La première partie de cette recherche (Cahier 17) portait sur deux questions : le rôle de Théodore Diamant dans la diffusion du projet sociétaire ; les caractéristiques de l’expérience de Scaieni. Dans cette seconde partie, l’accent porte sur les échos du fouriérisme dans l’imaginaire intellectuel roumain. Il s’agit d’une réception à plusieurs facettes. D’abord, les idées de Fourier sont appropriées dans un registre humanitariste et technique, comme une solution pratique à des maux économiques et administratifs. En second lieu, par son coté universaliste, le fouriérisme est récupéré comme une idéologie molle de l’égalité, du social, du changement pacifique. En troisième lieu, la réception du fouriérisme prend le caractère d’un excitant intellectuel pour divers types de rêveries parfois délirantes. Souvent, c’est le visage le plus travaillé par les historiens.
On connaît l’habileté de certains utopistes à dissimuler leur projet sous couvert d’un discours accommodant. A Scaieni, c’est autre chose : Fourier est utilisé au bénéfice d’un projet purement ou presque, personnel. Ce type d’usage, reposant fatalement sur la distorsion essentielle du message originel, est-il la norme ?
Une chose est sûre à ce propos : la persistance des idées fouriéristes dans l’imaginaire intellectuel roumain de cette époque. L’historien D. Popovici a mis en évidence le rôle des idées de Fourier dans la fertilisation des visions poétiques des quelques écrivains significatifs de ce temps [1]. Selon des certains chercheurs, Fourier aurait eu un plus grand écho dans la pensée roumaine que les autres utopistes [2]. Cette réception exprime-t-elle « une demande indigène » ou s’agit-il simplement des échos tardifs du remarquable prosélytisme de Diamant ?
Répondre à ces questions exige d’abord une discussion élargie autour du modèle d’analyse utilisé dans l’interprétation des faits. La plupart des réflexions menées sur le fouriérisme roumain ont été des recherches d’histoire littéraire ou politique pour lesquelles la pensée fouriériste est restée périphérique. Il en résulte une sorte d’archéologie culturelle qui s’obstine à chercher des traces et d’influences étrangères là où le problème de l’originalité et du mimétisme culturel reste essentiel, ce qui fait du fouriérisme roumain une simple conséquence d’une influence culturelle. Dans cette perspective, la surdétermination de la réception créatrice aussi bien que sa minimisation sont des jugements fondés sur des couples conceptuels adversatifs et réifiés : originalité-imitation, modèle-copie, centre-périphérie, actif-passif etc. Or on sait qu’en dépit de son apparente rigidité, le fouriérisme n’a pas été véritablement une doctrine cohérente et homogène : il est plutôt projet que théorie.
La nature du fouriérisme, à la fois courant de pensée et mouvement, nous conduit à esquisser une discrimination chronologique et typologique dans la manière de concevoir l’horizon de sa réception. On peut en identifier deux formes principales : normative et intellectuelle. Il s’agit sans doute ici d’une discrimination grossière, purement méthodologique. Son but est de permettre de discerner entre différents registres de la réception à partir de la distinction entre le texte-source et le texte-écho - le projet fouriériste et ses lectures roumaines. Il ne s’agit pas d’une perspective purement réceptionniste, mais plutôt d’une démarche qui s’efforce de mettre en évidence les rapports intellectuels entre deux espaces culturels, leurs similitudes et leurs différences, en tant que sources de sens social.
Par réception normative on entend une lecture orthodoxe du message-source : le texte originel est vu comme une source canonique et son interprétation tend simplement à prolonger son espace de signification, parfois même de s’identifier avec l’originel. C’est une réception presque idéologique, c’est-à-dire orientée vers la pratique. La réception intellectuelle est en revanche presque indéfinissable dans sa diversité : de la libre lecture d’une œuvre sans prétention normative à une certaine appropriation du message sans un direct ou intense avec l’auteur ou le texte ; une réception infidèle, même triviale, transforme parfois le texte-source en une sorte de stimulant intellectuel [3].
Fourier à travers Diamant
La seconde lettre adressée par Diamant à Fourier nous aide à percevoir l’ambiguïté de la réception des idées fouriéristes en Valachie. Diamant y parle de sa relation avec Balaceano (l’un de ces partisans zélés évoqués dans sa lettre précédente !) comme d’un véritable malentendu. Cette fracture indique probablement les limites d’une réception normative, telle qu’elle a été proposée par Diamant. Paradoxalement, c’est une autre lecture qui s’imposait à long terme.
On a spéculé sur les motifs du retour de Diamant en Valachie [4]. Nul doute que, depuis son retour, il est reçu avec une certaine bienveillance par l’élite bucarestoise. Ses qualités personnelles sont probablement décisives en l’occurrence [5], même si, dans certains cas, c’est la piste franc-maçonnique qui doit être prise en compte pour comprendre [6]. La stratégie de Diamant est assez limpide. Il essaie d’abord de se faire connaître par des articles dans le journal Curierul Românesc, où il écrit des articles qui rencontrent les préoccupations du pays : l’éducation et l’agriculture. Si l’article qui porte sur l’éducation semble relativement neutre, celui qui porte sur l’agriculture dissimule mal ses desseins de propagande au bénéfice du projet sociétaire. Diamant propose, par exemple, une nouvelle méthode pour le travail agricole : la libre association dans des communautés sociétaires.
Ensuite, il cherche à se forger une audience active, c’est-à-dire un public capable de supporter le coût d’une expérience sociétaire. Il se préoccupe de rallier les grands boyards, l’élite politique et économique du pays. Malgré ses efforts réitérés, les résultats semblent mitigés. L’intérêt et la sympathie de quelques grandes figures de l’époque pour le fouriérisme (Jean Campineano, Costache Conachi, probablement Barb, etc.) sont connus, mais les échos du fouriérisme dans leur culture politique restent insaisissables. Ils ne deviennent jamais des partisans ouverts des idées sociétaires.
La situation est nettement différente en ce qui concerne les jeunes et les intellectuels. Il s’agit d’un moment propice : les deux catégories sont en train de rompre avec les habitudes des leurs parents et elles recherchent les références intellectuelles du renouvellement. La quête est donc mutuelle. Parmi ces auditeurs se trouvent des figures très connues comme Jean Ghica, Nicolas Kretulesco, Eugen Predesco ou Emmanuel Balaceano.
Parmi eux, et à la différence de Balaceano, ni Ghica ni Kretulesco ne sont attachés à une lecture normative de Fourier. Tous deux l’ont connu personnellement et ils décrivent avec sympathie leurs rencontres [7]. Pour eux, Fourier et Diamant apparaissent comme des figures quasi-mythiques. Mais ils appartiennent à un autre cycle de l’imaginaire intellectuel roumain dont l’action publique suppose le contrôle du pouvoir et donc un regard politique sur la réalité. Pour eux, l’emprise de Fourier doit être bien maîtrisée, même s’il demeure une référence intellectuelle.
Ainsi, dans les mémoires de Ghica, la personnalité de Fourier est présentée avec une affection évidente [8]. Plus tard, dans son cours d’économie politique de l’Académie princière de Iaşi/Jassy (1843), Jean Ghica inclut Fourier parmi « les réformateurs excentriques », au même titre que Saint-Simon et Robert Owen [9]. Il le cite dans un ouvrage de géographie économique publié quatre décennies plus tard, à propos de la « température de la terre », mais simplement à titre d’inventaire. La distance est plus visible dans sa fiction, L’Isle Prosta, où il fait la satire d’une communauté parfaite. Mais il semble que l’ironie va plutôt à l’encontre du socialisme post-fouriériste (Louis Blanc, Etienne Cabet, etc.) et des illusions du progressisme à outrance [10]. Il semble que Ghica apprécie notamment chez Fourier le « principe de l’association » comme moyen d’harmonisation des intérêts contradictoires dans une société [11].
Chez Nicolas Kretulesco, médecin et Premier ministre à l’époque, les références sont strictement littéraires. Proche ami de Diamant, il est le porteur d’une des ses lettres à Fourier. Pour Kretulesco, Fourier est plus un Maître-sage qu’un idéologue. Fourier aurait exercé une certaine influence sur ses options intellectuelles : selon l’un de ses biographes, à l’occasion d’une rencontre, Fourier lui aurait donné le conseil de s’occuper plutôt de sa santé et de ses études que de se « jeter dans les grandes spéculations intellectuelles de l’époque » [12]. A. D. Xenopol repère un noyau fouriériste dissimulé sous l’étiquette d’un certain idéalisme social de l’existence dans la pensée politique de Kretulesco [13].
De la même manière, l’influence de Fourier sur les quarante-huitards roumains reste ambiguë. Certes, Diamant est l’un des maîtres à penser de cette génération politique [14]. Mais il s’agit bien là d’une référence purement affective. Quant à Fourier, il n’est jamais un repère intellectuel majeur pour les gens de la révolution de 1848. En août 1848, l’agronome Jean Ionesco de la Brad, dans un article du périodique Pruncul român (Le Petit Roumain), le présente comme un idéologue de l’égalité dans le contexte des discussions sur la propriété agraire [15] mais sans une portée significative [16].
Fourier par lui-même
Les idées de Fourier demeurent dans l’horizon intellectuel du progressisme de l’époque. Dans le catalogue de la Librairie d’Eric Winterhalder et de C. A. Rosetti (figures remarquables de la révolution de 1848 valaque), en 1852, figure une édition des œuvres complètes de Fourier (probablement l’édition Considerant de 1841-1845 en six volumes), à côté des œuvres de Saint-Simon, Enfantin, Louis Blanc [17].
Certains échos sont également perceptibles dans la presse bucarestoise de langue française [18]. Avec une méthode complètement nouvelle (une sorte de numérologie), Jean A. Vaillant, un éducateur connu de Bucarest, fait savoir dans un article, que les Phalanstères du célèbre Fourier sont d’origine très ancienne, chinoise même, tout comme d’autres merveilles comme la garde nationale ou le « claca » (une sorte de corvée pratiquée à l’origine par les paysans roumains pour certains travaux en commun, devenue un système de régulation dans le monde agricole, similaire selon certains théoriciens à une sorte de néo-servage !) [19]. A son tour, l’économiste P. S. Aurelian fait, dans une conférence de 1856, l’éloge de Charles Fourier en soulignant son principe de l’association, dans lequel il voit un stimulant pour le travail organisé [20]. Aurelian participe d’ailleurs quelques années plus tard à la fondation de la première coopérative urbaine en Roumanie. [21]
Curieusement, dès l’apparition des socialistes dans la vie publique roumaine à la fin du XIXe siècle, toute référence à Fourier semble disparaître. Il reste simplement l’objet d’une curiosité intellectuelle, en tant que prophète et philanthrope [22], bien qu’il ait été actualisé provisoirement au XXe siècle : entre les deux guerres dans le contexte de l’émergence d’un mouvement coopératiste roumain [23], puis à l’époque stalinienne pour des raisons de propagande.
La véritable réception de Fourier en Roumanie se fait dans un registre bien différent : le « visionnarisme », dont les grandes figures, au moins pour le milieu du XIXe siècle, sont les poèa bien connu Diamant mais il ne semble pas inspiré par celui-ci ni par ses projets. C’est en fait à Fourier qu’on songe pour évoquer leurs propres quêtes métaphysiques autour de l’idée de l’harmonie universelle. Puisque les deux expériences sont assez connues, quelques lignes suffiront pour suggérer une certaine image de la réception du Fourier dans le monde roumain.
Le cas de I. Heliade Radulesco est aussi spectaculaire qu’ambigu. Fondamentalement, c’est un utopiste régressif, mais l’évolution de sa pensée est si terriblement déroutante qu’il résiste à tout effort de reconstitution d’une généalogie intellectuelle. D. Popovici (le grand connaisseur de l’œuvre de Heliade) ignore l’historicité de la pensée de Heliade, sa nature caméléonesque ! Il importe pourtant de procéder à une mise en situation de sa production intellectuelle. Comme la plupart de ses contemporains, il est tenté à fétichiser les références françaises, mais sa pensée fait preuve d’une étrange mixité d’influences culturelles, pensée séculaire et valeurs religieuses, messianisme du progrès et conservatisme dogmatique [24].
Compère de longue date de Diamant, il publie des textes de lui dans son journal, mais il ne s’intéresse sérieusement au fouriérisme qu’assez tard. C’est d’abord Saint-Simon qui fait l’objet de son attention, probablement parce qu’il fait fusionner l’idée de progrès avec le référentiel chrétien. A Saint-Simon, il emprunte sa thèse sur le rôle des idées et du principe spirituel (sur celui de l’artiste à l’occurrence) dans l’histoire, notamment lors des périodes critiques. De même, très probablement, le motif de la société harmonieuse, Santa Cetate, est d’inspiration saint-simonienne.
Toutefois, son commentateur le plus avisé, D. Popovici croit que c’est Fourier qui influence le plus profondément la pensée de Heliade [25]. Il est impossible de figer une chronologie de cette conversion. On peut identifier ces premiers échos dans sa lettre ouverte, qui date du début des années 1840, où il propose la fondation d’une école polytechnique, pour instaurer « le merveilleux et le divin mariage de l’industrie et des sciences » [26]. Quelques années plus tard, Heliade traduit un texte de Fourier, Du libre arbitre, et compose un long poème patriotique, Mihaida, voué à Michel le Brave, le premier prince unificateur de la Roumanie. Il laisse apparaître dans ce texte sans valeur esthétique l’idée de l’harmonie en registre fouriériste : une sorte de création spontanée des atomes liés entre eux par la force de la sympathie.
L’harmonie comme but et moyen de l’action humaine est d’ailleurs récurrente dans son œuvre de maturité, après 1848. Selon Heliade, l’arrivée du règne du Bien sera possible par l’équilibre des antithèses et son expression sera l’instauration de la république universelle [27]. Toute sorte d’antagonisme serait fatale au progrès. La manière dont on pourra éliminer la source de l’antagonisme est la réforme sociale. Pourtant, il est toujours difficile à dire de quel fouriérisme il s’agit : un fouriérisme convaincu ? Un fouriérisme à dessein normatif ou purement décoratif ? Une sorte de prétexte intellectuel ? A la fin des années 1850, Heliade conseillait à son neveu - un certain Racotza -, d’approfondir les œuvres de Fourier, afin de distinguer ce qui restait applicable au bénéfice de son village natal, appelé à qui devenir un Phalanstère [28].
En fin du compte, on peut dire que les idées de Fourier ont plutôt chez Heliade Radulesco un rôle d’excitant intellectuel qu’une fonction normative quelconque. Le fouriérisme, permet à sa nature histrionique d’épanouir librement son identité intellectuelle. Faute « d’un système élaboré et théorique » [29], il reste un bricoleur idéologique [30].
Cette excitation d’une imagination toute proche du délire est plus visible chez l’un des ses disciples, moins connu : N. B. Locusteano. C’est lui qui fait traduire à nouveau en roumain Du libre arbitre (publié à Bruxelles en 1858) et qui se manifeste comme un admirateur inconditionnel d’un Fourier qu’il considère comme un prophète et un philosophe. Il redoute vivement le caractère dit utopiste des idées de Fourier, qu’il considère comme une véritable invention. Il pense que les Roumains ont une attraction naturelle pour ses idées. Il considère même que l’ordre sociétaire est déjà bel et bien instauré dans les Principautés, puisque la corvée est à son avis le travail collectif tant rêvé par Fourier au compte de son Phalanstère [31], s.l., 1856 ; Zane, op. cit., p. 79 sq.]].
Le cas de Cesar Bolliac est encore différent. Attaché parfois au fouriérisme, il s’est avéré finalement plutôt proche d’un socialisme romantique à la manière de Lamennais ou de Louis Blanc. Des références fouriéristes ont été identifiées par D. Popovici dans l’un de ses poèmes à fort caractère social [32]. Un autre chercheur a observé un glissement de Bolliac, à partir de la fin des années 1840, de Lamennais vers Fourier [33]. Mais ne s’agit-il pas davantage d’un misérabilisme à l’endroit des marginaux que d’un véritable attachement au fouriérisme ? Pendant ces années, Bolliac parle dans quelques articles de la liberté de l’amour, du rôle de la poésie dans la réforme de l’humanité, de l’obligation dela véritable charité, de l’abolition des inégalités sociales et de la propriété, etc [34]. Mais ce sont là des thèmes communs au socialisme quarante-huitard ambiant.
Pourtant, le fouriérisme n’est pas étranger à Bolliac. A partir de son retour d’exil, en 1855, il publie plusieurs articles autour de la mémoire de Diamant et du fouriérisme roumain, qui le signalent comme un bon connaisseur de l’histoire du mouvement sociétaire. Bolliac est en fait le premier historien de l’expérience de Scaieni. Il écrit à une époque où son passé socialiste est devenu embarrassant et par la suite il est tenté probablement de dissimuler sa sympathie pour le fouriérisme sous le masque d’une approche descriptive. Pour lui, l’échec du fouriérisme roumain a eu pour causes les faiblesses du mouvement sociétaire et les conditions locales dans lesquelles il avait été adopté : l’absence d’une classe de prolétaires dans la Roumanie de l’époque. A son avis, le fouriérisme naît en tant que réaction d’autodéfense des prolétaires envers des abus patronaux. Ainsi, les prolétaires ont essayé d’unir « les capacités, les talents et le travail » pour mieux les vendre [35]. On voit par là que Bolliac ne met pas en doute le fouriérisme en soi, mais sa compatibilité avec les conditions locales de son adoption. Selon cette théorie, les idées de Fourier sont prématurées dans les Pays roumains, sans être pour autant erronées.
Quelques observations finales
L’adoption fulgurante et le déclin rapide de Diamant et de ses idées par l’élite valaque ont longtemps surpris les chercheurs. Toutefois, en dépit de l’échec écrasant de Balaceano et de son expérience de Scaieni, Fourier reste une référence intellectuelle tout au long des décennies suivantes. S’agit-il d’une contradiction ? Ce mode d’appropriation renvoie-t-il aux caractéristiques du fouriérisme ou du contexte culturel local ?
Le fouriérisme roumain est un récit à tiroirs. Loin d’épuiser la question du destin des idées fouriéristes dans le monde roumain, notre recherche a pour objectif d’analyser particulièrement trois aspects : le rôle de Théodore Diamant dans la diffusion du projet sociétaire ; le caractère de l’expérience de Scaieni, en tant qu’élément d’un phénomène de réception des idées fouriéristes dans les Principautés roumaines ; les échos du fouriérisme dans l’imaginaire intellectuel roumain.
On peut tirer de l’analyse au moins deux types de conclusions, d’une part sur la nature du fouriérisme roumain, d’autre part sur le contenu de la réception de la pensée de Fourier en Roumanie. Ces conclusions sont vraisemblablement liées, mais les confondre conduirait à ignorer la séparation entre l’action de dissémination ou de mise en oeuvre volontaire du fouriérisme et une appropriation spontanée de cette pensée. Il vaut mieux donc examiner comment s’est manifestée l’action fouriériste proprement dite et quelles ont été les significations des idées sociétaires dans ce nouveau contexte culturel.
L’histoire du fouriérisme en Roumanie est d’abord le fait de quelques personnages-clé : Théodore Diamant avant tout, et Balaceano, Heliade Radulesco, Cesar Bolliac. Ils sont peu nombreux et assez isolés. D’où une première observation : il ne s’agit pas d’un mouvement structuré à la manière du mouvement sociétaire. D’ailleurs, il est bien clair que le Phalanstère de Scaieni n’était pas l’expression de la volonté d’un mouvement ou d’un groupe mais l’œuvre d’un seul homme.
Il reste impossible de savoir si Diamant a suivi, dans son action, un scénario missionnaire établi par le fouriérisme parisien. Il a, semble-t-il, fait cavalier seul, même s’il se considérait en mission. Pour ce faire, il avait besoin du soutien de Fourier lui-même. Sa rupture totale avec le mouvement dirigé par Victor Considerant est presque certaine [36]. Même si les motifs de cette prise de distances restent à élucider, on peut supposer qu’elle a tenu à un double différend, culturel et entre tempérament.
La relation étroite entre le caractère des acteurs et la diffusion du fouriérisme ne fait aucun doute [37]. A la différence de Considerant, Diamant semble complètement happé par le projet sociétaire dans lequel il s’investit pleinement. On peut même soutenir qu’il n’établit pas de distance entre le désirable et le possible, l’imaginaire et le réel, et finalement entre sa condition de Disciple et celle de Maître. Pour Considerant, c’est la logique expérimentaliste qui doit gouverner toute action de mise en oeuvre du fouriérisme. Cette logique impose de respecter en même temps les conditions locales et l’intégrité du Projet, son caractère démonstratif et universaliste [38].
On s’est beaucoup interrogé sur la compatibilité de ces idées avec la culture politique et intellectuelle des Principautés. A la manière de Cezar Bolliac, nombre de chercheurs ont considéré l’intérêt des Roumains pour Fourier comme immature, ou bien incompatible avec leur culture politique. Par suite, toute adoption de ces idées aurait été un accident programmé à l’échec. Cette perspective ignore aussi bien le caractère expérimental du fouriérisme que la nature généralement hétéroclite de l’imaginaire romantique roumain de l’époque. Il faut dire que Diamant, Balaceano ou Heliade sont tous, à leur manière, en rupture et en fusion avec leur milieu. Ils expriment parfois un certain utopisme populaire diffus. En même temps, par le biais du fouriérisme ils sont à la recherche d’une espèce de panacée culturelle. Il ne s’agit pas pour eux (Diamant excepté) de choisir entre Saint-Simon et Fourier, ou entre Fourier et Lamennais, Bernardin de Saint-Pierre et Hugo, mais de les faire fusionner d’une manière spontanée et inextricable.
On peut donc parler ici d’une réception à plusieurs facettes. D’abord, les idées de Fourier sont connaissent une appropriation dans un registre humanitariste et technique. Séparé de leur référentiel idéologique, le projet fouriériste est présenté par Diamant comme une solution pratique à des maux économiques et administratifs. Le fouriérisme est de fait le premier courant de pensée occidental qui semble donner une solution non seulement au retard historique des Roumains au XIXe siècle, mais également au nouveau problème social.
En second lieu, par son côté universaliste, le fouriérisme est récupéré comme une idéologie molle de l’égalité, du social, du changement pacifique, comme une pensée non politique qui aurait pu rendre possible autant la récupération de la tradition communautariste locale que la rationalisation du monde roumain du point de vue économique et social : une sorte de révolution sociale à petite échelle.
En troisième lieu, la réception du fouriérisme prend le caractère d’un excitant intellectuel au service de divers types de rêveries parfois délirantes. C’est le visage que les historiens prennent le plus souvent en compte, celui d’un Fourier prophète et non plus planificateur. Comme partout d’ailleurs, les romantiques roumains y trouvent une source féconde pour leur mélancolie poétique.