par Perrier, Florent
La pauvreté relative des représentations graphiques du phalanstère (moins de dix en un demi-siècle) contraste avec la richesse de ses descriptions littéraires. Repartant de ces dernières, l’article identifie certaines caractéristiques notamment liées à la mise en scène, à l’éblouissement, au point de vue ou encore au choix esthétique de l’esquisse qui obèrent en réalité, au fil de ces écrits, quand ils ne l’interdisent pas, une figuration précise du phalanstère. Cet effacement ou cette mise en retrait du phalanstère représenté apparaît alors, rapporté aux principes mêmes de la théorie sociétaire, comme participant d’une démarche cohérente où l’utopie est privilégiée, à l’image exceptée.
La nuit sera plus belle par l’absence que par l’apparition de la lune.
Charles Fourier, « Édifices, plantations, et ornements du canton » [1]
Admirables pour leur pittoresque, certains jardins civilisés mentionnés par Charles Fourier dans sa Théorie de l’unité universelle le sont à la réserve près qu’à ses yeux, « ce sont des corps sans âme, puisqu’on n’y voit pas les travailleurs en activité [2] ». D’apparence anodine, cette remarque offre pourtant une clé pour comprendre la pauvreté relative, en nombre comme en qualité, des représentations du phalanstère. Si, sur une période d’un demi-siècle environ (1830-1880), moins de dix esquisses, lithographies ou aquarelles ont pour sujet un phalanstère et si toutes procèdent en outre, peu ou prou, de cadrages et points de vue similaires, la raison essentielle a trait en effet à la question du mouvement. Du doute à l’écart absolus, le déplacement même de la pensée comme des corps est au cœur de l’utopie de Charles Fourier ; ce qui la fonde est l’espace social et passionnel ouvert et déployé par le mouvement (des rencontres) là où l’immobilisme de la Civilisation momifie et sclérose, au bénéfice des puissants, les moindres velléités créatrices.
Le phalanstère, pièce maîtresse de l’Harmonie envisagée par Fourier, de même que la rue-galerie qui l’alimente sans cesse en énergies foisonnantes, ne sont d’ailleurs conçus, en leurs principes comme en leurs architectures, que pour favoriser et décupler, relancer toujours les occasions de mouvement entre sociétaires. À cet égard, c’est là une première ambiguïté inhérente à leur représentation, ils sont destinés à passer au second plan, à s’effacer pour ainsi dire au profit des circulations, des cheminements et trajectoires, des évasions et disséminations de leurs occupants. Le phalanstère ne se laisserait ainsi représenter, à la lettre, que par son effacement même, sa mise en retrait [3].
Ce paradoxe est à son apogée dans les rapports subtils aussi bien qu’étranges entretenus par Charles Fourier avec la question de la lumière et, plus généralement, celle de la vue, soit la question essentielle, pour la théorie sociétaire, de la mise en scène.
Ravissement et vieilles lunes
La détestation de Fourier pour la lune est proverbiale. Inhabitée, cette planète est un « astre mort, crevassé et sans atmosphère ni mers, ne pouvant nourrir ni animaux, ni végétaux [4] ». Dans une note sur l’immortalité et la transition, Fourier précise que toutes les planètes sont entourées d’une « coque aérienne, dite réflecteur », coque « aussi lisse qu’une glace, et comparable à une bulle de savon » qui « peut seule réfléchir la lumière : sans elle, une planète serait terne comme un caillou. » De fait, « la lune même, quoique astre mort et sans atmosphère, a un réflecteur, mais mat et sans éclat. Aussi ne donne-t-elle qu’une lumière blafarde et hideuse, qu’il est bien urgent de remplacer par celle d’un astre vivant [5] ».
Ainsi décrite, la lune apparaît telle l’image inversée la plus proche, le repoussoir symbolique de l’Harmonie dont, aux dires de Fourier, les seules descriptions seront causes immédiates d’éblouissement aussi bien que d’extase, de ravissement. L’utopiste insiste pour cette raison sur les filtres qu’il lui faut disposer devant cette concentration inédite de lumière afin de tempérer l’adhésion trop vive du lecteur : « je désire amener les lecteurs au raisonnement, et non pas à l’engouement que je pourrais exciter si je laissais d’abord entrevoir l’Ordre combiné dans tout son éclat [6] ». Des descriptions de l’Ordre combiné, il doit par conséquent « affaiblir la peinture […] et ne soulever qu’un coin de rideau [car ces tableaux] présentés sans ménagement causeraient trop d’enthousiasme [7] ».
Cette stratégie du ménagement participe non seulement de celle de l’effacement ou de la mise en retrait déjà évoquée, mais elle se retrouve aussi dans les figurations du phalanstère qui, froides aussi bien que lisses pour la plupart, distanciées à tous égards, tranchent avec les descriptions littéraires si souvent baroques du palais sociétaire. Ce point offre au passage l’occasion d’une précision au sujet d’une certaine folie si souvent associée à la personne de Fourier. Rapportée à la question de la représentation, cette folie devrait être sensible par des procédés de figuration proches de ce que l’on désigne depuis Dubuffet comme l’art brut, soit une magnificence, un luxe de détails enchevêtrés qui témoignent de la préciosité supposée délirante du discours utopique. Il n’en est rien, les représentations graphiques du phalanstère sont à l’inverse sèches, économes, réduites à la forme d’un monogramme qui ne connaît guère de variations et qui semble là pour identifier et rassembler plutôt que pour exposer et séduire. L’œuvre méconnue d’Amédée Couder qui, dans le « mot d’actualité » écrit pour la deuxième édition de son ouvrage, se réclame explicitement de Fourier [8], laisse imaginer, sans verser pour autant dans une quelconque folie, ce que la représentation précise et minutieuse d’un phalanstère aurait pu être [« Illustration 11 », p. 86]. Mais même ce type de représentation-là reste invisible [9], laissant ainsi le phalanstère à l’état de silhouette ou de découpe, ses bâtiments placés dans l’ombre d’une puissante lumière logée dans la Tour d’ordre, lumière réelle et symbolique qui éclaire plus à l’entour, au loin, qu’elle ne s’attarde sur les détails du bâtiment principal.
Décrite par Victor Considerant, la Tour d’ordre s’apparente d’ailleurs à un phare, ce dont témoignent plusieurs représentations [« Illustration 5 », p. 83 ; « Illustration 14 », p. 88 ; « Illustration 15 », p. 89 ; « Illustration 17 », p. 89 ; « Illustration 19 », p. 91 ; « Illustration 23 », p. 93 et, pour sa version ironique, « Illustration 20 », p. 92] :
Au point central du palais se dresse et domine la Tour d’ordre. C’est là que sont réunis l’observatoire, le carillon, le télégraphe, l’horloge, les pigeons de correspondance, la vigie de nuit ; c’est là que flotte au vent le drapeau de la Phalange. – La Tour-d’Ordre est le centre de direction et de mouvement des opérations industrielles du canton ; elle commande les manœuvres avec ses pavillons, ses signaux, ses lunettes et ses porte-voix, comme un général d’armée placé sur un haut mamelon [10].
À cette lumière directrice s’ajoute celles de multiples fanaux disséminés sur tout le territoire de la phalange, leur conjonction ayant pour effet, la nuit, de réduire les phalanstères à des points lumineux qui, jouant de proche en proche, composent, au hasard des points de vue, c’est-à-dire des déplacements, une harmonie stellaire changeante [11].
Cent phalanges dont les palais sont visibles d’un même point et occupent un même bassin […] s’entendront pour varier les couleurs des feux de leurs fanaux. Dans une nuit obscure et dans un pays découvert, on pourra apercevoir des hauteurs les nombreux fanaux d’une centaine de phalanges. Ces fanaux de diverses couleurs et grandeurs formeront à l’horizon un cordon d’astres factices, au prix desquels les astres du ciel ne sembleront qu’une vile populace toute uniforme et monotone. La nuit sera plus belle par l’absence que par l’apparition de la lune. Hors le cas d’un épais brouillard ou d’un violent orage, il n’y aura point de nuit dans l’ordre combiné. Chaque Phalange ayant des fanaux sur divers points de son territoire et sur les dômes en flèches de son palais, la Terre sera magnifiquement illuminée au sein des plus épaisses nuits [12].
Vu de loin, véritable miroir de la théorie sociétaire, le phalanstère est tel un éclat de lumière, une source d’éblouissement qui n’est pas seulement destinée à rendre visible le faste quotidien de l’Harmonie – « Oh ! que cet heureux canton donne exemple à la terre, et que, honteuse de sa nudité actuelle et des haillons bizarres qui la couvrent, elle s’empresse de revêtir partout cette brillante parure ! [13] » –, mais aussi à le propager, le disséminer. Où la lune, pourvue de son maigre réflecteur, s’estompe et s’absorbe dans le terne et le blafard, le phalanstère apparaît au contraire comme le point de convergence et de redistribution de tous les modes de rayonnement.
Catoptrique, dioptrique
Par sa seule configuration spatiale, l’édifice évoque en effet un foyer optique convergent qui joue autant le rôle d’un réflecteur que celui d’un projecteur. En est une formulation, au moins sur le plan métaphorique, la mention de Versailles, palais du Roi-Soleil, comme l’une des sources d’inspiration de Fourier pour sa conception [14]. Une autre confirmation est à trouver dans le vocabulaire utilisé pour décrire cette architecture comme le paysage à l’intérieur duquel elle s’inscrit. Il y va là de la concentration et de la projection, du rayonnement et de la propagation, de la dissémination et de l’explosion, autant de termes qui disent la vitesse de diffusion (d’une pensée), c’est-à-dire son mouvement.
À la source de ce foyer optique virtuel figure la rue-galerie qui,
dans l’utopie phalanstérienne, est le centre de l’édifice, centre étant entendu au sens de point de convergence. C’est le jeu focal des relations, mais c’est, si l’on peut dire, un centre décentré, un centre sans centre plus exactement, un espace linéaire de circulation, qui dessert l’ensemble de l’édifice, au même titre, sans privilégier particulièrement une zone ou une autre, un point ou un autre [15].
Point de convergence en effet, le phalanstère rassemble et essaime dans le même temps, ce qui impose une conception architecturale réfléchie pour encourager les rencontres sans laisser naître ni fatigue ni temps mort. Considerant le soulignait dans sa Description du Phalanstère :
Nous avons devant nous, en regardant le Phalanstère, le corps central, au milieu duquel s’élève la Tour d’ordre […]. Les corps de bâtiments sont redoublés : le Phalanstère se replie sur lui-même, pour éviter une trop grande étendue de front, un éloignement trop considérable des ailes et du centre, pour favoriser, enfin, l’activité des relations en les concentrant [16].
Le même, ingénieur de formation, notait au passage, au sujet de « l’éclairage général, intérieur et extérieur » du phalanstère, combien « les réfracteurs lenticulaires et les réflecteurs paraboliques seront d’un heureux emploi » pour l’aménagement unitaire de la lumière qui multipliera ainsi « sa puissance en combinant convenablement les ressources de la catoptrique et de la dioptrique » [17].
La concentration des énergies se double donc d’une lutte contre leur déperdition, c’est-à-dire contre leur épuisement progressif, principe corroboré par l’idée essentielle qu’aucune passion n’est inutile dans l’Harmonie et que toutes, par conséquent, concourent au fonctionnement de l’Ordre sociétaire, à son rayonnement. Là encore, le cadre bâti importe moins en ses détails que la dynamique des fluides qu’il permet de maintenir active. Fourier ne disait pas autre chose lorsqu’il évoquait, non pas des curieux à admettre dans le phalanstère d’essai,
mais des envoyés de toutes les contrées du globe ; car, en tout pays, avant de fonder les cantons d’Harmonie, on ne manquera pas, selon les règles de la prudence, d’envoyer un homme chargé d’examiner, non pas le matériel des dispositions d’Harmonie, qu’il sera fort aisé de communiquer par gravures ou lithographies, mais le mécanisme passionnel qu’aucune relation ne pourra décrire convenablement, et qu’il sera bon d’avoir vu avant de fonder un canton. Il faudra d’ailleurs observer de près les fautes de distribution que ce canton d’essai aura pu commettre, s’en assurer par une vérification locale et oculaire [18].
S’assurer, à vue d’œil, de la circulation des passions avant d’en propager le modèle, de le diffuser tout en l’adaptant aux contextes différents susceptibles de l’accueillir [19] ; venir constater de visu pour disséminer ensuite, ce mode de propagation par explosions du phalanstère [20] est sous-jacent à ses représentations qui donnent notamment à voir, ou à percevoir, telles des traînées de poudre, les chemins ouverts qui se perdent dans le lointain, les bandes de sociétaires engagées sur ces mêmes trajectoires [« Illustration 15 », p. 89 ; « Illustration 17 », p. 89 et « Illustration 22 », p. 92]. Le phalanstère comme point de convergence [21] est en effet un nœud dans un réseau étendu qui, la nuit, offre une féérie visuelle aérienne et, le jour, l’image de paysages sillonnés de toute part par le mouvement des rencontres et des échanges, par la conjonction du travail et du plaisir. Et plus le lecteur ou le spectateur est invité à prendre de la hauteur, plus riche et complexe apparaît la densité de ce réseau passionnel :
Nous aperçûmes, à un quart d’heure devant nous, une ville formée d’une dizaine de phalanstères symétriquement ordonnés et reliés entre eux par des galeries soutenues sur des colonnes, de telle sorte que ces palais ne formaient en réalité qu’un seul palais immense, baignant dans la plus luxueuse végétation. M. Évart m’apprit que les capitales avaient des populations flottantes. […] Ce que les phalanges ne pourraient se procurer sans des dépenses excessives se trouve dans la capitale de la province ou dans celle du royaume, qui sont les liens des phalanstères, les centres vers lesquels convergent toutes les populations qui viennent y puiser la haute instruction ou y chercher des secours et des encouragements. Les capitales sont, en quelque sorte, les soleils dont les phalanstères, leurs satellites, reçoivent l’influence et la chaleur” [22].
À hauteur de rhizome
L’utopie s’ancre dans la réalité, et si le phalanstère ne se conçoit ou ne se laisse d’abord voir, dans ses descriptions et représentations, que de haut, à distance respectable, c’est autant pour des raisons de contemplation et d’ampleur de vue qui sont inhérentes à sa conception même [23] que pour marquer la différence, l’écart avec les constructions mesquines et étroites du monde civilisé. À l’intérieur de ces dernières, l’impossibilité de prendre du recul assigne toute tentative de mouvement à de strictes limites lorsqu’il n’est pas purement et simplement entravé, rendu impossible. Il ne s’agit dès lors pas seulement d’opposer les « resplendissants Phalanstères » dans lesquels « l’Harmonie se mirera » aux « maisons de boue et de crachat [24] » de la Civilisation, ni de déplorer, comme le fit Fourier en écho à la vignette du phalanstère publiée en frontispice du journal homonyme [« Illustration 4 », p. 83], les « maisons humides, obscures, sans courants d’air […] entassées dans nos grandes villes [25] », mais de dénoncer le principe du morcellement qui isole et étouffe les habitants de demeures collectives, empêche toute association ou vie commune, obère tout déplacement :
Le problème est celui-ci : Sur un espace donné, employer le moins de matériaux et entasser (en les isolant entre eux) le plus d’hommes possible ; diminuer la garantie de solidité jusqu’à la limite de la police correctionnelle, accroître le rétrécissement de l’habitation humaine jusqu’à la limite de l’étouffement physique et de l’abrutissement moral. Cette tendance, ce fait accompli déjà, sont les résultats du morcellement [26].
Le même auteur résume ce conflit entre deux visions que tout oppose en prenant l’évolution de l’art pour point de repère : « les habitations privées, de plus en plus étroites, ne sauraient loger qu’un art étroit. L’artiste n’a plus d’espace ; il en est réduit aux tableaux de chevalet et aux statuettes. L’art tend fatalement à se rapetisser ; dans les conditions où se développe la société, l’art est acculé dans une impasse où il étouffera faute d’air [27] ». Et sa conclusion plaide inévitablement pour un changement d’échelle, c’est-à-dire de société :
En architecture, on ne fait pas volontiers de l’art pour l’art ; on n’élèvera pas des monuments dans le seul but d’occuper l’imagination des architectes et de fournir de l’ouvrage aux peintres et aux sculpteurs. Il faut donc songer à transporter à toutes les parties de l’habitation humaine, à toutes les conditions de la vie privée et publique, le mode de construction monumentale. Il faut en arriver à loger, non plus quelques privilégiés, mais tous les hommes dans des palais [28].
Par leur envergure tangible [29] ou seulement suggérée, les descriptions et représentations du phalanstère tranchent avec cette compacité privative de liberté de mouvement née du monde civilisé. À chaque fois, à l’image de ces plans cinématographiques qui découvrent progressivement un nouveau pays, un nouveau peuple en les embrassant du regard [30], le phalanstère apparaît en majesté, au loin, ailes déployées pour ainsi dire et le plus souvent déjà en activité, bruissant et rayonnant de mille éclats. Aux termes voisins qui reviennent régulièrement pour dire le mode de vision ou d’approche choisi – coup d’œil, panorama, vol d’oiseau –, les représentations de phalanstère se conforment d’ailleurs systématiquement [« Illustration 2 », p. 82 ; « Illustration 5 », p. 83 ; « Illustration 14 », p. 88 ; « Illustration 15 », p. 89 ; « Illustration 17 », p. 89 et « Illustration 22 », p. 93]. Cette fidélité aux textes ne doit toutefois pas être considérée à la lettre telle une injonction, car elle est avant tout le signe d’une fidélité au principe même du phalanstère soit, à nouveau, un point de convergence pour les mouvements comme pour les passions et, par extension, pour les chemins et les trajectoires. Ce que l’artiste cadre et découpe, ce qu’il choisit de montrer doit dès lors révéler « des milieux » en leur entier pour reprendre le mot employé par Gilles Deleuze et Félix Guattari [31], mot que l’on comprendra plus aisément encore si l’on se rappelle qu’il existe notamment, dans l’ordre sociétaire, des caravanes de Chevalerie errante qui, pour propager arts et sciences, enthousiasme et connaissances, sillonnent sans trêve et activent sans cesse ces milieux, les territoires des phalanges.
Prendre de la hauteur, se situer à hauteur de rhizome ou de réseau est ainsi la seule optique possible pour rendre compte d’un même geste de ce qui circule et bifurque, se prolonge, vibre et essaime à l’intérieur comme au-delà du phalanstère. Trois exemples suffiront pour s’en convaincre :
Nous étions assis sur le sommet d’un monticule dominant une plaine spacieuse d’un aspect délicieux et couverte d’une merveilleuse végétation. Les cultures étaient distribuées d’une manière extrêmement pittoresque : les champs de céréales, les prairies, les vergers s’entrelaçaient de cent façons diverses, et des lignes de dahlias et de rosiers, des touffes d’arbustes, des corbeilles de fleurs de toutes sortes couvraient la campagne, séparaient les diverses productions agricoles, et formaient de gracieuses guirlandes ou de charmantes oasis. […] Mille filets d’eau, portant la fraîcheur et la vie à cette luxuriante végétation, dont aucune portion de terrain n’était privée, coupaient la charmante vallée étendue à nos pieds. Il nous semblait voir le Paradis terrestre confié à l’homme avant sa chute, ou mieux encore un paradis planté par la main des anges pour l’homme réhabilité. Des groupes nombreux de gais travailleurs animaient ce frais paysage et faisaient retentir l’air de leurs chants joyeux. […] Un vaste palais occupait le centre de ce vallon enchanté ; des châteaux et des kiosques élevaient çà et là leurs toitures ardoisées ou leurs brillantes coupoles au-dessus des verts massifs de verdure. Muets de surprise, nous ne nous lassions pas d’admirer ce merveilleux panorama [32].Et d’abord jetons un coup d’œil à vol d’oiseau sur l’ensemble des dispositions architecturales résultant des grandes conditions du programme sociétaire ; nous voici planant sur une campagne phalanstérienne ; regardons […]. Contemplons le panorama qui se développe sous nos yeux. Un splendide palais s’élève du sein des jardins, des parterres et des pelouses ombragées, comme une île marmorienne baignant dans un océan de verdure. C’est le séjour royal d’une population régénérée [33].
Jetons donc un coup d’œil rapide sur le travail matériel et extérieur du premier canton sociétaire, et, à cet effet, arrêtons-nous au sommet de cette colline, d’où nos regards embrassent tout le territoire de la Phalange. Quel tableau plein de vie et de magnificence ! quel harmonieux mélange de vergers, de parterres, de champs et de prairies […].Vos regards émerveillés s’arrêtent sur cette masse de constructions qui élance dans l’air sa coupole, ses flèches et ses tourelles ; c’est le Phalanstère, habitation somptueuse et commode de la Phalange. Voyez-le déployer ses ailes immenses au milieu des vergers et des fleurs, et dominer sur la plaine et la vallée, tout bruissant de vie, de travail et de plaisir, comme une ruche au soleil de mai. Tout autour et au loin se répandent des groupes nombreux de travailleurs. De ce centre rayonnent vers la circonférence les routes diverses ; propres et élégantes comme les allées d’un parc, elles offrent, en se ramifiant en chemins secondaires, en mille petits sentiers, une circulation facile sur tous les points du territoire [34].
Ce qui doit apparaître ici au premier coup d’œil [35] est l’innervation du phalanstère par le mouvement et ce n’est pas un hasard si l’image de la ruche [36] revient régulièrement par opposition à celle de la fourmilière : dans l’une la hauteur de vue, l’essor et la liberté de mouvement sont possibles, ils restent dans l’autre contraints, limités, soumis à la pesanteur ; la variété des points de vue et des perspectives est pour l’une évidente (on peut tourner autour de la ruche) lorsque la succession des obstacles à la vue caractérise la seconde (on ne peut progresser qu’en aveugle dans ses galeries étroites). Se retrouve là, principe fondamental à l’ordre sociétaire, l’idée d’une relance permanente du mouvement constitutive d’une esthétique de la dissémination ou de l’étoilement [37], esthétique que l’organisation des paysages autour du phalanstère caractérise au mieux, paysages sans surprise décrits par Fourier à vol d’oiseau :
[pour amener divers groupes sur un même terrain, et […] laisser le moins que possible un groupe isolé dans ses travaux], chaque branche de culture cherche à s’entrelacer et pousser des divisions parmi les autres. Ainsi le parterre et le potager, qui sont parmi nous les deux divisions voisines de l’habitation, ne sont point, dans une Phalange, rassemblés et confinés aux attenances du Palais : tous deux poussent dans la campagne de fortes lignes, ou des masses détachées de fleurs et de légumes, qui diminuent par degrés, s’engagent par détachements successifs dans les champs, vergers, prairies et forêts dont le sol peut leur convenir. […] On doit établir ces engrenages en tout sens, distribuer les travaux de manière que chaque Série pousse des masses ou lignes de culture, et porte des groupes sur le terrain de ses voisines ou à côté de leurs travaux. Cet amalgame donne lieu aux rencontres des groupes et aux divers liens qui s’ensuivent [38].
Ce que Fourier présente ici comme « l’union du beau et du bon » présente un double avantage : « marier les groupes en réunion locale », « combiner leurs intrigues » pour « les activer l’une par l’autre » tout en ménageant et favorisant le « coup d’œil » [39]. Favoriser le coup d’œil « en direct et inverse », telle est aussi la base du garantisme visuel prôné dans l’urbanisme de Fourier, base qui peut expliquer pourquoi, dans les représentations avancées du phalanstère [40], ces dernières offrent des vues de loin susceptibles de multiplier, au moins virtuellement, les approches visuelles de l’édifice – « On doit enfin varier en tout sens et prendre pour règle qu’aucune rue, qu’aucun point de la ville ne présente un coup d’œil semblable à celui des autres points [41]. »
Changements à vue
La conception même du phalanstère comprend à cet égard les formes de représentation qui seront le plus souvent choisies par ses partisans : au principe du mouvement incessamment relancé s’ajoute en effet celui de l’ouverture visuelle maximale, soit celui de la circulation du regard la plus large. Dans son « Plan d’une ville de 6e période » (éloignée toutefois du faste de l’Harmonie), Fourier précise que « tous les murs de clôture seront ouverts et palissadés ou grillés à hauteur d’appui, afin que la vue puisse librement circuler, et qu’on ne chemine pas entre des murailles comme dans des villes civilisées [42] ». Considerant est plus précis encore dans sa Description du Phalanstère :
Haies, barrières, démarcations, fossés croupissants, murs de clôture aimablement couronnés de tessons de bouteilles, toutes les incohérences, toutes les laideurs, toutes les infamies défensives du Morcellement, qui coupent, hachent, gâchent et bariolent misérablement le terrain ont disparu ; les cultures sont distribuées avec une élégante et sage variété dans le grand domaine unitaire. Le Phalanstère s’élève au centre des cultures [43].
La vue ainsi dégagée, les regards peuvent plonger sur de « verdoyantes perspectives » et autant d’« horizons lointains » qui leur ouvrent une « trouée monumentale » [44]. Le phalanstère se donne donc non seulement à voir dans toute sa splendeur, mais il découvre encore ses entrées et ses sorties, ses premiers et ses arrière-plans, ne garde rien en réserve ou par devers soi, conforme en cela au principe déjà rappelé qu’en Harmonie, toutes les passions concourent au bien commun sans qu’aucune soit laissée à l’écart. Tout doit pouvoir ainsi s’y voir non pour être surveillé ou enregistré, mais pour être susceptible de faire naître le désir là où l’occultation n’est source que de fantasmes détachés de l’action comme de déperdition d’énergie.
Que dans le phalanstère les changements se produisent dès lors pour ainsi dire à vue [45], les éléments de mise en scène présents dans ses descriptions ou représentations le confirment. Pour l’évoquer, Fourier convoque fréquemment en effet le vocabulaire de la scène, mais c’est une scène « fort animée » par des groupes éparpillés à la surface d’un paysage sociétaire dès lors transformé en une « vallée parsemée de brillants édifices » et autour desquels se déploie un « ravissant spectacle » [46]. Ce type de description – « si l’on peut mettre en scène toutes sortes de cultures, la campagne n’en sera que mieux ornée : il suffit qu’on la voie occupée par une foule de groupes agissants, et que le fond du tableau soit suffisamment garni de personnages [47] » –, les représentations avancées du phalanstère en sont l’illustration stricte ; indépendamment du paysage vu à hauteur de rhizome dont il a déjà été question, on y voit ici, au premier plan, « un peloton de horde en demi-cercle, usage de la cavalerie enfantine [48] » [« Illustration 4 », p. 83], ailleurs des groupes disséminés qui vont et viennent [« Illustration 5 », p. 83], là des sectaires en activité ou en grande conversation [« Illustration 14 », p. 88], une ribambelle de petits travailleurs [« Illustration 17 », p. 89], une parade de sociétaires [« Illustration 23 », p. 93] ou encore l’agencement, la combinaison de tous ces éléments qui finissent par composer un tableau vivant [« Illustration 15 », p. 89], une féerie animée. C’est une autre ambiguïté du phalanstère représenté que de donner alors le sentiment de n’être qu’une toile peinte à l’intérieur d’une féerie visuelle, un rideau de scène simplement destiné à mettre en valeur le mouvement des sociétaires qui le parcourent. À moins que cette ambiguïté, ce rapport au faste théâtral ne soit encore une confirmation de ce qui a été énoncé plus haut : le phalanstère ne se laisserait représenter, à la lettre, que par son effacement même, sa mise en retrait.
Faste théâtral
Dans ses remarquables analyses, Claude Morilhat a souligné l’importance de l’opéra dans l’économie de l’ordre sociétaire, insistant précisément sur l’extension de l’espace de la scène à celui, sans commune mesure, de la phalange en son entier :
Jusque là réduit à n’être qu’un spectacle l’opéra acquiert pleine réalité avec l’ordre combiné, il est cet ordre même. En Harmonie l’opéra se fait vie quotidienne, il délaisse l’espace clos de la scène pour s’étendre au territoire de la phalange où chacun de ses membres est tout à la fois acteur et spectateur, il embrasse l’ensemble des activités, travail et loisirs (distinction qui n’a plus guère de sens en Harmonie). Que non seulement en Harmonie l’opéra subsiste comme spectacle particulier mais plus, s’affirme “comme objet de première nécessité” et se situe parmi les séries les plus importantes, s’explique par l’exaltation qu’assure au principe harmonien sa propre représentation. À travers l’opéra la vie harmonienne accède en quelque sorte à la réflexivité [49].
Tout est autant décor pour le coup d’œil que pour l’action appelée à s’y tenir et c’est pourquoi, rapporte encore l’auteur en citant Fourier, « le phalanstère ne doit pas simplement être fonctionnel, “il faudra y étaler le faste théâtral, et y prodiguer tous les ornements convenables au local” [50] ». Ces remarques complètent celles de Pierre Mercklé sur l’histoire de l’édifice :
une des caractéristiques fondamentales de cette “théorie concrète” […] est justement l’exigence de spectacularité. Dans les pages consacrées au Phalanstère et à l’organisation du travail en son sein, Fourier fait un usage immodéré des termes appartenant au champ lexical de la perception visuelle, adoptant ainsi pour décrire le Phalanstère le “point de vue” d’un visiteur qui contemplerait les “scènes” et les “tableaux” offerts à son regard. L’exigence de spectacularité n’est pas cependant qu’une simple figure rhétorique : le Phalanstère tire en effet nombre de ses caractéristiques organisationnelles et architecturales du fait qu’il est conçu pour être montré comme un spectacle [51].
Combiné aux déplacements des sociétaires (qui sont autant des déplacements de fonction et d’usage passionnels que de lumières, de couleurs et de sons), le faste théâtral a pour objet de transformer en paysage enchanté, en féerie ce qui a nom phalanstère. À cet égard, si la mise en scène ou les changements à vue font bien partie intégrante des dispositifs sociétaires comme de leurs figurations, c’est au service d’une nécessité plus haute tournée vers l’imaginaire du merveilleux – « Illusion ! Utopie ! s’écrient les sceptiques ; féeries, contes d’enfans, digne pendant de ce beau château en Espagne nommé Phalanstère [52]. »
Sans doute la lithographie dessinée par Arnout [« Illustration 15 », p. 89] est-elle la plus proche de cet imaginaire romantique du merveilleux cultivé par Fourier [53] et certaines de ses descriptions semblent d’ailleurs avoir été reprises à la lettre par les artistes lors de la réalisation de leur dessin [54]. Mais, comparé notamment au merveilleux contemporain de Grandville [« Illustration 12 », p. 87], c’est là, dans ces représentations, un merveilleux bien timoré ou d’une facture des plus classiques, un merveilleux affadi. Que les questions de mise en scène, les changements à vue ou le faste théâtral aient toute leur place dans les représentations des phalanstères se pose sans contredit, mais qu’ils aient pu devenir prépondérants fut sans doute problématique tant le luxe de détails demandé pour en rendre compte était conséquent, contrevenant ici à une économie de moyens souvent revendiquée et qui en appelait, du même coup, à une esthétique précise en matière de représentation.
À gros traits
Parce que « c’est au lecteur de faire surgir en relief dans son imagination, l’idée générale du Phalanstère, à se transporter dans ce séjour, à le voir, à évoquer de cette donnée féconde que j’indique rapidement, tout ce qu’elle renferme d’artistique et de confortable, à comprendre enfin comment toutes ses dispositions concourent à l’utile et à l’agréable, au bon et au beau, au luxe et à l’économie [55] », les descriptions et représentations du Palais sociétaire furent souvent sommaires, de pure façade pourrait-on dire. Une raison évidente aussi bien qu’essentielle en est d’abord que « cette forme n’a rien d’absolu. Les configurations du terrain et mille exigences diverses la développent et la modifient [56] ». À ce principe de la variété se greffe dès lors le choix esthétique de l’esquisse, c’est-à-dire du geste rapide, ample et souvent schématique, qui suggère plus qu’il ne s’attarde sur les détails. Les seules représentations du phalanstère laissées par Fourier dans ses archives appartiennent d’ailleurs à ce registre [« Illustration 1 », p. 82 et « Illustration 2 », p. 82] dont le pendant temporel est justement le coup d’œil [57]. Fréquemment en effet, la contemplation du phalanstère ne peut être faite posément et seul un regard rapide parvient à être lancé par les visiteurs sur ses bâtiments tant prime, dans ces évocations, le mouvement, des tourbillons de mouvements pour reprendre le nom premier donné à la phalange par Fourier. Dans sa Visite au phalanstère, Mathieu Briancourt le note exemplairement, l’édifice n’y est pas uniquement vu de loin, il est encore seulement entr’aperçu, saisi au vol :
Le Phalanstère, ce grand édifice que nous avions aperçu de loin, était un magnifique palais dont les ailes, repliées sur elles-mêmes, formaient entre elles de vastes cours ornées d’arbres, de fontaines jaillissantes. Sa façade grandiose donnait une haute opinion et du talent des architectes et de l’opulence des propriétaires. Les fanfares qui appelaient la population au déjeuner ne nous permirent pas de contempler à loisir cette merveilleuse construction [58].
La vitesse de déplacement, la succession des éblouissements ne permettent pas de fixer l’image avec toute la précision voulue ; ce principe de base de la photographie sur lequel nous reviendrons, l’esquisse brossée à gros traits le compense, cette forme de représentation correspondant en outre aux libertés prises par Fourier lui même : « Je vais donc me borner à décrire les dispositions générales et approximatives [59]. »
Avant de correspondre à la figuration même, l’esquisse est comme intégrée dans le discours descriptif sur le phalanstère qui est alors réduit au minimum visuel, aux seuls éléments structurels susceptibles d’en permettre l’identification au premier coup d’œil. Pour Fourier, il s’agissait d’abord d’une question de coût, mais on ne peut cependant sous-estimer ici l’aspect stratégique d’affirmer précisément ce choix esthétique de l’esquisse. Abordant la construction d’un « édifice régulier », il précise :
Sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres détails descriptifs, il eût convenu de donner des gravures ; elles sont indispensables quand il s’agit de dispositions inusitées en architecture : Segnius irritant animos demissa per aures [60]. Mais les frais de planches auraient coûté, d’après information, 7 à 8 000 fr., non compris les frais d’impression de l’ouvrage. Il eût fallu se couvrir de cette dépense par une souscription de 12 000 fr. Je n’ai pas pu la proposer [61].
Plus loin, au sujet des « dispositions des corps de logis » qui sont différentes de « celles de nos grands palais ou monastères », il « regrette de ne pouvoir pas donner le plan [62] ». À chaque fois, l’image semble pouvoir attendre – « Il faudrait ici une lithographie ; négligeons ce détail [63]. » –, comme si son effacement ou sa mise en retrait n’étaient nullement un frein à la propagation des idées sociétaires, ambiguïté nouvelle lorsqu’on la rapporte notamment à l’importance de premier plan accordée dans les textes aux artistes pour cette dissémination première.
Une fois levées cependant ces réserves sur la représentation du phalanstère, ce dernier n’en reste pas moins amputé d’éléments essentiels à sa compréhension visuelle intégrale, autant de détails encore une fois mis de côté et qui réduisent le plus souvent à une silhouette tout juste esquissée ce qui se donne ailleurs, paradoxalement, pour pleinement organique. Dès la Vignette de 1832, Fourier précise que la rue-galerie, « l’innovation la plus précieuse en architecture sociétaire », n’a pu être représentée sur la vignette, car « il aurait fallu des coupes de profil et autres détails que ne peut pas comporter le frontispice d’une petite feuille [64] ». Chez Considerant, ce sont ici « les arbres des cours et des jardins » qui ne figurent pas dans la perspective géométrique, « afin de ne pas nuire à l’intelligence de la disposition architecturale [65] » ; là, ce sont le temple et le théâtre qui « ont été supprimés, pour plus de simplicité, dans la petite gravure (Idée d’un phalanstère), où l’on a supprimé aussi les bâtiments ruraux [66] ». Ces retraits ou retranchements tirent la représentation de l’édifice vers une forme d’abstraction et Henri Desroche remarque fort justement que si « Fourier déplore à plusieurs reprises le coût excessif des lithographies », ces dernières, « absentes de son texte, sont suppléées par deux schémas [67] », formes non moins visuelles.
En lieu et place de représentations qui auraient pu être riches de nombreux détails, un certain schématisme apparaît dès lors qui satisfait autant à l’esquisse brossée à gros traits qu’il permet de tenir à distance toute figuration non conforme au réel de l’utopie. Ce qui doit pouvoir circuler comme images du phalanstère doit ainsi se cantonner à l’esquisse vue de loin ou se limiter aux plans les plus précis, les plus minutieux qui procèdent, eux, d’une étude scientifique rigoureuse. La première raison indiquée par Considerant pour marquer son improbation à la mise en circulation d’une représentation du phalanstère non autorisée concerne d’ailleurs son passage, par le seul agrandissement et non par un changement de nature, du statut d’esquisse, de « croquis », à celui de plan étudié [68]. Le même notait ailleurs que si la librairie phalanstérienne « vient de mettre en vente la première page d’un grand Album du Phalanstère, représentant la vue à vol d’oiseau d’une campagne harmonienne, sur le second plan de laquelle se développe un phalanstère de grande échelle [69] », cette même librairie allait, « lorsque le moment sera venu », publier « un véritable projet, un travail d’ingénieur […] avec plans, coupes, détails et devis estimatif [70] ».
Entre l’esquisse à gros traits et le plan d’étude, aucune place ne semble faite à l’interprétation et la vue du phalanstère en circulation, classée dans le catalogue de la Librairie sociétaire à la rubrique « Objets d’art », est sans surprise une vue « accompagnée d’un texte explicatif [71] ». L’esquisse participe dès lors moins ici d’une liberté prise par l’artiste que d’une faveur qui lui est faite : un espace de représentation possible pour le phalanstère, mais qui ne doit en rien outrepasser son rôle seulement évocateur en se donnant pour le réel du phalanstère. Insuffisamment éclairante par sa nature même, l’esquisse ne peut en effet prétendre à une quelconque valeur contractuelle sauf à risquer de voir surgir, aussi inattendu qu’ambigu, l’interdit de l’image.
L’interdit de l’image
Daté du 22 août 1843, un document manuscrit signé par l’un des principaux fouriéristes anglais, créateur en 1841 de The London Phalanx, est conservé dans les Archives sociétaires. Hugh Doherty y écrit :
Je reconnois avoir reçu de Mr. Considerant un exemplaire en platre, de la tete de Fourier moulée d’après nature, et la permission de faire copie au crayon du portrait de Fourier peint par Gigoux, sous la condition de ne pas laisser reproduire ces modeles sans la permission de Monsieur Considerant & compagnie qui se reservent le droit de propriete & l’initiative de reproduction generale de ces objets d’art dans l’interet de l’École Societaire [72].
En quelques lignes est ici indiquée la nécessité d’une propagation des idées sociétaires par l’image ou par les objets d’art [73], mais encadrée, surveillée voire filtrée par des instances susceptibles d’en autoriser ou d’en interdire la circulation au bénéfice du mouvement. Cet interdit de l’image est plus encore manifestement exprimé dans une suite de deux articles, sans doute écrits par V. Considerant, à destination des seuls abonnés de La Phalange, articles datés du début et du milieu du mois de mars 1838 et dans lesquels est prononcée l’interdiction du colportage, de la vente et de la circulation d’une représentation du phalanstère non autorisée par l’École sociétaire [74]. Rapporté aux descriptions comme aux représentations existantes du phalanstère, cet interdit de l’image met en lumière deux ambiguïtés principales : celle qui naît de la confrontation entre les dimensions réelles de l’édifice projeté et les exigences réitérées de rigueur et de scientificité réclamées pour ses représentations, celle qui provient en outre de la confrontation entre l’exigence elle aussi répétée d’une propagation des idées sociétaires et le respect des textes à la lettre. Où l’on verra au final que l’interdit de l’image peut notamment être rapporté à la mesure de l’éclairement, au nombre de lux émis en quelque sorte par l’image concernée et qui, s’il n’est pas jugé suffisant, c’est-à-dire si l’image n’apparaît pas suffisamment éclairante, la condamne à rester dans l’ombre : en retrait.
Les chiffres varient souvent : de 700 mètres pour le front entier du phalanstère [75] à plus de 1 000 mètres ailleurs [76], les dimensions de l’édifice sociétaire sont gigantesques et sa supériorité de conception comme d’envergure sur le château de Versailles est d’ailleurs souvent soulignée. En rendre compte par l’image revient dès lors à se limiter fatalement à l’esquisse, à seulement suggérer, ou à se lancer dans une entreprise rigoureuse de tracés architecturaux dont les dimensions et le nombre ne pouvaient, tout aussi fatalement, que contrevenir à l’exigence de propagation.
Cette grande entreprise fut pourtant esquissée, il en reste quelques traces et c’est précisément sur elles que Considerant se fonde pour s’opposer à la diffusion d’une représentation non autorisée du phalanstère. Publié dans La Phalange, le procès verbal d’une réunion du 20 août 1837 consacrée à un « Projet de réalisation » nous permet de savoir que M. Maurize a procédé « à l’exhibition de ses plans et à l’explication de toutes les parties de son immense travail, dont les résultats se résument en 25 grandes feuilles de dessins au net. L’objet de ce travail était la confection d’un projet général d’ingénieur et d’architecte pour la disposition d’un terrain d’une lieue carrée (2,200 hectares) destiné à l’exploitation en mode sociétaire [77] ». Suit une description détaillée de l’étude effectuée et notamment la liste des 25 planches dont la dernière « sera gravée ainsi que nous l’avons annoncé » :
le plan qui résulte de ces conditions (Phalanstère, église, théâtre et bâtiments ruraux compris) s’étend sur une surface de 50 hectares. La longueur du Phalanstère, sur sa plus grande façade, est de 525 mètres (environ 1,600 pieds), dimension qui dépasse la plus grande façade du palais de Versailles. Les corps de bâtiments sont, d’ailleurs, redoublés et séparés par des jardins, des cours plantées d’arbres, etc. La largeur de l’édifice, en y ajoutant celle de l’emplacement des bâtiments ruraux qui lui font face, est de 600 mètres (environ 1,850 pieds). Voici la liste des plans et dessins, composant le projet de Phalanstère en grande échelle, qui ont été produits par M. Maurize : […] Feuille 24. Vue générale du Phalanstère et des bâtiments ruraux prise de la grande route sur l’une des façades latérales des édifices. Feuille 25. Vue générale du Phalanstère et des bâtiments ruraux prise des jardins sur la façade principale des édifices [78].
Si ces plans ont inspiré la lithographie dessinée dix ans plus tard par Arnout, lithographie de petite taille (35 x 39 cm) sous laquelle est bien inscrit « d’après les Plans de Morize » [« Illustration 15 », p. 89], ils restent d’autant plus invisibles, à ce jour, qu’ils ont été annoncés à plusieurs reprises de manière semble-t-il contradictoire. Montrés en août 1837, ils sont en effet à nouveau évoqués en mars 1838 comme partie intégrante « du projet étudié depuis trois ans par M. Morize » et d’où devait être extraite une « perspective que l’on gravera aussitôt qu’elle sera achevée et qui présentera une idée vraie, grande, réalisable et complète d’un édifice sociétaire avec tous ses détails réels, tous ses accessoires, ses constructions rurales, et la vue du territoire et des cultures unitaires d’une Phalange [79] ». Dans le même numéro de La Phalange, il est encore question du « Projet de réalisation » d’un phalanstère d’enfants pour lequel M. Morize a été chargé des études plus spéciales « sur les rapports approximatifs des nombres de travailleurs, avec les besoins de toutes les fonctions et les jours et heures de travail [80] », projet pour lequel des plans ont aussi été dressés. En septembre 1838, La Phalange rend compte en effet d’une autre réunion autour de ce projet de réalisation de phalanstère d’enfants, réunion durant laquelle « M. Daly a mis sous nos yeux sept grands dessins au net accompagnés d’une multitude de croquis représentant les études des détails du plan général : ateliers, salles d’étude, cuisine, réfectoires, dortoirs, bains, etc., etc., etc. Les grands dessins représentaient : […] 2° La vue en élévation de la façade du bâtiment d’habitation […]. Quoiqu’il n’entre pas dans nos intentions de donner une description détaillée des dessins qui nous ont été soumis (description que d’ailleurs nous ne serions en état de faire de manière convenable), nous ne pouvons cependant résister au plaisir de dire, à tous ceux qui désirent avec autant d’ardeur que nous un essai de la théorie de Fourier, combien nous avons été satisfaits du travail de MM. Maurize et Daly. Il appartenait sans doute à M. Maurize, qui déjà avait fait ses preuves dans son beau plan d’un Phalanstère, de rédiger le programme de celui qui n’est destiné qu’à 400 enfants et 100 grandes personnes. » Le compte rendu se terminait par ces mots enthousiastes : « c’est le moment où tous les amis de la Théorie sociétaire doivent redoubler de zèle pour sa propagation. Aujourd’hui plus que jamais, c’est le cas de lui créer des partisans, car bientôt sans doute il y aura lieu à faire appel au public pour trouver les fonds nécessaires à la réalisation d’un projet dont l’examen détaillé nous a donné l’espoir d’une réussite complète [81] ». Au final pourtant, et sous réserve de découvertes à venir, il semble que le gigantisme du phalanstère ait eu raison de sa représentation selon les principes scientifiques du dessin d’architecte et d’ingénieur notamment prônés par Considerant. Les dessins « réellement étudiés » et uniquement produits « sur dimension d’étude [82] » n’ont fait l’objet d’aucune diffusion ni publication à notre connaissance et sans doute sont-ils restés dans les cartons ou les archives des journaux phalanstériens, mosaïque de vues parcellaires sur un édifice jamais construit.
Une autre ambiguïté ou impossibilité inhérente à la représentation du phalanstère apparaît encore avec l’interdit de l’image, celle qui oppose l’exigence de propagation des idées sociétaires au respect de la lettre des textes. Dans le procès verbal de la séance du 20 août 1837 consacré au « Projet de réalisation », il est ainsi précisé que non seulement « M. Fourier veillera lui-même à ce qu’aucune des conditions exigées par la Théorie ne soit oubliée dans le travail » des architectes et, le faisant sentir à l’assemblée, « combien il importe pour le succès de la Fondation que les constructions satisfassent aux conditions théoriques. Il s’engage à fournir à MM. Maurize et Daly toutes les indications qui auraient échappé dans ses ouvrages, et à suivre le travail [83] ». L’attitude de Considerant fut sans doute semblable et son jugement sur la « copie ridicule de la vignette du Phalanstère [84] » qui circulait sans son autorisation, alors même que cette dernière ne faisait que reproduire en grand son propre dessin, montre les réticences opposées à une propagation des idées sociétaires tant soit peu indépendante ou parallèle. Sous-jacente à cette ambiguïté figure sans doute l’idée d’un rendez-vous avec l’Histoire. Pour Fourier comme pour Considerant, « l’Architecture écrit l’Histoire [85] », ce qui suppose qu’il est un moment opportun pour qu’apparaissent des représentations idoines du phalanstère, moment qui ne semble pouvoir être identifié qu’en haut lieu. Ainsi, entre la première et la deuxième édition de Description du phalanstère, le moment est venu de publier « la première page d’un grand Album du Phalanstère [86] » ; ailleurs, Considerant déplore la circulation de la représentation non autorisée du phalanstère, « dans le moment surtout où nous nous préparions à passer à la pratique [87] ». Les esquisses appartiendraient ainsi à une époque première, préparatoire sans doute et les dessins sur dimension d’étude à ce temps second où, précédant à peine la réalisation du phalanstère, ils n’ont de raison d’être qu’auprès des architectes et ingénieurs et sont par conséquent sans objet pour la propagation des idées sociétaires. Ce dernier point traduit une marque de défiance vis-à-vis des images, défiance qui pourrait expliquer leur nombre si peu important dans toute l’histoire sociétaire. S’adressant aux artistes, Considerant leur expliquait d’ailleurs : « Il n’y a plus de sources de richesses que dans la marchandise, et la marchandise n’aime pas l’art. La destruction des grandes fortunes féodales et cléricales, les commotions révolutionnaires et les subdivisions des propriétés ont donné à l’art le coup de mort. Il agonise aujourd’hui dans la lithographie… [88] ! »
En interdisant « la publicité et la vente [89] » d’une représentation non autorisée du phalanstère, Considerant n’affirmait pas seulement son autorité à la tête de l’École sociétaire [90], il mettait à distance le principe même d’une image conforme du phalanstère, la renvoyait à une technicité hors de portée aussi bien qu’inexploitable pour la propagation des idées sociétaires et, du même coup, la reléguait à une existence bien improbable. En témoigne singulièrement, à l’époque de son développement comme de sa publicité la plus intense, le silence presque complet de l’École sociétaire sur les débuts de la photographie.
La photographie impossible
Entre le 7 janvier et le 19 août 1839, le physicien François Arago intervient devant l’Académie des sciences à Paris, à la chambre des Députés et devant l’Académie des Beaux-Arts pour annoncer l’invention du daguerréotype. Entre juillet 1839 et décembre 1840, ce procédé de reproduction du réel inédit n’est évoqué qu’une seule fois dans les journaux sociétaires, le 16 octobre 1840, à l’occasion d’un compte rendu de journal où est mentionnée, en passant, « la photogénie de Daguerre [91] ». Ce constat est plus surprenant encore si l’on se souvient qu’en 1840 Victor Considerant publie, Au bureau de La Phalange, Contre M. Arago. Réclamation adressée à la chambre des Députés par les Rédacteurs du Feuilleton de La Phalange, ouvrage qui ne mentionne ni Niepce ni Daguerre, mais comporte par contre la représentation gravée d’un phalanstère [« Illustration 7 », p. 84].
Ce silence énigmatique sur un mode de représentation du réel respectueux de la vérité des moindres détails pourrait d’abord être rapporté à l’inexistence même du phalanstère : il n’y a rien à photographier, aussi fidèlement que possible, car il n’existe rien qui puisse à se prévaloir du nom de phalanstère : « M. Considerant nie formellement, entendez-vous bien, que jamais le Phalanstère ait échoué nulle part, par la raison qu’il n’a jamais été nulle part mis en expérimentation [92]. » A l’inverse, il ne faudrait surtout pas tenter de photographier ce qui pourrait ne correspondre qu’à l’esquisse d’un phalanstère, sauf à risquer de voir se propager pour modèle d’un idéal sa pâle copie. Ne pas évoquer la naissance de la photographie reviendrait en somme à ne pas évoquer le réel lui-même, à s’excepter de ce réel encore vierge de tout phalanstère.
Une autre raison possible du silence adopté par les membres de l’École sociétaire est que cette technique de reproduction du réel nécessitait alors un temps de pose, une fixité, un immobilisme qui contrevenaient à l’esprit même du phalanstère comme du monde passionnel en son entier. Rapporté à la phrase capitale de Fourier – « On ne peut décrire les dispositions du palais d’une Phalange, car chacune cherchera à différencier le sien de celui des voisins ; on ne peut en donner que des notions générales [93]. » –, une typologie ou un inventaire photographique des phalanstères aurait certes pu être imaginé. Mathieu Briancourt le proposa d’ailleurs, à sa manière, dans sa Visite au Phalanstère : « Cependant nous traversions une contrée délicieuse dont les cultures étaient admirables. De temps en temps on faisait arrêter la voiture, tantôt pour contempler de charmants paysages, de merveilleux panoramas, tantôt pour daguerréotyper la façade remarquable d’un Phalanstère. M. Évart nous faisait remarquer combien l’architecture, quoique partout noble et grandiose, différait néanmoins d’un Phalanstère à l’autre. La seule circonstance qui soit la même pour tous, nous disait-il, celle qui caractérise l’architecture actuelle, c’est l’unité d’habitation pour la population entière. De là la nécessité de la rue-galerie. Mais la forme de chaque Phalanstère, mais la disposition et la distribution des séristères et des logements varient selon le goût et le génie des architectes, selon les accidents du terrain et les exigences du climat, selon l’industrie et les besoins des habitants. [94] » Un tel inventaire n’aurait été pourtant, au sens propre, que de façades et la photographie, surface plate, n’aurait nullement pu restituer le mouvement même du phalanstère et moins encore, handicap qui lui est structurel sauf à risquer la surexposition, rendre compte de son rayonnement lumineux, de sa capacité d’éblouissement.
Ce n’est ni Daguerre ni Niepce qu’espéraient donc Fourier et les membres de l’École sociétaire pour voir le phalanstère enfin représenté selon leurs vœux, mais bien plutôt les frères Lumière. Seulement, que restait-il de vivant de l’utopie phalanstérienne en ce mois de décembre 1895 qui vit naître le cinématographe ?
Et plus encore qu’aux frères Lumière, c’est à Reynaud et Disney que l’on songe assurément lorsque, combinant l’appétence pour le merveilleux et le mouvement permanent qui l’anime, on se représente en imagination, comme nous y invitait Considerant, le phalanstère en activité. Le phalanstère représenté ainsi transposé en dessin animé créé par un Grandville précurseur de Disney, mêlant humour et critique sociale, merveilleux et poésie ? Walter Benjamin fut un des premiers à le remarquer lorsqu’il écrivit, dans Paris, capitale du XIXe siècle :
Pour expliquer les extravagances de Fourier, on doit évoquer Mickey Mouse, par qui s’est accomplie, tout à fait dans l’esprit des conceptions du premier, la mobilisation morale de la nature. Avec Mickey l’humour met la politique à l’épreuve. Il montre combien Marx avait raison de voir chez Fourier surtout un humoriste. La rupture de la téléologie naturelle s’effectue selon le plan de l’humour [95].
Une description de Mathieu Briancourt confirme assurément la parenté, description qu’il faudrait presque lire à toute allure :
Nous arrivâmes bientôt au vaste séristère des décrotteurs. Leur groupe était, comme tous les autres, divisé en sous-groupes dont chaque membre ne faisait qu’un détail spécial de la besogne. Ainsi, deux enfants du sous-groupe occupé du nettoyage des bottes prenaient ces chaussures des mains des pages qui les apportaient ; ils les pressaient contre des tambours cylindriques armés d’éponges humides ou de brosses sèches, selon qu’il s’agissait d’enlever de la boue ou de la poussière. Les bottes, nettoyées en un instant, passaient entre les mains de deux autres enfants dont l’unique occupation était de les présenter à un cylindre imprégné de cirage et de les remettre à deux lustreuses qui leur donnaient le brillant au moyen d’un troisième tambour garni de brosses à longues soies. Les pages s’emparaient de nouveau de ces chaussures et les reportaient où ils les avaient prises. […] Les tambours étaient mus, il est superflu de le dire, par le grand moteur hydraulique qui transmettait le mouvement dans tous les séristères ; et comme un ventilateur emportait la poussière à mesure qu’elle était soulevée par les brosses, l’opération du décrottage, si désagréable, et qui exigeait un temps assez considérable, en civilisation, se faisait avec une célérité extrême, et comme par enchantement. Aussi nos espiègles, excités par la rivalité des groupes, nettoyaient, ciraient et lustraient au milieu des rires et des plaisanteries des plus lutins de la bande joyeuse [96]. Pour voir au loin sans être ébloui par le soleil qui brille face à soi, la main portée au front peut suffire ; c’est là un geste d’Indien, de barbare, un geste de têtes nues. Ainsi tamisé, l’éclat de la lumière n’est plus un obstacle à la contemplation, le paysage peut se déployer au devant du regard et les mouvements des uns, des autres, quitter la blancheur aveuglante d’une surexposition prolongée. Un tel geste – qui est étrangement celui de la femme aux violettes décrite dans l’Ode à Fourier d’André Breton [97] –, la plupart des représentations identifiées du phalanstère semblent le contenir ou le présupposer. On se souvient de l’édifice rêvé par Considerant au centre d’une île marmorienne éclatante de blancheur, ses jardins plongés dans la pénombre et l’on imagine cette main portée au front du visiteur pour réussir à repérer les menus détails, les trajectoires disséminées dans le lointain. Destiné à rapprocher de l’œil ce qui reste sinon indiscernable, ce geste indique les limites du phalanstère représenté, du moins tel qu’il est parvenu jusqu’à nous : ce qui est aveuglant du phalanstère et interdit d’en fixer une stricte représentation – lumières, mouvements – est tempéré, presque désactivé. Pour voir en face, il faut non seulement faire baisser l’éclat de l’intensité lumineuse, mais retirer aussi, un à un, les éléments susceptibles de gêner la vue, soit réduire aux seuls contours identifiables, au seul monogramme architecturé ce qui se donne en réalité sans contours arrêtés, toujours changeant. C’est là encore l’une des ambiguïtés du phalanstère représenté, non pas de venir à nous dans la « lumière blafarde et hideuse » de la lune, mais bien dans une lumière plus terne que celle attendue ou espérée. L’enthousiasme naît difficilement de telles images qui, rapportées au discours utopique de Fourier, semblent sinon inadaptées, du moins bien en deçà des possibles figurations entr’aperçues dans ses multiples échappées écrites. Il ne peut donc s’agir d’envisager simplement ici son utopie à l’image près, comme pour écarter un défaut temporaire de représentation, mais bien de l’envisager, cette utopie, à l’image exceptée : en réserve de toute image pour ainsi dire, ou en attente d’images encore à venir, étant bien entendu que le phalanstère par ses éclats – son rayonnement comme son mouvement intrinsèque – est précisément ce qui s’excepte du régime des images.