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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

103-115
Itinéraires de militants fouriéristes dans la seconde moitié du XIXe siècle
Note sur quelques travaux
Article mis en ligne le décembre 2004
dernière modification le 23 mars 2006

par Desmars, Bernard

Dans son Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français, Hubert Bourgin ne consacre que quelques pages à la période postérieure à 1851 [1], qu’il présente de la façon suivante : « la décomposition du fouriérisme, commencée dès la fin de la deuxième république, s’acheva sous l’empire. L’école s’émietta, les publications cessèrent, sauf quelques variations sur le thème de la réalisation » [2]. Du reste, il est généralement entendu que l’exil de Considerant, après la manifestation du 13 juin 1849, puis la disparition définitive de la Démocratie pacifique en novembre 1851 après plusieurs mois d’une existence très précaire, et enfin l’échec texan dans la seconde moitié des années 1850, entraînent la disparition de l’Ecole sociétaire et, plus généralement, du militantisme fouriériste. Lors d’un séjour en France, Victor Considerant lui-même considère que l’Ecole sociétaire est morte [3].

Pourtant, les hommes et les femmes qui, sous la monarchie de Juillet, ont lu Fourier, se sont abonnés aux publications phalanstériennes, ont souscrit à « la rente phalanstérienne » dans les années 1840, ou ont espéré que Condé, Citeaux ou l’Union du Sig constituent les germes d’un monde nouveau, ceux-là n’ont pas tous abandonné leurs convictions après le coup d’Etat du 2 décembre 1851, ni leurs espérances en l’avènement de l’Harmonie ; certains ont continué à se référer à la théorie sociétaire et à tenter de la propager sous le Second Empire et la Troisième République. Les travaux présentés ci-dessous, dont quelques-uns ont été réalisés il y a déjà quelques années, mais n’avaient pas été signalés dans les Cahiers Charles Fourier, retracent plusieurs de ces itinéraires individuels ; ils permettent d’approcher le militantisme fouriériste de la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire d’observer d’une part la variété des formes d’engagements, et d’autre part, la diversité des interprétations du fouriérisme.

Les Durand de Gros dans l’Aveyron [4]

Dans l’ouvrage consacré aux Durand de Gros par Jean-Michel Cosson, seuls les deux premiers personnages de la trilogie concernent le fouriérisme : la dernière de la famille, Antoinette dite « la citoyenne Sorgue » (1864-1924), milite au sein du Parti Socialiste Révolutionnaire de Vaillant, puis dans la SFIO et est donc très éloignée de Fourier.

Son grand père, Joseph-Antoine Durand (1792-1869), a d’abord fréquenté le saint-simonisme, avant d’adhérer au fouriérisme. Après des études de droit qui lui permettent de s’inscrire comme avocat au barreau de Rodez, il décide de se consacrer à l’agriculture ; tout en modernisant son domaine et en fréquentant les comices et concours agricoles, il s’efforce de traduire en actes ses convictions fouriéristes : il promeut l’association dans son entourage, et, en 1838, il propose en vain son domaine de Gros à la Société centrale d’agriculture afin que celle-ci y tente une expérience communautaire. Après février 1848, il milite activement pour une « République sociale » et se présente aux élections, mais est arrêté après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 ; il est alors déporté en Algérie, d’où il ne rentre qu’en 1857. Pendant les dernières années de sa vie, il rénove son domaine tout en conservant, semble-t-il, son adhésion à la théorie sociétaire.

Joseph-Pierre Durand (1826-1900), fils de Joseph-Antoine et père d’Antoinette, est également républicain et fouriériste ; il écrit d’ailleurs un article dans la Démocratie pacifique en 1847, puis une brochure en 1850 (Petit catéchisme politique et social, ou la Politique et le Socialisme à la portée de tous), mais doit s’exiler pendant plusieurs années après le 2 décembre. Médecin, il s’intéresse, comme plusieurs de ses confrères et condisciples, au magnétisme et à l’hypnose. Après avoir vécu dans plusieurs pays (dont quelques années aux Etats-Unis), puis à Paris, il s’installe après la mort de son père sur le domaine de Gros et continue ses travaux scientifiques tout en gérant ses terres et en participant à la vie politique ; il est d’ailleurs élu conseiller municipal de Rodez en 1874, mais échoue aux sénatoriales en 1892.

En s’appuyant à la fois sur un dépouillement d’archives et sur les articles et ouvrages publiés par les Durand de Gros, Jean-Michel Cosson livre un ouvrage remarquablement documenté et fait un portrait à la fois chaleureux et très précis de ces deux Aveyronnais, simultanément fouriéristes et républicains. A vrai dire, chez les deux hommes, l’engagement politique semble l’avoir emporté sur les projets d’expérimentation sociétaire envisagés avant 1851. S’agit-il d’un abandon des convictions phalanstériennes ? Sans doute pas, car l’on reconnaît des expressions, des principes et une inspiration fouriéristes dans certains textes qui vantent l’Association pour résoudre les problèmes sociaux, ou encore dans quelques aspects de la gestion de leur domaine. Cependant, cela se passe désormais pour l’essentiel à l’écart des autres disciples de Fourier : les Durand ne semblent pas en effet participer aux tentatives de reconstitution d’une Ecole sociétaire à partir des années 1860, autour de la Librairie des sciences sociales. Leurs espérances ne reposent donc pas sur l’organisation militante, pas plus que sur l’expérimentation sociétaire ; elles semblent se diluer dans le combat pour une République véritablement démocratique et sociale, plus ou moins colorée de nuances fouriéristes.

Ernest Valeton de Boissière (1811-1894) [5]

Comme les Durand, Ernest Valeton de Boissière est fouriériste, républicain et détenteur d’un domaine agricole sur lequel il essaie de conjuguer innovations techniques et progrès sociaux. Né dans une famille de négociants bordelais, il fréquente l’Ecole polytechnique, puis sert dans l’armée dont il démissionne cependant très rapidement. Il se consacre alors à son domaine d’Audenge (Gironde) où il développe la sylviculture et la pisciculture dont les produits vont considérablement l’enrichir. Candidat malheureux à l’assemblée constituante en avril 1848, il est conseiller municipal de sa commune de 1848 à 1853 ; restant ensuite en retrait de la scène publique, il conserve cependant une forte influence sur les républicains de sa région. Mais il se rend à partir de 1852 plusieurs fois aux Etats-Unis ; après avoir contribué financièrement au projet de Considerant au Texas, il achète lui-même au Kansas 1300 hectares dont l’exploitation est d’abord organisée selon des principes coopératifs. Mais Valeton de Boissière accorde surtout beaucoup d’importance, et d’argent, au développement de l’instruction : il crée une école maternelle à Audenge dont il prend les frais de scolarité à sa charge ; ses biens, américains et français, seront pour l’essentiel attribués après sa mort à des institutions éducatives. Là encore, l’influence sociétaire est inséparable de préoccupations agronomiques, républicaines, et aussi anticléricales ; et Valeton, comme les Durand, reste assez éloigné de ceux qui s’efforcent de réorganiser le mouvement fouriériste dans les dernières années du Second Empire. Enfin, à Gros et Audenge, nous avons affaire à un fouriérisme de notables locaux, qui semblent faire figure d’originaux dans leur classe sociale, mais ne paraissent pas réussir à diffuser les idées fouriéristes auprès de milieux plus populaires - l’essaient-ils d’ailleurs vraiment ? Enfin, ni les Durand (si l’on excepte la précoce proposition de 1838 par Joseph-Antoine), ni Valeton ne semblent avoir eu l’intention d’entreprendre une véritable « association du capital, du travail et du talent » sur leur domaine.

Adolphe Jouanne et la Maison rurale de Ry

Appliquer rapidement les principes sociétaires, au moins de façon partielle, voilà au contraire l’ambition d’Adolphe Jouanne dont les projets et les réalisations ont été successivement envisagés dans un mémoire de maîtrise d’histoire consacré à la commune de Ry au XIXe siècle (la Maison rurale y occupe moins de trente pages) [6], puis dans une étude réalisée par deux étudiants de l’Ecole d’architecture de Normandie [7]. Ceux-ci, ayant appris « l’existence à Ry, en Seine-Maritime, d’un édifice important, construit au siècle dernier, qui selon certains échos aurait été initialement un phalanstère » (p. 6), sont partis à la recherche d’informations sur la genèse et la signification des bâtiments construits dans les années 1860-1880, et dont il reste aujourd’hui une partie assez importante ; la seconde partie de leur travail présente d’ailleurs un projet de « reviviscence d’un patrimoine, réhabilitation et reconversion du phalanstère en logements sociaux et centre associatif », dont ils proposent les plans.

Pour réaliser leur étude, les deux auteurs sont allés dans les archives publiques et ont dépouillé la documentation concernant Ry sous le Second Empire et au début de la Troisième République ; ils ont lu les brochures publiées par Jouanne, mais aussi les œuvres de Fourier et de ses disciples qui pouvaient éclairer la création de la Maison rurale. Leur travail n’est donc pas seulement architectural, mais reconstitue l’histoire de la « Maison rurale d’expérimentation sociétaire », dont le projet apparaît autour de 1860 ; il s’agit, pour son fondateur, de modifier radicalement les formes de l’enseignement, qui doit désormais devenir attrayant, reposer davantage sur la pratique et donner aux enfants le goût du travail, en particulier manuel. Si Jouanne accueille des enfants sur les bancs de son école à partir de la fin des années 1860, la Maison rencontre de nombreux obstacles et décline vraisemblablement dès la fin des années 1870, malgré des tentatives de relance dans les années suivantes. On retrouve dans la disposition des locaux quelques éléments rappelant « l’architecture phalanstérienne », dont une galerie vitrée desservant toutes les parties de l’édifice. Mais les auteurs montrent surtout comment la Maison rurale constitue d’une part une expérience pédagogique originale directement inspirée de Fourier et de ses premiers disciples, et d’autre part un projet plus large visant à la transformation progressive de la société, grâce à la création de mutuelles et de coopératives, dont Jouanne est aussi le fondateur à Ry.

L’étude menée par M.-M. Auzou-Simonnet présente la Maison rurale dans son environnement local, c’est-à-dire une commune de quelque 500 habitants ; elle permet à la fois de mieux saisir l’originalité du projet, mais aussi d’observer les résistances et les conflits suscités par les ambitions de Jouanne. La Maison rurale ferme définitivement ses portes au milieu des années 1880, ses locaux étant ensuite utilisés pour héberger la gendarmerie...

Savardan, entre Sarthe et Texas [8]

Colette Cosnier, au cours de ses recherches sur Marie Pape-Carpentier [9], avait rencontré les fouriéristes de la Sarthe, et parmi eux Auguste Savardan ; approfondissant ses investigations, elle propose dans Les Cahiers fléchois, un article sur ce médecin, surtout connu par son Naufrage au Texas, récit très critique à l’égard de Victor Considerant et de son attitude lors de la tentative texane. C. Cosnier présente les origines familiales de Savardan, sa formation intellectuelle et médicale, son installation à la Chapelle-Gaugain sous la monarchie de Juillet ; maire de sa commune, membre correspondant de la Société d’agriculture, sciences et arts de la Sarthe, c’est un notable local, qui détonne cependant par son adhésion à la théorie phalanstérienne, ce qui lui vaut une polémique avec l’évêque du Mans en 1846. Menacé de déportation après le 2 décembre 1851, il quitte la Sarthe et s’embarque en 1855 pour le Texas, alors qu’il a près de 60 ans, pour suivre Victor Considerant. Revenu en France, il publie dans les années 1860 des articles, notamment dans L’Economiste français de son condisciple Jules Duval, sur les chemins communaux, le sort des enfants abandonnés, l’instruction primaire... ; il fait aussi paraître plusieurs livres, où il propose de parvenir à « l’extinction du paupérisme » par la réorganisation de l’éducation des enfants et par la commune sociétaire. Il meurt en 1867, fidèle à ses convictions fouriéristes, et probablement considéré comme un original par ses concitoyens sarthois.

Le Dr Barrier et la reconstitution de l’Ecole sociétaire dans les années 1860 [10]

Avec François-Marguerite Barrier (1813-1870), on change de registre, puisqu’avec lui, il s’agit tout d’abord de faire renaître le mouvement fouriériste, c’est-à-dire de rassembler les condisciples dispersés au sein d’une Ecole sociétaire rénovée. Mais l’homme ayant aussi été chirurgien à l’Hôtel-Dieu de Lyon, puis professeur à l’Ecole de médecine de la même ville, c’est une étudiante en médecine qui en a réalisé la biographie ; aussi sa thèse accorde-t-elle une grande place aux activités médicales de Barrier. Celles-ci sont interrompues au début des années 1860 pour des raisons d’ailleurs obscures ; après un échec aux législatives de 1863, Barrier quitte Lyon et s’installe à Paris où il investit beaucoup de temps et d’argent dans le rétablissement de la librairie fouriériste, dont l’existence était vacillante, puis dans la création d’un journal, La Science sociale, qui paraît à partir de 1867.

L’étude de B. Manificat, très détaillée sur la période où Barrier exerce au sein de l’Hôtel-Dieu, ou encore sur son rôle dans l’organisation de la lutte contre la mortalité infantile (il est l’un des fondateurs avec le Dr Alexandre Mayer de la première Société protectrice de l’enfance, créée à Paris en 1865), est plus rapide sur son engagement fouriériste, provoqué par la lecture en 1843 de la Théorie des Quatre mouvements, dont il avait trouvé un exemplaire dans la bibliothèque de son père. De plus, l’absence de notes ne permet pas de connaître les sources précises des informations apportées par l’auteur.

Victor Marchand, maire de Dijon [11]

L’expérience municipale de Victor Marchand permet d’aborder plus nettement la question des relations entre le fouriérisme et la politique. Cet ancien officier du génie est membre du conseil municipal de Dijon à partir de 1884, puis est élu en août 1886 au Conseil général ; il conduit au mois de novembre suivant, pour des élections municipales anticipées, une liste de républicains radicaux. Leur programme promeut « l’association du capital et du travail » et annonce « la création d’une caisse de prévoyance et de retraite », des travaux d’urbanisme et des mesures en faveur de l’enseignement. Le phalanstérien Marchand n’est pas épargné pendant la campagne électorale, puisque ses adversaires insistent sur deux propositions qu’il aurait faites, l’une en faveur de « la coupe tangentielle des arbres de la place de la République », et l’autre concernant l’attribution d’espadrilles aux agents de police qui pourraient ainsi courir plus vite et arrêter plus facilement les voleurs ! Plus sérieusement, Victor Marchand insiste sur la nécessaire « amélioration du sort des classes laborieuses dans les villes et les campagnes et surtout [sur] la protection de l’enfance et des faibles ».

Elu maire grâce à la victoire de la liste radicale, V. Marchand mène une politique très dynamique pendant son mandat : il fait ouvrir de grands chantiers publics qui remodèlent le tissu urbain et procurent du travail aux ouvriers ; il prend des mesures en faveur de la petite enfance (avec l’ouverture d’une crèche) et des plus démunis ; il favorise également le développement de l’enseignement laïque. Cette politique suscite bien sûr de nombreuses critiques de la part des conservateurs et des républicains modérés ; mais Marchand doit aussi affronter les divisions de sa majorité : les séances du conseil municipal deviennent de plus en plus houleuses et son autorité est de plus en plus contestée. Ces conflits et ces troubles aboutissent à de nouvelles élections anticipées en avril 1891, auxquelles Marchand ne se représente pas.

Les difficultés des derniers mois et les moqueries (circule à Dijon une chanson intitulée « Le Phalanstère, dédié à M. Marchand », évidemment très ironique envers ce dernier) ne doivent pas faire oublier la grande activité déployée par Marchand : « sous l’impulsion de son maire, la municipalité réalisa une œuvre particulièrement ambitieuse et brillante grâce à un immense effort financier jamais entrepris par les mairies précédentes », conclut Laurence Barsu. Ce travail et cet exemple permettent tout d’abord, s’il en était besoin, d’invalider les lieux communs sur des fouriéristes rêveurs impénitents, vivant à l’écart du monde réel et dont les projets seraient forcément irréalisables et voués à l’échec. Ils incitent également à réfléchir sur la façon dont les convictions fouriéristes ont pu être formulées dans le cadre des nouvelles configurations idéologiques qui se mettent en place à partir de la fin du Second Empire et sous la IIIe République : si les programmes radicaux, sur lesquels se présentent des fouriéristes dans différentes villes, semblent parfois bien éloignés du monde harmonien décrit par Fourier, des affinités sociologiques (un recrutement dans les classes moyennes, et en particulier dans la bourgeoisie diplômée des ingénieurs, médecins, avocats) et surtout idéologiques (une forte sensibilité à la question sociale, mais le refus de la lutte des classes et de la révolution ; la promotion de l’association, de la mutualité et plus généralement des « solidarités » ; la foi dans l’instruction et la croyance dans le progrès) peuvent expliquer le rapprochement d’univers qui, en raison de l’évolution du parti radical au XXe siècle et surtout après les relectures plus libertaires du fouriérisme depuis les années 1960, peuvent aujourd’hui paraître très dissemblables.

Jean-Baptiste Godin et la psychosociologie [12]

Le Familistère de Guise a fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1970, qu’ils soient l’œuvre d’historiens, d’économistes, de sociologues, d’architectes ou de chartistes.... Mais Odile Vacher, dans un travail de doctorat d’Etat, a abordé l’œuvre de Godin sous un autre angle, celui de la psychosociologie ; prolongeant les travaux de son directeur de thèse, Robert Pagès, qui, il y a déjà de nombreuses années, avait observé dans certains ouvrages de Fourier et de ses disciples les prémices de la psychosociologie expérimentale, elle a étudié les « essais » réalisés sur le personnel afin d’améliorer le fonctionnement du Familistère. Une grande partie de ces expériences concernent la question de la rémunération : Godin s’interroge en effet sur la façon de récompenser les plus méritants, et en particulier de rétribuer « le talent » ; il va donc à plusieurs reprises et sous des formes diverses, demander aux employés et aux ouvriers de déterminer la meilleure façon de désigner les bénéficiaires de ces primes, et aussi de s’évaluer entre eux. De nombreuses notes sont issues de ces expériences, qui se déroulent pour l’essentiel de la fin des années 1860 à la fin des années 1870. Ces données issues de travaux empiriques, liés à des préoccupations très pragmatiques, Odile Vacher les reprend dans une perspective théorique, et les retraite à l’aide des outils statistiques de la fin du XXe siècle ; elle analyse les techniques psychométriques et sociométriques de Godin, « défricheur sans successeur [...] et sans le savoir, précurseur ou pionnier d’une psychosociologie expérimentale » (p.3), et montre aussi à l’aide du dépouillement d’archives et des résultats quantitatifs obtenus, les divergences entre Godin et ses salariés, et parmi ceux-ci, entre ceux qui demeurent au Familistère et ceux qui habitent à l’extérieur, voire entre ouvriers et employés.

D’autre part, alors que des travaux (notamment ceux de G. Delabre et J.-M. Gauthier) ont plutôt insisté sur les distances que prend Godin, non seulement à l’égard de l’Ecole sociétaire, mais aussi de la théorie fouriériste, O. Vacher tend au contraire à inscrire ces expériences familistériennes dans le prolongement de la réflexion menée par Fourier sur les passions et les séries ; l’un des passages de sa thèse, concernant la seconde moitié des années 1870, s’intitule d’ailleurs : « Godin est encore fouriériste ».

Entre Paris et Budapest, entre Fourier et Comte : le parcours de Victoire Tinayre [13]

On retrouve, brièvement, le Familistère de Guise, dans l’étude que Claude Schkolnyk a consacrée à Victoire Tinayre, puisque celle-ci a travaillé quelque temps dans les écoles fondées par Godin. Cependant, ceci ne constitue qu’une étape d’une vie très riche, que l’auteur a pu étudier notamment grâce à une abondante correspondance familiale. La biographe, toutefois, ne se contente pas de reconstituer le parcours individuel de son héroïne, mais l’inscrit dans le cadre du mouvement socialiste, du Second Empire et la Troisième République.

Victoire Guerrier est née à Issoire en 1831 ; se destinant très jeune à l’enseignement, elle perd cependant son emploi d’institutrice au lendemain du 2 décembre 1851 et de la répression antirépublicaine dont est victime sa famille. Elle part alors travailler à Neuilly comme lingère, puis retourne à l’enseignement en 1856 et se marie avec Jules Tinayre deux années plus tard. Tout en dirigeant un pensionnat de jeunes filles, elle publie quelques romans et s’engage dans le mouvement social ; elle fonde en 1868 une « Ecole professionnelle » de jeunes filles, participe à la création d’une coopérative, intervient lors des réunions publiques de la fin du Second Empire, adhère à l’Association Internationale du Travail, noue des amitiés avec Eugène Varlin, Léo Frankel... Pendant la Commune, elle est nommée « inspectrice générale des livres et des méthodes d’enseignement dans les écoles de filles de la Seine », et s’occupe parallèlement de la laïcisation des écoles primaires. Alors que son mari est plutôt hostile à la Commune et reste à l’écart des débats et des combats, il est arrêté et exécuté par les Versaillais, tandis qu’elle-même se réfugie en Suisse, où elle va vivre de leçons.

Afin d’améliorer sa situation matérielle, d’autant qu’elle a cinq enfants à nourrir, elle part ensuite en Hongrie et y reste pendant cinq années. De retour à Paris à la fin de l’année 1879, elle reprend contact avec le militantisme socialiste et féministe ; elle entretient ainsi des relations amicales avec la fouriériste Virginie Griess-Traut, qui lui permet d’ailleurs d’obtenir la gérance de la Librairie des sciences sociales en 1883, fonction qu’elle n’occupe que quelques semaines avant de rejoindre Guise.

Victoire Tinayre est-elle fouriériste ? Sans doute éprouve-t-elle quelques sympathies pour le projet phalanstérien, comme le suggère Claude Schkolnyk à propos de son engagement dans le mouvement coopératif dans les années 1860, de sa fréquentation de quelques disciples de Fourier dans les années 1880, voire de ses préoccupations pédagogiques, qui la rapprochent de l’éducation harmonienne. A vrai dire, on a du mal à la situer parmi les différents courants de pensée du milieu du XIXe siècle, sauf à la fin de sa vie où elle évolue plus nettement vers le positivisme comtien. Pour le reste, elle appartient de façon générale à un socialisme associationniste et humanitaire, pacifiste et volontiers anticlérical, sans affiliation exclusive, ni même référence nécessaire à une œuvre théorique précise [14].

Le syncrétisme socialiste de Maurice Lachâtre [15]

Dans le Dictionnaire universel qu’il a dirigé et publié au début du Second Empire, Maurice Lachâtre (1814-1900) déclare qu’il a été « tour à tour saint-simonien, phalanstérien, partisan des idées proudhoniennes », mais qu’il « est arrivé, de progrès en progrès, à se ranger au communisme [de Cabet], dernière forme sociale que doit revêtir l’humanité, selon son sentiment » ; éditeur de L’Extinction du paupérisme de Louis-Napoléon Bonaparte avant 1848, puis des Mystères du peuple d’Eugène Sue, Lachâtre est lui-même l’auteur de plusieurs ouvrages (notamment d’une Histoire des papes : crimes, meurtres, empoisonnements, parricides, adultères, incestes des pontifes romains...) et en particulier de plusieurs dictionnaires auxquels ont collaboré les fouriéristes Jules Duval et Jules Delbruck. Sa vie a été aussi aventureuse que son parcours idéologique a été sinueux : prêchant la parole saint-simonienne dans le Var au milieu des années 1830, il fréquente Louis Blanc et le fouriériste Cantagrel dans les clubs de 1848, participe à la banque d’échanges de Proudhon, est qualifié de « socialiste icarien » par la police, quitte la France en 1857 pour échapper à la répression du Second Empire, reçoit Blanqui dans sa propriété girondine au début de l’année 1871, avant de s’engager dans les rangs de la Commune, de fuir à l’étranger pour s’installer successivement en Espagne, Angleterre, Belgique, Suisse, et enfin en Italie, puis d’éditer la première version française du Capital de Marx ; il finira par se rapprocher de l’anarchisme...

François Gaudin utilise le mot « phalanstère » pour désigner le domaine d’Arbanats (Gironde), sur lequel Lachâtre s’installe en 1846 et institue des écoles de garçons et de filles, un dispensaire homéopathique, une caisse de retraite, une banque communale... [16] ; au début des années 1850, les terres sont divisées et vendues aux exploitants qui deviennent ainsi propriétaires du sol qu’ils travaillent. A vrai dire, ces initiatives, si elles empruntent à Fourier sur certains points (Lachâtre se prononce par exemple pour le « travail alterné par courtes séances »), s’en distinguent fortement sur de nombreux autres : en particulier, la promotion du petit propriétaire-exploitant est d’inspiration nettement proudhonienne, bien que Lachâtre se présente alors comme le disciple du communiste Cabet !

Lachâtre est aussi un individualiste : il peut se dire phalanstérien ou icarien, mais il n’appartient pas à l’Ecole sociétaire et ne semble pas avoir de liens étroits avec Cabet ou ses disciples restés en France ; et Proudhon, avec lequel il correspond brièvement en 1851, éprouve une grande méfiance à son égard. Avec Lachâtre, c’est une autre façon d’appréhender Fourier que l’on observe, en l’effleurant, parfois en lui empruntant, mais en restant à distance des disciples et en manifestant une grande liberté avec les théories [17].

Henri Desroche, dans La société festive. Du fouriérisme écrit aux fouriérismes pratiqués, avait envisagé différents « modèles » du fouriérisme, « refoulé » ou « rêvé », « projeté », « métissé »... Les quelques études présentées ci-dessus ne partent plus du « modèle » : elles sont d’abord centrées sur des individus. Ce qui est envisagé, ce ne sont donc plus tellement les censures, les mutilations, les transformations du ou des textes originels ; mais plutôt la façon dont l’espérance harmonienne se conjugue avec d’autres préoccupations, s’insère dans un ensemble d’idées et de projets avec lesquels elle doit composer ou se combiner, s’inscrit dans une expérience singulière et un contexte à chaque fois particulier.

L’adhésion au fouriérisme peut n’être que momentanée (chez Maurice Lachâtre, voire chez Victoire Tinayre) ou reléguée à un second rang, quand le combat pour la République et les libertés paraît prioritaire (avec Valeton de Boissière ou les Durand de Gros), ou bien encore constituer l’engagement principal jusqu’à la mort, comme chez Jouanne, Barrier ou Muiron [18]. Elle peut prendre des formes très diverses, que n’épuisent évidemment pas les quelques cas évoqués ici [19].

Sans doute cette addition de biographies individuelles laisse-t-elle dans l’ombre d’autres dimensions des convictions et des combats phalanstériens, d’autant que les auteurs de ces travaux ont généralement été amenés vers leurs « héros » par d’autres motivations que l’étude du fouriérisme ; le genre biographique lui-même possède ses propres inconvénients ou ses propres limites : en centrant l’attention sur l’individu, il peut négliger les réseaux, les systèmes d’influence ou de relations. Il permet toutefois d’inscrire les convictions fouriéristes dans la durée, c’est-à-dire d’observer non seulement le temps de l’adhésion, mais éventuellement celui des doutes, des divergences, voire de l’abandon du projet phalanstérien, ou pour d’autres, au contraire, celui de l’affermissement dans la croyance en la proximité de l’Harmonie.