Femmes, politique et utopie : ces trois termes sont rarement rassemblés, femmes et politique sont même souvent considérés comme antinomiques à l’encontre de femmes et utopie. Je donnerai à politique un sens très large, celui du politique dans un lien étroit avec le social ; pour les femmes, j’ai choisi des femmes qui se sont exprimées dans des états particuliers de conscience, somnambulisme magnétiques ou hypnose, qui pensaient voyager hors de leur corps dans l’espace et dans le temps, qui s’inscrivaient souvent dans des croyances nouvelles, le spiritisme en particulier, ou plus largement dans un spiritualisme.
Dans ce cadre, je montrerai que ces femmes parviennent à élaborer des constructions sociales et politiques imaginaires que je nommerai utopie. Il s’agit pour une grande part de projets de société qui se situent dans des lieux et des temps historiques précis, d’un idéal social reposant sur des modes de vie communautaires, fraternel et sororaux, longtemps proches de projets socialistes du premier XIXe siècle et elles se situent donc dans l’ensemble dans une démarche critique. Ces femmes refusent d’abord la réalité sociale, religieuse et politique de leur temps présent. Puis à la fin du siècle et au tournant du XXe, ces utopies prennent des formes différentes et plus réactionnaires. Je distinguerai ainsi trois temps de leur discours, lié à trois temps chronologiques, de la Révolution française aux années 1850, de ce milieu du XIXe aux années 1890, enfin les dernières décennies avant la Grande Guerre.
Contestations et critiques
Après la Révolution française, dans un moment de remise en cause profonde des rapports de pouvoirs y compris du rapport avec le Dieu des chrétiens d’autant plus que c’est un Dieu dur et autoritaire que les prêtres des missions catholiques envoyés sous la première Restauration sur les terres françaises présentent à leurs ouailles les menaçant de l’enfer et de ses tortures. Aussi, certains et certaines s’insurgent contre cette forme de divin et refusent de jouer leur vie éternelle sur un seul séjour terrestre. On voit ainsi aux approches de 1820 une vague d’intérêt pour Swedenborg, le protestant visionnaire, qui déferle. On se reprend à lire le maître et de nouveaux apôtres le popularisent.
En même temps, à la fin du XVIIIe siècle, les découvertes de Mesmer et du magnétisme animal et du somnambulisme magnétique, (rebaptisé hypnose en 1843) participent pleinement au mouvement de quête spiritualiste et d’interrogations sur l’au-delà qui traverse ces premières décennies du XIXe siècle. Dans cet état nouveau de conscience qu’est le somnambulisme magnétique des hommes et surtout des femmes disent explorer l’au-delà et dialoguer avec ses habitants. Magnétiseurs et somnambules forment alors des couples : l’homme magnétise la femme qui dit sortir de son corps et partir voyager dans ces extra mondes et en revenir avec bien des projets utopiques. Dans les années 1840, Louis Alphonse Cahagnet est ainsi swedenborgien et sa somnambule Adèle Maginot dit rencontrer Swedenborg. Ensemble, ils brossent le tableau d’une société évolutive, qui se régénère de globe en globe et d’astre en astre. J. J. A. Ricard et sa somnambule Virginie Plain, proches de Fourier cette fois, font de même. Virginie Plain prédit pour 1846 que « le système de Fourier sera adopté par le gouvernement et que M. Considerant sera chargé d’organiser les phalanstères » [1].
Vers des chemins spiritualistes
La Révolution inachevée socialement et politiquement et le régime impérial de Napoléon 1er et ses guerres mortifères ont ainsi suscité une volonté radicale et profonde de réformes sociales – toutes les formes de socialismes – et révélé de nouvelles croyances. L’ensemble de ces espérances est largement déçu mais à la mi-temps du XIXe siècle, les révolutions de 1848, réactivent les espoirs pour mieux d’ailleurs les désespérer ensuite puisque partout en Europe, elles échouent.
Les années 1853-1854 sont ainsi des dates clés dans le renouveau de projets utopiques spiritualistes. L’année 1853 marque en effet le début de la vogue des tables tournantes en France [2]. Cette pratique née aux États-Unis en 1848 traverse l’Atlantique, exportée d’abord en Grande-Bretagne par des curieux puis sur le continent européen. Au printemps 1853, les brochures, almanachs-mode d’emploi, lettres, journaux, revues permettent à la Prusse, l’Autriche, la Belgique et enfin à la France de faire leurs premières expériences. En France, le terrain était préparé par les recherches spiritualistes déjà engagées par les somnambules magnétiques que les tables tournantes n’étonnèrent pas puisqu’elles n’ignoraient ni les coups frappés, ni les mouvements d’objets, ni les messages venus des esprits de l’au-delà [3]. L’intérêt et l’engouement pour les tables tournantes est extraordinaire et ce mode d’écriture et de communication avec les mondes extra-terrestres ouvre sur l’élaboration de nouvelles religions au sein desquelles se fait jour un discours utopique, ces croyances sont toutes fondées sur l’idée de la métempsychose stellaire conçue comme religion de l’avenir. La plus connue est le spiritisme.
Ainsi, c’est de 1853 à 1857 qu’Hippolyte Léon Denizard Rivail, le futur Allan Kardec, dit découvrir la présence des esprits à travers les tables tournantes en interrogeant des somnambules magnétiques qu’il appelle médium. Il donne ainsi naissance à la religion spirite dont le livre-bible est Le livre des Esprits publié en 1857. Le spiritisme se veut un nouveau christianisme et à travers cette nouvelle croyance des médiums, le plus souvent des femmes, vont dans ce cadre pouvoir prendre la parole, être écoutées, écrire et être publiées dans les revues spirites et être lues.
Ces femmes affirment d’abord leur certitude que chaque esprit progresse à son rythme, au pire restant stationnaire. Il se réincarne dans différentes planètes ou autres astres et sphères de l’univers jusqu’au moment où il n’aura plus à subir ni expiation, ni souffrance. Il va alors dans le sein de Dieu où il continue à être très actif. Le spiritisme se veut donc le point final de toute une évolution spirituelle. Il rend ainsi hommage aux précurseurs, aux génies novateurs, Saint-Simon, Lamennais, Reynaud et Fourier.
Dans cet au-delà, ces femmes imaginent une activité qui n’est qu’harmonie et bonheur. Point d’oisiveté dans les mondes extra¬terrestres. Les esprits supérieurs ont une activité incessante. Ces femmes semblent autant craindre l’oisiveté qu’avoir une volonté passionnée d’agir. Le travail dans l’au-delà est plaisir. Sur terre pourtant, elles pensent à des transformations plus précises :
Elles promeuvent une solidarité mutuelle en soutenant l’ouverture de crèches, de caisses de secours, de bibliothèques, de dispensaires, de maisons de retraites. Elles se développent ainsi dans un milieu populaire. La voix des femmes est perceptible dans des revendications concernant le mariage, la famille et les enfants. Le Livre des Esprits ou plus souvent La Revue spirite mettent ainsi en question l’indissolubilité du mariage. Ces femmes spirites relativisent la filiation : un bébé n’est que le fruit de l’association d’un esprit qui vient d’ailleurs incarné dans un corps de chair au moment précis de la naissance. L’avortement perd ainsi tout caractère de gravité puisque le corps du fœtus n’est qu’une enveloppe de chair vide [4].
Par ailleurs, l’idée de réincarnation, qui peut s’effectuer dans le corps d’un homme ou d’une femme, d’un noir ou d’un blanc oblige les croyants spirites à réfléchir à ce que signifie l’égalité. Les questions posées sur ce thème sont nombreuses, par les femmes mais aussi par les hommes conscients des risques d’un possible changement de sexe dans une vie future. Tous prônent l’importance de l’éducation, condition indispensable à l’émancipation. Beaucoup s’appuient sur le rôle maternel d’éducation des femmes pour la promouvoir. Tous rappellent l’égalité des droits entre les sexes même si la plupart ne transgressent pas l’idée d’une complémentarité entre homme et femme. Ainsi quand en juin 1867, La Revue spirite rend compte de l’obtention du droit de vote des femmes à l’âge de 21 ans dans l’Etat du Wisconsin aux Etats-Unis et leur accès à des emplois publics. Sollicité de donner son avis, Kardec rappelle qu’hommes et femmes n’ont pas les mêmes attributions dans la société d’ici-bas. La solidarité est en revanche indispensable. Si chacun a mérité sa place sur la terre en raison d’une vie antérieure, chacun doit chercher à progresser lui-même en faisant progresser les autres.
Les médiums spirites ne conçoivent ainsi pas le progrès comme inéluctable et linéaire mais lié au statut de la femme. Il peut y avoir régression ou avancée. Un esprit dicte à l’une d’entre elles une phrase qui est quasiment celle de Fourier :
« L’émancipation de la femme suit le progrès de la civilisation ; son asservissement marche avec la barbarie. » [5]
Leur militantisme ne sépare donc pas le social du politique, et c’est je crois un des traits de l’utopie. Le spirite se définit en tant qu’individu, comme membre d’une famille et comme citoyen. S’il n’est pas possible de parler d’engagement politique dans ce premier temps du spiritisme, cette nouvelle croyance est un vecteur fort de prise de parole et de réflexion critique, en particulier pour les femmes médiums.
On peut ainsi comparer le rôle du spiritisme à celui de la religion nouvelle dans le succès des saint-simoniens dans les années 1830 auprès des femmes. Le christianisme leur semblait alors à bout de souffle et la saint simonienne Jeanne Deroin affirme que le saint simonisme n’est pas un simple système politique, ni une doctrine politique, c’est une religion, une religion d’amour et les saint-simoniens se proposaient « de reconstruire ce monde défait. La doctrine nouvelle doit se répandre et la religion se diffuser partout où elle est attendue, partout où elle manque » [6].
D’une certaine façon, le spiritisme joue un rôle comparable à la fin des années 1850. Les premiers spirites et les premières médiums spirites en particulier, s’appuient sur cette nouvelle religion pour prendre la parole, une parole bien souvent critique. Elles ont pour la plupart, comme toutes les femmes, une familiarité avec le christianisme à laquelle s’ajoute pour toutes la pratique du somnambulisme magnétique.
Or le magnétisme animal et le somnambulisme magnétique, de par ses condamnations officielles par les Académies de médecine et des sciences en 1784 et en 1837, sont porteurs de mouvements de pensée dissidents. Et de plus, l’état modifié de conscience dans lequel les médiums se trouvent, leur confère une sorte de masque protecteur propice à la prise de parole ou à l’écriture, par ailleurs difficiles d’accès aux femmes du XIXe siècle, on le sait.
Ces femmes usent ainsi d’un moyen, original et détourné certes, pour des prises de positions politiques et sociales. Le spiritisme, à l’encontre du catholicisme donne une place sacerdotale aux femmes médiums et les autorise à une prise de parole publique. Il se trouve ainsi plus proche du protestantisme. On sait le rôle des « Grands réveils », à la fin du XVIIIe siècle et dans les années 1820 aux Etats-Unis par exemple, dans la redéfinition des rapports sociaux au sein de la famille. Les idées évangéliques ouvraient alors un grand débat sur la place revenant aux femmes. Elles encourageaient à une participation à la vie publique, sociale et politique. Le second « Grand Réveil », en particulier, féminise fortement la religion protestante. Les Shakers affirment même la dualité de la nature divine : Dieu est à la fois homme et femme et on retrouvera des idées semblables en France.
La mort de Kardec en 1869, puis la guerre de 1870 et les Communes de Paris et de Lyon marquent un premier recul dans le discours critique et utopique de ces femmes médiums qui dorénavant privilégient les communications avec les morts et se replient plus largement sur l’au-delà et ses promesses.
Certaines cependant, avec quelques hommes, maintiennent une réflexion et une pensée sociale et politique. A Paris, des groupes spirites demeurent actifs autour de P. G. Leymarie, successeur de Kardec à la direction de La Revue spirite, républicain exilé au Brésil après le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte puis revenu en France. A la fin de l’année 1871, La Revue spirite publie des communications médiumniques critiques à l’égard du système d’organisation sociale français. Certes, la Terre est un monde inférieur dans la hiérarchie de l’univers. L’inégalité sociale y est signe et condition de l’expiation mais l’excès de la misère empêche la progression des êtres incarnés. Une réforme sociale est donc nécessaire. Elle passe, pour certains par une plus large place donnée aux femmes dans la vie publique.
Le directeur de La Revue spirite Pierre Gaétan Leymarie salue ainsi la reparution de L’Avenir des femmes, journal féministe modéré, réédité grâce à l’action de Léon Richer et de Maria Deraisme. Comme eux, Leymarie milite pour une réforme du Code civil afin que la femme trouve sa pleine et entière « personnalité morale et juridique. » [7] Il souhaite une égalité de salaire entre hommes et femmes. En Algérie, où le spiritisme s’est bien implanté, une spirite condamne, en 1870, la polygamie, les mariages obligés et l’excès du nombre d’enfants des femmes algériennes qui meurent trop tôt épuisées par les maternités et le travail. Elle plaide pour leur libération par le spiritisme. [8]
La médium Antoinette Bourdin participe largement à l’écriture de la revue avec laquelle elle partage l’admiration pour le spirite Jean Baptiste Godin et pour son Familistère. Les romans qu’elle publie en portent trace. En 1874, Les deux Sœurs, roman historique [9], met en scène des patrons (spirites) associant leurs ouvriers aux bénéfices de leurs entreprises. Le village entier, hommes et femmes, ouvriers et paysans, est sociétaires de l’association communale dont le comité de gestion est élu au suffrage universel (le vrai !) Des écoles mixtes, une bibliothèque, un dispensaire, un entrepôt de marchandises vendues au prix d’achat sont créés. L’anticléricalisme n’est même plus nécessaire puisque le curé est devenu spirite ! Antoinette Bourdin appelle donc à l’action, ici et maintenant. « Puisque nous sommes sur la terre, cherchons d’abord par tous les moyens possibles à nous rendre ce séjour agréable et utile en accomplissant le devoir du dévouement envers la société (…) A l’œuvre donc ! que des hommes influents prennent l’initiative pour grouper autour d’un grand centre toutes nos bonnes volontés et utiliser les moyens qui sont à notre disposition. » [10]
En 1890, le « Groupe spirite bisontin » s’intéresse encore à la situation des prolétaires certes responsables de leur incarnation dans cette malheureuse condition mais dont rien ne justifie le surcroît de misère infligé. Ces spirites craignent en effet la révolte de ces hommes (et peut-être craignent-ils l’influence grandissante de Marx en France). Or toute action violente conduit de facto à une régression dans une vie future. Aussi préconisent-ils de nombreuses réformes, qui ressemblent fort aux projets proudhoniens, en particulier la création ou le développement de coopératives agricoles et industrielles et la participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises. [11] Ce « Groupe bisontin » exprime sans doute un des derniers échos de ce spiritisme socialiste, réformiste, fraternel et sororal.
Pendant ces décennies, 1870-1890, charité, dévouement, entraide sont donc requis, et ce, par delà les frontières. Cette volonté de fraternité universelle constitue en effet aussi un des caractères du spiritisme de ces années. Ces spirites ne partagent ni l’esprit nationaliste et anti-allemand, ni d’ailleurs l’anti-sémitisme, qui prennent alors tant d’ampleur.
Singularité des féminismes spiritualistes fin-de-siècle
Au début des années 1890, une forte inflexion voit le jour autour d’un nouveau leader, Léon Denis (1846-1927) qui forme un groupe spirite en 1893 qui devient très conservateur voire réactionnaire. Or, comme Kardec, Denis n’est pas médium, il collabore donc avec des femmes médiums, longtemps, jusqu’en 1917, avec Mme Forget (sic). La symbiose intellectuelle entre eux a du être particulièrement forte et il est difficile de savoir quelle est la part de chacun dans les discours publiés.
Ces communications mettent au jour un spiritisme qui accepte, et valorise même dans un premier temps, le régime nouveau républicain : son cadre libéral et anticlérical et ses capacités d’assurer l’ordre social, en particulier. Toute utopie, toute velléité de réforme politique et sociale sont alors mises en sourdine. Puis, lorsque les radicaux arrivent au gouvernement, Léon Denis à travers les paroles des esprits et donc de sa médium, ne cesse de déplorer l’anarchie morale et sociale et l’incohérence des idées philosophiques de son temps qu’elles soient prônées par l’Eglise ou l’Université, qu’il finit par mettre sur le même plan. Il fulmine contre le matérialisme, contre la décadence, contre « le relâchement du caractère et de l’énergie vitale de notre race » [12]. Il fustige les systèmes préconisés par les socialistes, leur projet de coopération et d’association ouvrière, plus encore ceux qui préconisent un communisme. Il pense que la cause du mal est en nous, dans nos passions, dans nos erreurs que pour améliorer nos sociétés, il faut améliorer l’individu. Il valorise le rôle de la souffrance et de la douleur. Enfin, ce spiritisme prône un nationalisme racial avec une grande peur de la dégénérescence. Cette question nationale ne cesse de parcourir les « instructions » médiumniques.
Ces femmes médium, « guides » spirituels de Denis, vont même jusqu’à affirmer qu’il est préférable de toujours se réincarner dans le même sexe, que le contraire est inutile et même dangereux. Il est d’ailleurs « facile, écrit-il, de reconnaître à première vue, autour de nous, les personnes qui, dans une existence précédente, avaient adopté un sexe différent ; ce sont toujours, à quelque point de vue, des anormaux. » [13]
Le discours de Léon Denis, à travers la parole de ses médiums, construit ainsi une morale qui exclut toute action politique et sociale, l’utopie est bien morte même si, disent ils, le spiritisme devant finalement l’emporter, il n’y aurait plus alors… de question sociale.
Hors les médiums de Denis, quelques femmes sont cependant plus indépendantes tout en se repliant sur les mondes l’au-delà. Ainsi Rufina Noeggerath (1821-1908) qui s’intéresse d’abord aux preuves de survie après la mort. Médium douée, elle crée alors son propre groupe spirite. Ses communications sont fortement marquées par la tolérance et l’anticléricalisme. Elle y défend tous les persécutés, les Juifs en particulier. Dans son livre La survie, sa réalité, sa manifestation, sa philosophie, publié en 1897.
D’autres posent la question du suffrage « universel » qui devient récurrente des années 1890 à la première guerre mondiale. Est-ce encore une question utopique ? Oui si l’on pense que les femmes françaises n’obtiennent le droit de vote qu’en avril 1944… Cette question est à la fois posée par des hommes et par des femmes. La Revue spirite se fait l’écho de réflexion et de discussions sur ce thème. Elle reflète assez précisément les questionnements des féministes françaises mais aussi anglo-saxonnes. Les médiums (de deux sexes) débattent de l’âge requis qui permettrait aux femmes de voter. Devraient-elles être électrices et éligibles ou seulement électrices ? Le seraient-elles à tous les échelons de la vie publique ou seulement au niveau municipal ? Devraient-elles être mariées ? Mères de surcroît ? Célibataires ?
En 1896, P. G. Leymarie envisage ainsi une représentation politique des femmes au sein d’un collège électoral spécial, sur le modèle des projets de Jean Baptiste Godin dans son familistère de Guise. A ce « sénat » féminin se joindrait une assemblée d’hommes. La société serait alors représentée dans sa plénitude et le terme de « suffrage universel » ne serait plus un mensonge. « Le suffrage politique, dit universel, ne peut l’être que si la femme est admise à voter. » écrit P.G. Leymarie en 1896. [14]
Claire Galichon, médium et écrivain, publie un certain nombre d’ouvrages où elle défend un « féminisme spiritualiste » qui est forcément révolutionnaire (parce qu’il affirme que toutes les créatures humaines sont des émanations de Dieu et ont donc toutes les mêmes droits) [15]. Elle critique systématiquement les thèses qui infériorisent physiquement, intellectuellement et psychiquement la femme, citant divers travaux de médecins et d’anthropologues. Elle réclame une éducation et une instruction égales pour les deux sexes, un salaire égal lorsque le travail est égal, l’accès des femmes à toutes les carrières. Elle réclame enfin une forte modification du Code civil qu’elle connaît fort bien et surtout des lois qui régissent le mariage. Elle dénonce l’assujettissement de l’épouse et la violence du mari qui commence bien souvent lors de la nuit de noce. « Certaines nuits de noce sont des nuits de bataille. (…) Ce qui importe en face du désir d’amour, c’est qu’il soit réciproque. Quand il est partagé, il perd tout caractère répugnant. » [16] Elle met ainsi en accusation la morale, une double morale, hypocrite et « masculiniste », terme qu’elle invente pour désigner ceux qui combattent la femme. En 1909, en matière de suffrage, elle dénonce violemment ce qu’elle nomme le suffrage « unisexuel ».
« En face du concours général des avis, des vœux et des volontés, la voix de la femme n’a pas le droit de s’élever. Fut-elle un génie, elle doit s’effacer devant le crétin ; à la plus remarquable des femmes est refusé le droit que possède le plus ignare, le plus incapable des hommes. » [17] Elle souhaite un « suffrage universel proportionnel » égal entre homme et femme de plus de 21 ans (elle évoque même la possibilité d’âges plus avancés), en rapport avec leur valeur personnelle. Seul-e-s voteraient ceux et celles qui en auraient les capacités morales et les compétences intellectuelles. [18]
Elle argumente au nom du cœur et du sentiment, de la maternité mais aussi de l’intelligence des femmes (et des hommes). Elle plaide en effet pour une représentation « par la cime, c’est à dire par des intelligences qui ont fait leurs preuves. Ce serait en quelque sorte, la synarchie asexuelle, mise à la place de la démocratie uni-sexuelle, autrement dit, la société dominée par le savoir, l’expérience et la raison des deux sexes, au lieu d’être dominée par l’ignorance et l’appétit individuels des foules masculines. » [19]
En 1910, Pulvis, dit Algol, un homme semble-t-il, est, lui aussi, radical dans ses propos. Il use des mots même des premières féministes saint-simoniennes en 1848 : « Singulier universalisme que celui qui prive de ce droit toute une moitié du genre humain, tout un sexe à qui l’autre doit la vie ! Mais avant la Révolution, ils n’avaient pas ce droit. Comment ne se sont-ils pas aperçus qu’ils s’étaient octroyés un monstrueux et abusif privilège. » [20]
D’autres femmes, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, sont emblématiques cette fois d’un renouveau spiritualiste exprimant une forme d’utopie féminine plus que féministe ainsi : Helena Blavatsky, Lady Caithness, Marie Antoinette Bosc, Anna Kingsford, Annie Besant ou encore Lucie Grange. Si une partie de leur lutte est bien inscrite dans leur temps : lutte contre l’alcoolisme, contre la prostitution, pour la paix, elles restent en revanche critiques face au féminisme en pleine expansion pourtant en cette fin de siècle, craignant souvent que les féministes ne se contentent d’améliorer la condition terrestre et matérielle des femmes. Elles attendent une ère nouvelle qui naîtra de cette fin de siècle décadente et dégénérescente, idée partagée avec beaucoup d’autres spiritualistes. Elles se veulent annonciatrices de temps nouveaux où la femme régnera, où la femme sauvera le monde, affirmant leur supériorité par le cœur et par l’amour. Prônant une fusion spirituelle du masculin et du féminin créant un dieu qui soit homme et femme, voire… un dieu femme.
Toutes ces femmes ont donc partagé la croyance d’être un esprit incarné transitoirement dans un corps de chair. Toutes ont eu la certitude d’une possibilité de changer de sexe et d’état de vies en vies, de communiquer directement à des esprits souvent supérieurs, qui furent pour elles de véritables « guides » spirituels. Elles ont pour certaines élaboré un discours qu’on peut appeler utopique en proposant soit une parole et des projets concrets dissonants par rapport à la pensée politique dominante libérale et misogyne du XIXe siècle, soit une parole et des projets spiritualistes totalement déconnectés du réel. La plupart cependant ont refusé d’intérioriser les rôles que les hommes leur assignaient, tout comme les hiérarchies qu’on voulait leur imposer. Enfin, elles ont été capables parfois de penser par elles-mêmes ce qui en ce XIXe siècle était encore bien souvent une utopie pour les femmes.