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Le baiser électrique
Article mis en ligne le 10 octobre 2008
dernière modification le 13 octobre 2008

par Bouchet, Laurence

Image, Eduardo Ungar : El Beso eléctrico

Dans ce tableau les bras des personnages sont inversés, paumes ouvertes vers l’extérieur, geste étrange par lequel les amoureux prennent et ne prennent pas, possèdent et ne possèdent pas, n’est-ce pas justement cette ambivalence qui donne sa force au désir ? Le désir nous déborde, sans ce débordement pas de désir.
Ce qui est tout particulièrement intéressant ce sont les différents plans. Au premier plan ce que l’on voit d’abord : la rue et son activité, jusqu’à ce que le regard soit attiré au second plan dans le hall avec au fond cet escalier qui semble monter vers la chambre dont le rideau est agité par un souffle. Un tableau dans le tableau, dans le cadre de la porte. Est-ce ici que la scène se passe vraiment ? La question me taraude quel est le rapport entre l’espace privé de l’affect, de la passion, de la rencontre des corps et l’espace public de l’organisation sociale et de la politique ? D’un côté l’anarchie désordonnée, intime, électrique de la passion, de l’autre l’ordre public de la rue, de la loi, de l’autorité sévère que semblent incarner les deux commères peu amènes balayant le trottoir de ce qui fait désordre.
Sur le seuil, les câbles électriques passent entre les deux espaces, les relient. La force du travail détournée, dévoyée par une force rebelle pour électriser l’amour à moins que ce ne soit l’inverse : le baiser se propage dans l’espace public qu’il électrise. L’une des deux commères semble d’ailleurs troublée, n’en croit pas ses yeux, tandis que l’autre nous prend à témoin.
Les deux espaces communiquent par ces fils électriques et par les gestes des mains.
On ne sait si ces mains ouvrent ou ferment les portes, accueillent ou repoussent ce qui vient du dehors. Tout à la fois elles éloignent et font signe. Le désir des corps se montre et se cache, c’est la condition pour qu’il vive. A la lumière de la rue, il disparaîtrait, deviendrait inavouable, exposé qu’il serait à la norme, à la surveillance sévère des regards, il faudrait le dissimuler. Il ne peut vivre au grand jour de la loi qui le nie et pourtant l’obscurité complète de la cage d’escalier, portes refermées ne lui conviendrait pas non plus, sans air, sans l’air de la rue, il étoufferait. Alors il se faufile, par le biais d’un câble électrique, le voici qui court dans la rue, il est passé par ici, il repassera par là. Il provoque l’ordre établi, bouscule les hiérarchies, les institutions qui ont tenté de l’enfermer. Laisse-le s’emparer de toi, tu ne t’empareras pas de lui. Le désir est anarchie, il ne connaît pas de maître (c’est peut-être pourquoi il n’existe pas de « professeur de désir » ?), il se rit des maîtres. A la tombée de la nuit, il ressortira, la fille redescendra, fille publique ou travesti avec son fard, ses lèvres rouges, sa jupe serrée et ses talons aiguilles. Le désir se communiquera à la foule des passants. Ouvriers, professeurs, chômeurs, étudiants, retraités, psychanalystes paieront se qu’il faut pour se dénuder devant lui. Tous nus, ils lui confieront leurs secrets brûlants, ceux qu’on n’enferme pas sous la loi, mais que la fille professionnelle note attentive dans son petit carnet. Son petit carnet publié au grand jour, tous ces secrets, toutes ces singularités sur la place publique, sans poésie pour enjoliver.
Le désir nous déborde, sans ce débordement pas de désir.

Ce texte a été inspiré par les idées de René Schérer dans son livre Pour un nouvel anarchisme (Paris, éditions Cartouche, 2008) et par les discussions et le tableau transmis par Jean-Claude Pomès. Merci à eux !