Le titre de cette réflexion évoque en lui-même une double subversion : l’engagement de la femme dans l’écriture et dans la politique, dans la politique par la médiation de l’écriture. La subversion vient du fait que par ce geste d’écriture engagée, la femme quitte le domaine qui lui est dévolu presque « naturellement », la sphère de l’intime, du privé qu’on lui reconnaît comme son domaine de compétences. Et lorsque, l’on tente un écart, c’est évidemment sous la haute autorité d’un élément masculin à qui l’on peut être dévoué, et porter au mieux assistance. Ce n’est donc pas l’affirmation de soi qui importe, mais l’accompagnement, le dévouement à autrui. Ainsi Jules Guy explique, dans la préface de son anthologie des Femmes de Lettres :
Non seulement on peut être mère, mais on est sœur, fille, épouse, on vit de la vie de famille, et la place d’une femme n’est pas toujours forcément au salon. Elle peut, si elle est instruite, être utile dans le cabinet de travail, partager les études d’un père, d’un frère ou d’un mari, suggérer une idée (…) Intelligente, elle participe aux œuvres de l’intelligence, et se sert de la finesse et de la grâce, de la pénétration qu’elle doit à la nature pour ajouter à la pensée forte et virile de l’homme. Il n’est plus seul, il est compris, deviné, aidé [1].
Ainsi donc, si les femmes veulent échapper à leur destinée « naturelle » qui vise à l’harmonie et à l’embellissement de la domesticité, de facto, elles bousculent l’équilibre et la partition des rôles sociaux. Leur parole publique contrevient à l’ordonnancement des règles communes, non pas qu’elle relève d’une révolte (ce qui serait même relativement rare), mais parce que le geste d’une écriture ou d’un discours public contient en lui-même la quête d’un même droit à la parole que celui des hommes, d’un même exercice de l’esprit, autrement dit la question de l’hégémonie masculine est, par là même, interrogée. Evidemment, la réticence masculine s’exprime parfois de manière fort virulente, à l’instar de Gustave Moreau, qui vocifère :
L’intrusion sérieuse de la femme dans l’art serait un désastre sans remède. Que deviendra-t-on quand des êtres dont l’esprit est aussi positif et terre-à-terre que l’esprit de la femme, quand des êtres aussi dépourvus du véritable don imaginatif, viendront apporter leur horrible jugeote artistique avec prétentions justifiées à l’appui ? [2]
L’intervention des femmes dans la sphère publique relève donc d’une atteinte à la conservation des valeurs de perpétuation de la nation. Dans ce contexte, les bas-bleus signifient, soit une altération des prérogatives masculines et une dévaluation potentielle de la littérature, et plus généralement de l’art, soit une profanation du lien social menant inévitablement à des excès démocratiques, pire les deux à la fois. Les femmes ne sont donc ni sollicitées, ni louées, ni véritablement autorisées à un engagement littéraire et politique, où leurs écrits auraient la pensée de la société, son devenir, comme ligne de mire. C’est probablement ce qui explique qu’elles se soient souvent cantonnées aux romans sentimentaux, aux journaux intimes, à la littérature de jeunesse, genres réputés féminins pour ce qu’ils recèlent d’invitation au romanesque et à l’épanchement sentimental ou lyrique. Il est vrai également que la dimension subversive de ces écrits est alors éminemment réduite, et que le champ littéraire identifie ainsi un domaine davantage dévolu aux femmes, tout en le délimitant. Affirmer la suprématie dans un domaine particulier invite à ne pas étendre ou généraliser ailleurs cette distinction. Mais tel n’est pas ici le propos.
Il s’agit d’évoquer ici la figure d’une femme écrivain reconnue et prolifique, politiquement engagée, fouriériste, personnage assez unique et auquel l’évocation dans cette revuesied donc particulièrement : Marie-Louise Gagneur, qui signait M. L. Gagneur, manière de ne pas afficher, pendant un temps du moins, sa condition de femme, elle qui faisait dire à l’un de ses personnages masculins dans le Calvaire d’une femme : « Eh bien ! Mademoiselle, auriez-vous envie de devenir économiste et Bas-bleu ? Ce serait dommage. Vous êtes si jolie et vous brodez si bien ! [3] » L’argent et la littérature, voilà bien deux domaines que le discours dominant excluait de la sphère féminine, quoique la fin du XIXe siècle connaisse une expansion du nombre des femmes de lettres, mais la mémoire littéraire n’en a pas conservé grande trace.
Ce nom de Gagneur ne nous dit plus rien [4], malgré une production fort conséquente, des traductions dans diverses langues étrangères, des rééditions nombreuses, une appartenance à la Société des gens de Lettres (rare pour une femme qui marque aussi son désir de reconnaissance dans une communauté littéraire), et une inscription dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse, autant dire une consécration pour une femme dont le succès s’affiche dans la seconde moitié du XIXe siècle, à partir des années 1865. Edmond de Goncourt, dont la misogynie est célèbre, l’évoque uniquement par rapport à son mari, pour lequel, selon lui, elle intercédait au journal Le Siècle (« Gagneur, ce cuistre du Siècle, jusqu’alors seulement connu par les visites de sa femme dans les bureaux à l’effet de placer sa copie [5] »). Son succès est lié, en partie, à un parfum de scandale puisque son grand roman La Croisade noire fut condamné par la congrégation de l’Index. L’attaque frontale des Jésuites, des turpitudes cléricales, de la puissance hégémonique des congrégations, dévoila la conception d’une écriture provocatrice émanant d’une femme, destinée à faire mouche, à conférer à l’œuvre littéraire la responsabilité d’une mission éthique, où l’écrivain n’est pas en retrait, mais au cœur même de la cité, pour l’aider à penser ses valeurs et ses choix. Si Marie-Louise Gagneur n’est pas passée à la postérité, même parmi les « minores », cela est probablement dû à son inclination à parler de sujets assez peu consensuels, la misère des femmes, l’injustice dont elles sont victimes (« la femme ne doit point être placée sous la tutelle absolue de l’homme. On doit surtout assurer à celle qui travaille l’indépendance qu’elle gagne à la sueur de son front [6] ») le recours à la prostitution, l’exploitation des ouvriers (« la féodalité (du patron) produit cependant ce que produisent toutes les oppressions, des essors subversifs de liberté, autrement dit une profonde démoralisation engendrant une ignoble misère ; et viceversa cette misère engendrant la corruption [7] »). Les titres des romans sont en eux-mêmes assez évocateurs, Une Femme hors ligne (son premier roman en 1861), Le Calvaire des Femmes, Les Pécheresses, Les Réprouvées, Les Forçats du mariage. L’histoire littéraire, écrite au masculin, n’a pas laissé de place à une littérature de combat au féminin. D’ailleurs, Marie-Louise Gagneur précise à propos d’un personnage féminin qui veut embrasser une carrière littéraire :
Si cette carrière est difficile pour l’homme le plus intrépide, elle est presque impossible à la femme, car elle a de plus à lutter contre l’ironie masculine et contre le préjugé qui veut limiter ses facultés à l’art de plaire, à la science du ménage [8].
Si le parallèle a parfois été fait avec Eugène Sue (parallèle dont la pertinence ne tient qu’à quelques représentations de milieux similaires), on a effectivement bien oublié Marie-Louise Gagneur, jusqu’à son nom même, quand Eugène Sue a été lu comme le défenseur des déshérités. L’histoire littéraire a parfois des silences qui ne manquent pas de surprendre. Le Radical a fait paraître en 1869 une lettre signée d’une trentaine de chefs de sociétés coopératives, durant la publication en feuilleton du roman Le Calvairedes femmes consacré à la peinture des souffrances endurées par la classe ouvrière :
Depuis les romans d’Eugène Sue qui ont si puissamment contribué aux améliorations déjà obtenues dans la condition des travailleurs, aucun ouvrage de ce genre n’aura prêté selon nous un concours aussi efficace à la réalisation de celles qui restent à accomplir (…) Voilà pourquoi nous vous prions, Monsieur le Directeur, de faire parvenir à l’auteur de ces deux ouvrages, non seulement l’hommage de notre admiration pour son beau talent d’écrivain, mais surtout l’expression de notre gratitude pour le notable service qu’elle rend à la cause du progrès. Nous avons la conviction d’être aussi les interprètes de tous les travailleurs. [9]
Ce message souligne, de fait, l’expression d’une croyance immodérée dans les pouvoirs de la fiction et l’aspiration à une littérature transitive qui aurait la faculté, en parlant du monde et au monde, de le changer. Marie-Louise Gagneur ne cesse d’ailleurs de mettre en gage son activité littéraire, comme s’il s’agissait de servir une cause supérieure, de fonctionnaliser sa création littéraire. Celle-ci doit avoir une justification, autrement dit, il ne s’agit pas simplement d’une visée esthétique qu’offrirait le privilège de l’écriture, il y a nécessité à parler au nom des autres, à faire de sa voix propre le vecteur d’une parole collective. C’est à ce prix aussi que l’acte d’écrire prend quelque légitimité aux yeux d’une plume féminine, précisément peu légitime à ce moment là dans le domaine de la création. Marie-Louise Gagneur se démarque de ses pairs par sa volonté de véracité, elle ne cesse d’enquêter, dans les milieux évoquées dans ses romans, elle insère le document à l’intérieur même de son écriture fictionnelle. Ainsi pour Les Vierges russes, consacré aux cercles nihilistes à Paris, à un moment où l’on ignorait en France ce qu’était le nihilisme, elle se rend à Genève et enquête auprès de réfugiés russes, parvient à s’introduire dans des cercles, rencontre le prince Kropotkine, Vera Zassoulitch, et révèle la menace des convois en Sibérie, la traque des imprimeries clandestines qu’ont à subir les combattants du despotisme. Elle compose des romans qui tiennent à la fois de l’étude sociologique, de l’écriture du pamphlet et du roman à thèse.
Le support initialement prévu (elle écrit d’abord en feuilletons pour la presse), influence sans aucun doute la facture de son écriture et renforce un souci d’information, de véracité, d’investigation. Les journaux les plus réputés ne cessent de solliciter Marie-Louise Gagneur, car ses parutions en feuilletons font augmenter singulièrement le chiffre des ventes : Le Figaro, Le Siècle, Le Radical, Gil Blas, Le National… les journaux républicains rivalisent de sollicitations à son égard. Mais il arrive également que ses écrits aient un effet radical et occasionnent l’arrêt d’un journal. Ce fut le cas pour La Constitution qui publia en feuilleton Chair à canon évoquant la campagne de 1870 et ses champs de bataille, accompagné d’une diatribe contre l’armée et l’inanité de ses chefs. Plus de quarante journaux de province reproduisaient en même temps ce feuilleton. La Constitution fut remplacé par Le Corsaire qui poursuivit alors la publication, mais qui dut également s’arrêter quelques temps après. René Viviani disait de Marie-Louise : « Aucun des romans de madame Gagneur n’a paru sans fixer l’attention du pouvoir inquiet, et ce qui vaut mieux, l’attention de l’opinion publique [10] ».
S’engager politiquement pour une femme revenait, à cette époque, à œuvrer particulièrement pour la reconnaissance des femmes et à combattre les forces conservatrices de sa contention : il s’agissait alors de dénoncer l’enfermement des jeunes filles dans les couvents, l’éducation religieuse qui les maintenait dans une grande ignorance, leur enseignant les superstitions, les rudiments d’une domesticité bien pensée. L’injustice exercée sur les femmes pauvres notamment, victimes d’oppressions religieuses, de corruptions et de domination masculine dessinaient la voie de la dénonciation d’autres injustices : l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché dans les congrégations religieuses, la captation des héritages, l’enrichissement de l’église et la misère grandissante des ouvriers. L’anticléricalisme esquissait alors les contours simultanés d’une foi dans les valeurs de l’éducation, de l’association et de la république. La défense des femmes s’est donc accompagnée d’une réaction anticléricale et d’un attachement fervent à la république, c’est du moins ce que l’engagement des femmes en politique révèle, qui passe d’abord par le combat pour leur propre cause.
Marie-Louise Gagneur n’a laissé aucune marque dans les instances de légitimation littéraire, son seul combat reconnu et authentifié par l’Académie française ne concerne qu’une revendication linguistique, mais l’on sait combien la langue est le creuset de positions idéologiquement marquées, surtout quand elle s’attache à la définition du genre, comme dans le cas qui nous occupe. Après une longue carrière de plume de plus de trente ans, Marie-Louise Gagneur bien connue des écrivains et journalistes, décide, d’interpeller l’Académie française au sujet de la féminisation de termes qu’elle a passé sa vie à servir et à illustrer, tels que les noms d’auteur ou d’écrivain. Elle initiait là une démarche inédite. Elle écrivit donc une lettre à Jules de Claretie, chancelier de l’Académie française, qui fut lue en séance, le 23 juillet 1891. Si des noms de métiers manuels possèdent bien deux genres dans la langue française, ceux qui relèvent de l’exercice de l’esprit ou possèdent un capital symbolique fort ne se déclinent pas nécessairement au féminin. Pourtant, c’est davantage un désir de précision grammaticale qu’une véritable revendication féministe, telle qu’on la connaîtra au XXe siècle, qui animait Marie-Louise Gagneur. Il n’en demeure pas moins que sa démarche a ouvert une brèche en soulignant là le défaut de la langue française. Elle précisait dans sa lettre : « je suis partie de ce principe que la première qualité de la langue est d’être claire, précise, concise ; que par conséquent, tous les mots pouvant donner lieu à une obscurité, une équivoque, un embarras de l’expression de la pensée doivent être modifiés ». Charles de Mazade, académicien (et journaliste à la Revue des deux Mondes), répondit dans Le Matin du 26 juillet 1891 :
Le métier d’écrivain n’est pas celui de la femme. La femme devient écrivain sous l’influence de circonstances non prévues, ni préparées, ainsi quand elles ont beaucoup de talent comme madame Gagneur. Il ne me paraît pas nécessaire pour ces exceptions de créer un mot nouveau.
L’évocation du hasard, et de l’exception soulignent l’incongruité de la femme écrivain et l’académicien atteste ainsi du fondement idéologique de sa réticence à toute modification de la langue. Leconte de Lisle, lui aussi académicien, indique dans le même journal, qu’il n’est pas non plus favorable à une féminisation de ces termes pour des raisons, esthétiques, l’euphonie du féminin (auteuresse) étant évidemment fort désagréable. Il précise, en outre, que « l’Académie n’est pas chargée d’innover, mais de conserver ». Marie-Louise Gagneur répondra le 13 août dans Le Matin : « Ma lettre n’avait d’autre but qu’une réforme grammaticale, nécessitée par des besoins nouveaux… essayons donc de nous passer de l’Académie ». Par son intervention, Marie-Louise Gagneur mettait au jour combien la langue est un enjeu de tensions, de pouvoir, et combien les instances de légitimation tentaient de résister aux assauts de son partage démocratique. Par son geste, c’était à une subversion suprême que cette femme s’était livrée : tenter de faire reconnaître par l’Académie, uniquement masculine à l’époque, que la création était aussi un apanage féminin.
Cette femme de lettres était habituée aux combats difficiles, elle qui avait œuvré de longue date pour le développement des théories fouriéristes. Très tôt favorable aux associations ouvrières, elle rappela même dans L’Indépendant belge le 18 septembre 1898, qu’à vingt ans, elle avait tenté d’alerter le pouvoir anglais, lors d’un de ses séjours en Grande-Bretagne, face au dénuement des ouvriers, sur une nécessité
Un projet d’associations ouvrières d’après le type admirable que fondait alors en France, Godin Lemaire, à Guise, et qui me semblait pouvoir remédier efficacement à cette horrible misère. C’est le familistère qui fonctionne toujours et qui n’a cessé de prospérer (…) Depuis, il n’est pas un de mes ouvrages, ni de mes romans, où sous la forme dramatique, ces questions sociales n’aient plus ou moins été traitées. Pour moi, c’est un devoir.
Fidèle à cet engagement, elle publia Le Droit au bonheur. Charles Fourier, d’après Zola et Jaurès [11]. En réalité la publication de l’avant-dernier roman de Zola Travail, qui évoque l’élaboration progressive d’une Cité radieuse sur le modèle d’un phalanstère, (pour lequel Jean-Baptiste Noirot [12], ami de Victor Considerant, avait renseigné Zola, finalement assez ignorant des thèses de Fourier), cette publication donne l’occasion à Marie-Louise Gagneur de réaffirmer ses convictions en dehors de l’écriture romanesque, et de suggérer que loin d’une représentation fictionnelle, le familistère de Guise actualise la possibilité d’une réorganisation sociale :
Non loin de Paris, la Crêcherie de Luc est réalisée dans l’Aisne à Guise s’élève un palais du Travail, une usine où 24000 ouvriers associés dans un but commun vivent en parfaite intelligence (…) Il y a 15 jours à peine, nous avions organisé pour aller visiter ce palais du travail une caravane de députés, de socialistes, de savants, de philosophes, d’économistes ; tous sont revenus réellement émerveillés de l’agencement de toutes ses parties concourant au but poursuivi, de tous les détails si sagement appropriés au confort individuel, comme de l’ensemble grandiose en vue de l’intérêt général et du bonheur collectif (…) Vous qui avez souri de la Crêcherie de Zola comme impraticable, allez voir le familistère de Godin, et vous ne sourirez plus ; vous comprendrez que c’est véritablement l’aube d’une autre forme sociale [13].
Marie-Louise Gagneur, à l’occasion de la sortie de Travail, édite donc cette brochure, où elle loue Zola de sa participation au mouvement fouriériste, et en fait un frère d’armes, elle évoque les contours d’une communauté à la fois littéraire et philosophique :
La transformation peut donc se produire aujourd’hui sans secousse, sans révolution, par la seule force de l’idée. Celle que Zola le grand penseur, le grand humanitaire vient de remettre en lumière dans Travail, avec une puissance d’éloquence, une profondeur, une envergure philosophique, une maîtrise qui font de ce livre incomparable une glorieuse et victorieuse étape de notre mouvement littéraire, philosophique et social [14].
Cet éloge appuyé, cette proximité exprimée publiquement ne semble pas relever d’une quelconque réciprocité, nulle mention du nom de Marie-Louise Gagneur dans la correspondance ou dans des propos tenus par Zola. Une communauté de vues semble en effet les réunir, mais l’auteur rassemble autour de lui de jeunes écrivains, le cercle qui l’entoure n’est pas, du point de vue des littérateurs, véritablement féminin.
Et pourtant, Marie-Louise Gagneur rappelle, dans une sorte d’éloge paradoxal, l’antériorité de son engagement et de son écriture pour la cause fouriériste : insérant des extraits du roman zolien dans sa brochure, elle mêle habilement l’engagement de Zola et celui de son héros, Luc Froment. Dans le cinquième chapitre nommé « Coup de lumière », elle évoque l’approche livresque de Zola et sa conversion (finalement assez récente) aux principes fouriéristes, quand elle-même défend depuis de longues années les associations coopératives, partout où elle le peut :
Luc qui avait ouvert la bibliothèque voulut choisir un de ces livres. Puisqu’il ne pouvait dormir, il lirait quelques pages, il attendrait le sommeil. Un instant, il hésita, puis se décida pour un tout petit volume, dans lequel un disciple de Fourier avait résumé la doctrine entière du maître. Le titre Solidarité venait de l’émouvoir [15].
La motivation de la lecture, l’insomnie, le choix de lecture, une version condensée des écrits de Fourier, ne sont pas les signes d’une louange absolue, d’autant que Marie-Louise Gagneur fait précéder sa citation d’une phrase, suggérant qu’elle associe donc l’auteur et son héros : « Maintenant laissons Zola raconter son initiation au fouriérisme », après avoir effectué, elle, un rappel théorique conséquent du fouriérisme. Le roman de Zola, qu’elle qualifie « d’œuvre magnifique », ne l’est à ses yeux que parce qu’il évoque la construction d’une Cité phalanstérienne, et que Zola, par l’autorité de son nom confère une nouvelle aura aux projections fouriéristes, et leur donne un souffle particulier. Marie-Louise Gagneur suggère alors, de manière implicite, que son œuvre La Croisade Noire, qui connut un fort retentissement (« et eut tous les honneurs de la persécution, suppression momentanée dans Le Siècle, mise à l’index, expulsion des bibliothèques scolaires [16] », autrement dit, elle aussi, sait susciter un parfum de scandale autour de ses œuvres), ce roman donc, bien antérieur d’une trentaine d’années à celui de Zola, en était en quelque sorte les prémices. Elle précise :
Dans cet ouvrage, je me suis proposé exactement le même but que Zola : l’organisation du travail d’après la grande synthèse de Fourier. Je développe les mêmes critiques…Il est singulier, ou plutôt logique que La Croisade Noire se termine comme Travail par un tableau de la colonie industrielle et agricole de Bourneuf identique à peu près à celui de l’usine de Luc [17].
Certes, l’écrivaine ne porte pas d’attaque directe de plagiat, la hiérarchie des mérites au sein du champ littéraire est respectée, mais elle souligne de manière insistante que son œuvre pourrait être une source d’inspiration pour Zola, manière aussi de se construire une aura intellectuelle et littéraire, et elle omet d’évoquer la singularité de l’écrivain dans cette œuvre. Sans pouvoir affirmer avec une absolue certitude que La Croisade Noire pouvait constituer l’une des sources d’inspiration de Zola, cela semble néanmoins parfaitement plausible. Notons toutefois que pour bien affirmer sa proximité éthique avec Zola, Marie-Louise Gagneur souligne l’enjeu véritable à ses yeux de son propre roman :
La Croisade noire ne s’élève pas seulement contre les abus monastiques, c’était là le prétexte bien plus que le but. Ce que j’ai voulu mettre en lumière, c’était l’idée sociale moderne en opposition aux idées religieuses, sur lesquelles repose la société actuelle [18].
Elle indiquait pourtant initialement dans sa préface :
Nous assistons à une nouvelle croisade, la croisade de l’obscurantisme contre le progrès (…) A quoi sert cet immense personnel de moines et de moinesses (…) Véritable parasite social, le clergé des couvents ne sert en réalité qu’à troubler les consciences, à diviser les citoyens, à enrayer l’humanité dans sa marche progressive (…) C’est donc à cette superfétation cléricale que nous nous attaquons exclusivement dans notre livre [19].
Peu importe, en 1901, le combat anticlérical a fait des émules, et Marie-Louise Gagneur y a fortement contribué. Son engagement contre l’hégémonie des congrégations, leur tentative de captation des femmes, de l’éducation des enfants, de la richesse des fidèles, sa dénonciation de la débauche des moines, leur collusion avec le pouvoir politique relèvent d’une thématique dont Zola concentrera les effets également dans son dernier roman Vérité. Les deux écrivains ont recours au roman à thèse qui organise le récit autour d’une bipolarité axiologique, disséminant dans les deux cas, son réseau métaphorique autour de l’ombre et de la lumière, celle de la science et du progrès, s’opposant aux manœuvres et à l’obscurantisme des religieux. Les personnages, les lieux portent les marques de leur appartenance idéologique, et de ce fait sont positivement ou négativement connotés. Ainsi Marie-Louise Gagneur confronte-t-elle sans cesse dans La Croisade noire les modes d’éducation :
L’air de vie dans le collège (laïque), de bonheur qui dilatait les poumons, qui égayait au lieu d’attrister s’opposait au couvent qui comprimait (…) Au lieu d’agir par la crainte du châtiment, par les exhortations à l’humilité, ces mobiles de l’éducation monastique, il (le collège laïque) faisait des hommes, des citoyens (…) on respirait une atmosphère de bien-être et de gaieté, d’expansion et d’indulgence [20].
Comme dans Vérité de Zola, l’on assiste à l’évolution d’un bourg, passant du cléricalisme le plus virulent à un retournement progressif d’une population échaudée par les délits innombrables des religieux et dessillée grâce aux ferments d’éducation progressiste. Ainsi, le roman promeut-il dans ses dernières pages une réalisation de résistance fondée sur l’exercice de l’association et le respect des passions : « Aujourd’hui qu’une nouvelle féodalité tend à se constituer-la féodalité du capital-que faut-il faire ? Fonder la commune industrielle en la basant sur l’association [21] ». L’espace est alors redessiné pour créer une colonie agricole et industrielle de 500 travailleurs, et dessiner la cartographie d’un monde nouveau. La fête finale qui sanctifie l’avenir de ce phalanstère, chante le travail « qui régénère et purifie » « le bonheur futur de l’humanité », Zola évoque lui, « le travail roi, le travail seul guide (…) d’une noblesse souveraine, ayant racheté l’humanité, la rendant enfin à la vigueur, à la joie de vivre, à l’amour, à la beauté [22] ». A Bourneuf, dans La Croisade noire, la colonie est le creuset de « ces explosions de vie, ces bourdonnements joyeux de la ruche humaine, ces accords puissants de l’humanité nouvelle [23] » quand Beauclair dans Travail de Zola est « la ruche en pleine besogne, où le travail régénéré ne faisait plus que des heureux par la juste répartition des biens de ce monde [24] ».
Fantasmagorie ? Peut-être, mais en cette fin du XIXe siècle, l’on pensait encore que la littérature, avec le pouvoir d’enchantement qui est le sien, pouvait redessiner un avenir prometteur, c’est-à-dire « l’aube splendide qui annonce la réalité de demain », ces mots de Jaurès, Marie-Louise Gagneur aimait à les citer, elle pour qui l’utopie n’était que la configuration d’une visée prospective.