par Sosnowski, Jean-Claude
Né le 22 novembre 1763 à Dijon (Côte-d’Or). Décédé à Bessey-lès-Cîteaux (Côte-d’Or) le 16 février 1853. Avocat avant 1789. Journaliste sous la Convention. Commissaire et administrateur des commune et district de Dijon, du département de la Côte-d’Or sous la Convention et le Directoire. Conseiller municipal de Dijon sous la monarchie de Juillet. Rentier et propriétaire foncier. L’un des premiers disciples de Charles Fourier. Auteur d’un Traité élémentaire de la Science de l’homme considéré [sic] sous tous ses rapports.
Une ascension sociale avant la Révolution
Fils d’un maître serrurier, Jacques Gabet et d’une « chaircuitière », Marie Canquoin, Gabriel Gabet devient avocat en 1784 alors qu’il était destiné à l’état ecclésiastique. Il épouse le 26 mai 1789 à Dijon, Marie Malardot, fille de Denis Malardot, marchand horloger à Dijon et Antoinette Gaulin, née paroisse Notre-Dame, le 30 août 1771. Parmi les témoins de ce mariage, on peut relever les noms d’André Gabet son frère notaire et Joseph Malardot, avocat, frère de la mariée. De cette union naissent au moins deux garçons François (1802- ?) et Jules (1810-1810) et quatre filles, Sophie (1796-1813) qui épouse Laurent-Antoine Villeneuve en 1810 (voir la notice Villeneuve, Paul-Emile), Aline (1800-1884) épouse de Janvier-Auguste Gaulin, Marie-Adèle (1804-1886) épouse de Benoît Mercier [voir la notice Gaulin, Janvier-Auguste], et enfin Ema-Aglaë (1806-1826). Gabriel Gabet a connu une ascension sociale lorsque la Révolution éclate.
Un engagement tardif dans la Révolution
Il paraît attentiste aux premiers temps de la Révolution et rien n’indique qu’il se soit impliqué au sein du Comité des avocats patriotes en vue d’élire les délégués à la réunion des Etats généraux de 1789. Son nom n’apparaît qu’en février 1790 lorsqu’il s’agit d’élire les officiers municipaux de Dijon. Il ne recueille que deux voix et n’est donc pas élu. Il a la capacité financière de s’insérer dans le champ politique local en 1791, devant payer une taille de 21 livres et deux sols et une capitation de 3 livres, quatre sols et six deniers. Celle-ci est calculée sur un revenu moyen des quinze dernières années. Il verse en 1791 une contribution patriotique s’élevant à un quart de son revenu net. En 1793, son revenu calculé sur la contribution mobilière est de 500 à 600 francs. Alors que son statut d’avocat est remis en question, la Constituante ayant transformé la charge en celle d’un simple défenseur, Gabet se fait acquéreur de biens nationaux en avril 1791 grâce au soutien de son beau-père Denis Malardot. Il achète une portion de l’ancien couvent des Cordeliers à Dijon.
Sa démarche est plutôt intellectuelle. En septembre 1791, il propose de dresser un bilan de l’Assemblée nationale constituante, Procès-verbaux de l’Assemblée nationale mis par ordre de matières, ou Collection des motions, rapports, décrets, etc., présentés dans leur ordre naturel. Il apparaît d’après son annonce comme proche du club des Feuillants et favorable au principe d’une monarchie constitutionnelle, malgré la fuite de Louis XVI en juin 1791.
Un Montagnard modéré
Resté semble-t-il à l’écart de la Société populaire de Dijon, il assied sa carrière politique sur la section Crébillon, sa paroisse de résidence, au sein de laquelle il occupe de multiples postes à partir du 3 décembre 1792. Il est tout d’abord commissaire en charge du contrôle des élections municipales destinées à remplacer le maire sortant, chassé par les femmes pour avoir refusé de taxer le pain. Dès le 23 juin 1793, alors qu’il est secrétaire de sa section, il semble montagnard. Il exerce un rôle important en terme de maintien de l’ordre et de police en accordant des certificats de résidence. Il s’occupe essentiellement de la surveillance des suspects et des fournitures de guerre mais sans jamais s’impliquer dans la levée en masse. Le 24 mars 1794 (4 germinal an II), il est nommé administrateur du district de Dijon sur proposition du représentant en mission Bernard de Saintes dit Pioche-Fer. Son action se révèle marquée par le modérantisme. Son journal, Le Nécessaire qui paraît à partir du 24 janvier 1794 est cependant assez favorable aux responsables des Comités de Sûreté général et de Salut public. Thermidor passé, son journal lui permet de se concilier le nouveau pouvoir en condamnant la Terreur, mais sans faire preuve de virulence vis à vis de l’ancien pouvoir jacobin qu’il a servi. Déménageant pour la rue Bossuet, il quitte la section Crébillon dont il est devenu président, pour la section de l’Egalité. Calès, nouveau représentant chargé d’épurer l’administration locale, le maintient dans des fonctions de juge de paix assesseur. Il faut attendre les insurrections populaires de germinal et prairial an III (avril-mai 1795) pour que Gabet soit inquiété et désarmé temporairement. Il perd peu avant, en mars-avril 1795, ses fonctions d’administrateur du département. Mais le 1er juillet 1795 (13 messidor an III), le conseil général de la commune de Dijon établit que « le citoyen Gabet n’a jamais participé aux horreurs de la tyrannie, ni à aucune vexation, que c’est un homme paisible à qui on ne reproche aucun fait, qui caractérise un terroriste » [1].
Fonctionnaire de la République sous le Directoire
Gabet s’aligne totalement sur la politique du Directoire et vante la nouvelle constitution qui écarte cependant les non-propriétaires de la citoyenneté active. Il abandonne ses fonctions de journaliste en octobre 1795 (vendémiaire an IV). Il retrouve des fonctions municipales à la fin de l’année 1795 (11 frimaire an IV) puis en mars 1796 (29 ventôse an IV), devient commissaire au ravitaillement au sein de la nouvelle administration, et enfin président en juillet 1796 (13 messidor an IV). Il connaît une brève éclipse en janvier 1797 mais le 22 septembre 1797 (1er vendémiaire an VI), il est promu président, tout d’abord provisoire, du Directoire exécutif de la commune. Il est chargé après le coup d’Etat anti-royaliste du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) d’organiser l’épuration municipale et la traque aux suspects prêtres et émigrés. Enfin le 9 mars 1798 (30 ventôse an VI), il est élu juge de paix des sections Liberté et Crébillon. Apothéose de cette ascension sous le Directoire, le 7 floréal an VI (26 avril 1798), il prend ses fonctions de commissaire du Directoire exécutif et devient l’instrument du pouvoir exécutif à Dijon. Il exerce une charge assimilable à celle d’un agent national, véritable fonctionnaire aux appointements allant jusqu’à 1 500 francs annuels. Cette nomination récompense le dévouement d’un gestionnaire efficace au service du nouveau régime mais qui n’hésite pas à adapter la politique du Directoire à l’échelon local : fixation du prix du pain alors que les maximums ont été supprimés ; organisation de l’administration municipale. Son expérience lui permet de rédiger un Code perpétuel des commissaires du Directoire exécutif près les administrations municipales.
Vers le libéralisme politique
A la suite du coup d’Etat du 18 brumaire an VIII (30 octobre 1799), il est maintenu dans ses fonctions, mais remplacé après la promulgation de la Constitution du 4 nivôse an VIII (25 décembre 1799). Son nom disparaît de l’administration municipale à compter du 5 pluviôse an VIII et ne réapparaît qu’en 1808. Il est nommé conseiller municipal de Dijon le 1er janvier 1808, mais refuse ces fonctions. Il récidive en 1812. Aucun élément ne confirme l’assertion de Jean Gaumont faisant de Gabet, un consul de France à Zürich au lendemain de Brumaire. Le Directoire lui a permis d’asseoir sa fortune. Ainsi en 1802 (19 fructidor an X), il est inscrit parmi les 100 contribuables du département les plus imposés. Il aurait pu prétendre à un mandat électif. Faut-il y voir un refus du régime impérial ? C’est ce que laisserait penser la publication, dès le 26 mars 1815, de son Projet d’un pacte social pour la France, en vente chez Brunot-Labbé, libraire qui diffuse la Théorie des quatre mouvements de Charles Fourier depuis 1808. Ce projet de Gabet est édité par Vivant Carion, rédacteur et propriétaire du Journal de la Côte-d’Or qui avait repris Le Nécessaire en octobre 1795. Ce projet tend à garantir les libertés au sein d’un régime impérial réformé en un régime de fonctionnaires, héréditaires pour l’Empereur et ses descendants, inamovibles pour le personnel politique, et temporaires pour les simples agents de l’autorité publique. Les assemblées primaires seraient élargies aux citoyens capacitaires. Mais seuls les citoyens sachant lire et écrire pourraient être présents. Il prône également une armée de défense nationale et non plus de conquête. Les colonies ne sont plus exploitées mais un contrat d’association doit être établi avec les nations considérées comme inférieures. Il envisage une confédération européenne qui annihile tout esprit belliqueux. Ce pacte social a conduit à présenter Gabet comme l’initiateur de la Fédération bourguignonne qui naît durant les Cent-Jours, mais sans qu’aucune source ne valide cette hypothèse [2]. Durant la Seconde Restauration, bien qu’ayant défendu la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814, Gabriel Gabet se range aux côtés des libéraux, opposants au régime. Il se fait le défenseur des petits propriétaires et producteurs. Néanmoins, il ne connaît pas Saint-Simon qu’il ne lit qu’en février-mars 1831 [3]. Il rejette néanmoins l’idée qu’il a défendue en 1815, d’un Etat de fonctionnaires. Durant toute la Restauration, il reste en retrait des affaires publiques.
La rencontre avec les idées de Charles Fourier et leur diffusion
Le premier échange épistolaire conservé de Gabet avec Fourier est daté du 5 juillet 1823. Cette lettre n’est probablement pas la première. Gabet souhaitait relayer dans Le Journal de la Côte-d’Or l’annonce qui devait paraître dans Le Courrier français pour la sortie du Traité d’association domestique agricole ou d’attraction industrielle, édition d’octobre 1822. A défaut, il se charge lui- même d’une critique, où il n’hésite pas à condamner la forme, mais dit-il :
je me serais bien garder d’en parler, si je n’avais pas eu le dessein de prouver par là que l’éloge qui la précède était désintéressé et ne provenait ni de l’auteur, ni de son ami [4].
L’échange se développe plus particulièrement au cours des années 1824-1825 – du moins des lettres de Gabet sont conservées pour ces deux années. Ces correspondances révèlent un Gabet bien loin du tacticien, opportuniste, « professionnel de la politique » [5]. Gabriel Gabet a
offert [s]on amitié à Fourier […] : quoique père d’une nombreuse famille et borné à la médiocrité, je vous offre ma bourse et mon crédit à Dijon [6].
C’est effectivement le cas, quitte à risquer la crédibilité acquise au cours des deux décennies écoulées :
après vous, il n’y a peut-être, personne en France qui prenne autant d’intérêt que moi à votre sublime entreprise. Elle est l’unique objet de mes méditations, de mes conversations. J’en parle à tout le monde ; j’en deviens fatigant pour ceux qui n’ont pas mon enthousiasme, et personne ne peut l’avoir [7].
La propagation qu’assure Gabet ne donne que peu de résultats :
Pourquoi donc avez-vous adopté une forme d’exposition tellement étrange qu’elle éloigne les partisans les plus dévoués de votre système ; j’ai eu le chagrin de voir rejeté votre livre par les personnes les plus capab.[les] de la comprendre sur le motif de l’extrême fatigue q[u’i]l leur a causé [8].
Afin de remédier à cette incompréhension et au découragement de ces personnes, Gabet leur fait « une analyse très étendue [du] système » [9] de Fourier. C’est également sa famille qui est impliquée dans la diffusion des idées phalanstériennes à Dijon. Il avoue qu’il donne « un cours orale [sic] » [10] de fouriérisme à ses enfants. Afin de rendre le projet de phalanstère compréhensible au lecteur, il notait précédemment qu’un plan était indispensable :
j’ai un gendre [probablement Gaulin], initié dans l’architecture qui en ferait suivant vos idées le dessin gratis, ou le litographirait [sic] à peu de frais [11].
Dès 1823, Gabet cherche donc à placer des exemplaires du Traité chez les libraires et auprès de son ami journaliste et imprimeur Vivant Carion mais sans grand succès. Il en trouve les raisons et n’hésite pas à critiquer le projet éditorial de Fourier : « je me permettrai quelques représentations sur le projet que vous avez de vous borner à un abrégé de votre sublime conception [...] ; il faut en faire le sacrifice et travailler sur un nouveau plan » [12]. Il propose même de changer le titre, celui-ci n’annonçant absolument pas le but, celui de « change[r] le système social ». Gabet souhaite une refonte totale de l’ouvrage et propose une pédagogie qui amènerait un contenu simplifié afin de ne pas effrayer le lecteur :
c’est bien assez pour des têtes françaises d’avoir à se pénétrer d’un système qui renverse l’ordre social [...]. On ne blâmera pas chez vous les mots de phalanstères, harmoniens [sic] et autres semblables [...] mais à quoi bon vouloir changer les signes usuels de la division de votre ouvrage ? Pré ; port, citra, ultra, inconnus dans le sens où vous les employez, peuvent-ils être préférables à ceux de livre, partie, titre, chapitre, etc [...] [13].
Gabet avoue même son incompréhension de certains passages :
c’est moins cette singularité qui vous a été nuisible que la manière presque inintelligible dont vous exposez les causes d’influences en bien ou en mal sur le sort des hommes [...] [14].
La lettre suivante s’attaque au fond. Gabet perçoit bien que le véritable problème soulevé par Fourier n’est pas la question de la multiplication des produits, mais bien d’ordre moral :
les rapports des sexes ne sont pas analysés. Vous faites une juste critique du mariage et sous le prétexte que ce q[u’i]l conviendrait d’y substituer n’est pas dans nos mœurs, vous le passez sous silence. L’ensemble de votre système est-il dans nos mœurs ? [15].
La critique ne peut que courroucer Fourier. « Les objections que j’ai élevées contre votre système ont eues [sic] moins mon instruction personnelle pour but que l’amélioration de votre ouvrage » [16] déclare Gabet en février 1825. L’échange entre les deux hommes n’a été jusqu’alors qu’épistolaire si l’on en croit cette lettre, Gabet espérant que Fourier fasse halte chez lui alors qu’il se rend à Lyon :
point d’obstacle ne peut vous arrêter, et me priver du plaisir extrême que j’aurais de vous posséder [sic] de causer avec vous de l’objet de vos méditations et de vous témoigner les sentiments d’estime et d’admiration que vos écrits m’ont inspiré [sic] [17].
Fourier paraît répondre de manière favorable à Gabriel Gabet. Une « entrevue » [18] a lieu au premier semestre 1825. Mais bien qu’ayant approfondi la lecture de l’œuvre de Fourier depuis cette rencontre afin d’éviter « les sotes [sic] objections » qu’il avait pu formuler, Gabet se permet toujours « le ton de la critique d’amitié [...]. Pour éviter une rechute, il faut connaître ce qui a fait tomber et d’après ce principe je continue » [19]. Pour Gabet, il s’agit de débarrasser l’ouvrage des longues notes sur l’analogie, l’influence des astres et les destinées après la vie qui doivent être traitées à part, rebutant sans doute les personnes qu’il a cherché à convaincre. Subtilement, Gabet souligne leur importance méritant un développement à part entière mais dans un ouvrage distinct. Gabet considère que le Phalanstère est réalisable et réclame que Fourier simplifie sa présentation en abandonnant en particulier toute cosmogonie et théologie rebutantes. Il propose de nouveau à Fourier un plan éditorial refondu, rebaptisant également l’ouvrage « association naturelle ou harmonienne » [20].
Face à un tel investissement de sa part, Gabet ne peut que s’indigner de la lenteur de la rédaction de Fourier dont la publication était prévue pour mars 1825. Fourier devant reprendre une activité pour subvenir à ses besoins, Gabet lui propose de venir chez lui pour recevoir
de l’amitié, de l’admiration, pour vos talens [sic] le minimum. Ici dans une tranquile [sic] retraite, vous livrerez tout en entier vos pensées à préparer le bonheur du genre humain [21].
Malgré ses critiques, c’est une véritable dévotion que Gabet voue à Fourier, « nouvel Astrée, qui est venu ramener l’âge d’or » [22]. S’il le presse et souhaite lui fournir les conditions d’écriture idéale, c’est parce qu’il attend avec impatience le détail théorique indispensable à la réalisation d’une
association complette [sic]. [...] je regrette bien que ma fortune ne me permette pas de construire dans ma campagne les batimens [sic] nécessaires pour organiser cette dernière, je l’aurais déjà entreprise [23].
Afin « d’être utile à votre entreprise autant que mes faibles moyens peuvent me le permettre » [24], a-t-il précédemment écrit, Gabet lui a adressé une lettre d’introduction auprès d’Etienne Cabet qui peut le mettre en relation avec le banquier Lafitte et trouver ainsi les moyens de cette entreprise. Il pense que le projet immobilier de la plaine de Grenelle à Paris, la formation d’une « Société d’encouragement industriel » sont des opportunités pour cette réalisation, mais rejette l’idée que Fourier puisse s’associer aux projets owenistes d’Angleterre et d’Ecosse où ce dernier espérait se faire inviter [25]. Il faut finalement attendre 1829 pour que paraisse Le Nouveau monde industriel. Gabet publie une courte notice dans Le Journal de la Côte-d’Or [26]. Il s’adresse aux libraires, en particulier Gaulard, également teneur de livres, et au cabinet de lecture de Dijon mais sans plus de succès qu’en 1823 :
mes efforts ont été vains et pas un seul exemplaire n’a été vendu, et à l’exception d’un seul individu, personne des abonnés de Golard [sic] n’a voulu en entreprendre la lecture [27].
La Révolution de Juillet, un terrain favorable à la propagation des idées associatives
Gabriel Gabet retrouve le conseil municipal de Dijon avec la monarchie de Juillet et reste en fonctions jusqu’en novembre 1834. Il s’illustre par la proposition de fondation d’une caisse d’épargne et de prévoyance instituée en novembre 1834, une politique qui vise à détacher l’école de l’Eglise. Il rejette toute idée communautaire d’autant plus qu’elle se fonde sur un principe religieux. Ainsi un projet de percement d’une rue de la place Vauban à la rue Bossuet est proposé par Blum, entrepreneur. Gabet est chargé d’un rapport à la municipalité :
C’est avec le plus grand plaisir que nous voyons à la tête des entrepreneurs un citoyen, né d’une caste, qui jusqu’à présent par ses usages et ses mœurs se refusait à se confondre avec la [nation] française, et formait une Nation dans la Nation, s’affranchir de ses préjugés et faire servir la grande capacité dont il est doué à l’avantage de la patrie et des concitoyens [28].
Gabriel Gabet s’affiche ouvertement partisan de Charles Fourier. Mais le constat est identique à celui de 1829. Gabet doit réitérer la méthode des lectures et leçons explicatives. Pourtant, écrit-il :
jamais circonstances ne furent plus favorables que celles où nous nous trouvons pour répandre dans le public votre beau système. Tous les peuples s’agitent sur la terre pour changer leur état social et en trouver un qui leur procure le bonheur [29].
Le Conseil municipal paraît être un terrain de propagation pour Gabriel Gabet. Mais en 1832 [30], il réussit péniblement à placer un Nouveau monde industriel à un professeur de l’université, Mathieu également conseiller municipal, et à convertir un nouvel enseignant du collège royal, Philippe-Jacques Roux.
C’est l’effondrement de l’Eglise saint-simonienne qui permet en fait le développement de l’Ecole sociétaire à Dijon. En février 1831, il signale à Fourier « qu’il se forme une association universelle nouvelle sous le nom de St Simoniens. Je ne connais ni ses principes, ni ses bases mais d’après ce que j’en ai appris c’est plutôt une secte religieuse qu’une institution sociale, et le mysticisme est loin d’être aujourd’hui à l’ordre du jour » [31]. En juin et juillet 1831, Jules Lechevalier, Etienne Capella et l’ancien notaire Robinet donnent des leçons saint-simoniennes à Dijon auxquelles assistent Gabet ainsi que son gendre Gaulin. Lorsque Fourier publie Pièges et charlatanismes des deux sectes Saint-Simon et Owen qui promettent l’association et le progrès, Jules Lechevalier note que
deux disciples de Fourier dont l’un son ami [Gabet] veut lui écrire une lettre de reproche sur la brochure qu’il a lancée contre nous [les saint-simoniens]. L’autre ancien élève de l’école polytechnique [Gaulin] est l’auteur de l’article du patriote [sic] [32].
Gabet approche Jules Lechevalier et tente de le convaincre de rejoindre l’Ecole sociétaire [33]. Néanmoins la polémique lancée par Fourier a des répercussions à Dijon et se traduit par un échange de correspondances dans Le Journal politique et littéraire de la Côte-d’Or [34] entre Gabet et les saint-simoniens. Reconnaissant la qualité des réunions et de la réflexion des saints-simoniens, il estime que la réalisation de leur doctrine n’est qu’utopie que dépasse Charles Fourier :
Le plus grand vice de ce système, suivant nous, est que l’on ne voit pas comment on parviendra à classer sans erreur les capacités, à distribuer avec impartialité le prix du travail, à organiser la société d’après ces nouvelles vues. Une seule chose est connue, c’est que tout s’opérera par le ministère des prêtres ; mais les rouages qui feront mouvoir l’association sont encore un problème à résoudre, et là cependant est toute l’institution. Ce que les Saint-Simoniens [sic] cherchent, M. Ch. Fourier, depuis déjà long-temps [sic], l’a trouvé avec un rare bonheur : sans changer la religion d’aucun peuple, sans déranger les propriétés de personne, et en rendant le travail attrayant, même pour le plus paresseux des hommes, il organise la société universelle de manière à placer les associés d’après leurs penchans [sic], à les récompenser suivant leurs œuvres, et à accroître les richesses dans des dimensions inespérées, ce qui est établi d’une manière si évidente que ces calculs sont mis à la portée de tout le monde.
Les saint-simoniens répondent en dévalorisant le système de Fourier :
Nous aussi nous rendons justice à M. Fourrier [sic] et engageons ceux qui s’occupent d’études sérieuses à le lire ; ils y trouveront des moyens ingénieux d’organiser un ménage, une manufacture ; mais c’est en vain qu’ils y chercheraient une idée sociale capable de relier les hommes ; le système de M. Fourrier [sic] est seulement industriel : le titre de ses ouvrages l’indique assez [35].
Gabet promet aux saint-simoniens qu’ils « seront les premiers à l’embrasser avec ardeur, car ils sont sur la voie qui y conduit » [36]. Cela est effectivement la démarche de Jules Lechevalier que Gabet se vante d’avoir mené à Fourier, sans doute à juste titre puisque Lechevalier lui adresse « de Paris, sa lettre par laquelle il annonce qu’il quitte son ancien maître pour écouter [les] leçons » de Fourier [37]. Localement, l’année suivante, c’est probablement le cas de Léonard Nodot et Louis Maignot. L’apostolat de Gabet est cependant peu fructueux ; il « ne trouve qu’indifférence ou curiosité stérile » [38]. « Les habitants de Dijon sont de race moutonnière » [39].
Gabet oscille entre enthousiasme et découragement. Lors de l’expérience de Condé, il propose d’investir modestement 1 000 francs [40], alors qu’en janvier 1831, il semblait s’enthousiasmer pour un essai. Il veut bien cependant recruter des colons selon les consignes qui lui seront données. Mais il est sceptique quant aux arguments de Lechevalier qui limite l’essai à un nombre réduit de sociétaires. Gabet propose de ne recruter de prolétaires « qu’autant qu’ils auraient une grande capacité qui [lui] fut particulièrement connue » [41]. Il compte plus sur les volontaires possédant capitaux et talent. L’échec de Condé n’affaiblit pas ses convictions. En décembre 1839 [42], il adresse une pétition à la Chambre des députés afin de proposer un essai sociétaire sous couvert de traiter de la question des colonies pénitentiaires agricoles dont l’échec est patent. Il appelle à la réunion d’un congrès scientifique qui permette d’étudier les propositions de chacun, ce qui aurait dû être établi dès 1832 afin d’éviter les choix de courtisans :
[...] Ces institutions ainsi acceptées auraient eu une portée bien autrement grande que celle proposée par le ministre ; elles devenaient des fermes modèles, qui ont été si mesquinement remplacées par les comices départementaux ; c’eût été en même temps des écoles d’arts et métiers où chacun des colons pouvait s’affilier à sa volonté ; il y aurait eu des emplois pour toutes les saisons, pour tous les goûts. Là on aurait pu essayer si un travail fait par groupe ne valait pas mieux que s’il s’exécutait isolément ; si ce travail étant varié, réduit à de courtes séances et au choix de l’ouvrier ne l’emportait pas sur un travail unique et continu pour la santé, et le produit qui eu résulterait ; si, en rendant chacun associé des bénéfices, la division du dividende entre le donneur de fonds, qui est ici l’état , l’industriel qui y apporte son talent et l’ouvrier qui y met seulement sa peine, ne résout pas le problème difficile d’une juste répartition. Enfin, c’est le moyen de connaître ce qu’un tel ordre de choses peut avoir d’influence pour encourager au travail et améliorer les mœurs des ouvriers, etc., etc [...] [43].
Lorsqu’en 1836 paraît La Phalange, il n’hésite pas à renouveler ses critiques sur les difficultés de compréhension que les « civilisés » peuvent avoir à la lecture de Fourier du fait de choix éditoriaux qui mettent en avant ce que sera le théâtre en harmonie, « ce qui est inintelligible pour ceux qui ne connaissent pas encore les changemens [sic] » [44]. Malgré ses remarques, Gabet verse 250 francs pour une action au journal [45]. Ces incessantes condamnations du style de Fourier ou de La Phalange expliquent probablement la publication de son Traité élémentaire de la Science de l’homme.
Théorisation de la pensée de Gabet : le Traité élémentaire de la Science de l’homme
Cet ouvrage, dont le plan est communiqué à la rédaction du Nouveau monde qui a donné un écho à sa pétition aux chambres est le « fruit de quarante années de recherche » [46], l’aboutissement de la réflexion de Gabet sur l’œuvre de Fourier et la réponse aux interrogations suscitées par les lacunes qu’il dénonçait :
Mais combien ce travail [de diffusion de la doctrine] [...] m’a [...] causé de regrets de voir votre traité incomplet [...]. C’eût été dans les volumes qui manquent que j’aurais trouvé ces matériaux propres à remplir tant de lacunes qu’il serait si important de ne plus laisser subsister [47].
Son ouvrage, imprimé en trois volumes à Dijon chez Douillier, est diffusé en 1842 par Baillière, éditeur d’ouvrages de médecine à Paris et Londres et au bureau de La Phalange à Paris. L’avertissement propose :
d’examiner l’humanité sous toutes ses faces pour en avoir une véritable connaissance. Nous sommes loin de prétendre par-là que tout ce qui a été écrit sur ce sujet soit sans mérite : nous pensons, au contraire, qu’un grand nombre de ces ouvrages sont d’excellens [sic] matériaux pour la science, mais qu’ils sont encore à mettre en œuvre ; qu’il faut conséquemment les recueillir, les classer, les soumettre à de profondes méditations, en retrancher les erreurs, suppléer à ce qui n’a pas été dit ou suffisamment développé, créer, enfin, un plan basé sur l’ordre,l’unité, l’harmonie : et alors on aura une véritable et facile science de la nature humaine [...]. C’est dans la seule science de l’homme que nous pouvons espérer de découvrir la source, tant cherchée de nos jours, des moyens qu’il convient d’employer pour perfectionner l’humanité et améliorer sa condition. C’est par elle que nous pouvons apprécier l’organisation du système social qui nous régit, et nous assurer s’il peut nous convenir et nous procurer le bonheur [48].
Le premier volume est consacré à la physiologie humaine, le deuxième à la psychologie et le troisième à un traité de science sociale où le système de Fourier est proposé comme modèle destiné à permettre de développer les potentialités de l’humanité en « substituant à la civilisation un autre mode d’association » [49]. Gabet reste magnanime vis à vis de la doctrine des Egaux de Babeuf, - « la postérité ne pourra que déplorer la fin tragique d’un homme de bien » [50] -, reprise selon lui dans le Voyage en Icarie dont il tait le nom de l’auteur en ne citant que le pseudonyme sous lequel l’ouvrage de Cabet est paru. La religion saint-simonienne quant à elle « se présentant à l’origine avec des vues élevées » [51] nécessite un développement complet. Mais le fouriérisme est la seule alternative aux maux de la civilisation. Dans le chapitre « De l’association qui convient à l’Humanité dans l’état actuel du progrès des sciences et de l’industrie, ou de la Société harmonienne » [52], Gabet défend l’idée du ménage sociétaire et reprend à son compte la pensée de Fourier, même si certaines formules laisseraient supposer des écarts, en particulier en terme de misogynie [53]. Néanmoins, lorsqu’il énumère les différentes phases de l’éducation harmonienne, Gabet développe une théorie de l’union libre fondée sur l’amour : en civilisation,
la femme a des amans [sic] et le mari des maîtresses. C’est pour faire cesser cette contradiction entre les lois et les mœurs, et rétablir l’union des sexes sur les bases que la nature lui a données, que la corporation du Damoisellat est établie. Là, les unions sexuelles seront libres ; elles ne dureront qu’autant que l’amour subsistera entre les conjoints. Aucune fille du peuple ne se vouera à la prostitution par indigence, puisqu’elle ne manquera de rien dans les phalanges ; sa pauvreté n’apportera pas d’obstacle à son mariage, car il se fera sans dot. Cet engagement, n’étant plus influencé par l’intérêt, n’aura d’autre mobile que le seul qui lui convienne, l’amour. Cet engagement cessera avec lui ; on aura la liberté entière de le dissoudre, sans qu’il en résulte aucun préjudice pour les enfans [sic], qui seront élevés par l’association. Lorsqu’il y aura moralité à se démarier et à se remarier à volonté, il n’y aura plus lieu à l’adultère et à ses déplorables effets [54].
Ce traité est l’aboutissement de la réflexion politique et sociale de Gabriel Gabet. C’est son dernier acte public connu. Il a alors près de 80 ans. Flora Tristan fait le déplacement spécialement à Bessey-lès-Cîteaux en avril 1844 lors de son Tour de France, espérant récolter des fonds pour son Union ouvrière. Mais elle ne voit qu’un vieillard qui « comme tous les vieux riches, égoïste, ne pens[e] qu’à lui-même » [55]. Cantagrel indique qu’il n’a pas pu le rencontrer lors de sa halte dijonnaise de novembre 1844. Retiré à Bessey-lès-Cîteaux, il ne semble pas s’être intéressé à l’expérience voisine menée par Young à Cîteaux. Enfin, alors que son petit-fils Paul-Emile Villeneuve est signataire le 11 mars 1846 de l’appel des phalanstériens dijonnais en vue de sauver l’entreprise de Young. Gabet reste silencieux, d’ailleurs comme son gendre Gaulin ou bien Chevrot, le mari de sa petite-fille Marie Sophie Emma Mercier. Néanmoins, il reste intéressé par l’action de l’Ecole sociétaire.
Un dernier projet
En 1847, l’École sociétaire lance « une enquête de réalisation » reprise lors du Congrès phalanstérien d’octobre 1848. Gabet adresse un projet d’« établissement d’une phalange d’essai par souscription ouverte aux bureaux de La Démocratie pacifique » [56]. Le capital doit être formé par souscription d’actions de cent francs ; les sommes inférieures seront considérées comme des dons qui cumulés formeront des actions. Un somme additionnelle de trois francs doit permettre d’assurer la propagation et les travaux préparatoires. La réalisation doit avoir lieu au cours de l’année 1849 grâce à des actions payables en quatre terme au cours de l’année. Un comité établi au siège de La Démocratie pacifique doit recevoir les souscriptions, acquérir le terrain, organiser les travaux de construction, « le tout en s’adjugeant des personnes compétentes sur ces différents objets ». Le comité détermine les conditions d’admissions : « comme enfant, n’avoir que deux ans ; et comme adulte, ne pas dépasser cinquante ans ce qui n’aura d’exception que pour de grandes capacités ou des avantages pécuniers ». Les infirmes ne sont pas admis. Chacun s’engage à travailler dans les « séries » établies et dirigées par des chefs désignés par le comité. Des règlements permettent d’« assurer l’ordre et l’harmonie de la phalange d’essai ». Durant tout le temps de la phalange d’essai, l’impétrant doit subir un « noviciat » et est menacé de renvoi s’il enfreint les règlements. Le candidat doit « payer une pension suivant la classe qu’il choisira. Les pensions seront de 600 f. payables en argent ; 400 f payables moitié en argent, moitié en travail et 200 f payables en travail. L’actionnaire qui payera mille francs de pension sera admis quel que soit son âge et son incapacité de travailler ; Les enfants des sociétaires seront reçus sans pension ».
« Un école élémentaire du système phalanstérien » sera établie pour les associés. La phalange d’essai est envisagée pour trois ans. Au terme de la première année les capacités des membres seront confirmées ou non, les chefs de série seront renouvelés par tirage au sort pour un premier tiers, le second restant en place pour deux ans, et le dernier jusqu’à la fin de la troisième année d’essai. « Un livre d’honneur où seront inscrits les noms et le précis des actions héroïques utiles à l’humanité dont se seront honorés les membres de la société phalanstérienne » sera constitué. Par avance, tout membre définitif de la phalange d’essai, tout souscripteur ou propagateur sera inscrit sur livre, y compris s’il décède avant l’établissement de la phalange d’essai. « Une médaille en bronze et un diplôme contenant l’extrait du livre d’honneur » sera remis « chaque année avec la plus grande pompe le jour commémoratif de la fondation définitive de la phalange d’essai ». Le projet ne s’adresse pas aux classes populaires. On ne peut s’empêcher d’y voir des articles écrits sur mesure pour que Gabet puisse bénéficier les honneurs de la réalisation.
Gabet reste totalement en retrait lors de la Révolution de février 1848. Il décède en février 1853 a priori dans l’indifférence générale et sans avoir vu aucune réalisation aboutir.