susceptibles d’être intéressées par le journal ou de verser la rente sociétaire. En 1844, après un voyage à Paris où il rencontre Considerant, Clarisse Vigoureux et Just Muiron, il décide de quitter Rodez dès que possible, pour rejoindre le Centre de l’École sociétaire. Et en 1846, il démissionne de la magistrature et s’installe à Paris.

Jules Duval consacre pendant quelques mois une grande partie de son temps à la propagande sociétaire : il entre au conseil de rédaction de La Démocratie pacifique  ; il fait avec succès des conférences dans différentes villes de province (Bordeaux, Périgueux...) et un cours à Paris. Il est un membre important du Centre. Cependant, dès l’été 1847, il rompt avec Victor Considerant ; sans doute supporte-t-il mal son autorité, ainsi que l’absence de véritable projet de réalisation. Il considère aussi que les méthodes de propagandes utilisées par l’École sont inefficaces, et qu’il faut en changer pour conquérir l’opinion publique. Il envisage un moment de créer une nouvelle organisation fouriériste, avec son propre organe (pour lequel il reprendrait le titre utilisé quelques années avant par Czynski, Le Nouveau Monde). Mais finalement, il entre en contact avec les dirigeants de l’Union agricole d’Afrique, qui installent alors une exploitation sociétaire à Saint-Denis-du-Sig, et leur propose ses services.

Sous-directeur de l’Union agricole d’Afrique, à Saint-Denis-du-Sig (1847-1850)

Dans la première moitié des années 1840, Duval avait demandé un poste de magistrat en Algérie, en vain. Fin septembre-début octobre 1847, c’est par le conseil d’administration de l’Union agricole qu’il est envoyé dans la région d’Oran, à Saint-Denis-du-Sig. Lui-même met beaucoup d’espérance dans le succès de cette exploitation ; il ne la conçoit pas comme un phalanstère, mais « comme une forme évoluée d’exploitation rurale, adaptée aux conditions concrètes du temps, une sorte de grande ferme progressive » qui doit « permettre d’atteindre des formes de vie collective supérieures du point de vue fouriériste » [2]. Aussi la réussite de cette expérience est-elle fondamentale pour valider le projet sociétaire.

Les circonstances sont cependant difficiles pour l’Union : seule une partie de l’argent promis par les souscripteurs a été versée et la société manque de capitaux ; les conflits sont nombreux parmi les actionnaires et les membres du conseil d’administration, ainsi qu’entre ce dernier et le capitaine Gautier, qui, sur le terrain, dirige l’Union ; les relations se dégradent avec les autorités, qui s’inquiètent de la lenteur de la mise en valeur du territoire concédé ; et surtout, les résultats économiques de l’entreprise sont mauvais et laissent craindre un échec de l’expérience.

Duval essaie de lutter contre le découragement qui gagne certains membres de la société ; il s’efforce de rétablir les relations entre les fouriéristes et l’Union : il publie un bulletin adressé non seulement aux actionnaires, mais aussi aux sympathisants, afin de relancer le versement des souscriptions, d’obtenir de nouveaux soutiens en montrant ce qui se réalise au Sig. Ce périodique, rédigé en quasi-totalité par Duval, juxtapose des éléments de la vie quotidienne à l’Union, des remarques générales sur la colonisation, des informations sur le bilan économique de l’entreprise, et des réflexions sur la dimension fouriériste de l’Union.

Duval entretient aussi des relations avec d’autres fouriéristes présents en Algérie ; le 7 avril 1848, il participe à un banquet à Alger pour célébrer la naissance de Fourier, suivi le 9 avril par une réunion destinée à former un cercle phalanstérien et à désigner des candidats pour les prochaines élections à l’Assemblée constituante.

Cependant, c’est principalement à l’Union qu’il se consacre ; son rôle précis dans la gestion de l’exploitation est cependant difficile à déterminer : le directeur refuse de partager le pouvoir et veut limiter l’activité de son sous-directeur à la comptabilité. Mais à lire le Bulletin, Duval occupe une place importante dans la vie de l’entreprise, la définition de ses projets (la construction de bâtiments, la mise en culture des terres) et dans l’organisation du travail et de la vie collective au quotidien. Il y fait aussi l’école aux enfants des colons et des travailleurs. Cependant, son action est contestée, à la fois à l’Union et au conseil d’administration, qui lui impute une grande partie de la responsabilité des médiocres résultats de l’entreprise ; certains lancent même des rumeurs suspectant son honnêteté, ou en tout cas ses compétences financières. Et plus généralement, ce sont ses capacités de gestionnaire et de sous-directeur qui sont mises en doute. En septembre-octobre 1850, trois ans après son arrivée, il est écarté de l’Union agricole.

Duval, malgré son départ de Saint-Denis, reste attaché à l’Union ; il la défend auprès du ministère de la Guerre, quand celui-ci envisage le retrait de la concession ; il lutte avec des amis fouriéristes pour empêcher qu’elle ne tombe définitivement aux mains de spéculateurs d’Oran, éloignés de tout projet sociétaire, mais qui, en avançant à plusieurs reprises de l’argent à la direction, l’ont placée sous leur dépendance ; il intervient encore au milieu des années 1850 pour la sauver de la faillite et de la disparition.

La formation de la notoriété : un expert de la colonisation en Algérie

Ces trois années passées à Saint-Denis ont amené Duval à s’intéresser de façon plus générale à l’Algérie et à la colonisation. Il tire de son expérience à l’Union un ensemble d’enseignements sur l’agriculture, la main d’œuvre, l’immigration, l’organisation administrative, le rôle des colons, la population indigène, les relations économiques et en particulier douanières avec la métropole, etc. Il approfondit ses connaissances et ses réflexions en restant en Algérie jusqu’en 1852, période toutefois entrecoupée de quelques séjours en France : ainsi, il est à Rodez lors du coup d’État du 2 décembre, mais, à la différence de son ami Durand de Gros, il ne participe pas à la tentative de résistance des républicains de Rodez.

Installé à Oran, il devient membre de la Société d’agriculture locale ; il collabore à L’Écho d’Oran, auquel il fournit de nombreux articles sur les thèmes de la colonisation, et plus particulièrement sur le rôle de l’État (qu’il souhaite limité) et sur le développement de l’économie. Progressivement, il apparaît d’une part comme un défenseur des intérêts des colons installés en Algérie, et comme un spécialiste de la colonisation, en particulier dans ses aspects économiques et sociaux.

Il revient en France dans l’été 1852. Il renoue des contacts avec certains de ses anciens condisciples : il rédige des articles pour la Revue de l’architecture et des travaux publics de César Daly et pour L’Éducation nouvelle de Jules Delbruck ; il tient une « chronique algérienne » dans le Journal d’agriculture pratique, de Jean-Augustin Barral. Il envisage un moment (automne 1851 et année 1852) la création d’un groupe fouriériste, agissant en dehors du Centre sociétaire et doté d’un organe, Le Moniteur de l’association et de l’échange, qui aurait développé les idées coopératives, mais ce projet n’aboutit pas. Il correspond avec certains de ses condisciples, comme Laverdant. Mais il reste à l’écart de l’entreprise menée par Victor Considerant à Réunion, au Texas.

Duval entre en 1853 au Crédit foncier pour lequel il travaille pendant trois années, mais à un poste subalterne. Il épouse Stéphanie Maas, une Allemande, professeur de piano. Parallèlement à son travail au Crédit foncier, il collabore à différents organes, outre les publications dirigées par ses amis, pour des articles rétribués. Il écrit ainsi pour les prestigieux Journal des débats et Revue des deux-mondes. Ses articles, mais aussi ses contributions aux Annales de la colonisation algérienne, aux Archives algériennes et à de nombreux autres publications, ses ouvrages, sa participation à différentes associations (la Société orientale, le Centre algérien, la Société centrale de colonisation, la Société d’économie politique, et surtout la Société de géographie de Paris), et enfin ses relations avec des économistes de renom (Michel Chevalier par exemple), font de lui une personnalité reconnue, un expert des questions coloniales dont l’on recherche les avis et les analyses.

Il est également sollicité lors des expositions universelles ; il est l’un des commissaires pour la section de l’Algérie à Paris en 1855, puis pour la section française à Londres en 1862 (il reçoit alors la légion d’honneur des mains de Napoléon III) ; et il est associé à Le Play pour la préparation de l’Exposition de 1867 à Paris. Il s’intéresse aussi à la géographie et publie des ouvrages sur la France et sur la planète.

Cette notoriété et ses activités l’amènent à fréquenter certains cercles proches du pouvoir impérial. Cependant, Duval manifeste une certaine indifférence envers le système politique : la question de la colonisation ainsi que la résolution des problèmes sociaux lui paraissent bien plus importantes que la nature du régime politique. Ses convictions libérales entraînent bien sûr une certaine réserve de sa part envers un empire aux comportements parfois très autoritaires ; il est également par principe hostile à un pouvoir personnel sans contrôle. Mais il ne se situe pas dans l’opposition au régime ; et même, à la fin des années 1860, il soutient la libéralisation de l’Empire et la nomination d’un gouvernement dirigé par l’ancien républicain Émile Ollivier.

Ses conceptions de la colonisation

Duval s’intéresse assez peu aux aspects politiques et militaires de la colonisation ; toutefois, il se montre méfiant envers une trop grande place de l’État (il préfère l’initiative privée pour assurer le développement colonial) et veut restreindre la place des militaires dans l’administration algérienne. Il considère que l’organisation de l’Algérie doit peu à peu se rapprocher de celle de la métropole, avec un régime civil et des conseils représentant les colons ; lui-même est membre (nommé) du conseil général du département d’Oran de 1858 à 1862. Il est très hostile dans les années 1860 au projet de « Royaume arabe » de Napoléon III.

Il est partisan d’une colonisation libre, encourageant l’installation des colons sur le sol algérien ; l’État doit non diriger la colonisation et l’implantation des colons, mais favoriser le développement des infrastructures (le chemin de fer en particulier) ; le progrès économique et social en Algérie proviendra d’une immigration très importante en provenance de l’Europe et de l’investissement de nombreux capitaux ; il sera « l’œuvre des capitaux, des intelligences et des bras » après avoir été l’œuvre des armes, écrit Duval, adaptant la formule fouriériste « du capital, du travail et du talent » [3].

La colonisation aura de nombreux bienfaits économiques et sociaux, selon Jules Duval ; elle doit mener à la « fertilisation du globe », et à la « régénération » des Arabes. Duval est un fervent partisan de l’assimilation des populations indigènes, qui doivent abandonner leur mode de vie traditionnel pour une vie sédentaire et une exploitation du sol reposant sur la propriété privée. De cela, il attend une « fusion des races », mais dans une organisation largement dominée par le modèle occidental, considéré comme plus avancé dans le système des périodes sociales défini par Fourier.

Cette volonté de faire reposer le développement en Algérie sur l’initiative privée des colons lui attire la sympathie de ces derniers. Il y a du reste chez Duval un mélange entre un libéralisme méfiant envers l’État et s’appuyant sur les élites coloniales (grands propriétaires et notables européens), un capitalisme qui considère l’Algérie comme un territoire pouvant générer d’importants profits pour ceux qui sauront y investir, et un socialisme fouriériste militant pour le progrès, pour la transformation de l’Algérie par le travail, pour la pacification par la « fusion des races » devant mener vers « l’harmonie sociale ». La culture fouriériste de Duval, écrit Jacques Valette, donne « une pesanteur propre », une coloration spécifique à une analyse qui, par ailleurs, recoupe largement les conceptions des milieux européens en Algérie.

Ce point de vue dépasse d’ailleurs la seule Algérie : à partir de la fin des années 1850, Duval s’intéresse également aux autres colonies ; il est favorable à l’expansion coloniale, à la fois pour affirmer la puissance de la France, et pour faire progresser le reste du monde : les sociétés indigènes pourront ainsi passer de la « sauvagerie » à la « civilisation » et bénéficier des avancées que l’Europe connaît déjà. En 1868, au banquet de la Société de géographie, il porte à un toast « à l’exploration, à l’exploitation et à la colonisation intégrales du globe », et « au peuplement suffisant et bien équilibré de notre globe ! » [4]

Militant de la coopération

Mais Jules Duval écrit aussi sur d’autres domaines que la colonisation : sur les migrations, sur la géographie, et aussi sur les problèmes sociaux : il fréquente plusieurs congrès internationaux consacrés aux questions d’assistance, pour lesquels il présente des rapports sur l’éducation de la première enfance et sur une organisation internationale de la bienfaisance. En 1856, il visite Gheel, une ville de Belgique où les malades mentaux sont établis chez des habitants et peuvent circuler librement dans la localité et participer aux travaux agricoles et domestiques, tout en étant suivis par des médecins. Il en rapporte un article pour la Revue des deux-mondes, puis un ouvrage. En 1865, il est membre de la Société de protection de l’enfance, créée par les fouriéristes Barrier et Mayer.

En 1861, Duval fonde L’Économiste français, dont il est à la fois rédacteur, gérant et directeur [5]. Cette publication occupe désormais l’essentiel de son temps. Ce périodique paraît d’abord deux fois par mois, puis obtient en 1863 l’autorisation de paraître chaque semaine ; son tirage se situe alors entre 700 et 800 exemplaires. L’Économiste français a pour sous-titre « Journal de la science sociale, organe des intérêts métropolitaines et coloniaux ». En réalité, c’est d’abord un journal qui traite des questions économiques, en reprenant les thèses libérales (en particulier le libre-échange dont Duval est un ardent défenseur) et en portant une attention spécifique à la situation des colonies.

Cependant l’expression « journal de la science sociale » présente dans le sous-titre est peut-être destinée à rappeler les intentions sociétaires, et de façon plus générale la place accordée par la publication aux problèmes sociaux ; Duval insère pendant quelque temps dans ses colonnes les comptes rendus de la Société internationale des études pratiques d’économie sociale de Frédéric Le Play. Et, à côté de nombreux collaborateurs non fouriéristes (dont des économistes connus, comme Henri Baudrillart) et d’articles qui renvoient aux questions classiques de l’économie, Duval fait appel pour la rédaction à certains de ses condisciples (Eugène Béléguic, Alphonse Courbebaisse, Jules Delbruck, Jules-Jean Feillet, Wladimir Gagneur, Edouard de Pompéry, Auguste Savardan, Frédéric Zurcher) et traite de certains thèmes sociétaires. On peut aussi relever, dans les listes des « principaux collaborateurs et correspondants » publiées chaque année les noms de Julie Daubié, de Marie Pape-Carpantier, de Jean Macé.

A partir du milieu des années 1860 surtout, il reproduit des informations concernant les œuvres phalanstériennes (la Maison rurale de Ry, la Société de Beauregard). Il fait aussi de son journal un organe de la coopération. Lui-même participe à l’Annuaire de l’association publié en 1867 et 1868 (il rédige pour cet annuaire un article sur la colonie de Condé-sur-Vesgre). En 1865, il publie un long article sur les origines du mouvement coopératif, où il déclare que « le premier en date [des] porte-drapeaux de l’Association est Charles Fourier » ; il cite à l’appui quelques passages de plusieurs ouvrages de Fourier (Théorie des quatre mouvements ; Traité de l’association domestiques-agricole, Nouveau monde industriel) concernant l’association (L’Économiste français, 7 septembre 1865). Dans les numéros suivants, il présente pour chaque région les initiatives et les entreprises coopératives, dont il établit la liste. En 1868, il lance une « Enquête sur la coopération », ou, à nouveau, il décrit les sociétés coopératives par département. La même année, il forme un « Comité d’études pratiques et théoriques sur la coopération », où l’on retrouve notamment les fouriéristes Arthur de Bonnard, Guillaume Ballard et Faustin Moigneu, mais qui comprend aussi des non-fouriéristes et qui se réunit dans les bureaux de L’Economiste français. Ce comité est chargé de rassembler des informations, de réfléchir sur les modes de gestion adoptés, sur les systèmes de financement et d’examiner les sociétés déjà formées. A vrai dire, cela va bien au-delà des seules coopératives de production et de consommation, puisqu’on y examine aussi des œuvres d’assistance et des expériences éducatives (comme la Maison rurale de Ry, d’Adolphe Jouanne).

Cet engagement en faveur de la coopération, qui se traduit aussi par des conférences (d’après ses contemporains, Duval posséde de grandes qualités oratoires), amène d’ailleurs un changement de sous-titre de L’Economiste français qui devient le « Journal de l’économie sociale. Organe spécial de la coopération et de la colonisation ». Le programme qu’assigne Jules Duval à cet organe, s’il ne se réfère pas explicitement à Fourier, s’inspire en partie de la doctrine sociétaire, notamment quand la coopération est présentée comme « l’association du capital, du travail et du talent, assurant dans chaque centre, groupe ou série d’activité, l’accord des sentiments et des intérêts, des labeurs et des profits », cela afin d’aller vers « l’harmonie et la fusion des classes, par l’alliance, en toute œuvre de progrès, de l’élite de la bourgeoisie avec l’élite du peuple » [6]

Le programme de l’Economiste français
L’Economiste français, 5 janvier 1869

Un fouriériste garantiste, à l’écart du Centre

Si l’on retrouve, au moins en partie, ses convictions fouriéristes dans ses travaux sur la colonisation et surtout dans son action en faveur de la coopération, Duval ne croit plus dans l’utilité de l’École sociétaire ; dès 1860, il déclare que « la mission qu’elle s’était donnée de révéler au monde l’Idéal de l’Association est accomplie. Les principes et les idées sont semés dans les âmes, et sous l’hiver qui les recouvre de sa neige, ces semailles germent jusqu’à ce qu’aux rayons d’un soleil printanier, elles verdoient toutes fraîches et multipliées. Il n’y a plus à leur donner aucun soin direct » [7]. Le Centre, qui se réduit alors à une librairie moribonde et à un famélique Bulletin du mouvement sociétaire, peut disparaître, les militants fouriéristes devant s’investir dans le mouvement coopératif, mutualiste, associationniste, et dans le mouvement des idées, avec L’Économiste français.

Mais à partir de 1863-1864, Barrier s’efforce de réorganiser l’École et de reconstituer un nouveau Centre, autour d’une librairie rénovée, puis d’un nouvel organe, La Science sociale. Duval reste donc à l’écart de ces initiatives. Toutefois, à partir de 1866, il participe aux banquets du 7 avril et y prend la parole, en célébrant la société de Beauregard (1866) et les coopératives (1867), en appelant « aux progrès simultanés de l’Association et de l’Éducation » (1868) et à la paix entre les nations (1869). Il est absent en 1870, peut-être en raison de la présence au banquet de cette année-là de Victor Considerant, dont il s’est éloigné dès 1847. Mais la participation de Duval à ces anniversaires du 7 avril sont aussi, et peut-être même surtout, l’occasion, pour lui comme pour d’autres, de retrouver des amis.

En effet, il reste hostile à la voie privilégiée par le Centre de Barrier et Pellarin, c’est-à-dire l’essai sociétaire. D’autant qu’à la fin des années 1860, plusieurs projets de réalisation sont mis en avant et suscitent de nouvelle espérances parmi les phalanstériens. En 1868, il envoie à Pellarin deux longues lettres publiées dans La Science sociale [8]  ; il souligne l’énergie déployée par Barrier et ses amis pour tenter de reconstituer un mouvement sociétaire puissant, mais observe l’inefficacité de leurs efforts et l’inanité de leurs résultats : « l’École sociétaire [...] continue à languir, réduite à des appels de fonds, se débattant périodiquement contre des crises toujours renouvelées, sans entrevoir au bout de ces luttes quelque espoir sérieux d’influence reconquise, de puissance féconde ». Elle persiste dans les voies suivies dans les années 1830 et 1840 et est incapable de s’adapter aux nouvelles conditions sociales, celles des années 1860. La cause de cette situation : l’École n’a pas de « programme vrai et possible » ; elle « manque d’un but clairement conçu et résolument poursuivi [...] Quels actes à réaliser propose l’École sociétaire ? Aucun ! elle manque d’ambition pratique. Et telle est la cause profonde de sa faiblesse. Ne voulant rien, elle ne peut rien ».

Ces lettres provoquent alors des réactions hostiles de militants, qui refusent d’abandonner la voie phalanstérienne. Mais malgré ces désaccords, Duval garde des relations avec nombre de ses condisciples : Delbruck, Daly, Laverdant, par exemple. Il fréquente assez régulièrement les membres de la colonie de Condé.

Décès et postérité

Lors de la déclaration de guerre de la France à la Prusse, en juillet 1870, Jules Duval et son épouse (d’origine allemande) vont justement s’établir à Condé. Puis, alors que les troupes allemandes s’approchent de Paris qu’elles encerclent peu à peu, le couple décide de partir pour l’Aveyron. Mais leur train a un accident à Joué-les-Tours dans la nuit du 20 au 21 septembre ; Jules Duval fait partie des passagers tués (son épouse est blessée).

Les circonstances politiques et militaires, la suspension de La Science sociale font que le décès de Duval passe à peu près inaperçu. En avril 1872, lors du banquet organisé à la suite du congrès phalanstérien, son nom est associé à celui des autres disparus des deux années précédentes (Barrier, Faneau et surtout Beuque, dont la perte est la plus longuement évoquée).

Dans les années suivantes, sa veuve (qui décède en décembre 1878) obtient que des hommages soient rendus à son mari, même tardivement, dans les revues savantes auxquelles il a collaboré ; elle réussit à faire rééditer des ouvrages déjà publiés, et à faire imprimer des travaux restés inédits. Cependant, au fil des années, c’est une vision partielle de l’œuvre de Duval qui se dégage : celle d’un partisan de la colonisation, favorable à l’expansion française dans le monde, dont l’œuvre vient justifier la politique colonisatrice de la Troisième République ; la dimension socialiste de sa pensée (la colonisation doit être pensée dans une perspective de paix, de diffusion des progrès techniques et sociaux, de fertilisation du globe et d’amélioration des conditions de vie des sociétés) est occultée.