Né à Nevers (Nièvre) le 3 novembre 1874, décédé le 6 février 1955 à Crosne (alors Seine-et-Oise, aujourd’hui Essonne). Enseignant. Militant socialiste jusqu’à la Première Guerre mondiale, membre de divers groupes d’extrême-droite et de droite dans les années 1920 et 1930. Auteur du premier travail historique véritablement scientifique sur Fourier et le fouriérisme.
Hubert Bourgin est issu, du côté maternel, d’une famille d’artisans, et du côté paternel, d’une famille de métayers du Nivernais, qui s’est ensuite orientée vers le négoce. Bourgin, dans ses publications de l’entre-deux-guerres, fait l’éloge de ces « gens de métairie et d’échoppe », de ce milieu familial de petits indépendants, « gens d’ordre et laborieux, ponctuels, attachés à leur bien et à leur profession, à leurs libertés politiques et civiles », fermement républicains et confiants dans les vertus du travail et de l’instruction qui permettent la promotion sociale. Ses parents, devant ses succès scolaires au lycée de Nevers, envisagent pour lui le « noble et sûr métier de professeur [1] ».
Son grand-père et son père sont associés dans un commerce d’épicerie et de droguerie en gros à Nevers ; puis, ruinée par la Grande dépression, la famille s’installe à Paris où le père est courtier. Bourgin fait de brillantes études au lycée Janson de Sailly et obtient un prix au concours général, en philosophie ; il entre à vingt ans à l’Ecole normale supérieure ; en 1896, avec quatre autres élèves, il publie et présente une édition de la première partie des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné. Il est reçu premier à l’agrégation de lettres en 1898.
Un « socialiste normalien »
Peu avant l’agrégation, il a rencontré Lucien Herr, le bibliothécaire de l’ENS, qui exerce une profonde influence sur lui, comme sur beaucoup d’autres normaliens ; Herr, écrit-il plus tard dans un ouvrage très critique envers l’ENS, devient alors son « directeur d’idées, de conscience et de conduite [2] ». Grâce à une quatrième année de bourse, Bourgin peut commencer un travail de recherches ; Herr l’oriente et le met en relation avec François Simiand. A partir de là, et malgré sa formation littéraire, Bourgin se consacre principalement, d’une part à l’étude des doctrines socialistes, d’autre part à la sociologie et à l’économie.
En 1899 et 1900, il fournit à LaGrande Encyclopédie (1885-1902) plusieurs articles, sur le paupérisme (cosigné avec Simiand), le phalanstère, Constantin Pecqueur, Proudhon, Saint-Simon et le saint-simonisme, et les syndicats. Grâce à Simiand encore, il rencontre Durkheim et devient l’un des collaborateurs de L’Année sociologique à partir de 1901 ; il est l’auteur de très nombreux comptes rendus sur des ouvrages, dont beaucoup en langue étrangère, et en particulier en allemand, concernant la science économique, les systèmes productifs, le développement industriel...
Il s’engage alors dans la politique, qui est indissociable de son travail intellectuel. Avec Lucien Herr et des élèves de l’Ecole normale supérieure, il participe aux combats dreyfusard et socialiste. Il contribue à la constitution de la Société nouvelle de librairie et d’édition, qui, en août 1899, reprend le fonds de la librairie Georges Bellais, dirigée par Péguy. Bourgin fait partie du conseil d’administration de la nouvelle société (aux côtés de Léon Blum, Lucien Herr, Mario Roques et François Simiand), qui publie des auteurs socialistes, dont Bourgin lui-même. Il fait partie du Groupe de l’Unité socialiste, fondé en 1899, où l’on retrouve de nombreux normaliens (François Simiand, Albert Thomas, Maurice Halbwachs...) [3]. Il est donc typiquement l’un des représentants du « socialisme normalien » ou « socialisme universitaire » des environs de 1900 [4].
En 1899, il est nommé au lycée de Beauvais ; il mène alors de front son enseignement, ses recherches scientifiques et une activité militante très fournie, à la fois à Paris et dans l’Oise : il est membre de la Ligue des droits de l’homme, d’associations coopératives, d’organisations socialistes, d’une société de libre-pensée, d’un mouvement d’éducation populaire. Ces engagements lui valent quelques critiques de la part de sa hiérarchie, qui lui reproche sa dispersion dans des activités étrangères à l’enseignement, et peut-être aussi son adhésion au socialisme [5]. Il affronte les notables radicaux de l’Oise, concurrencés sur le terrain de l’éducation populaire ; avec ses amis socialistes, il entraîne une partie des membres du Cercle laïque, radical, pour fonder le Cercle ouvrier d’émancipation sociale ; il y fait lui-même des conférences, et fait venir à Beauvais Albert Thomas, René Viviani, Marcel Cachin. Il donne aussi des articles à la presse socialiste locale, notamment au Travailleur de l’Oise [6]. Il se marie en 1901 ou 1902 avec Marguerite Darcy [7], une ancienne élève de l’Ecole normale supérieure de Sèvres, agrégée de physique et enseignante à Beauvais (elle est elle-même l’auteur d’un Cours élémentaire de physique pour les classes secondaires de jeunes filles, et de plusieurs ouvrages de littérature pour enfants).
Il faut aussi signaler, dans l’entourage d’Hubert Bourgin, son frère cadet Georges, qui, s’il suit une autre orientation professionnelle (élève à l’Ecole des Chartes, puis à l’Ecole française de Rome, archiviste aux Archives nationales), partage les mêmes engagements politiques (au sein du mouvement socialiste) et préoccupations intellectuelles (Georges collabore aussi à L’Année sociologique, s’intéresse à l’histoire économique et à l’étude des courants d’idées). Les deux frères travaillent d’ailleurs ensemble à plusieurs reprises pour la rédaction d’ouvrages sur l’histoire de l’économie et des idées.
Les thèses sur Fourier
C’est vraisemblablement sous l’influence de Herr, de Simiand et de Durkheim que Bourgin se lance dans l’histoire du socialisme, ou plutôt de ses théoriciens : avec d’abord les articles de La Grande Encyclopédie déjà signalés ; puis un bref ouvrage sur Proudhon en 1901. Et surtout ses travaux sur Fourier et le fouriérisme : la publication de textes de Fourier (Fourier. Le socialisme sociétaire. Extraits des œuvres complètes de Fourier, 1903) dans un premier temps ; ensuite ses deux thèses sur Fourier (la thèse complémentaire sur les sources de Fourier, la seconde sur Fourier et le fouriérisme, le tout étant réuni dans l’ouvrage Fourier. Contribution à l’étude du socialisme français), soutenues le 2 juin 1905, devant Emile Boutroux, Lucien Lévy-Bruhl, Emile Durkheim, Alfred Espinas et Frédéric Rauh pour la thèse principale [8]. Voir document 1.
Puis il mène un travail sur Victor Considerant, d’abord publié dans le Bulletin de la Société de 1848, avant de paraître en volume en 1909 [9]. Bourgin continue un peu plus tard son travail sur les théoriciens du XIXe siècle avec une série d’articles sur la doctrine de Constantin Pecqueur, dans LaRevue socialiste (1907). En 1912, il publie avec son frère Georges un choix de textes très sommairement présentés sur le socialisme français de 1789 à 1848.
Pourquoi avoir privilégié Fourier parmi les penseurs socialistes du XIXe siècle ? Bourgin ne le dit pas vraiment. « Après de bons et récents travaux sur Saint-Simon et le saint-simonisme, une monographie de Fourier venait, m’a-t-il semblé, à son temps et à sa place dans la série des travaux utiles », écrit-il très sobrement dans son introduction [10]. Il n’indique pas davantage les raisons de ce choix dans les ouvrages postérieurs de l’entre-deux-guerres où il revient sur son itinéraire intellectuel. Du reste, il s’agit bien pour lui d’apporter une « contribution à l’étude du socialisme français », de participer à un travail plus global sur « l’étude des doctrines socialistes », « étude immense qui ne pourra être menée à bien que par le travail organisé et collectif des historiens et des sociologues ». C’est moins à Fourier et au fouriérisme eux-mêmes que s’intéresse Bourgin, qu’au socialisme de la première moitié du siècle en général, aux conditions sociales dans lesquelles il s’est développé et au rôle qu’il a joué dans la formation du mouvement socialiste pendant les décennies suivantes.
Fourier, en 1905, a déjà fait l’objet de plusieurs travaux universitaires, essentiellement dans le cadre des facultés de droit et de sciences économiques (dont quelques textes de Charles Gide, plusieurs thèses) ; mais leurs auteurs se sont appuyés exclusivement sur les publications imprimées de Fourier et de ses disciples. Bourgin est le premier à exploiter les archives de l’Ecole sociétaire, que Victor Considerant (1808-1893) a laissées à son ami Auguste Kleine [11]. Il peut y consulter des manuscrits inédits de Fourier et de Considerant, la correspondance entre Fourier et ses disciples, ainsi que des documents sur l’organisation et le fonctionnement de l’Ecole.
Cette documentation est utilisée selon les règles et les principes développés par l’école méthodique : une approche critique des textes, la mise en contexte, l’usage de la comparaison, de très nombreuses références. Bourgin insiste régulièrement sur la rigueur de sa démarche, sur la prudence de ses conclusions ; il veut faire une étude « objective », « impartiale », « scientifique », termes qui reviennent souvent sous sa plume.
Mais on retrouve surtout, dans la façon de construire son étude, l’influence de Simiand, qui, dans un article de 1903, avait dénoncé les trois idoles des historiens, « l’idole politique », « l’idole chronologique » et « l’idole individuelle ou l’habitude invétérée de concevoir l’histoire comme une histoire des individus et non comme une étude des faits, habitude qui entraîne encore communément à ordonner les recherches et les travaux autour d’un homme, et non pas autour d’une institution, d’un phénomène social, d’une relation à établir [12] ». Ainsi, Bourgin précise dès l’introduction de son Fourier qu’il n’a pas voulu « faire l’histoire d’un homme, la monographie d’un individu », mais étudier « ce qui, sous le nom de Fourier, intéresse l’histoire des idées et de la société au dix-neuvième siècle [13] » ; de même, au début de son Victor Considerant, il déclare : « je n’ai point voulu écrire la biographie de Considerant ; ce qui nous intéresse en lui, ce n’est point sa vie, mais sa pensée et son action [14] ». Mais il ne s’agit pas seulement d’exposer les idées de Fourier ou de Considerant, mais de les inscrire dans un cadre social et idéologique, à la fois pour éclairer leur élaboration, pour observer leur correspondance ou leur décalage avec les problèmes de la société où elles naissent, et pour examiner leur propagation et leur éventuelle influence sur leur environnement. Bourgin veut ainsi rompre avec une histoire traditionnelle des idées, qui repose sur « la croyance usuelle à l’activité et à l’efficacité des doctrines sociales » par elles-mêmes :
Aujourd’hui, la méthode sociologique [...] a démontré qu’il ne réside pas dans les doctrines sociales je ne sais quelle vertu spéciale et miraculeuse qui, du dehors, serait capable de modifier, de transformer, de produire les idées des hommes et leurs institutions. Pour agir dans la société, les doctrines sociales doivent cesser d’être des faits individuels, elles doivent devenir des faits sociaux [...] ; et elles ne peuvent devenirs telles que quand elles sont elles-mêmes en accord avec les conditions et les déterminations de la conscience sociale à un moment donné [15].
Aussi, Bourgin refuse de suivre un plan chronologique allant de la naissance de Fourier jusqu’à son décès ou jusqu’au déclin du mouvement sociétaire ; il divise son ouvrage en quatre parties : « les conditions » (la vie de Fourier, ses lectures - c’est la reprise de sa thèse complémentaire, l’Etude sur les sources de Fourier - et l’environnement idéologique) ; « l’œuvre » (des premières aux dernières publications), « la doctrine » (la plus longue partie), et enfin « l’action », c’est-à-dire la propagation des idées de Fourier, la formation d’un mouvement sociétaire, les rapports entre le fouriérisme et les autres socialismes du XIXe siècle.
Alors qu’en 1899-1900, dans l’article « Phalanstère » publié dans LaGrande Encyclopédie, il déclarait que « beaucoup d’utiles et de grandes réformes sortiront encore du phalanstère de Fourier », comme en étaient déjà sorties « différentes formes de municipalisation et de socialisme communal » ainsi que des réformes sur les assurances, Bourgin considère en 1905 que la pensée de Fourier n’a guère eu d’effets sur la société du XIXe siècle, parce qu’elle est restée l’œuvre d’un homme, « un fait individuel » et non « un fait social ». Ni Fourier, ni sa doctrine, ni le mouvement sociétaire, écrit-il, n’ont réussi à modifier les conditions de vie dans les sociétés modernes. Par contre, affirme Bourgin, « sur les théoriciens du socialisme, l’action de Fourier a été grande », d’abord dans la première moitié du XIXe siècle, quand « ont été prédominantes, dans le socialisme, les conceptions idéologiques » ; mais aussi sur « le socialisme scientifique d’aujourd’hui qui [...] tout en rejetant l’autorité doctrinale de Fourier, comme toute autorité analogue, retient de son idéologie ce qui lui paraît confirmé par l’évolution » [16]. Surtout, termine Bourgin, les doctrines socialistes de la première moitié du XIXe siècle, parmi lesquelles le fouriérisme, aident à comprendre les changements provoqués par l’industrialisation ; elles « doivent être considérées comme des témoignages sociaux à consulter pour la connaissance de la société dans laquelle elles se sont produites [17] ».
Plusieurs indices suggèrent que Bourgin n’éprouve qu’une empathie limitée pour son objet : on l’a vu, plutôt que Fourier et le fouriérisme, c’est une doctrine socialiste de la première moitié du siècle qu’il a voulu étudier, et un tout autre penseur aurait tout aussi bien pu convenir. Il ne semble pas avoir établir de relations avec les derniers groupes phalanstériens ; son nom n’est jamais cité dans les manifestations et les périodiques fouriéristes du début XXe siècle, sauf pour signaler la parution de son livre présentant un choix de textes de Fourier en 1903 [18]. Surtout, une fois ses travaux sur Fourier et Considerant terminés, Bourgin n’y revient plus de façon spécifique ; quand il est amené à écrire sur le fouriérisme, c’est dans le cadre de synthèses sur les courants d’idées socialistes. Enfin, dans le seul ouvrage où il apporte quelques informations sur l’élaboration de ses thèses, il ne mentionne que la pénibilité de son travail :
Mes thèses sur Fourier me coûtèrent cinq années de labeur, avec les longues séances à la Nationale, les centaines d’heures de lecture, de réflexion, de composition, de rédaction, les longues veillées, les épreuves d’imprimerie corrigées dans le train, entre Paris et Beauvais, à la lueur d’un quinquet ferroviaire mal renforcée par celle d’un morceau de bougie fiché dans l’encadrement de la vitre [19].
Recherches, carrière et militantisme
Tout en menant ses travaux sur le fouriérisme, Hubert Bourgin a entrepris des études d’histoire économique. Il rédige pour L’Année sociologique (1903-1905) un long mémoire (118 pages) sur l’industrie de la boucherie à Paris au XIXe siècle. Il reprend le même thème, mais dans le cadre de l’Oise ; il en fait une thèse de doctorat de droit soutenue en 1906 devant un jury présidé par Charles Gide [20], et publiée l’année suivante par la Société d’études historiques et scientifiques de l’Oise. Peu après, il étend l’investigation en amont à la période révolutionnaire [21], et en aval aux premières années du XXe siècle [22]. Dans ces travaux, nourris de statistiques, où les démonstrations s’appuient sur de nombreux tableaux et graphiques, Bourgin manifeste une constante préoccupation de rigueur méthodologique. Ces recherches historiques sur l’industrie ont pour objectif de répondre à des questions que se pose la science économique, sur les phénomènes de concentration et de spécialisation, sur les mécanismes de localisation, sur le rôle de la consommation dans le développement d’un secteur industriel ; il souligne également l’importance, en économie, « des motifs d’ordre humain, perçus dans des manifestations de psychologie collective », une psychologie qui « n’est pas supposée a priori, ni combinée a posteriori en partant d’éléments individuels observés ou admis », mais « induite d’observations positives faites sur des séries statistiques qui expriment des consciences de groupes sociaux en activité » ; et pour l’industrie de la boucherie, « la représentation de la consommation et celle des prix sont les principales représentations déterminantes des actions du groupe étudié ; il agit en fonction de ces représentations » [23]. Dans les années qui précèdent 1914, il commence des études sur l’industrie sidérurgique pendant la Révolution. Et avec son frère Georges, il entame la publication de documents sur « le régime de l’industrie en France de 1814 en 1830 », c’est-à-dire sur les conditions de travail, la législation sociale, les organisations professionnelles... ; le premier volume paraît en 1912, les deux volumes suivants n’étant publiés qu’en 1921 et 1941.
Il continue à être un collaborateur très actif de L’Année sociologique, pour laquelle il fait de très nombreux comptes rendus et analyses critiques, dans les pages consacrées à la sociologie économique ; il publie aussi quelques articles dans la Revue d’histoire moderne et contemporaine (« L’histoire économique de la France de 1800 à 1830 », 1904) et dans la Revue de synthèse historique (une analyse de l’ouvrage de Prudhommeaux, Icarie et son fondateur Etienne Cabet. Contribution à l’étude du socialisme expérimental [24] et surtout une longue étude consacrée aux « Publications économiques des universités allemandes [25] »).
Ainsi, agrégé de lettres, « philosophe de goûts et de tendances », il a été « nommé docteur es lettres pour une thèse d’histoire des doctrines sociales soumise à un jury de philosophes » [26]. Il faut encore ajouter ses travaux en économie et en sociologie. « Je restais donc ‘’entre deux selles’’ », écrit-il plus tard en examinant son parcours et les échecs qu’il a essuyés quand il a voulu entrer dans l’enseignement supérieur [27].
Et alors que sa femme est nommée au lycée Fénélon à Paris, il doit continuer quelque temps à enseigner au lycée de Beauvais, avant d’obtenir sa mutation à Paris en 1907 au lycée Voltaire ; il rejoint en 1911 le lycée Louis-le-Grand. L’inspection générale, mais aussi les parents de ses élèves, lui adressent quelques critiques sur son travail d’enseignant et en particulier la singularité de ses méthodes pédagogiques [28].
Son retour à Paris lui permet d’intensifier ses activités parmi les intellectuels socialistes : ayant adhéré à la SFIO dès sa formation en 1905, il participe au Groupe d’études socialistes, fondé en 1908, qui s’exprime dans les Cahiers du socialiste ; avec d’autres intellectuels (Charles Andler, Marcel Mauss, Lucien Herr, François Simiand), il collabore à la troisième Ecole socialiste, fondée à l’automne 1909 [29] ; il y fait notamment des conférences sur l’histoire des idées socialistes, et, avec Albert Thomas, envisage alors la formation d’un « groupe d’études historiques et sociologiques » parmi les élèves de l’Ecole socialiste [30]. Il publie plusieurs textes dans la collection « Documents du socialisme », chez l’éditeur Marcel Rivière : Le Socialisme et la concentration industrielle (1911 ; le texte est d’abord paru dans La Revue socialiste), et une traduction, réalisée avec sa femme, d’un texte des socialistes fabiens, Béatrice et Sidney Webb, sur l’assistance publique en Angleterre. Il écrit aussi pour LaRevue socialiste, reprise à partir de 1910 par « le réseau Albert Thomas » dont il est l’un des membres importants, aux côtés de Simiand et de plusieurs autres normaliens [31]. Il se situe donc du côté des socialistes réformistes.
Du reste, ses travaux scientifiques et son engagement socialiste restent intimement liés, comme le montre un article publié en 1911 dans la Revue de métaphysique et de morale ; à partir d’une conférence de Jaurès devant les étudiants de l’Ecole socialiste, il s’interroge sur le rôle de l’Etat, qui doit faire l’objet d’« un travail collectif d’enquête. Or cette tâche, proposée aux groupes d’éducation politique mutuelle comme la condition d’une action définie et méthodique, ne peut être conçue que d’une manière : le travail d’enquête sera un travail d’histoire et l’effort d’analyse sera un effort de pensée sociologique [32] ».
La rupture de la Première Guerre mondiale et du début des années 1920
Mobilisé au début de la guerre d’abord à Évreux, puis comme instructeur au prytanée de La Flèche, Bourgin met sa plume au service de l’effort de guerre et de l’Union sacrée ; il est par exemple l’auteur des brochures suivantes : Pourquoi la France fait la guerre (1914), Le militarisme allemand, ce qu’il est, pourquoi il faut le détruire (1915), Pourquoi nous détestons et nous voulons détruire le militarisme allemand (1916). Il rédige en 1915 pour L’Humanité une série d’articles signés « Le soldat citoyen », où il incite le parti socialiste à manifester plus d’ardeur dans l’effort de guerre. Il se range très nettement au sein des « majoritaires de guerre », qui défendent la participation et s’opposent aux progrès de la minorité pacifiste au sein de la SFIO [33].
En mai 1915, il rejoint le cabinet d’Albert Thomas, sous-secrétaire d’Etat de l’Artillerie et des Munitions, puis ministre de l’Armement à partir de décembre 1916, où il est chef du service des informations. Au sein du cabinet, il est plus particulièrement chargé des relations avec la Chambre des députés, et notamment avec les parlementaires socialistes. Quand il relate son activité pendant cette période [34], il décrit un monde politique médiocre, fait de compromissions, d’intrigues, de discussions sans fin, oubliant le sort du pays en guerre pour obtenir quelques avantages... D’autre part, la guerre, pense-t-il, doit amener le socialisme à repenser son rapport à la nation, pour aller vers un « socialisme national » [35]. Afin de lutter contre des courants pacifistes ou défaitistes au sein du mouvement socialiste, il crée un Comité de propagande socialiste pour la défense nationale (1916).
En septembre 1917, une crise ministérielle et le refus de la SFIO de prolonger sa participation gouvernementale provoquent le retrait d’Albert Thomas de son poste. Bourgin devient alors chef du bureau des programmes au sous-secrétariat d’Etat à la Marine marchande et aux Transports maritimes, puis en janvier 1918, chef du service de ravitaillement civil, au sous-secrétariat d’Etat du ravitaillement, où il reste jusqu’en janvier 1919. Parallèlement, il continue à assumer des tâches de correcteur au concours de l’Ecole polytechnique, et de répétiteur au Conservatoire national des Arts et Métiers.
Au sortir de la guerre, Bourgin rompt avec la SFIO et combat désormais les mouvements socialiste et communiste. Il est devenu un antiparlementaire virulent, le régime parlementaire étant pour lui caractérisé par la bassesse et l’inefficacité. Ses formes d’intervention politique sont également profondément modifiées : alors qu’avant guerre, ses activités militantes se traduisaient surtout par la publication de textes, la formation des militants et la réflexion intellectuelle, il se lance au début des années 1920 dans de nouvelles formes d’action politique, en prenant des responsabilités dans différentes organisations : il est notamment secrétaire général de la Ligue civique, qui milite pour une réforme de l’Etat, et qui adhère en octobre 1919 au Bloc national ; il est élu au bureau de l’Action nationale républicaine [36] ; il est également l’un des dirigeants de la Ligue des Patriotes. Cependant, il ne se présente à aucune élection : « je n’ai jamais été candidat à une fonction élective », écrit-il quelques années plus tard, en dénonçant la démocratie, qui n’est pour lui que démagogie, distribution des places et des faveurs, manipulation de l’opinion [37]...
Il abandonne ses travaux scientifiques ; les quelques ouvrages d’histoire des idées ou de l’économie qu’il publie au début des années 1920 sont pour l’essentiel issus de recherches menées avant 1914 : une étude sur l’industrie sidérurgique en France au début de la Révolution (1920) et le second tome du Régime de l’industrie (1921), deux ouvrages réalisés en collaboration avec son frère Georges ; puis un ouvrage plus théorique, L’Industrie et le marché. Essai sur les lois du développement industriel (1924). Il reprend son enseignement à Louis-le-Grand ; ayant remplacé quelque temps Simiand au Conservatoire des Arts et Métiers en 1920, il tente de s’y faire élire en 1923, mais n’y parvient pas.
Bourgin change alors complètement de registre d’écriture. Tout d’abord, après la mort de sa femme, en 1924, il publie deux volumes de poésie, consacrés au souvenir de la disparue. Il s’essaie aussi à la littérature pour les enfants, avec le récit des aventures de la chienne Toutoune et de petites histoires d’animaux, en hommage encore à son épouse qui avait elle-même pratiqué ce genre. Mais l’essentiel de sa production concerne la politique, avec une forte dimension polémique : soit sous la forme d’essais dénonçant le régime parlementaire, la démocratie (La Crise de la démocratie. Quand tout le monde est roi, 1930), ainsi que les différents mouvements socialistes ; soit sous la forme d’ouvrages d’histoire reposant en partie sur ses souvenirs de normalien et de militant socialiste : Mémoire pour servir l’histoire d’une sécession politique (1915-1917). Le parti contre la patrie (1924), Cinquante ans d’expérience démocratique (1874-1924) (1925), De Jaurès à Léon Blum. L’Ecole normale et la politique (1938), Le Socialisme universitaire (1942). Il y reproche en particulier à ses anciens amis de l’Ecole normale supérieure d’avoir mêlé science et engagement politique et jette, surtout dans Le Socialisme universitaire, un regard plein d’aigreur sur cette période de « labeurs démesurés, accomplis au détriment de la vie professionnelle, familiale, intime [38] ».
En 1922, il rencontre Georges Valois, alors à l’Action française, et l’accompagne pendant plusieurs années ; il s’engage à ses côtés dans le Faisceau, l’organisation fasciste fondée en 1925 ; il écrit dans Le Nouveau Siècle, publie plusieurs de ses ouvrages à la librairie fondée par Valois et apporte sa contribution financière au mouvement. Avec Philippe Lamour, dirigeant des « Faisceaux universitaires », il publie Pour un enseignement français (1928) où il appelle à un « changement de régime », à « une Révolution nationale » pour mettre fin à la « démocratie parlementaire, [...] régime des partis et des urnes, de la démagogie égoïste et ruineuse » [39]. Après la fin du Faisceau (1928), il reste avec Valois qui fonde le Parti républicain syndicaliste, dont Bourgin est l’un des vice-présidents [40].
Dans les années 1930, il collabore à La Nation, l’organe de la Fédération républicaine ; sa chronique fait « coexister [...] un anticommunisme virulent avec l’antisémitisme » et la xénophobie ; il s’en prend notamment dans l’été 1936 à Léon Blum (auprès duquel, rappelons-le, il avait siégé vers 1900 au sein du conseil d’administration de la Société nouvelle de librairie et d’édition) dont « toute la pensée [...] est limitée hébraïquement au terrestre, au transitoire, au précaire » (La Nation, 15 août 1936) [41]. En 1936 toujours, il veut prévenir ses concitoyens des « dangers représentés par le socialisme, l’anarchisme et le communisme », « maladies dangereuses, mais curables [42] » et dénonce le Front populaire comme le règne de « l’Anarchie dictatoriale » [43].
Il cesse son enseignement à Louis-le-Grand en 1937 et prend sa retraite. Il écrit dans L’Ordre national, un organe d’extrême droite, anticommuniste et antisémite, animé par Loustaunau-Lacau, proche de « la Cagoule » [44]. Pendant la guerre, il renouvelle ses attaques contre le « socialisme universitaire », avec un caractère antisémite beaucoup plus marqué que dans ses publications précédentes ; et dans un ouvrage appelant à la refondation d’une « Ecole nationale », il dénonce le déclin de l’enseignement, notamment imputé aux juifs, aux francs-maçons et aux syndicats d’instituteurs. Il décède en 1955.