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Un entretien avec Simone Debout
Entretien réalisé le 22 avril 2003, complété par Simone Debout en septembre de la même année
Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 11 janvier 2007

par Bouchet, Laurence, Debout, Simone

La discussion, axée sur l’amour, porte sur quatre points : les conditions dans lesquelles Simone Debout a découvert et publié Le Nouveau monde amoureux, le rôle de l’amour dans l’utopie de Fourier, la fonction des femmes - puisqu’elles semblent essentielles pour accéder à l’utopie -, l’actualité de ces questions avec notamment le phénomène de la révolution sexuelle.

Laurence Bouchet : La philosophie de Fourier forme un ensemble où tout se tient, si bien qu’en tirant sur un fil on finit par dévider toute la bobine. J’aimerais aborder avec vous le thème de l’amour et entrer dans la pensée de cet utopiste par ce chemin. L’aspect passionnel a été longtemps oublié par les disciples successeurs de Fourier au profit des analyses économiques et sociales. C’est en 1967, lorsque vous avez découvert puis publié les manuscrits jusqu’alors inédits du Nouveau monde amoureux, que cet aspect du fouriérisme a été mis à jour et a permis de relire avec un nouvel œil l’œuvre déjà connue.

Simone Debout : Bien sûr, cet aspect est tout à fait central, tout est commandé par sa notion de l’amour très généreux en relation avec le sentiment de l’altérité. Cependant, il ne faut pas pour autant oublier le côté économique parce que finalement tout est lié et c’est ce que je voudrais tout de même souligner au début : son indignation face à la pauvreté et au malheur qui réduisent les gens en deçà de ce qu’ils peuvent être.

Alors que Saint-Just écrivait “ Le bonheur est une idée neuve en Europe ”, pour Fourier le bonheur doit être mondial, l’idée neuve est celle d’une interdépendance du bonheur : “ L’humanité sera tout entière heureuse ou nul peuple ne jouira du bonheur ” et sa notion de l’amour est liée à cette exigence du bonheur pour tous.

L. B. : Un bonheur lié à des conditions matérielles, mais pas seulement.

S. D. : Oui, un bonheur qui exige que les besoins naturels soient satisfaits, faute de quoi l’homme se trouve abaissé. Les castors en servitude domestique, dit-il, ne sont plus des castors et si l’on juge l’homme à partir de l’exemple du paysan russe qui n’a jamais eu aucune liberté d’être, on ne connaît pas l’homme. On connaît une sorte de réduction animale de l’homme.

L. B. : Il faut des exigences économiques satisfaites mais il s’agit de moyens, conditions nécessaires mais pas suffisantes au bonheur.

J’aimerais, si vous en êtes d’accord, axer notre réflexion sur quatre pistes : tout d’abord sur les conditions dans lesquelles vous avez découvert et publié Le Nouveau monde amoureux, ensuite sur le rôle de l’amour dans l’utopie de Fourier, sur la fonction des femmes puisqu’elles semblent essentielles pour accéder à l’utopie, et enfin sur l’actualité de ces questions notamment avec le phénomène de la révolution sexuelle.

Comment avez-vous pris connaissance de l’existence des cahiers inédits du Nouveau monde amoureux  ?

S. D. : En allant aux archives qui étaient alors beaucoup plus accessibles que maintenant. On m’a laissé fouiller dans la cantine où se trouvaient les papiers de Fourier. Ils avaient déjà été regardés par Emile Poulat qui les avaient répertoriés. Je tombe sur cinq cahiers manuscrits, un peu illisibles et absolument inédits, je cherche à les lire et découvre que c’est passionnant. Fourier a été plus libre là que dans aucun autre de ses livres parce qu’il l’écrivait sans savoir s’il le publierait, il ne l’a d’ailleurs pas publié, il était donc livré à sa seule fantaisie et à ses observations. La vie qu’il menait alors avec ses jeunes nièces, le plongeait dans un vif émoi amoureux, même s’il restait, dit-il, fidèle à l’esprit de famille.

L. B. : Cette situation l’a aussi libéré pour écrire.

S. D. : Oui, certainement, il y avait là toute une expérience qui lui a permis d’aller plus loin, jusqu’au bout de sa pensée. Si on lit ce texte et son premier livre, La Théorie des quatre mouvements, on a vraiment l’essentiel de ce qu’il veut dire.

L. B. : En toute liberté.

S. D. : Oui, mais une liberté opposée à l’autarcie. Contrairement à Descartes qui croit pouvoir se détacher et penser seul, chez Fourier la liberté n’existe qu’avec l’autre, le sujet se construit avec l’autre.

L. B. : Cette liberté se ressent-elle dans sa façon d’écrire ?

S. D. : Le manuscrit du Nouveau monde amoureux n’était pas préparé pour l’édition, il y a des mots qui sont restés en blanc, certains sont illisibles mais assez peu, il y a aussi des redites. J’étais parvenue à lire à peu près tout. C’est à la fois très préparé, très concerté et même organisé mais non comme il préparait ses autres livres. Les disciples ont dû avoir vent de ce texte mais ils en ont eu peur. Quand ils l’ont trouvé après sa mort, ils l’ont occulté complètement et quand ils en ont laissé paraître quelques phrases, ils les ont tronquées.

Donc, et c’est encore vrai aujourd’hui, ce texte est étonnant. Même si l’on a désormais épuisé tous les scandales, Fourier surprend, en particulier avec ses analyses des exceptions qui doivent être socialisées. Elles n’existent dans leur vérité que lorsqu’elles se découvrent au contact d’autrui : alors elles sont immédiatement non seulement dicibles et conscientes mais en même temps non pas nuisibles ou dangereuses, elles sont inventives et bénéfiques.

L. B. : Cela a été pour vous une révélation.

S. D. : Oui, une révélation et un plaisir, même s’il s’agissait en même temps d’un très gros travail. Je l’ai fait à un moment où j’avais des préoccupations familiales. Les gens des archives m’envoyaient les textes à Grenoble où je vivais. Je lisais et transcrivais à la main quand j’avais quelques moments.

L. B. : Vous avez alors entrepris la publication.

S. D. : Je l’ai entreprise tout de suite après. C’est Anthropos qui a pris le risque à ce moment-là de publier la première édition des œuvres complètes, même si elle n’est pas parfaite. J’avais repris La Théorie des quatre mouvements à partir de l’édition originale et des ajouts manuscrits de Fourier, le reste ils l’ont simplement photographié sur les secondes éditions.

L. B. : André Breton a-t-il eu une connaissance de ces textes ?

S. D. : J’ai connu André Breton après avoir découvert Fourier. Mais quand j’ai lu son Ode à Charles Fourier, je suis allée le voir. J’ai beaucoup vu Breton dans les dernières années de sa vie. Radovan Ivsic m’a dit qu’il était en train d’annoter le premier article que j’avais écrit dans la revue Les Temps modernes les derniers jours de sa vie à Saint-Cirq Lapopie. Malheureusement je n’ai pas eu cet exemplaire en main.

L. B. : Quand les cahiers du Nouveau monde amoureux ont été connus, quelle a été sa réaction ?

S. D. : Il n’a pas vu la parution du Nouveau monde amoureux en 1967 puisqu’il est mort en 1966. Mais je lui en ai parlé et j’avais écrit cet article des Temps modernes dans lequel figuraient des passages de ce livre qui certainement l’ont intéressé. Je lui en avais parlé naturellement. Je l’ai beaucoup vu à ce moment-là, il y avait de l’exaltation dans l’amitié que donnait Breton.

Ces jours-ci les amis d’André Breton étaient bouleversés de voir disparaître et disperser tout ce qu’il y avait chez lui, tout ce que j’avais vu souvent et encore après sa mort chez Elisa qui était très accueillante et qui conservait précieusement ces objets. Il vivait modestement à la fin de sa vie ; aujourd’hui on voit ses objets se vendre à des millions d’euros.

L. B. : C’est la civilisation mercantile qui a fait disparaître le sens qui jaillissait de la coexistence de ces objets.

Si l’on en vient à la place de l’amour dans l’utopie de Fourier, il me semble qu’on peut voir cette notion sous deux angles : d’un côté l’amour fait partie des douze passions et représente avec l’amitié, l’ambition, le familisme, une des quatre passions affectives, d’un autre côté on le retrouve dans la treizième passion, celle qui tient ensemble toutes les autres : l’unitéisme. Il est donc à la fois une partie et un tout.

S. D. : Tout cela est vrai, à tel point qu’on peut dire qu’au fond le sens de toutes les passions c’est l’amour. Il en constitue le sens ultime car elles sont toutes tension vers l’autre et elles supposent, elles suscitent une réponse de l’autre. Il ne s’agit pas seulement d’une construction imaginaire ou conceptuelle ; c’est toujours un échange vivant qui se crée.

J’avais cité Matisse qui écrit que “ le rapport c’est l’amour ”. Or tout est rapport chez Fourier : s’il n’y a pas de rapport, pas de lien, il n’y a pas d’existence. L’existence d’un être est une forme d’amour même quand il voit, quand il jouit des choses, par la vue et par tous les autres sens.

Tous mouvements passionnels qui convergent dans l’unitéisme, non l’unité qui n’est jamais réalisée mais une tension vers l’unité tel un horizon toujours fuyant à mesure qu’on approche. L’unitéisme “ souche et but de toutes les passions ”, est tendance des plus extrêmes singularités. Ainsi le plus particulier a une sorte de vertu universelle. Il y a cette possibilité par le sensible et l’affectif de communiquer avec le plus étranger, de retrouver à travers ce qui nous est le plus éloigné dans le temps ou l’espace, des mœurs, des cultures qui nous émeuvent directement, sans passer par la conception. Il y a une propension universelle sous l’égide de l’amour. Un peintre par exemple est amoureux de ce qu’il cherche à voir, de l’échange qu’il instaure avec le visible et qu’il essaie de rendre en peinture.

L. B. : L’unité est à réaliser, mais en même temps l’utopie est immanente. Ainsi vous écrivez dans L’Utopie de Charles Fourier : “ Elevant au plus haut degré l’ivresse des sens et de l’âme, l’amour est propre à fournir le germe d’une religion d’identification avec Dieu, bien différente des religions civilisées qui sont culte d’espérance en Dieu ”. A vous lire il semble que la religion soit immanente et immédiate.

S. D. : C’est immédiat mais on apprend à voir et à aimer. C’est immédiat parce que fondé sur un centre de vie prépondérant, prégnant et universel mais en même temps c’est un apprentissage constant.

L. B. : Un horizon et un maintenant. Cela fait penser à Breton et à son idée du “ hasard objectif ”.

S. D. : Oui, le hasard objectif c’est rencontrer à l’extérieur, dans le monde, ce que l’on attendait sans le savoir ; il y a une saisie immédiate mais aussi une préparation à travers le temps et l’histoire de l’individu. Tout à coup il trouve l’objet de son désir, “ la trouvaille ” qui l’éclaire sur lui-même ou la rencontre de l’être aimé qui lui semble prédestiné parce qu’il comble une attente profonde informulée.

L. B. : C’est la notion de “ trouvaille ” dans L’Amour fou, quand André Breton parle du “ merveilleux précipité du désir ”.

S. D. : Comme si tout à coup l’extérieur répondait au désir. C’est une conjonction qui s’est produite, une sorte d’apparition du merveilleux non pas fantasmagorique mais du merveilleux créé à la fois par l’individu passionné, le désir profond qu’il a, et l’échange immédiat avec ce qui l’attire. Il y a dans ce “ hasard objectif ” quelque chose d’inexpliqué et d’inexplicable, une rencontre qui reste aléatoire et tellement merveilleuse. Bien entendu, Breton a créé des conditions, il a recherché l’objet qui allait tout à coup surgir, mais que cette trouvaille vienne ce jour-là, à ce moment-là, cela demeure une conjonction inexpliquée. Il y a des coïncidences extraordinaires.

L. B. : Qui échappent à toute forme de rationalité ou de récupération.

S. D. : Oui, et chaque fois que Breton a expérimenté de telles rencontres, il les a décrites très précisément et minutieusement, sans chercher d’explications occultes. Il laisse la question en suspens.

L. B. : Comment cela est-il lié au temps ?

S. D. : Parce qu’il y a un apprentissage constant de l’individu, révélation à lui-même dans son rapport avec l’autre. Il a de plus en plus d’individualité à mesure qu’il multiplie les rencontres et découvre ce qu’il attend, il se fait être lui-même grâce à ses mouvements vers l’autre.

L. B. : A la différence de Descartes où le sujet est fermé en lui-même sans avoir besoin en premier lieu d’établir ce rapport.

S. D.  : En effet selon Descartes, on verrait plus exactement les choses si l’on n’avait pas d’yeux, par la pure inspection de l’esprit ; or pour Fourier cela n’a pas de sens, l’inspection de l’esprit vient après l’image. C’est l’image sensible qui permet la pensée ; même en ce qui concerne le schématisme imaginaire.

L. B. : Il y a donc bien un sujet, mais un sujet traversé par les passions et qui se construit.

S. D. : Un sujet labile qui devient de plus en plus sujet grâce à ses rencontres. Il n’y a pas dans cette propension vers les choses et vers les autres simplement de la dispersion, il y a aussi un centre. Ce centre, il ne le précise pas mais on le sent, c’est la force du désir singulier qui l’exprime et donc davantage le désir exceptionnel des grands caractères ou des maniaques les plus infimes. Il y a là une singularité féconde, latente, qu’il cherche à désaliéner de toute influence extérieure et à libérer des interdits. C’est pour cela qu’il est très soucieux de ne pas influer sur les goûts “ naturels ” des enfants et notamment sur leur sexualité.

L. B. : Y a-t-il une sexualité chez les enfants ?

S. D. : Oui, mais justement pour cette raison, il veut les protéger de toute vision, expérience et savoir prématurés. Il veut même les protéger de la vision des animaux se reproduisant, or comme les enfants sont élevés dans la nature cela semble difficile. Mais il a peur de ce qui imprègne de l’extérieur et aliène, et déforme la singularité en gestation.

L. B. : Dans son livre intitulé L’Héritage de Fourier, utopie amoureuse et libération sexuelle, Michel Brix ? accuse Fourier d’être à l’origine de la révolution sexuelle, de l’esprit mercantile et de la dispersion du sujet qui ont pu l’accompagner.

S. D.  : Il est vrai que le moi pour lui n’existe pas, c’est une entité parfaitement imaginaire.

L. B. : Mais il existe malgré tout une singularité.

S. D.  : Chaque exception est une singularité centrée, tout à fait contraire au mercantilisme sexuel. Fourier fait l’inventaire de toutes les formes d’amour, des plus sexuelles, des plus matérielles à la Céladonie la plus spirituelle. Mais dans tous les cas même lorsque le rapport est asymétrique, l’amour exige un échange et donc une action de l’autre comme une action du sujet.

L. B. : On ne peut donc imputer à Fourier le côté mercantile de l’excitation sexuelle et de l’industrie pornographique.

S. D. : Non, chez lui, c’est tout autre chose. Il parlait à un moment où cette libération sexuelle n’existait pas, elle n’avait eu lieu que pour les femmes aristocrates du XVIIIe siècle, également pour certaines ouvrières au XIXe siècle, mais il s’agissait d’exceptions. Il cherchait les formes originales et libres de la sexualité et prônait même l’orgie. Il décrit des manifestations étranges de ces manies, comme celle de cet homme qui aimait gratter les talons d’une femme. Il avait conquis une partenaire qui ne partageait pas ses goûts mais qui appréciait sa délicatesse et donc il y avait un échange de sentiments, un échange sensible affectif.

L. B. : Il y a donc une complémentarité dans la relation d’amour et non une identification dans l’exclusivité.

S. D. : Oui, un refus de l’exclusivité et de l’exclusion. Il n’est pas question de considérer qu’une manie est anormale. C’est la normalité qui est anormale, car elle est le fait d’un consensus venu de l’extérieur qui aliène la singularité de tout individu. C’est cette singularité qu’il veut, au contraire, faire advenir et à qui il offre tous les chemins de son propre apprentissage.

L. B. : Cette singularité naît en écho avec le monde extérieur et les rencontres.

S .D. : Elle ne sera jamais celle d’un moi férocement replié sur lui-même, d’un Sade par exemple.

L. B. : Michel Brix ? critique également l’injonction à jouir qui conduit entre autres à la disparition du couple monogame. Une sorte, finalement, de nouvel ordre moral inversé.

S. D.  : Il y a du vrai, mais il s’agit de bonheur plus que de jouissance, or le plaisir est une composante du bonheur, une pierre de touche de toute la nature, plaisir d’une couleur, plaisir d’une lumière, plaisir de l’amour. Le couple monogame n’est pas exclu de l’Harmonie mais il lui paraît rare. Cette rareté que nous observons en effet aujourd’hui, après la libération sexuelle, n’est en réalité pas nouvelle. Fourier dans sa Hiérarchie du cocuage répertorie 72 espèces de cocus mais la société du XIXe siècle était certainement plus hypocrite que celle d’aujourd’hui sur cette question.

L. B. : L’utopie de Fourier a-t-elle été réalisée avec la révolution sexuelle ?

S. D. : Non, certainement, mais tout au contraire, car il y a une imprégnation de tout cela par l’esprit mercantile, y compris chez les échangistes. Il y a chez Fourier, même dans ses descriptions d’orgies, une pudeur, une délicatesse, quand il parle de sexualité ; il est loin de la pornographie actuelle. La satisfaction des besoins corporels et sexuels est nécessaire. Il affirme qu’il n’y a pas de purs sentiments s’il n’y a pas satisfaction du matériel, en témoignent, dit-il, des pauvres femmes qui ne connaissent pas ces satisfactions et sont aigries, revêches.

L. B. : Le corps et l’esprit fonctionnent ensemble.

S. D. : En effet, même au plus haut degré de la spiritualité, il y a toujours une importance extraordinaire du corps et de la chair vivante, de la chair qui échange avec la chair du monde.

L. B. : Existe-t-il des textes où il évoque ces rapports du corps et de l’âme ?

S. D. : Oui, lorsqu’il critique Descartes. Comment peut-on parler de son existence indépendamment d’une existence réelle corporelle ? C’est un doute superflu et ridicule. Ce qui est indivis, c’est cette existence corps-esprit et l’existence de l’autre. De même, il n’est pas pour lui question de devenir maître et possesseur de la nature, mais d’être allié à cette nature. Cependant l’homme n’est pas un animal. Il a un destin et un apprentissage à faire qui le distinguent de l’animal. Son corps et son esprit diffèrent par la conscience et par la richesse des passions. L’activité créatrice commence au niveau des passions. La sensibilité, au lieu d’être purement passive est active, ou plutôt elle est indissolublement active-passive ; on reçoit et on donne. On reçoit du monde et on donne sans compter à ce monde. La profusion des passions est une potentialité qui vient à l’actualité grâce à ce que l’on reçoit, ce que l’on accueille activement du monde humain et naturel.

L. B. : On donne sens au monde qui nous entoure et en même temps ce monde nous donne sens. Vous avez évoqué la notion d’intentionnalité.

S. D. : Une intentionnalité passionnelle et non transcendantale. Fourier a trouvé le concept de nature intentionnelle, “ la nature intentionnelle des hommes ”. Il cherche dans les passions quelque chose qui se relie aux forces internes de la nature. Qui peut avoir une complicité avec les forces de la nature, peut les pénétrer de l’intérieur.

Les animaux sont des êtres naturels avec lesquels on a une entente. Au lieu de les dresser comme en civilisation, on les éduque par la musique et le chant. Il y a une entente mais sans qu’il y ait de confusion, l’amour pour les animaux ne devient pas chez lui idolâtrie pour les bêtes familières.

L. B. : Nous avons évoqué l’amour au sens de l’unitéisme, il y a là quelque chose de religieux au sens premier de relier. Relier l’homme au monde et relier les hommes entre eux.

S. D. : Ce qui est important c’est ce qui se passe entre.

L. B. : Si l’on s’intéresse maintenant aux douze passions, l’amour trouve sa place dans les quatre passions affectives, aux côtés de l’amitié, de l’ambition et du familisme.

S. D. : Oui, mais il n’y a pas de frontière de l’une à l’autre de ces passions, l’amour est leur sens ultime. “ Les pères de la rédemption ”, dit-il, réunissent l’amour et l’amitié. Et de même il n’y a pas de frontière absolue entre les passions sensitives et affectives, car les cinq sens ne sont pas seulement une réception passive, mais aussi une propension à voir, entendre, à sentir ; il s’agit comme dans l’affection d’un mouvement vers l’extérieur sensible.

L. B. : On peut toutefois distinguer l’amour et l’amitié, passion mineure et passion majeure au sens musical. L’amour comme le mode mineur étant plus pathétique et plus mystérieux.

S. D. : Les femmes ont moins tendance à l’ambition mais elles en ont plus à l’amour.

L. B. : Les quatre passions affectives conduisent à créer, mais selon des modalités différentes. Créer par ambition, c’est l’émulation.

S. D. : Oui, cela correspond à la cabaliste, passion qui renforce l’émulation, les conflits et la discorde même qui ont leur place dans le monde de Fourier car ils permettent le mouvement.

L. B. : Michel Brix ? critique dans l’utopie fouriériste un monde d’où le mal serait exclu.

S. D. : Le mal est dépassé. “ la passion ne se soigne que par elle-même ”, écrit-il, un degré plus haut absorbe un degré inférieur. Le conflit naît du degré inférieur, l’opposition du moi et de l’autre appauvrit l’individu, elle manifeste un degré inférieur de la passion. C’est un pari utopique, Fourier affirme qu’il n’y a pas de part maudite irréductible.

L. B. : On trouve également cette idée chez Spinoza, le mal est un moindre être tandis que le bien est une augmentation de la puissance d’être.

S. D. : De même chez Fourier la passion la plus haute est un degré plus élevé de son propre être et de son propre être avec l’autre. Ce dépassement est fondé sur une conservation du passé.

Ainsi lors de la guerre en Irak, les américains qui n’ont pas de lointain passé mémorisé, n’ont fait aucune attention au patrimoine des autres. Ils ont installé des chars pour préserver l’industrie du pétrole mais n’ont rien fait pour protéger les hôpitaux et le musée de Bagdad qu’ils ont laissé piller. Indifférents, à moins qu’ils n’aient été obscurément jaloux de ce passé.

L. B. : Peut-être ont-ils voulu faire table rase du passé pour instaurer un monde où ils pourraient tout prévoir et assurer définitivement leur sécurité.

Mais, pour revenir à Fourier, celui-ci critique souvent la tradition.

S. D. : Oui, en tant qu’elle nous enracine dans les préjugés et empêche un mouvement vers l’imprévu et le nouveau. Mais il se fonde aussi sur la tradition et sur ce qui a été acquis. C’est net lorsqu’il parle du beau langage, il dit que c’est la dernière acquisition d’un peuple qui accédera à l’utopie. C’est ce qu’on acquiert le plus lentement, mais on l’acquiert grâce au passé et non contre lui. Il évoque le ton des grandes dames ou des citoyens d’Athènes. Il faut pour apprendre cela beaucoup de générations et de temps.

L. B. : Il se prétend “ illitéré ” pour reprendre son néologisme, mais ne nie pas la culture.

S. D. : Il reprend une tradition mais il ne donne pas ses sources. Il s’appuie souterrainement sur Louis Claude de Saint-Martin et par lui sur Jacob Boehme, sans les citer, car il est très jaloux de son originalité. Fourier craignait le plagiat mais il s’inspire de certains courants de pensée sans le dire. J’ai commencé un travail sur cette question et espère le terminer pour le donner aux Presses du réel.

L. B. : L’utopie de Fourier ne fait donc pas table rase de tout pour s’installer dans la pureté d’un autre lieu où il serait possible de tout planifier comme par exemple chez Campanella. Là encore on peut s’interroger sur le rapport au temps. L’utopie est mouvement mais n’a pas vraiment de commencement.

S. D.  : Oui, il s’agit de prolonger des mouvements. De même, il faut tenter de mettre en mouvement ce qu’on trouve dans ses écrits, de les prolonger en révélant ce qui reste implicite dans ce qu’il dit. C’est ce que j’ai essayé de faire. La mesure consiste à ne pas déformer ce qu’il dit et en même temps de ne pas se contenter de le répéter ; il s’agit de rester dans sa lignée.

L. B. : L’utopie, quand on la lit, se situe ici et maintenant, il ne s’agit pas d’un espoir à repousser dans un improbable lointain.

S. D. : Oui, certains disciples ont d’ailleurs pris peur d’une partie très libertaire de Fourier. Marcuse a bien vu qu’Eros pourrait nous libérer du mercantilisme mondialisé. En 1968, il a conquis les étudiants de Californie en développant des idées fouriéristes, la force effective de l’amour notamment, que Fourier décelait en toutes ses variantes sensitives et affectives : la puissance effective des impressions singulières lorsqu’elles se libèrent des préjugés et des conventions. Les prodiges ne sont plus alors rêvés ou espérés dans un avenir lointain mais réels ici et maintenant, créés par l’art et la vie résolument unis. Merveille féerique qui prête aux critiques, à la satire, une nuance d’humour et une légèreté puisque le mal est réel et discriminé à la lumière de l’émancipation, de la liberté possibles.

L. B. : Si l’on observe la situation actuelle, les extrémistes religieux prétendent échapper à la logique capitaliste occidentale. Mais les terribles violences qu’ils commettent doivent-elles nous conduire à nous résigner aux lois du marché et à la puissance de l’argent ? Il existe pourtant d’autres possibilités. Ainsi Fourier affirmait-il qu’on mesure le degré d’avancement d’une civilisation à la liberté que celle-ci accorde aux femmes. Quel est le rôle des femmes dans ce cours de l’Histoire ? Pourquoi sont-elles si sensibles à l’amour ? Est-ce lié à un contexte historique qui, les cantonnant à la vie domestique, les enfermant à la maison, les a guidées vers un développement particulier de leur vie affective ou bien cette caractéristique est-elle liée à des dispositions naturelles ?

S. D. : Fourier prône la différence, plus que l’égalité des sexes. La femme est magnifiée dans sa différence. Il en va tout autrement chez Sade qui rêve d’une fille qui serait son alter ego et d’une destruction de la mère qui pour lui n’a aucun rôle dans la procréation à part celui de réceptacle. Il souhaitait avant l’heure la réalisation d’un clonage, comme par scissiparité du père qui deviendrait la fille. Au contraire chez Fourier importe la différence des sexes, différence créatrice de conflits, d’échanges et de situations imprévues. Il ne s’agit pas tant de demander l’égalité que de donner toutes leurs chances aux femmes afin que dès l’enfance elles ne soient pas conditionnées par des préjugés qui réduisent leur vie et leur possibilité d’expression. Elles doivent pouvoir devenir ce qu’elles sont parfois avec des goûts de fille, parfois avec des goûts de garçon, et il y a aussi des transsexuels.

L. B. : La différence n’est donc pas seulement due au contexte historique et social, il y a une différence de nature.

S. D. : Oui, Fourier n’est pas Simone de Beauvoir.

L. B. : Pourtant, il y a bien un contexte, depuis les révolutions industrielles les hommes ont dû participer au développement économique, à la recherche de la productivité, du profit et à la survalorisation du travail, tandis que les femmes sont restées dans leur majorité et jusqu’à la Première Guerre mondiale en marge de ce mouvement.

S. D. : Oui, il faut prendre aussi en compte cette situation et, comme le dit Fourier, les femmes sont comme des castors, enfermées, elles sont en dessous de leur capacité, elles n’ont pas la possibilité de se développer. Quand elles ont voulu se faire reconnaître, elles ont revendiqué l’égalité, mais Fourier revendique davantage leur singularité, à la fois d’individu et de femme. Elles sont un sexe différent, avec des ressources qui peuvent être différentes, peut-être une plus grande sensibilité et moins de disposition à l’ambition. On trouvera en général plus de filles dans les petites bandes adonnées à la culture des fleurs et du bel esprit, et plus de garçons dans les petites hordes qui aiment le risque et l’aventure, mais il y aura des passages. En tous cas on donnera à chacun et à tous les mêmes chances. Rien n’est déterminé d’avance, tout est une offre à reprendre et à faire sienne.

L. B. : Mais si une petite fille peut participer aux petites hordes, il n’y a pas de nature féminine.

S. D. : Il n’y a pas de nature fixe imposée, mais il y a une différence qui fait que globalement il y aura plus de petites filles dans les petites bandes.

L. B. : Dans La Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt compare le monde contemporain au modèle antique pour lequel la fin de l’homme, le bonheur ultime, étaient la contemplation. Contemplation qui rejoint ce que l’on évoquait tout à l’heure, c’est-à-dire la présence au monde, la disponibilité, la poésie. Mais tout cela a disparu depuis la pression de la révolution industrielle et l’unique objectif de l’augmentation de la productivité qui conduit à une valorisation de la consommation comme s’il s’agissait d’une fin en soi. Hannah Arendt dit, de façon assez désespérante et prémonitoire, qu’il ne faut pas souhaiter l’arrêt de ce mode de production effrénée car alors on aurait affaire à des travailleurs au chômage totalement désœuvrés, incapables de combler le temps que leur laisserait l’absence de travail.

Comment créer des espaces où les individus peuvent être disponibles à la contemplation ? Au XIXe siècle il y avait des dandys, au XXe siècle, les surréalistes ont montré combien la contemplation n’est pas passive mais suppose un regard actif capable de réenchanter le monde. Les femmes n’ont-elles pas en raison de la situation sociale et historique décalée qui leur a été faite la possibilité d’un certain recul et justement d’un autre regard ?

S. D.  : Oui, cela s’est vu d’ailleurs historiquement avec certaines femmes aristocrates du XVIIIème siècle ou les courtisanes de “ bon ton ” qui sont des modèles de féminité et qui prouvent qu’il y a d’autres possibilités.

L. B. : Les situations dans lesquelles elles ont eu la chance de se trouver leur ont permis d’être disponibles à autre chose.

S. D. : Oui, mais leur égoïsme ne les a pas conduit à chercher la libération des femmes du peuple.

Il y a un beau texte de Rimbaud qui dit que lorsque les femmes seront libérées on les écoutera, on comprendra ce qu’elles veulent dire, on trouve là aussi l’idée d’une différence en attente, l’idée de possible qui n’ont jamais été réalisés.

L. B. : Les femmes n’ont donc pas à copier les hommes mais à créer cet écart dont parlait Fourier.

S. D. : L’altérité, qu’elle soit sexuelle ou relative aux choses, est nécessaire à la constitution d’un sujet. Sujet pluriel qui s’accomplit aussi dans les séries de groupes qui seront médiatrices entre l’ensemble et l’individu. Le phalanstère est un petit groupe. Dans le même ordre d’idée, Martin Buber pense qu’il n’y a pas de liberté si l’on ne médiatise pas le gouvernement central en passant par des groupes qui sont un contre-pouvoir effectif et productif.

L. B. : Fourier rejoint-il ici les théoriciens anarchistes ?

S. D. : L’information est réunie mais chaque groupe, chaque commune décide de ce qu’elle fera de ses productions et de la façon dont elle s’organisera mais en même temps, il y a l’idée d’une universalisation, d’une mondialisation. Le centre sert donc à regrouper les informations, il informe plus qu’il ne dicte. Il s’agit d’informer pour que chacun puisse prendre sa décision en connaissance de cause.

L. B. : Il importe d’informer sur une réalité pour que chacun sache ce qui se passe, ce qui se prépare afin de se mettre en contact avec d’autres pour agir, mais en même temps Fourier laisse une grande place à l’imagination, réduisant l’emprise de la raison qui trônait jusqu’alors chez les philosophes.

S. D. : Son imagination est extraordinaire, parfois délirante mais toujours pleine de sens. Il se reprend quelquefois ; il s’emporte mais sait aussi se juger. J’ai trouvé dans un de ses manuscrits, un cahier inédit, la petite note suivante : “ Preuve qu’ils ne savent pas inventer : ils prennent figure à la lettre ”. Les figures de Fourier ne sont pas à prendre à la lettre, elles sont à prendre dans leur esprit et leur sens. Elles lui donnent la possibilité d’exprimer ce qu’il ne peut encore formuler rationnellement. Platon faisait de même en utilisant des mythes. Lorsque Fourier ne peut expliquer rationnellement comment on court à une catastrophe qu’il pressent, comme le risque d’une destruction complète, alors il invente les légions d’astres qui détruiront la terre si les hommes continuent à diffuser leurs arômes délétères dans l’univers. Il anticipe ainsi sur les dangers écologiques du progrès industriel.

L. B. : Michel Brix, dans ses critiques, reproche à Fourier sa folie.

S. D. : Oui, Fourier est fou à sa façon. On l’a écarté pour cette raison mais comme disait Breton “ Il faudra bien un jour qu’on tâte de ton remède ”. Il faut lire Fourier avec un peu d’humour et d’imagination. L’imagination permet d’anticiper, de se figurer l’imprévu à la différence des idées innées ou des catégories immuables. Au contraire chez Fourier, les idées naissent à la fois du jugement et du désir. L’imagination permet d’avancer.

L. B. : Imagination qu’on peut relier à l’amour.

S. D. : Oui, car l’amour agrandit l’imagination de celui qui aime. L’imagination et l’attention à l’autre font surgir des qualités que les autres ne voient pas mais qui existent, il ne s’agit pas seulement d’illusions, de leurres ; ce sont des “ illusions réelles ”.

L. B. : L’amour n’est-il pas dévalorisé comme producteur d’illusions décevantes ?

S. D. : Non, ni en bas accord, ni en très haut accord où il est la magnificence même. C’est la plus belle des passions qui nous relie à Dieu. Est-il d’amant, demande Fourier, qui ne divinise l’être aimé et son propre bonheur ?

Quant aux formes bizarres du désir, elles manifestent électivement la force de l’amour, capable de franchir les interdits et de s’inventer à même ses visées et ses objets.

Au lieu du jugement arrogant extérieur à la poussée vive et de la répression “ morale ”, il s’agit de relier, de “ composer ” les singularités passionnelles, de créer des “ charmes composés ”, écrit Fourier dans un texte inédit que j’ai publié et commenté aux éditions Fata Morgana . Des charmes tels ceux des contes de fée, mais non plus relégués en un passé nostalgique, réalisés au présent et indéfiniment renouvelés, puisque le mouvement passionnel, en tant que mouvement, implique l’avenir et l’imprévu, l’inconnu qui surgissent des rencontres où se réalisent soudain des passions latentes de l’un et de l’autre.

Pari utopique, dit-on, fondé en réalité sur l’exigence d’altérité et les divers mouvements vers l’autre, les élans amoureux plus ou moins aboutis, dit Fourier, sans lesquels il n’est pas d’existence ni d’accomplissement individuel.

Le désenchantement moderne tient à la dénégation de l’amour, des variantes sensuelles affectives de l’amour, et tant pis pour ceux qui, en les déniant, annihilent d’avance ce qui en harmonie anime sans fin la vie et les raisons, l’illimitation des plaisirs et du savoir.