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S. comme sexe
Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 23 avril 2007

par Ucciani, Louis

A la différence de ce qui se passe chez Sade, la sexualité chez Fourier n’ouvre pas à une pornographie. Elle se lit comme la matérialité de la théorie des passions. Elle devient ainsi l’axe de passage que prend l’individu pour aller de la civilisation à l’harmonie. Dans l’opération c’est l’individu structuré par la civilisation qui disparaît pour réapparaître sous une nouvelle forme, d’être libre et cependant saisi dans les liaisons passionnelles.

À la jonction des champs ouverts par le désir, le plaisir, la transgression et la reproduction, le sexe apparaît en négatif dans le discours tout en occupant une place centrale, pivotale, dirait Fourier. Si l’on excepte l’œuvre poétique érotique et la très singulière production littéraire de Sade, le sexe en resterait à un statut définitif d’ineffabilité. Il est vrai que toutes les pornographies ou pornoscopies, si elles sont bien aptes à montrer, finalement ne disent que très peu. Peut-être alors faut-il partir de cela et énoncer qu’on ne peut dire le sexe ; tout au plus le parle-t-on (pornographie) et le montre-t-on (pornoscopie).

Mais il y a Sade et avec lui se dépasse le parler vers le dire. Ou peut-être faut-il voir avec Sade la mise en place des conditions requises pour qu’on puisse enfin dire le sexe et non plus simplement le parler. Quand les professeurs de philosophie, sagement engoncés dans le moule des programmes imposés, traitent de la nature et de la culture, ils dessinent autour de la loi, du langage, voire de la mort, une trame où se ferait le passage de l’animal à l’humain. La sexualité en est évincée, tout au plus serait-elle renvoyée à être la part d’animalité inhérente à l’humain. Mais ce que montre Sade, mais aussi déjà Ovide et sur un autre versant les auteurs des traditions orientales du Kama Soutra et du tantrisme, c’est bien comment la sexualité de l’humain est une construction culturelle de pulsions certes naturelles, mais aussi de pulsions secondes issues de la naturalité passée au moule du culturel. Si la sexualité est une fonction naturelle de base, on n’en connaît néanmoins plus que la forme culturalisée. Toute sexualité de la naturalité est renvoyée aujourd’hui à une perversion. C’est dans ce contraste qu’agit en la matière la pensée de Fourier. Et quand Fourier parle la sexualité, c’est sur un registre pour le moins à l’opposé de celui de Sade, Entre eux, la seule liaison possible est celle d’une certaine centralité de la sexualité. Pour le reste chez Sade la sexualité fait partie de la dénonciation du monde et peu de sa recomposition. Dans la Philosophie dans le Boudoir, il est intéressant de noter l’éviction du bien membré jardinier quand il sera justement question d’envisager la recomposition du monde autour du texte manifeste Français, encore un effort. Chez Fourier, dont le discours combine en permanence dénonciation, élaboration conceptuelle et recomposition, la sexualité apparaît à la fois comme un champ d’application de son système de lecture, au même titre que l’économie et, tout comme elle, comme une trame conceptuelle, de dénonciation et de recomposition du monde. Dans un système articulé autour des passions, la sexualité comme matérialité de l’amour est amenée à jouer un rôle central. Cependant alors qu’elle est omniprésente chez Sade, ce n’est que dans un livre que Fourier en traite explicitement, même si Le Nouveau monde amoureux « érotise » après coup l’ensemble de l’œuvre. Quant à cette érotisation, si elle met bien en avant la sexualité, elle ne le fait cependant pas sur le mode descriptif, mais bien sur le mode théorique. Ce qui renvoie au questionnement premier sur le dire de la sexualité, mais aussi sur celui de sa transfiguration.

On n’est pas avec Fourier dans une pornographie, la visualisation dessinée n’entre pas dans la logique de suscitation du désir, mais dans celle de sa compréhension. On pourrait aller jusqu’à dire que le Nouveau monde amoureux prouve la puissance élaboratrice et pensante de Fourier, et relègue sa puissance évocatrice et poétique au second plan [cela serait de ce que ça ne fait pas bander que Fourier est philosophe et de ce que ça fait bander que Sade ne l’est pas !]

Fourier ramène ainsi la sexualité à n’être qu’un geste comme les autres, relevant des mêmes travers suscités par la civilisation et nécessitant les mêmes « redressements ». Nous avons dès lors affaire à une sexualité désérotisée, devenue un rouage « naturel » de l’échafaudage social. Ce n’est sans doute par le moindre des paradoxes que cette sexualité désérotisée permette à la fois de penser l’érotisme et la sexualité et de définir l’amour. C’est dans ces distinctions que semble se tenir la pensée de Fourier en la matière. La sexualité proprement dite qui chez Sade, par exemple, se ramène à une mise en scène permanente avec mise en situation et description des actes dits sexuels, qui renvoie à un érotisme de lecture répétant celui du héros érotique, chez Fourier est renvoyée à une pure matérialité. Quand Sade décrit quasi-phénoménologiquement l’acte sexuel, Fourier le lit en amont, à partir de ce qu’il suppose d’investissement libidinal. Aux descriptions de Sade, Fourier, quand il se laisse aller à l’exercice, répond par une réserve pudique. C’est le cas par exemple pour la description des « parties carrées » qu’il aurait pu observer dans les classes bourgeoises (« souvent les parties ne s’organisent qu’avec des amis de la maison et les choses n’en vont que mieux et ce qu’il y a de plus remarquable dans ces liaisons, c’est que l’inclination amoureuse y naît fort vite entre les divers champions » [1] ; celle des « manies lubriques » où défilent les rituels sexuels de domination, sur un mode fort éloigné de celui de Sade, « certains hommes du genre cafard aiment à être menacés, battus et maltraités horriblement par leur belle, en paroles et en actions. J’ai vu un jour un fouet pire que celui de la passion de Jésus et la femme qui s’en servait... » [2] ; celle de ces hommes à manies, celui-ci : « j’ai connu un homme de 30 ans et très robuste qui avait le goût de voir sa maîtresse jouir devant lui avec un autre et pourtant il aimait cette femme et il était bien en état de la satisfaire [...] Le sujet n’avait nul besoin de distraction sur la perte de facultés viriles dont il était bien pourvu » [3] et le fameux gratte-talons : « pendant plusieurs mois courtisant une belle femme et assistant à son coucher, la couvrant et bichonnant dans le lit, se bornait pour tout salaire de ses soins à s’asseoir au pied du lit pendant un quart d’heure et gratter les talons de la dame qui pourtant était magnifique et méritait bien que la main n’en restât pas aux talons... » [4]

À partir de ces quelques exemples on notera cependant comme une constante. Il y a tout d’abord ceci de l’ordre donc d’une réserve quand il est question de la membrure de l’homme ou des caresses non prodiguées. L’acte sexuel ne se dit pas ; il y a chez Fourier cette distance qui est néanmoins cassée quand ce qui se donne comme expérimental l’implique personnellement. Le passage est célèbre et explicite : « J’avais 35 ans lorsqu’un hasard, une scène où je me trouvais acteur, me fit reconnaître que j’avais le goût ou manie du saphiénisme [...] Je n’ai jamais rencontré un seul de mes comaniens en saphiénisme bien que j’aie, en diverses assemblées, énoncé ce goût ». Fourier se met en scène. Il y a dans le mode d’approche de son objet la constitution d’un cadre d’expérience. On est dans une approche qui implique celui qui parle. Serait-ce propre à l’objet ? Peut-on parler de la sexualité en s’excluant en tant qu’être d’expérience ? La question n’est pas anodine et sans doute en la matière est-elle fondamentale. Elle nous renvoie au Banquet de Platon, où sur le même objet, Socrate rappelle qu’on ne saurait disserter de ces choses de l’amour sans en avoir l’expérience. Dans le dialogue platonicien il y a un positionnement double. Socrate s’exclut parce que non expérimenté, mais en même temps il introduit une spécialiste de la question en la personne de la courtisane Diotime. Il nous dit en l’occurrence sa connaissance du milieu en la matière et donc d’une certaine manière son expérience. Il en est de même ici avec Fourier qui décline ses exemples autour de rencontres qui l’impliquaient personnellement. Il a vu le fouet de la dominatrice, il a fait des appels, en société, pour rencontrer ses comaniens et il a eu des expériences.

C’est sur ces deux points d’une pudeur du vocabulaire et d’une exhibition de son expérience que Fourier articule sa vision de la sexualité. En quoi il retrouve la trame habituelle sur laquelle se fonde le discours philosophique en la matière. Il s’éloigne de Sade et des poètes érotiques, pour entrer dans une logique de l’analyse et de la compréhension des tendances libidinales. En cela il est de toute évidence plus proche de Freud que de Sade. Quand il lui arrive d’en référer à ce dernier, c’est bien en effet dans la distance que confère l’analyse qu’il se tient. La perspective habituelle de Fourier consiste toujours à repenser ce qui dans la logique de la civilisation entrave le bon développement des passions. Au rang des dysfonctionnements il y aurait, en matière sexuelle, « l’engorgement des manies ». Fourier énonce son « théorème » en la matière : « Toute passion engorgée produit sa contre-passion qui est aussi malfaisante que la passion naturelle aurait été bienfaisante » [5]. À titre d’exemple, sur quoi il étaye sa démonstration, Fourier cite la Princesse Strogonoff, Odin, Neron et Sade. De la princesse ceci, sa passion obscurcie par la jalousie née de la conscience de son vieillissement face au corps jeune et beau d’une de ses esclaves, la pousse à torturer la jeune femme, plutôt qu’à l’aimer : « Quel était le véritable motif de ses cruautés ? Était-ce bien jalousie, non c’était saphisme, ladite dame était saphienne sans le savoir » [6]. Quant à Sade ceci : « D’autres exercent en sens collectif les atrocités que Madame Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou en application générale. Odin en avait fait un système religieux et de Sade un système moral » [7].

On retiendra ici les quatre sphères de l’individu, du collectif, du religieux et de la morale. Fourier repère que chacune d’elles peut s’articuler dans l’engorgement passionnel. On pourrait dès lors voir dans les dysfonctionnements de chacune les modes de perversion de la civilisation articulée sur la systématisation de la logique d’engorgement. La civilisation en tant qu’instance politique, religieuse et morale, trouverait dans ses extrêmes que sont Néron, Odin et Sade la vérité de ce qui la porte. Quant à la Strogonoff, elle devient l’archétype de l’individu perdu en civilisation. Ici Fourier innove. Si, comme nous l’avons vu, sa façon d’aborder la sexualité ne s’éloigne guère du canon philosophique, la théorie qui en découle anticipe beaucoup sur la façon que les siècles suivants auront de lire ces fameux dispositifs pulsionnels. On voit avec Fourier comment la « centralité » de la sexualité opère et dessine les « équilibres » de la civilisation. Les « contre-effets » systématisés dans les personnages emblématiques cités, sont l’illustration de la logique de l’engorgement. Mais ce qui anticipe c’est la découpe de lecture que pose Fourier. La séparation de la logique individuelle et de la logique collective, et à l’intérieur de celle-ci la découpe entre le général ou le politique et le religieux et le moral, vient illustrer sa lecture de la civilisation, et cette lecture est bien la base sur laquelle se fonde, aujourd’hui, celle de nos sociétés. C’est sans doute en ce point, plus que sur ce qui serait un érotisme (Dadoun, à propos de Fourier, parle d’un « panérotisme ») [8] que se situe l’intérêt premier de ce qu’apporte Fourier. Certes, il y a bien chez lui une réélaboration des dispositifs du désir et la mise en mouvement d’un imaginaire érotique. Cet imaginaire est à la fois un imaginaire de rupture et un imaginaire de culture. Ceci en ce qu’il part de ce qui se fait dans le domaine amoureux et qu’il le transmue en une catégorie de désir ; cela en ce qu’il casse la lecture morale « traditionnelle » et la lecture a-morale, de type sadien ou érotique, pour dégager une sphère réellement inédite, peut-être approchée en peinture par le Bosch du Jardin des délices.

La sexualité devenue objet d’analyse chez Fourier va en effet osciller entre une scénographie ou restitution de tableaux du possible et une structuration conceptuelle opérant sur le mode de la dénonciation de ce qui ne se fait pas en civilisation et sur le mode de la préconisation pour préparer au monde d’harmonie. Mais en même temps ce qui est visé par Fourier c’est l’harmonie appliquée aux quatre sphères de l’individu, du politique, du religieux et de la morale. À la civilisation qui opère rupture et séparation et constitution d’autonomie pour chacune d’elle, Fourier répond par l’harmonie comme faire lien. Or dans la logique du faire-lien la passion en général, l’amour en particulier se révèlent centraux. Si la sexualité devient l’opération première, c’est parce qu’elle est la seule à réaliser le lien entre les individus en permettant la multiplication des rencontres. Cette multiplication qui sera le fondement des relations en Harmonie est retenue et bridée en civilisation. La trame du Nouveau monde amoureux combine la multiplication réalisée en orgie et la relation simple ou manie : « Le lien d’amour en infiniment grand est celui de l’orgie qui établit une confusion générale entre les initiés ; le lien en infiniment petit est celui des manies amoureuses ou manies contenues et fantaisies que chacun contracte en amour comme en toutes passions. L’harmonie classera toutes ces fantaisies et associera en sectes tous ceux qui sont adonnés à chacune » [9]. Telle est la règle. Fourier la décline en glissant de la métaphore musicale (« ces unions seront assez semblables aux symphonies » [10]) à celles tirées de la gastronomie (« Pour rendre la définition plus sensible, usons d’une comparaison tirée du sens du goût » [11]).

Entre le faire-lien, généralisé et simple, entre l’exemple réalisé de la musique et de la cuisine, la sexualité, comme matérialité de l’amour, acquiert une centralité qui demeure néanmoins à construire. En même temps, la sexualité qui est le moment où l’individu peut atteindre dans le lien à la limite de lui-même, qui est le moment de l’expérience de soi absolue, où l’individu s’affirme et se nie dans son rapport à l’autre, opère un retournement avec Fourier. Nous arrivons ici au cœur du système fouriériste. La société sans individus, faites pour les individus, tel pourrait être l’intitulé du projet. Fourier, qui historiquement se trouve dans la suite de la réalisation de l’individu occidental comme moi, sujet et citoyen, inverse la logique philosophique de la constitution de l’individu en pensant son effacement. Effacer l’individu c’est inverser la marche philosophique initialisée en saint Augustin, stabilisée avec Descartes et achevée avec Rousseau. Chez Fourier, il n’y a ni moi, ni sujet, ni citoyen, mais une globalité vivante où chacun ne se développe qu’à la condition du développement de l’ensemble. La sexualité joue un rôle central dans la logique de l’effacement. Si on peut la considérer comme première dans l’élaboration de l’individu en ce que celui-ci est principalement être de désir ; si on peut considérer que les élaborations de l’individu en moi, sujet et citoyen passent par un renoncement ou une sublimation des formes désirantes. En redéfinissant les formes du désir, Fourier brise l’opposition où l’individu ne peut se constituer que contre son désir. Dans l’opération c’est la désignation de soi comme individu qui est sacrifiée. La force du système ouvert par Fourier est ici dans la pensée d’un agencement social par-delà l’individu. Ce qui transparaît dans ce dépassement c’est l’équilibre antérieur, le nôtre, celui de la civilisation ordonné autour de l’individu. La sexualité qui est en civilisation la forme la plus secrète de l’individualité en Harmonie où elle entre dans la transparence la plus totale, éradique l’individualité. Le Nouveau monde amoureux devient dans cette perspective le manuel de réalisation d’un monde par delà toute individualité en faisant de la sexualité un rouage du monde celle-ci s’efface en tant que forme cachée. Visible elle emporte l’individu. Dans la visibilité c’est le lien qui est mis en évidence. On a vu Fourier chercher en vain ses comaniens, en Harmonie je ne trouve existence qu’en retrouvant mes comaniens. Ce qui signifie que la civilisation individualise en interdisant le lien et que l’harmonie réalise l’individu en lui ôtant l’illusion de la singularité. Fourier note combien cet espoir d’une liaison absolue et présent au plus profond de la civilisation : « Les philosophes et théologiens admettent cette règle ; ils voudraient que les hommes fussent tous frères en Jésus Christ ou en l’égalité. C’est vouloir un lien omnimode direct ou infiniment grand en amitié ; ils voudraient que les branches des familles fussent toutes unies, que les plus riches prêtassent appui aux plus pauvres. C’est vouloir un lien omnimode direct ou infiniment grand en familisme » [12].

Mais, note Fourier, non seulement ils ne se donnent pas les moyens de réaliser ces liaisons générales, mais ils en évacuent totalement celle de l’amour : « Pourquoi [...] l’amour, est-elle la seule sur laquelle ils ne veulent admettre que le moins de liens possibles étrange contradiction » [13].

Le mécanisme de la liaison joue, selon Fourier, à deux niveaux l’infiniment grand et l’infiniment petit. Ceux-là bouclés, c’est l’ensemble qui peut alors se structurer en une liaison multiple et harmonieuse : l’idée de base tient dans l’élimination du singulier ramenable à une classe, aussi petite soit-elle : « Pour former en amour les liens infiniment petits ou liens omnigames, il faut comparer par tout le globe ceux qui pratiquent telle ou telle manie amoureuse, les liguer pour le soutien de ce genre de plaisir » [14].

La multiplication passe par la logique de l’orgie dont Fourier se fait le défenseur (« l’orgie est l’essor noble des amours libres » [15]) et qu’il distingue de ses formes glauques (« distinguons l’orgie de la prostitution et de la crapule, car l’orgie est un amour transcendant » [16]). Quant au passage de la manie à l’orgie, selon le principe fouriériste il se fait par les transitions : « Il est contraire au vœu de la nature de passer subitement du simple au composé, du composé au polymode et du polymode à l’omnimode ; elle veut qu’on mette partout en jeu les procédés ambigus de divers degrés » [17]. Ce qui fait que par exemple certains pourront toujours se tenir en dehors de l’orgie (« on pourra objecter que l’amour s’oppose à pareille exposition, mais ceux qui seront en amour exclusif ne s’y rendront pas. Rien n’est forcé en Harmonie ») [18].

C’est bien évidemment sur ce dernier point que se noue la conception de la sexualité selon Fourier. On y verra quelque chose de l’ordre du doute : et si l’amour ce n’était pas cela. On le sent : ce qui est alors en question c’est bien le présupposé autour du statut de l’individu. La présence de l’ego en amour trouve sa manifestation la plus extrême dans l’amour exclusif ou dans l’amour jaloux. Les tourbillons harmonieux de l’orgie ne peuvent que regretter son exclusion volontaire : « Le tourbillon exprimera des regrets sur l’absence de telle personne que l’amour égoïste et la jalousie empêchent de figurer au musée » [19] (dans le cas de l’orgie artistique).

Quand Fourier aborde la question de l’amour égoïste il en traite comme un moment de transition dans lequel on peut voir à la fois ce qui reste de civilisation en harmonie et une longue « déshabitude » dessinant le passage de l’ordre ancien à l’ordre à venir : « Personne en harmonie n’est polygame habituel, omnigame habituel, personne ne se voue sans relâche à des céladonies composées [...]. L’on pratique toujours des alternats d’amour égoïste exclusif qui est considéré comme un sommeil social » [20].

L’idée de sommeil social liée à ce qui serait l’amour exclusif ou jaloux dessine le nœud. L’individu n’est qu’un archaïsme qu’il s’agit de dépasser. Ce que montre ici Fourier c’est comment l’individu arrive à se fondre dans le social et ainsi réalise son propre destin. L’illusion de la civilisation s’accroche à l’illusion de l’individu ; l’illusion de l’individu s’achève dans la société réalisée. On comprendra ici un double mouvement où dans une société imparfaite le salut passe par l’individu tandis que dans la société réalisée l’individu n’est plus qu’un archaïsme appelé à se subvertir de lui-même. La sexualité pervertie en civilisation ne laisse apparaître que ces mouvements de dépassement qui prennent la forme du mensonge, de la trahison ou de la crapulerie. Mais ces formes « perverties » sont les indicateurs de ce à quoi aspire le désir et à travers lui son support, à savoir l’individu. Le système de Fourier est ramené à la logique de l’individu dont le mode d’expression le plus brut et le plus secret est la sexualité, se donne comme une réalisation de l’individu par extinction. Si la civilisation ne s’appuie que sur des individus au désir forcément bridé ou perverti, l’individu qu’elle suscite sera un individu de désir, c’est-à-dire de manque, qui ne tiendra sa position que dans la tension vers les objets propres à combler le manque. L’harmonie en se structurant autour du désir réalisé efface la logique du désir comme manque et supprime la tension constitutive de l’individu. En permettant à l’individu de se fondre dans les tourbillons du plaisir elle le transforme en un être de plaisir. Devenu être de plaisir, il n’est plus que la multiplicité réalisée. Ici et partant, il n’est plus dans l’enveloppe égotiste qui le tient en civilisation. L’Harmonie vit de l’homme libéré de lui-même et devenu être du lien, tandis que la civilisation inocule l’impossibilité. Celle-ci conduit quand on la transgresse à la fausseté coupable, et quand on s’y soumet à l’esclavage sordide (« une autre cause qui habitue de bonne heure les femmes civilisées à la bassesse est l’esprit de servitude, conjugale qu’on leur inocule ; elles sont élevées à révérer d’avance toute action d’un mari... »).

On en arrive à formuler ceci : la civilisation qui se fonde sur l’individu (moi, sujet, citoyen) ne nous propose en guise d’individualité qu’un égoïsme malsain et pervers ; l’harmonie qui se fonde sur la non-individualité nous propose l’image de l’individualité réalisée. Le paradoxe passe ici encore par la sexualité. Fourier, répétons-le, ne se pose pas le problème de l’individualité qui pour lui n’est qu’une fiction de la civilisation. Tout au plus, il s’interroge sur les conditions de réalisation de soi et sur la réalisation de soi comme extinction positive de soi. Le moi ne naît que dans l’abandon de la dispersion (saint Augustin), le sujet dans celui des passions (Descartes) et le citoyen dans celui de la liberté (Rousseau) ; à ces constructions Fourier oppose l’être de plaisir qui se réalise dans les passions, dans la dispersion et dans la liberté. Ce qui conduirait à dissolution et donc à folie en civilisation trouve stabilité en harmonie. Le renversement n’est pas uniquement une inversion de lecture, mais un glissement. C’est dans ce sens qu’on lira l’introduction de l’amour pivotal : « Ici les rigoristes vont se réconcilier avec la polygamie où ils découvriront des germes d’une fidélité très noble quoique non exclusive ; cette énigme va s’expliquer par l’amour pivotal germe de plaisirs assez familier aux civilisés et que pourtant, ils n’ont pas su distinguer de l’amour ordinaire ou égoïste » [21]. La logique ouverte par le pivot est celle de la permanence du lien et de la distribution. La dispersion en civilisation s’appuie sur l’oubli ; l’harmonie ne rompt pas les liens elle les transforme qualitativement. Le pivot c’est un lien exclusif transformé en base pour son contraire. Cette base qui peut être qualifiée de mémoire où l’individu conserve l’attachement pour ce qu’il a désiré, permet l’ouverture sur le multiple. Fourier établit les règles de déroulement des amours à partir du centre qu’est l’amour pivotal. Cette règle qui obéit à « un calcul régulier », rationalise ce qui semble radicalement échapper à la raison. Fourier note que la différence essentielle entre l’harmonie et la civilisation c’est précisément cette régularité. En civilisation les accroches sensuelles et sentimentales se font au hasard, en harmonie elles sont prévisibles. Entre hasard et calcul, ce dernier étant bien évidemment à comprendre, non pas comme une délibération d’intérêt égoïste, mais comme jeu dans les rencontres, c’est le destin de l’individu qui se joue. Celui-ci, en harmonie, conserve l’unité des liens passés et des liens à construire, alors qu’en civilisation, il vit dans l’illusion de la permanence du lien actuel. C’est en ce sens qu’on peut dire que dans la perspective fouriériste il n’y a pas d’individu. Mais en même temps que celui-ci soit engagé comme jouant dans les relations de sa destinée, le fait exister en tant qu’être absolu ; un être de destin pris dans la réalisation de son destin. Si la civilisation établit l’individu dans une perspective hiérarchique, où il n’est ce qu’il est qu’à l’encontre d’autrui, l’harmonie pose l’autre comme le relais nécessaire à ma destinée et me pose comme relais nécessaire à sa destinée. L’équivalence est telle que le désir de l’autre est mon propre désir. La seule possibilité singularisante réside dans le pivot. Même si l’autre est moi-même, même si l’autre ne peut être que celui-ci et non pas un autre ; il n’en demeure qu’il est mon autre et que je suis son autre : « En général, un amour pivotal naît subitement et presque de prime abord parce qu’il frappe en divers sens, en impressions d’amitié, d’amour, de favoritisme et quelquefois toutes se réunissent d’emblée » [22]. Se présentant comme une globalité il devient la relation-prisme à partir de laquelle toutes les relations multiplicatrices peuvent se dérouler. Mais celles-là n’aboutissent réellement qu’à la condition de cette accroche fondamentale.

Ce que tout cela dessine c’est tout d’abord une relativité de la dispersion orgiaque qui n’est jamais dissolutoire mais constitutrice. Dans l’orgie se réalisent toutes les potentialités sensuelles contenues dans le pivot. En même temps, si l’individu disparaît en tant que tel dans la dispersion orgiaque c’est dans une liaison préalable à l’objet symbole de son désir. C’est en quoi le maître-mot de l’édifice construit par Fourier, sera le bonheur. Loupé en civilisation par manque de stimulations (Fourier parle ici d’illusions) [23], celles-ci sont omniprésentes en harmonie : « Dans l’harmonie l’on est si bien approvisionné en germes d’illusions qu’on a pour varier que l’embarras du choix sans jamais risquer de stagnation ; si le Tourbillon est bien organisé, bien équilibré en sens passionnel, et la parfaite organisation des amours entraîne celle du mécanisme individuel » [24]. Le bonheur naît dans la réalisation des amours, celle-là naît dans l’assouvissement sexuel ; le bonheur entraîne la marche harmonieuse du monde. Quant à l’individu qui n’est dans la civilisation, que dans le manque, en accédant à la plénitude dans l’harmonie, il disparaît en tant qu’individu pour devenir un élément libéré du manque, opérationnel et désintéressé du monde [25].