par Guengant, Jean-Yves
Charles Pellarin (Jugon, 25 novembre 1804 ; Paris, 13 décembre 1883) a été l’un des premiers et des plus proches collaborateurs de Charles Fourier (1772-1837). Après des études secondaires au collège de Saint-Brieuc, il suit une formation de chirurgien de la marine à l’école de santé navale à Brest. C’est dans cette ville qu’il découvre, en 1831, le saint-simonisme et rencontre un autre utopiste, Louis Rousseau, avec qui il fonde l’éphémère église saint-simonienne de Brest en 1832. Lors de son passage dans la communauté de Ménilmontant à Paris, il rompt avec le chef de l’église saint-simonienne, Enfantin et rejoint en janvier 1833 le groupe des phalanstériens, qui publie le journal la Réforme industrielle ou le Phalanstère. Il est le premier biographe de Charles Fourier (1839).
L’enfance
Charles Pellarin naît le 25 novembre 1804 à Jugon (actuelles Côtes d’Armor). Son père, Jean-Pierre, est originaire de Savoie [1] ; orphelin à huit ans, il a été recueilli par un oncle peu intéressé par ce neveu sans fortune. En 1789, à 18 ans, il passe en France et s’engage dans les gardes suisses. En 1792, affecté aux gardes du palais des Tuileries, il subit l’assaut le 10 août des fédérés et des sans-culottes parisiens ; il réussit à s’en échapper. Envoyé combattre la Vendée insurgée, il est fait prisonnier et échappe une nouvelle fois à la mort, lorsque les troupes vendéennes décident de battre en retraite après leur échec devant Cholet et n’exécutent pas leurs ennemis. Il est affecté, après la campagne de Vendée, à la 13e demi-brigade d’infanterie, stationnée en Bretagne. En 1804, Jean-Pierre Pellarin est brigadier à la gendarmerie de Jugon (Côtes-du-Nord). Il y a épousé Marie-Madeleine Rogon (1767-1805), sixième enfant du mariage de Charles Rogon de Kertenguy et de Charlotte-Angélique-Claude Bérart du Frost. La branche maternelle est d’origine noble, le grand-père de Charles Pellarin, Charles Rogon [2] porte le titre d’écuyer ; il possède le manoir de La Noë-Hallée [3], en Coëtmieux, situé près de Lamballe (actuelles Côtes-d’Armor). La tradition familiale a fait des Rogon des marins. Le trisaïeul de Charles Pellarin commande L’Astrée, une frégate de 24 canons, lors de la prise de Rio de Janeiro, en 1711. Son arrière-grand-père, Charles, mort en 1773, est capitaine de la compagnie des Indes. Le déclassement social de la famille s’est produit dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Aucun puissant ne soutient la famille. Nourri des idées des Lumières, Charles s’enflamme pour la cause des insurgés américains comme en témoigne une lettre adressée en 1778 à Benjamin Franklin :
A la terre de La Noë-Hâlé près Lamballe en Bretagne ce 6 janvier 1778.
Monsieur,
Depuis ma dernière lettre, un de mes amis actuellement à Nantes et qui sait le désir que j’ai d’entrer au service des Etats de L’Amérique septentrionale, m’a écrit que les vaisseaux de vos compatriotes qui arrivent dans les ports de Paimbeuf et Nantes sont presque tous adressés a M. Gruel, négociant, isle Fedeau à Nantes : que c’est lui qui est chargé, par vous monsieur, de faire procéder à leurs armements, provisions de toute espèces et à faire compléter adroitement de français leurs bâtiments et corsaires. Vous savez que mon désir est d’être connu de vous, mais si absolument vous ne voulez pas me voir, au moins ne me refusez pas une lettre de recommandation pour M. Gruel, au moins de laquelle je puisse espérer de l’emploi dans les troupes américaines...A Monsieur Franklin, commissaire général des colonies américaines, en son hôtel, à Paris [4].
Les Rogon, dans la réaction nobiliaire qui se dessine dans les années 1780, n’ont pas les moyens d’assurer leur statut social. Charles veut faire entrer son fils dans les gardes marines à Brest en 1782, il doit alors fournir une attestation prouvant « qu’il est issu d’ancienne extraction noble et que lesdits sieur et dame [ses parents] ainsi que leurs auteurs, se sont toujours gouvernés noblement » [5], démarche ressentie par la famille comme humiliante. La Révolution finit par marginaliser les Rogon. Charles affirme son soutien au nouveau cours révolutionnaire, et devient officier municipal. La famille est alors définitivement rejetée dans le camp révolutionnaire. Charles Pellarin connaît tardivement l’histoire de son grand-père. Charles Rogon a été capturé le 5 décembre 1799, dans son manoir, par une bande de chouans, après qu’il a fait échouer une première attaque le 18 novembre, provoquant la mort d’un assaillant et la capture d’un second. Le 5 décembre, les chouans reviennent arrêter Charles Rogon qu’ils pendent le lendemain matin, après un simulacre de procès [6]. Son gendre l’avait prévenu des dangers encourus une semaine avant son assassinat :
« Mon cher papa, votre situation isolée m’inquiète beaucoup. Vous n’avez de force qu’en vous-même, et malgré la plus stricte surveillance à se tenir sur ses gardes, on n’en court pas moins des dangers. Je me suis aperçu que vous aviez trop confiance dans tout ce qui vous entoure ; que vous vaquiez à vos affaires avec trop de sécurité ; que vous avez l’habitude d’aller de nuit comme de jour. N’est-ce pas trop se hasarder dans le temps où nous sommes ? » (Le 7 frimaire an 8 - 28 novembre 1799)
Les filles de Charles Rogon épousent des militaires : l’aînée des sœurs, Reine-Charlotte, est mariée au lieutenant des douanes Esprit-Raoult Cloteaux, parrain de Charles Pellarin, en poste à Binic. Sa marraine, Victoire-Pauline Rogon, est veuve du lieutenant d’infanterie Jean-Baptiste Parrenin. Il a été tué en Italie en l’an X. Enfin la dernière des soeurs, Marie-Madeleine, a épousé, à trente six ans, Jean-Pierre Pellarin, brigadier de gendarmerie.
Charles Pellarin, (Esprit-Charles Pellarin pour l’état-civil) est le seul descendant mâle des Rogon. Selon la coutume familiale, il porte le prénom des aînés de la famille Rogon. Sa mère décède le 5 juillet 1805. Son père se remarie rapidement, et sa belle-mère, Anne Blanchard, une amie de sa mère de Charles, l’élève. Le couple a quatre enfants, de 1809 à 1816, une fille et trois garçons.
L’argent fait défaut à la famille
Charles devient le seul héritier des Rogon, mais ses tantes ont fini par faire disparaître les derniers biens. Charles raconte, non sans humour, comment il se dépouille du dernier objet de la succession en juin 1832, au profit de la communauté saint-simonienne de Ménilmontant :
« Il y avait trois ou quatre jours que j’étais avec les apôtres, lorsque le Père Talabot, me prenant à part, me dit : « Est-ce que tu n’a pas remarqué que tu es le seul ici qui ait conservé sa montre ? - Ma foi non, je n’avais pas pris garde ; mais que la mienne aille rejoindre celle de nos frères ; la voici, fis-je, en décrochant ma montre, et la lui mettant en main avec la chaîne. - ‘Je n’attendais pas moins de toi’, dit Talabot ».
La montre que j’abandonnais ainsi sans l’ombre d’un regret me venait de la dernière sœur de ma mère. Cette tante qui, deux fois veuve, n’avait eu qu’un enfant mort en bas âge, et dont je me trouvais l’héritier, en était venue, à force de tenir table ouverte pour les paysans quand ce n’était pas pour les bourgeois, en était venue, dis-je, à la nécessité, pour liquider des dettes onéreuses, de vendre en viager sa métairie du Frost, sise au bourg de Saint-Alban, et c’était comme fiche de consolation, à l’occasion de cette vente, qu’elle m’avait, pendant mes vacances de rhétorique, fait cadeau de la montre qui fut le dernier de mes sacrifices sur l’autel de saint-Simon. [7] »
le manoir familial des Rogon est échu à son oncle, lors de la mort de sa tante en 1811 ; Charles apprend très jeune « qu’il ne fallait pas compter sur les héritages. » [8] Sa jeunesse se passe à Jugon, puis à Corlay [9], où son père est caserné, enfin à Saint-Alban, près de Pléneuf-Val-André, dans la ferme des Salles, que Charles a héritée de sa mère et où naissent en 1816ses deux demi-frères, les jumeaux Augustin et Constantin. L’amour que porte Charles a sa belle-mère « chère et vénérée », son attachement à ses frères et sœur, ne se démentent pas au fil du temps. Lorsqu’il souhaite vendre sa part d’héritage pour l’investir dans l’aventure saint-simonienne en 1832, il veut d’abord pourvoir à l’éducation de ses frères :
« L’objet principal de ma lettre, - écrivais-je au directeur du Glob,- est d’offrir au Père Suprême mes ressources personnelles et financières, en conciliant toutefois ma démarche avec des obligations sacrées envers ma famille. Je possède une petite ferme de 550 francs de revenu ; mais j’ai de jeunes frères, encore moins favorisés que moi sous le rapport de la fortune, étant d’un second lit. Deux, âgés de 15 ans et jumeaux, sont au collège ; il ne faut pas que par mon fait leur éducation soit arrêtée ; un autre est novice sur une goélette de l’Etat ; je voudrais lui venir en aide pour l’étude des mathématiques [10]... »
Ainsi, revend-il son bien à son père. Des Rogon, Charles garde, outre un détachement certain vis-à-vis des biens terrestres - il est passé à côté de l’aisance matérielle très tôt dans sa jeunesse - la vocation affirmée de la mer et un sentiment affirmé pour l’engagement. Son grand-père n’a-t-il pas craint de rompre avec sa caste, épousant les idées révolutionnaires, et risquant sa vie dans un milieu devenu hostile ? L’attachement filial de Pellarin reste intact malgré l’éloignement créé par les études et les campagnes militaires. Il essaie dès qu’il le peut de revoir sa famille. Son père l’assure toujours de son soutien, notamment quand Charles perd son héritage dans l’aventure saint-simonienne, n’ayant plus qu’un franc et cinquante centimes en poche « pour payer le commissionnaire qui emportait ma malle », solde de sa fortune personnelle.
Cet héritage a attiré l’attention des saint-simoniens. Dès le 28 mars 1832, Louis Rousseau, animateur de l’église saint-simonienne brestoise, adresse à Alexis Petit, à Paris un courrier [11] où il relate la visite de Charles Pellarin chez lui, à Keremma, en ces termes :
« Nous avons en ce moment la visite de M. Pellarin, chirurgien de la marine qui se donne à la doctrine, lui homme de cœur et sa petite fortune de 14 à 15.000 f. ».
La présence du missionnaire Talabot, chez Rousseau, lors de cette visite, est fatale à Charles. Le « père » Talabot a besoin d’adeptes aisés pour financer la communauté saint-simonienne. Quatre mois plus tard, Pellarin n’a plus un sou, il survit grâce à quelques cours de médecine et à l’aide de son père et d’anciens amis de collège, jusqu’à son engagement au journal Le Phalanstère, en janvier 1833. Louis Rousseau, s’étant séparé de l’église saint-simonienne fin 1832, souligne à l’un de ses correspondants, Michel Chevalier, l’amour qu’il porte à Charles Pellarin, amour sincère, malgré l’expérience désastreuse de Pellarin, dont Rousseau se sent quelque peu coupable ;
« Quant à Pellarin, j’aime que vous me rappeliez avec quel sentiment d’exultation je l’appelais mon fils ; je ne lui ai retiré ni le nom ni le sentiment qui nous ont unis sous les auspices du s. s. (saint-simonisme) ne pouvant lui en donner qu’une preuve, dans ce moment où sa détresse doit être grande, je lui ai offert place à mon rustique foyer ; il sera l’aîné de mes enfants. » (Lettre à Michel Chevalier, le 25 septembre 1832)
En conclusion de ses « Souvenirs », publiés en 1868, Pellarin tire un bilan désabusé de son état social :
« J’ai passablement trimé : tour à tour chirurgien de marine et chirurgien de la mobile [...], collaborateur dans l’intervalle de journaux [La Phalange et La Démocratie pacifique] qui semaient quelques idées, mais récoltaient peu de bénéfices et n’enrichissaient pas leurs rédacteurs, loin de là ; chirurgien-major de la garde nationale pendant seize ans : ancien secrétaire du comité de vaccine de l’arrondissement de Sceaux et lauréat de l’académie de médecine pour mes rapports (...), je suis resté Grosjean ; - et à 63 ans passés je vis et fais vivre ma famille du produit, strictement nécessaire, de vingt visites de malades par jour, dont moitié pour le compte du bureau de bienfaisance, dans une des circonscriptions du Paris annexé. » [12]
On peut rapprocher ce constat de celui que dresse un autre fouriériste brestois, Aristide Vincent (1804-1879) dans ses mémoires en 1870, l’utopie est dévoreuse du patrimoine de ses militants :
« Tout ce qui me concerne tourne si mal ! La persistance des mauvaises chances est extraordinaire, malheureusement trop réelle [13]. »
Au collège de Saint-Brieuc déjà, Charles perçoit son statut : il est et reste un « fils de gendarme » aux yeux de ses condisciples ; il en garde une amertume certaine. Un travail scolaire personnel exemplaire ne peut changer cet état de fait.
Les années brestoises et les amis de l’école de santé navale (1823-1828)
En octobre 1823, Pellarin rejoint Brest pour y suivre en tant qu’externe les cours de l’école de médecine navale. Il va avoir dix-neuf ans et loge au cœur de la ville, rue de Siam. Ses premières connaissances sont ses condisciples de l’école, et la fréquentation de quelques cafés lui font rencontrer les hommes en vue de Brest, comme le colonel Lacrosse, dont la carrière politique domine à partir de 1830 la vie publique finistérienne. Il est ministre des Travaux publics sous la Seconde République.
De sa famille, il a reçu une éducation tolérante ; son père, s’il n’était pas irréligieux, n’a pratiqué de façon assidue la religion catholique que sur le tard, à l’unisson de sa seconde épouse, catholique fervente. Le couple n’impose pas à Charles une pratique religieuse rigoriste, comme c’était le cas en Bretagne à cette époque. Arrivé à Brest, il est confronté à une ville « tenue la bride haute » selon l’expression de l’historien Y. Le Gallo [14]. Pendant son séjour, malgré la présence de troupes étrangères - Suisses ou régiment de Hohenlohe [15]- et d’hommes à poigne, le maréchal de camp Avizard et l’évêque de Quimper, Mgr de Poupilquet de Brescanvel, des événements graves opposent cléricaux et anticléricaux. Déjà le 30 mars 1823, une rixe entre brestois et gardes suisses faillit dégénérer en émeute ; de nouveau en septembre 1826, une mission religieuse se déroule dans un climat très tendu. En octobre 1826, les anticléricaux veulent présenter au théâtre de la ville Tartuffe, entraînant une réaction très dure du régiment de Hohenlohe. La haine entre les libéraux et les ultra-royalistes, n’a fait que s’aviver. Brest est une ville anticléricale ; pire, elle est mécréante. La manifestation du 25 octobre 1819, où 2000 personnes huent la mission des jésuites au cri de « A bas les prêtres ! Les calotins à la lanterne ! », est restée dans les annales de la ville !
Pellarin, dont l’histoire familiale a montré le coût terrible de l’engagement, nourri des histoires de la chouannerie et de ses exactions dans son pays de Lamballe, en tire quelques leçons :
« Nos histoires à l’usage des collèges, pensionnats, écoles et institutions de toute espèce, ne s’attachent guère, en ce qui concerne la Révolution, qu’à tracer le sombre tableau des calamités et des crimes de l’époque révolutionnaire, sans faire aucunement ressortir le bien immense qu’elle a produit sous le rapport de la justice et de l’égalité [ ...]« Je voudrais qu’on tînt la balance égale entre les deux parties et qu’on flétrît, partout et toujours aussi bien les attentats commis sous prétexte de servir de Dieu et du Roi, que ceux qui avaient pour but de faire triompher les principes de liberté et d’égalité politique. Sous tous les drapeaux, honorons de nos respects, de nos sympathies, ce qui fut généreux, humain ; frappons d’un réprobation sans réserve tout ce qui eut le caractère opposé [16] ».
Il se découvre « voltairien pour le moins », et s’affirme déiste et libre-penseur [17], à l’unisson du cercle d’élèves de l’école de santé, qui a gardé, ce trait libéral. Cette école a été, sous l’Ancien Régime, puis sous la Révolution et l’Empire, un foyer anticlérical, épousant les idées de la marine prérévolutionnaire puis révolutionnaire, qui installe une certaine distance avec l’Eglise. Ainsi, avant 1789, les loges maçonniques brestoises qui regroupent de nombreux marins, sont déistes ; les rapports avec l’Eglise restent contenus au strict minimum, ce qui permet la paix publique [18]. Charles Pellarin se fait des amitiés dans ces milieux et s’oppose à l’ordre moral. Les jeunes hommes aiment à se réunir au café Lambert, ou fréquentent le Lycée, une salle de bal de la ville. Ils participent volontiers à l’une des activités préférées des brestois, le charivari, un chahut monstre dont les têtes de turcs sont invariablement le clergé et les autorités maritimes, en fait tout ce qui rappelle à une ville restée fédéraliste, le pouvoir central, surtout quand il est royal. Un autre lieu de la contestation brestoise est le théâtre, où s’affrontent bourgeois éduqués dans la tradition des Lumières et aristocrates de la Royale. Tout devient vite prétexte à contestation du régime et l’ancien empereur, mort en 1821, devient objet d’adoration et arme antimonarchique :
« Il suffisait d’une certaine mimique de Talma, rappelant quelque peu Napoléon, pour donner la vogue à une tragédie plus que médiocre, telle que le Scylla d’Arnault. Jouée à Brest par Ligier, la pièce y avait été applaudie avec transport. Je me rappelle qu’en ce temps-là un jeune homme (M. Bizet [19]), qui depuis a été maire de la ville, nous déclamait des tirades à l’imitation de Ligier, entre autres le monologue de Scylla qui finit par ce vers :J’ai gouverné sans peur et j’abdique sans crainte. »
Les règlements de police de la ville de Brest sont très précis sur le respect de l’ordre pendant les représentations théâtrales :
« Les applaudissements et les improbations sont utiles à l’art, quand ces marques de satisfaction ou de blâme sont distribuées avec discernement et mesure ; mais elles dégénèrent en coupables abus quand elles ont le caractère d’une cabale et qu’elles se terminent en cris et en bruits tumultueux. Ainsi, après une première manifestation, et après que le commissaire de police aura invité au silence, il est expressément interdit de faire entendre des cris, des sifflets, des trépignements de pieds, battements de mains, de cannes ou autres bruits désordonnés [20] ».
De même, tout charivari doit être immédiatement réprimé, « l’auteur devant être immédiatement arrêté et déposé provisoirement au corps de garde du Violon, pour être ensuite traduit en simple police, et puni des peines portées aux art. 479 et 480 du code pénal » [21]. La ferveur napoléonienne qui touche ses amis n’est pas partagée par Pellarin, dont le jugement sur le bilan de l’Empereur reste mitigé. Il est sûrement plus républicain que bonapartiste. Il est ému par le martyre de l’exilé, que Las Cases met en scène, dans son mémorial publié en 1824, mais son ardeur bonapartiste reste modérée.
Dans sa vie brestoise, partagé entre un enseignement médical qu’il juge médiocre et la fréquentation assidue du groupe d’élèves de l’école de santé, Charles affirme donc un goût prononcé pour la discussion et l’observation de ses contemporains. Son cercle intime est plutôt réduit ; il sait cependant être fidèle en amitié. Régulièrement, il maintient au long de sa vie, les liens tissés avec ses condisciples. Son cercle se compose alors d’une vingtaine d’étudiants de sa promotion. L’Etat du corps de santé de Brest (1835) permet d’en retrouver 14, dont le pharmacien de 2ème classe Kérouman et 13 chirurgiens [22]. Certains ont quitté la marine, comme Charles-Louis Lebreton [23], élève en 1824, devenu médecin à Pleyben, en 1834. Ils sont originaires de Bretagne, issus des milieux médicaux (enfants ou neveux de médecins militaires), ou du monde des fonctionnaires. Ses amis de l’école sont restés pour la plupart à Brest, y poursuivant leur carrière. On les retrouve à la Société d’Emulation [24] de Brest, dont le baron Lacrosse est devenu le président. Lorsqu’en 1858, la société académique de Brest prend la suite de la défunte société d’émulation, certains y poursuivent leur action d’éducation ; c’est le cas de Vincent-Louis Berdelo [25].
Lebreton est élu député du Finistère à la Constituante, en avril 1848, tout comme François-Joseph Ducoux [26], député du Loir-et-Cher, que Pellarin connaît lors de sa première campagne aux Antilles en 1828 alors que ce dernier vient d’intégrer le corps de santé militaire. Ces deux hommes se caractérisent par un engagement républicain, qui les amène à ne plus avoir d’activité politique sous l’Empire, puis à briguer des mandats au sein de la gauche républicaine en 1871. Cette sensibilité républicaine n’est certes pas affirmée sous la Restauration, mais le groupe d’amis est perméable aux idées carbonaristes et libérales qui agitent Brest. Parmi eux certains vont bientôt devenir adeptes des idées saint-simoniennes (Pellarin et Maingon), d’autres sont sensibles aux théories économiques de Malthus, d’autres enfin affirment hautement leur bonapartisme.
Des amitiés marquent Charles : les Chevé, Emile (1804-1864) et son épouse Nanine, née Paris, son frère Aimé Paris, créateurs d’une nouvelle méthode d’apprentissage de la musique. Emile, originaire de Douarnenez, avait fait ses études à Brest, et Charles le retrouve sur l’île de Gorée, au Sénégal, où il est en poste à l’hôpital militaire. Sa jeune épouse l’y a suivi. En 1868, dans la Science sociale [27], Charles rédigeant la nécrologie de Nanine, souligne que « par la mort d’Emile Chevé (en 1864) et de sa digne compagne, l’Ecole sociétaire aussi a perdu deux hautes intelligences qui lui appartenaient, deux nobles cœurs qui lui étaient dévoués ». Guillaume Salaun-Penquer, (1800-1882) originaire de Lesneven, il fait partie du premier groupe saint-simonien brestois, en 1831, aux côtés de Maingon et de Guieysse. Docteur en médecine, de la faculté de Paris, en 1835, membre de la Société médicale de Brest (1845), il est élu de 1871 à 1881, maire de la ville. Il épouse Léocadie Hersent [28], veuve d’un premier mariage en 1851. Cette dernière connaît une gloire certaine comme poétesse.
Les études brestoises de Pellarin sont à ses dires plutôt médiocres ; l’école de chirurgie de marine est plongée dans la léthargie qui a gagné le port du Ponant. L’hôpital de la marine, qui a brûlé en 1776, n’est reconstruit qu’à partir de 1822. En 1834, deux ans après le départ de Pellarin de Brest, on l’inaugure enfin. Entre-temps, les hôpitaux se trouvent sur plusieurs sites. A l’emplacement de l’hôpital maritime, une partie du bâtiment épargné par l’incendie, abrite salle de cours et amphithéâtre, des baraques complètent l’installation très sommaire de l’hôpital. A l’extrémité de l’hôpital, on accède au bâtiment central du bagne, dont deux salles sont réservées aux blessés et aux malades atteints de fièvres. Le nombre des chirurgiens reste limité, les professeurs sont de qualité médiocre. Ce n’est qu’à la fin des années 1820, que l’hôpital est réorganisé de façon plus rigoureuse et c’est la monarchie de Juillet qui lui donne une véritable assise médicale. Les opérations navales (guerre d’Espagne, 1823, Guerre pour l’indépendance de la Grèce, 1828, expédition d’Alger) réveillent alors le port. Brest est aussi en lien direct avec les colonies des Antilles ou d’Afrique :
« Chaque année le port de Brest expédiait à la Martinique de nouveaux navires ; chaque année la Martinique renvoyait à Brest des navires semi-désarmés, que les débris de leurs équipages allaient silencieusement mouiller sous l’Ile des morts. Jamais un murmure ne s’éleva de cette population décimées à l’avance » (Jurien de la Gravière, L’amiral Roussin)
Les campagnes militaires (1828-1830)
En 1827, Pellarin a quitté Brest et rejoint Corlay ou réside sa famille. Il pense alors qu’il ne pourra pas intégrer le corps de santé de la marine, et songe à poursuive à Paris ses études médicales. Le concours d’entrée dans le corps de santé tant espéré est enfin annoncé en septembre 1827, et Charles, prévenu, retourne immédiatement à Brest pour le préparer. Il est reçu et de 1828 à 1832, va exercer sa mission à l’hôpital de Pontanézen, à Brest, et participer à plusieurs missions : février - juin 1828 : embarquement sur la corvette de charge-hôpital Le Rhône, en tant que second médecin ; mission aux Antilles (rapatriement de soldats malades). C’est sur Le Rhône, une corvette chargée de ramener à Brest les convalescents de l’armée et de la marine évacués des Antilles, que Charles Pellarin est nommé second médecin, pour sa première campagne à la mer, après avoir obtenu son concours de chirurgien de 3ème classe. Il embarque en mars 1828 pour la Martinique, et après quinze jours passés à Fort-Royal, il regagne en mai la France, après une escale à la Guadeloupe. C’est à Fort-Royal qu’il rencontre son ami Maingon, avec qui il participe quelques temps plus tard à l’expérience saint-simonienne.
En août 1828, il part en mission à Cadix pour évacuer les soldats de l’expédition d’Espagne. Il fait du convoyage de troupes vers le Sénégal (en décembre : Saint Louis, Gorée), il y retrouve son ami Chevé. En 1829, le voici en mission à Cayenne, Guyane. Il est de retour à Brest en juin. Octobre 1829 : il est affecté à La Charente, navire stationnaire, (en attente à l’entrée de la rade, pour contrôler les navires et s’assurer des règlements de quarantaine) puis à l’hôpital Saint Louis, de Brest. Il embarque en 1830 sur La Médée comme second chirurgien, il participe à l’expédition d’Alger, en juin 1830. De retour à Toulon, il y apprend la chute du roi Charles X (juillet 1830). Le nouveau gouvernement renvoie les officiers vers leur port d’attache.
Un métier et une société où la violence est quotidienne
Les années d’études ont permis de le confronter à plusieurs expériences et ont renforcé sa volonté de chercher le moyen de transformer la société. Cependant, s’il s’affirme clairement « en haine de l’oppression » selon l’une de ses formules, Charles n’est pas encore un acteur du jeu politique. Il a, vis-à-vis du monde qui l’entoure une distanciation certaine, qui l’amène à observer et à échafauder des hypothèses de caractère sociologiques sur ses contemporains. Il se refuse à un certain sentimentalisme, même s’il confesse certaines idées qui semblent bien tranchées.
Les premiers articles qu’il écrit dans La Réforme industrielle ou le Phalanstère, le journal de Charles Fourier, dès septembre 1832, sont consacrés, l’un à l’agriculture de Basse-Bretagne, « exemple d’une industrie attrayante » (t. 1, n°18, 27 septembre 1832), l’autre à « la médecine dans l’ordre sociétaire » (t. 1, n°31, 27 décembre 1832). Il se nourrit de ses observations et de la connaissance de son environnement immédiat pour conforter sa doctrine naissante. Cette démarche analytique est reprise lorsqu’en 1833, il aborde « le sort des nègres » (t. 2, n°28, 12 juillet 1833) Il fait œuvre de clinicien, refusant de s’arrêter à un premier sentiment de révolte ou de compassion. Cette approche n’empêche pas une analyse critique de ce qu’il voit. Nous pouvons replacer ses observations dans un double contexte ; une société rurale - il a observé celle de Bretagne où la misère des campagnes, avec son cortège de mendiants, est prégnante - et l’expérience d’un militaire, chirurgien de surcroît, confronté à la souffrance des blessés sur le champ de bataille.
L’expérience du médecin militaire est importante dans sa formation ; elle le place tout de suite au centre de la souffrance humaine. En 1824 (date de sa première année de chirurgie) la médecine ne sait pas soulager la douleur ; seul l’opium apporte quelque soulagement aux blessés (les premières anesthésies datant de 1847) et les chirurgiens opèrent sur place. « Sans toujours prendre le temps de susciter une insensibilisation... l’opérateur « débridait » largement la plaie, l’agrandissait par incision et la fouillait pour extraire les projectiles, les corps étrangers, les esquilles d’os. Il n’hésitait pas, à quelques mètres de la ligne de feu à amputer un membre broyé. [29] ». Charles est confronté à cette pratique lors de la prise d’Alger en 1830, convaincu dès ses premières interventions de la nécessité de « s’abstenir des débridements préventifs [30] ». Il comprend, avec d’autres, qu’il faudra vite imaginer de préserver la vie en évacuant et en opérant hors du champ de bataille. L’autre hantise du médecin, surtout de marine, est l’épidémie, qu’on ne peut juguler que par des mesures prophylactiques : l’hygiène et la quarantaine restent les armes les plus efficaces, tant à bord que dans les lazarets installés à l’écart, à l’entrée des ports. Le corps de santé paie un lourd tribut au combat contre les épidémies (en 1832, le choléra frappe la France et notamment le Finistère). Plusieurs de ses collègues vont en mourir. C’est pourquoi la découverte de faits aussi choquants que l’existence du bagne ou de l’esclavage, n’est pas suffisante pour expliquer l’engagement de Pellarin. Charles Pellarin est un soldat, et réagit en soldat. Dans ses « souvenirs », évoquant le retour de l’expédition d’Espagne, dans les rues brestoises, il ne comprend pas l’hostilité glaciale de la population, « La besogne que notre armée venait de faire dans la péninsule était mauvaise sans doute à beaucoup d’égards, mais elle l’avait été bravement faite comme toujours. Le pourquoi on se bat, cela ne regarde pas le soldat, le comment seul est son affaire. Il y avait donc excès de sévérité et injustice de l’opinion envers nos guerriers revenant de l’expédition d’Espagne. [31] »
Les expériences du bagne de Brest
Très vite, lorsque Charles Pellarin découvre le bagne de Brest, il raconte qu’après le choc des premiers instants, (il a alors tout juste 19 ans), « on se familiarise vite avec le genre d’impression qui m’avait si vivement affecté à mon premier service à l’hôpital du bagne. L’élève n’est pas en fonction depuis huit jours dans une salle de forçats, qu’il arrive à les considérer comme d’autres malades ». Le bagne le marque car il donne un statut spécial à la ville [32] ; une population carcérale importante est employée sur les chantiers, au nettoyage des rues et à divers travaux plus ou moins utiles. Au-delà de la simple commisération, il comprend vite la violence du système, Soignant des prisonniers bastonnés, il s’interroge sur un système qui donne la possibilité d’exécutions extralégales, et qui confère une toute puissance aux gardes - chiourmes. « Au-delà des questions d’humanité », maltraiter les forçats revient, selon Pellarin, à transformer des journées de travail perdues en journées de dépenses à l’hôpital, alourdissant le coût économique du bagne. Par cette approche, il peut condamner le système carcéral, sans s’opposer frontalement à une société qui assume l’existence du bagne.
Les forçats sont mobilisés pour aménager les rives escarpées de la rivière Penfeld, afin de permettre au port de guerre de pouvoir conquérir les espaces nécessaires à l’arsenal. Excavations, terrassements, transports de lourdes charges, entraînent de nombreuses blessures et l’épuisement des individus. Ils sont alors progressivement réunis dans des salles servant d’hôpital, et dans les greniers du bagne, où les élèves médecins et chirurgiens du corps de santé de la marine les soignent et apprennent leur métier. L’état de l’ancien hôpital complètement inadapté et les locaux du bagne, (au départ, modèle architectural carcéral, mais qui peu à peu est devenu incommode et où soigner devient difficile) font réfléchir Charles Pellarin sur l’organisation sanitaire nécessaire à la société. Il l’amène à repenser l’architecture de l’hôpital.
Si le bagne a l’excuse de l’âge, il n’en est pas de même du nouvel hôpital maritime de Brest créé dans les années trente, « hôpital qui n’offrira aux convalescents, dans ses cours étroites pas un rayon de soleil en hiver, pas un arbre en été, et dont les parquets sont en tuiles, malgré les représentations du conseil de santé, qui voulait avec raison des planchers pour les salles de malades dans un lieu dont la constitution atmosphérique est le froid humide. Nul doute cependant qu’un jour tout sera subordonné dans l’administration de la société au développement et à la conservation des hommes [33]. » L’Annuaire de la Société d’émulation de Brest (1837) note que la façade de l’hôpital est exposée aux vents de sud-ouest, « si fréquents dans ces climats, ce qui rend humides les salles des malades, surtout durant la mauvaise saison. Il est vrai que les auteurs du plan ont remédié en partie à ce grave inconvénient en construisant les salles perpendiculairement à la façade, de sorte que l’humidité est bien moindre que si on les avait autrement disposées. On a eu aussi le soin de laisser entre les salles des préaux qui sont un peu trop resserrés, mais qui s’assainiront à mesure qu’ils seront pavés. ». Le phalanstère doit concevoir des espaces de soin et de convalescence, qui participent à la réussite du projet global.
Les forçats sont objets d’étude, leurs dépouilles servent souvent à l’apprentissage des personnels de santé de la marine, à l’amphithéâtre de dissection de l’hôpital maritime [34] ; les élèves en chirurgie de l’école de santé navale reçoivent en premier un enseignement fondé sur la connaissance anatomique du corps humain : « l’anatomie faisait l’objet et le fonds principal des épreuves pour les grades inférieurs [35] ». Charles raconte ainsi à une expérience sur le corps d’un supplicié, emmené sitôt l’exécution à l’amphithéâtre :
« Nous faisions, avec la pile de Volta, des expériences sur son chef et sur son tronc séparés l’un de l’autre et amenés en dix minutes de la place de l’exécution à l’amphithéâtre où un appareil d’une soixantaine de couples était prêt à fonctionner. En voyant les grimaces expressives des diverses parties de la face sous l’excitation d’un courant électrique ; en voyant cette agitation, ces grands mouvements du corps se redressant presque sur son séant, on a peine à imaginer que toute vie soit éteinte et qu’il ne reste plus, dans cette tête particulièrement, aucune faculté de sentir. »
De ce contact précoce avec le bagne, Pellarin garde un sentiment aigu de la justice, et la conviction d’avoir approché au plus près la misère la plus extrême. Sans doute cela renforce-t-il la volonté de s’attacher aux causes des violences que crée la société et de les extirper.
La rencontre de l’esclavage
Son attitude vis-à-vis de l’esclavage est complexe. Dans l’article qu’il consacre au « sort des nègres », en décembre 1832, il voit dans le métissage des populations une tendance naturelle et progressive. Pour lui, l’esclave subit la violence du maître par le fouet et par les relations forcées que ce dernier impose aux femmes esclaves. Pellarin estime qu’il faut réformer la société esclavagiste en commençant par organiser une économie fondée sur ce qu’il nomme « l’industrie attrayante », c’est-à-dire une nouvelle organisation du travail, consentie, capable d’apporter à chacun le plaisir d’accomplir son travail. Pellarin réaffirme le principe de l’abolition de l’esclavage comme l’un des principes de l’Ecole sociétaire, dans la biographie qu’il consacre à Fourier en 1839. Il y affirme : Pour ce qui est des esclaves leur sort a occupé
« Fourier dès ses premiers travaux, et l’un des résultats de sa Théorie qu’il ne manquait jamais de signaler, était l’abolition de l’esclavage sur toute la terre, du plein gré et dans l’intérêt des maîtres eux-mêmes » [36]
Il estime cependant que des étapes seront sans doute nécessaires, plaçant le problème du travail au cœur de la résolution de la fin de l’esclavage. Rendra-t-on les esclaves libres, si on ne change pas les relations sociales qui gèrent la société esclavagiste ?
Dans son premier article publié dans le Phalanstère, sur les foins en Basse-Bretagne (septembre 1827), Charles Pellarin notait l’importance de l’entraide entre les paysans, insistant sur le fait que la mécanisation des tâches ne suffisait pas à apporter un surcroît de production. Le plaisir du travail commun, rythmé par les chants, même pour des travaux fatigants, permettait une amélioration notable à la qualité du travail effectué.
« L’homme n’est pas un être brut, une machine dont on puisse calculer la force indépendamment de ressorts passionnels qui la mettent en jeu, ressorts qui ne fonctionnent bien qu’au milieu des circonstances qu’on s’est trop peu occupé jusqu’ici à faire naître. »
C’est à l’aune de ces « ressorts passionnels » qu’il faut regarder l’apport des échanges entre villageois et juger les services mutuels mis en place, la participation de gens de tous ages et des familles aux travaux communs. Pour lui - reprenant le modèle de l’association - abolir l’esclavage, oblige à mettre en place des structures économiques qui rendent possibles une coopération fructueuse, c’est ce qu’il résume dans ses souvenirs, en 1868 :
« De son côté, la race noire, qu’on peut sous certains rapports, et sans lui faire injure, appeler inférieure ou mineure (au point de vue anthropologique, il existe entre les différentes races de réelles inégalités, c’est une vérité de fait incontestable) ; la race noire, dis-je, ne saurait, livrée à elle-même, constituer un état social qui la mette à même d’exploiter fructueusement les richesses naturelles de ces pays. Il lui faudrait tout au moins pour cette tâche des ingénieurs, des directeurs agricoles et industriels qu’elle est incapable de fournir présentement. Il faut donc que le deux races trouvent moyen de s’entendre à l’amiable. Il y va de l’intérêt de l’une et de l’autre ».
Sa position, essaie de concilier deux thèses antinomiques : ce qu’il croit être l’infériorité, ou du moins le retard de certaines races, et la nécessaire évolution du système colonial. Colons et colonisés ont besoin l’un de l’autre.
Il faut noter que la connaissance que Pellarin peut avoir en 1828 de l’esclavage est très fragmentaire. Son séjour aux Antilles est trop court, sa vision du système des plantations reste trop sommaire. Il ne peut juger en profondeur le monde colonial, dont il a du mal à décrypter la violence, si différente de celle qu’il côtoie en France. Dès lors, il relativise la situation qu’il découvre. Or, il reconnaît lui-même qu’avant son voyage aux Antilles, il était un « négrophile ardent », « l’aristocratie de la peau ne trouvait point grâce à mes yeux non plus que les autres aristocraties fondées sur le hasard de la naissance. [37] ». L’ambivalence de sa pensée s’inscrit dans la perception que l’on dans les années 1830 de l’abolition de l’esclavage, combat qui n’aboutit qu’en 1848. A l’époque du voyage aux Antilles de Pellarin (1828), Victor Schoelcher - l’abolitionniste de l’esclavage - s’oppose à l’abolition immédiate de l’esclavage. En 1833, son livre De l’esclavage des Noirs et de la législation coloniale insiste sur le fait qu’il serait dangereux de rendre la liberté aux noirs, parce que les esclaves ne sont pas préparés à la recevoir. Sa position est alors très proche de celle de Charles Pellarin. Mais à la différence de ce dernier, il revient aux Antilles et analyse le système colonial, ce qui le conduit à réfuter cette première thèse, et à réclamer l’émancipation immédiate des noirs :
« Emancipation des noirs, tel est notre premier vœu. Prospérité des colonies, tel est notre second vœu. Nous demandons l’une au nom de l’humanité, l’autre au nom de la nationalité, toutes deux au nom de la justice [38]. »
Dans un article sur l’abolition de l’esclavage, le journal La Phalange (organe des phalanstériens) publié le 15 novembre 1839 (4ème année, n°46) rappelle la position doctrinale de l’Ecole sociétaire :
« Les lecteurs de La Phalange peuvent se rappeler que dans les articles que nous avons publiés sur l’esclavage et sur l’affranchissement des noirs, cette dernière question a été présentée comme essentiellement subordonnée à celle de l’organisation du travail. Si les conditions matérielles du travail, disions-nous, ne sont pas changées, c’est en vain que l’affranchissement aura été déclaré. Le sort des nègres n’en sera point amélioré. Loin de là, les mesures prises en leur faveur tourneront peut-être à leur préjudice, car l’émancipation pure et simple, telle qu’on l’a comprise jusqu’à ce jour, et qui consistent à déclarer les maîtres déchus des droits qu’ils exercent sur ceux-là, est éminemment propre à créer des embarras, à provoquer des désordre qui ne compromettront pas moins le sort des nègres que celui des colons. » [Puis, résumant l’idée de l’école sociétaire d’une phrase :] « nous voulons le Noir libre, les émancipateurs le font prolétaires ; et tandis que l’accession du Noir à la liberté, comme nous l’entendons, serait aussi heureuse pour la société que pour le Noir, le prolétariat où les émancipateurs l’appellent peut être aussi funeste au Noir qu’à la société. »
Cette idée est réaffirmée en 1840, lorsque paraît le nouvel ouvrage de Schoelcher sur l’abolition de l’esclavage [39]. L’émergence souhaitée d’une élite noire amène les abolitionnistes de tous horizons à favoriser les métis, dans l’émancipation de la population noire. Charles en voit cependant les limites, se rendant compte que cette population, peu nombreuse est à la fois méprisée par les blancs, et rejetée par les noirs qui en conçoivent encore plus de haine que pour les maîtres blancs. Ces métis, selon Pellarin, mépriseraient à leur tour les « nègres ».
« Nous avons dit que les abolitionnistes avaient le tort de ne songer qu’à l’affranchissement pur et simple, sans porter leur regard au-delà de cet affranchissement ; nous avons dit que le noir, devenu libre, ne serait qu’un prolétaire, et de la condition la plus misérable ; puis montrant que l’Europe est affligée d’un prolétariat menaçant que nous devons chercher à élever dans l’ordre social, nous avons conclu qu’en créant de nouveaux prolétaires, la philanthropie avait manqué de prévoyance et de sagesse ; qu’il ne s’agissait pas de soulager quelques misères parmi les populations noires des colonies, mais qu’il était beaucoup lus important de chercher un remède assez puissant pour guérir les maux de toutes les populations esclaves, noires ou blanches, rouges ou cuivrées ; et ce remède qui prend le mal à son origine, ce remède, qui ne peut être ailleurs que dans la réorganisation sociale, nous l’avons décrit : le premier Phalanstère en quelque endroit qu’il s’élève, abolira sur toute la terre les esclavages de toutes les formes. »
Les brestois et la question de l’esclavage
Le premier rapport de Charles Pellarin à l’émancipation des noirs a eu lieu à Brest où en 1824, sont transférés trois « hommes de couleur de la Martinique » (métis), condamnés aux travaux forcés à perpétuité pour avoir fait circuler aux Antilles une brochure sur leur condition. Les juges coloniaux les font marquer au fer rouge avant leur embarquement pour le bagne de Brest. Charles Bissette, Louis Fabien [40] et Jean-Baptiste Volny, les trois condamnés, ne sont pas incarcérés au bagne, l’opinion publique locale obtenant leur détention au château de Brest, dans l’attente du procès en cassation. Ils sont écroués à la prison de Brest le 18 mai 1824 [41]. Dans cette affaire, plusieurs brestois jouent un rôle déterminant : Jean-Pierre Guilhem, député, président du tribunal de commerce, vénérable de la loge maçonnique L’Heureuse Rencontre, Pierre Chauchard, (vénérable de 1828 à 1831 des Elus de Sully, la seule loge survivante à Brest après 1827) - négociant, il devient conseiller général de Brest sous la monarchie de Juillet- Prosper-André Dubois, commerçant, est le troisième animateur de cette campagne d’opinion, il est également membre des Elus de Sully. Ils animent conjointement la société brestoise pour l’abolition de l’esclavage
Des trois protagonistes de l’affaire, mulâtres martiniquais, aucune sympathie ne ressort du récit de Pellarin dans ses souvenirs. Sa connaissance de l’affaire reste très fragmentaire et émotionnelle (Le seul des condamnés qui lui inspire de la sympathie est Louis Fabien, dont il a pu rencontrer l’épouse, en Martinique, avec son ami Maingon). Charles Bissette (1795-1858) est l’un des mulâtres qui jouent un rôle politique de premier plan à la Martinique. Dénoncé fin 1823 pour avoir publié la brochure « De la situation des gens de couleur libres aux Antilles », puis condamné au bannissement et au bagne, son procès en cassation est révisé le 30 septembre 1824 ; après deux années passées en prison, Bissette et ses amis sont condamnés au bannissement des colonies. On le retrouve à Paris, avec son ami Fabien, reçus à la loge des Trinosophes, loge amie des Elus de Sully, et l’une des plus ferventes loges de la contestation du régime des Bourbons. Lors de leur initiation, le secrétaire rapporte :
« Tous les yeux se tournent avec intérêt sur ces deux candidats victimes d’un préjugé barbare et martyrs de la plus odieuse iniquité [42] ».
Bissette est en 1848, représentant au Grand Orient de la loge La réunion des Arts, de Fort-Royal, et député à l’assemblée constituante. En 1834, il avait fondé la Revue des colonies et était devenu un abolitionniste important. C’est sa volonté d’alliance avec la bourgeoisie libérale blanche qui l’amène en 1849 à emporter les législatives, écrasant V. Schoelcher. Dès lors, il rencontre l’hostilité de la bourgeoisie mulâtresse martiniquaise et des abolitionnistes proches de Schoelcher.
Le combat émancipateur des noirs n’est donc pas prioritaire pour Charles Pellarin. S’il analyse de façon pertinente les contradictions du système colonial, il ne perçoit pas le sentiment libérateur qui s’en dégage. Lui qui estimait indispensable « l’association des races » afin de résoudre la question coloniale, ne comprend pas le combat de Bissette qui fait alliance avec les créoles en 1849.
La Révolution de Juillet 1830 : la découverte de Paris
Charles Pellarin est en rade de Toulon, soignant les blessés rapatriés de la campagne d’Alger, lorsqu’éclate la Révolution à Paris. La quarantaine de son bateau se termine le jour de l’annonce du renversement du roi Charles X. Il est peu intéressé par les événements politiques : Ce qu’il en retient d’abord, c’est qu’enfin le vœu de Napoléon de voir son corps reposer en terre française allait pouvoir se réaliser ! Ce qui le frappe ensuite, c’est le déploiement du drapeau tricolore, remplaçant le drapeau blanc des Bourbons. Il consigne la joie qui transporte la plus grande partie des marins, à l’exception de quelques officiers légitimistes, vite ralliés au nouveau régime. Il voit surtout l’intérêt de revenir en Bretagne, retrouver sa famille, tout en découvrant la capitale
« On me délivra une feuille de route pour Brest ; ce qui, à ma grande joie, me procurait l’occasion de voir, pour la première fois de ma vie, Paris. Et cela dans quel moment ? Au milieu de l’ivresse d’une révolution victorieuse, au lendemain d’une de ces grandes besognes, d’un de ces cataclysmes que le peuple de Paris opère de temps en temps, croyant assurer chaque fois le triomphe définitif de la liberté, mais pour s’apercevoir bientôt qu’il n’a, au prix du sang versé, au prix d’une rude secousse et de cruels sacrifices, qu’il n’a, dis-je, acheté qu’une déception de plus. » [43]
Charles Pellarin observe l’effondrement du régime de Charles X sans passion. Son histoire familiale, traversée par la guerre civile, le rend prudent face aux bouleversements révolutionnaires. C’est un homme d’ordre et un soldat (toujours le dilemme entre le pourquoi et le comment, qu’il décrivait lors de l’expédition d’Espagne). Pendant un mois, l’été 1830, il séjourne à Paris, dont il ramène comme souvenir « les insignes du premier grade la maçonnerie, à laquelle je m’étais laissé affilier par l’influence d’un ami de collège, orateur d’une des loges de la rue de grenelle - Saint-Honoré. Je ne donnais aucune suite à cette initiation. ». Charles Pellarin ne fait que refléter l’indécision de ses contemporains, face à une crise soudaine et brutale. L’émeute a jeté à bas le dernier Bourbon, mais ni les républicains, ni les bonapartistes n’ont la capacité de prendre le pouvoir, qui échoit à Louis-Philippe, le 7 août. La ferveur révolutionnaire a fait place, quand il arrive à Paris le 12 août, à une monarchie libérale. L’attitude transcrite dans ses souvenirs est très proche de celle de Fourier, son maître à penser. Jonathan Beecher, dans sa biographie de Fourier [44], évoque la légende d’un Fourier euphorique à la nouvelle de la Révolution, soulignant qu’en fait ce dernier déchanta très vite, n’y voyant qu’un simple changement politique, sans conséquence sur la société française.
Attardons-nous quelques instants sur la mention de l’initiation maçonnique de Charles ce mois d’août 1830. En soi, le fait est peu significatif. Charles Pellarin lui-même affirme l’ennui qui le gagna lors de la cérémonie d’initiation, lorsqu’il fut longtemps laissé dans le cabinet de réflexion à écrire son testament philosophique. C’est un ami du collège de Saint-Brieuc, résidant à Paris et orateur de cette loge, qui l’a introduit en franc-maçonnerie, rappelle-t-il. En cet été 1830, la maçonnerie croit voir se répéter le rêve d’une alliance du roi et de la nation, dont le frère La Fayette est devenu le symbole. C’est avec un sincère enthousiasme qu’est accueilli le nouveau régime. Très vite, les maçons déchantent, et certaines loges, dont la brestoise en 1833, s’opposent à la direction du Grand Orient de France jugée trop orléaniste.
La loge fréquentée à Paris par Charles Pellarin a ses tenues, rue Saint-Honoré. Au 19 de cette rue siège une loge particulière, Les Amis de la vérité. Elle est le creuset de la charbonnerie française dans les années 1820-1822. Elle est connue pour son opposition au régime de Charles X. C’est elle qui le 21 juillet 1830, porte la bannière du temple de la rue Grenelle Saint-Honoré vers la place de Grève, pour célébrer la mémoire des sergents de la Rochelle [45]. Les Amis de la Vérité est aussi la loge du saint-simonien Bazard [46]. Sa loge sœur, Les Amis de l’Armorique, regroupe des jeunes bretons, le plus souvent étudiants, hommes de loi, originaires de Bretagne. Dans son ouvrage sur Les francs-maçons dans la ville, Saint-Brieuc [47], Jacques Brengues met en évidence les liens étroits entre les Amis de l’Armorique et la loge La Vertu Triomphante, de Saint-Brieuc. Il note le recrutement de nombreux anciens élèves du collège de la ville, installés dans les années 1820 à Paris. En 1824, « l’orateur » de la loge des Amis de l’Armorique est Charles Lucas [48], un ancien du collège de Saint-Brieuc. Est-ce l’ami maçon retrouvé en 1830 ? Si Charles ne persiste pas dans son voyage initiatique, on peut penser que son voyage parisien l’a fait se rapprocher des cercles saint-simoniens de la capitale.
« J’ai vu la souffrance humaine dans le réduit étroit de l’ouvrier, des villes, sous la hutte du paysan, sur la demeure voyageuse du marin, et nulle part je n’ai vu pratiqué, ni même praticable, ce qui peut le mieux la prévenir et la soulager » (décembre 1832)
Fin septembre 1830, Charles est de retour à Brest, où il prend ses fonctions à l’hôpital de Pontanézen. Il en garde un souvenir affectueux, trouvant un équilibre entre pratique médicale et enrichissement culturel. S’il est un domaine, qui de façon constante structure sa pensée, c’est celui de la médecine. Elle est son affaire : il apprend sans cesse, échafaude des hypothèses, améliore son savoir, fait de la lutte contre les épidémies et les maladies vénériennes, son combat. Le 27 décembre 1832, son second article qui paraît dans le Phalanstère, jette les bases de sa réflexion :
De la médecine dans l’ordre sociétaire.
« Par opposition à ce qui existe aujourd’hui, la rétribution du médecin, dans l’ordre sociétaire, sera en raison directe de la santé collective, et en raison inverse des maladies individuelles, de leur durée, de leur issue fâcheuse. Le médecin sera donc jusqu’à certain point responsable de la santé ; aussi aura-t-il à sa disposition tous les moyens particuliers de l’entretenir, indépendamment des conditions générales de salubrité qui seront telles pour tous, qu’elles n’existent nulle part, pas même chez les grands. Nous ignorons les ressources de la médecine préventive ou prophylactique, qui n’existe pas encore à bien dire, et qui ne peut être appliquée largement dans les sociétés morcelées : elle étouffera dans leur germe une foule de maladies, en extirpera quelques-unes comme la syphilis, la gale, etc., enfin les réduira toutes dans une proportion considérable, en supprimant la plupart des causes qui les produisent [49] »
Pellarin définit quels sont les maux qu’une médecine sociétaire devrait combattre : des habitations insalubres, que seules des conceptions nouvelles des logements peuvent changer ; le manque d’hygiène corporelle ; la sous-nutrition et la malnutrition ; les activités professionnelles insalubres (seule une variété des activités peut y remédier, évitant d’exposer trop longtemps les individus) ; le défaut d’exercices corporels ; « l’excès ou l’abstinence forcée des plaisirs » ; les peines de l’esprit, « de ces soucis qui consument la vie ».
Pour parvenir à ses fins la médecine sociétaire doit, selon Pellarin, participer à l’architecture même des locaux d’habitation et d’activité, organiser les « groupes de nourrices » capables de prendre en charge le soins des enfants, « occupées dans l’observation si délicate de leurs besoins et de leurs goûts », les médecins doivent enfin être rétribués par la phalange, afin de soigner et surtout de prévenir sans faire craindre à la dépense. L’association des médecins, des pharmaciens, des garde-malades et des infirmiers, peut être faite au sein de cette communauté. La passion de Charles Pellarin à mettre ses connaissances médicales au service de l’Ecole sociétaire, l’amène à oser un parallèle entre les théories des physiologistes (Gall, Broussais) et les théories de Charles Fourier, en mars 1833 [50]. Développant les thèses des phrénologistes [51] sur le cerveau, il s’essaie à établir un pont entre les thèses de Fourier sur les passions et les recherches médicales de l’époque (A l’hôpital maritime de Brest à cette époque, on prend l’habitude de réaliser des moulages des têtes de bagnards. Elles s’empilent sur les étagères, jusqu’à leur destruction lors du siège de Brest en 1944. Seules quelques photographies témoignent aujourd’hui de ces recherches quelque peu hasardeuses). Pellarin s’attire alors la colère de Charles Fourier, qui lui répond vertement :
« La Fontaine conte l’histoire d’un ours dégénéré et perfectibilisé (sic) qui s’était lié d’amitié avec un homme. Cet ours philanthrope vit un jour son ami l’homme endormi, et piqué sur le nez par une mouche : il s’agissait de chasser la mouche, sans éveiller le cher ami dont elle troublait le sommeil : que fait donc notre ours ?
« Il empoigne un pavé, le lance avec raideur ;
Et non moins bon archer que fidèle émoucheur,
Casse la tête à l’homme, en écrasant la mouche ».
Tel est le genre de service que rendent certains amis malencontreux, qui m’assassinent en croyant me faire valoir ; ils me supposent des affinités avec les divers sophistes en vogue tels que les phrénologistes Spurzheim et Gall. Ma théorie n’a rien de commun avec leurs doctrines ; je l’ai découverte avant qu’on ne parlât d’eux. J’ai fait acte de propriété dès l’an 1808, par un volume d’annonce ; je répudie toute coïncidence qu’on voudra m’attribuer avec ces systèmes, je vais prouver que je suis en pleine contradiction avec eux sur tous les points principaux, et que leur théorie, fut-elle juste aurait encore le vice de détourner des études utiles sur l’analogie [52] ».
Les rédacteurs du journal publient la réponse de Fourier mais s’en démarquent, prenant le parti de Charles Pellarin :
« M. Fourier a protesté contre les vues de Pellarin, et Pellarin lui-même a eu soin de dire qu’il en prenait seul la responsabilité. Mais à ce point tout a été fini, et l’article a été inséré, parce ce que dans la société intellectuelle provisoire établie entre nous pour la publication du journal, Pellarin a la parole toutes les fois qu’il est en harmonie avec la majorité des sociétaires. Et même pour tout ce dont nous ne demandons pas l’exécution et la pratique actuelle, pour tout ce qui n’est pas explicitement convenu entre nous et revêtu de notre signature sociale, chacun de nous, sous la garantie de sa signature individuelle, a la parole entièrement libre. Nous ne sommes pas une association, mais un groupe isolé, qui provoque l’expérience du procédé d’association, et qui veut donner à l’inventeur les moyens de faire ses preuves. [53] »
Ce conflit permanent entre les rédacteurs et Fourier entraîne en juillet 1833 le départ de la plupart des rédacteurs. Bientôt, seuls Fourier et Pellarin restent au Phalanstère, qui devient vite mensuel et ne survit que quelques mois [54]. Charles, nouveau venu au journal, et empressé de communiquer ses réflexions sur la science médicale, se garde bien, après son « étude de l’homme », d’approfondir les sujets relatifs à la médecine. D’ailleurs le maître l’écoute peu dans ses conseils de médecin, lorsqu’il lui suggère de mieux se soigner :
« Pendant que j’étais auprès de lui en 1855, Fourier eut quelques enrouements, quelques troubles des fonctions intestinales. Lorsque alors, en ma qualité de médecin, je m’aventurais à lui donner des conseils sur ce qu’il devrait faire, sur le régime qu’il lui conviendrait de suivre, Fourier me laissait dire, m’écoutait même avec une disposition apparente à tenir compte de mes avis ; mais c’était uniquement, je présume, pour ne pas me désobliger, car il était d’un scepticisme absolu à l’égard de la médecine actuelle aussi n’en faisait-il pas moins à sa guise ensuite. [55] »
Ainsi, après trois mois passés à la rédaction du journal, Charles a-t-il pris suffisamment d’assurance et de recul pour tenter de replacer le théorie du maître dans l’environnement scientifique et de la confronter à d’autres approches. Il est parmi les premiers à effectuer la démarche d’une véritable science sociale, qui tirerait « sa vérité des deux modèles proposés par les corps de l’homme et de l’univers. Elle veut découvrir l’ordre régnant dans le grand et le petit mondes pour le transposer dans le désordre de l’humanité : introduire le partout de la Nature dans le nulle part de la société [56] ».
Le groupe saint-simonien de Brest, 1831-1832, des amis en quête d’idéaux
Après son retour à Brest, Charles s’intéresse aux idées saint-simoniennes. Le premier contact officiel se situe lors d’une mission d’Edouard Charton en septembre 1831 dans l’ouest, avec son ami Rigaud. Charton évoque son voyage en Bretagne, dans un opuscule publié après sa rupture en 1832 avec le saint-simonisme [57] .
« Assoupi et rêveur dans une diligence des messageries royales, sur la route d’Orléans à Paris, je revenais d’une mission dans la Bretagne, dans l’Aunis et la saintonge. J’avais prêché dans des salles de bal, de spectacle, de jeu de paume, à Brest, à Lorient, à Nantes, à Rochefort. J’avais fait œuvre d’apôtre dans les voitures, dans les hôtels, dans les cafés, sur les vaisseaux ; j’avais discuté avec les journalistes et les savants de province, avec les maires et avec les commissaires. Plusieurs fois je m’étais trouvé au moment de manquer d’argent ainsi que mon compagnon, excellent jeune homme, et nous nous étions exposés à tous les soupçons, à tous les outrages...
Je comptais un à un les partisans que nous nous étions faits dans chaque ville ; je pensais à Emile Souvestre, ami précieux que j’au conquis à Nantes puis je me disais : - dans quelques instants, je serai au sein de ma grande famille, que depuis deux mois je n’ai pas vue. Avec quelle joie ils vont me serrer dans leurs bras, avec quels transports ils m’écouteront raconter mes fatigues et mes victoires. »
Emile Souvestre [58] est déjà en lien avec les saint-simoniens avant la mission. Il organise la mission en terre bretonne, à Rennes, Nantes. Il est en contact avec le groupe brestois qu’il rejoint d’ailleurs au printemps 1832. Il y exerce alors le métier de rédacteur au journal Le Finistère et à partir de janvier 1833 il est professeur de rhétorique et de seconde à l’institution Faure [59], l’une des deux écoles de la ville qui prépare au baccalauréat. Parallèlement, il publie divers ouvrages sur la matière bretonne. Il quitte Brest au cours de l’année 1835. Charles Pellarin est parti début mai 1832 pour Paris ; ce n’est que dix ans plus tard qu’il rencontre Souvestre, grâce à son ami Maingon. Ce dernier le présente à Charles et Souvestre devient collaborateur du journal de Victor Considerant, La Démocratie pacifique.
En cette année 1831, le cercle d’amis de l’hôpital de Pontanézen s’agrandit et commence à s’intéresser au mouvement d’idées que la révolution de Juillet a suscité. Dès l’arrivée à Brest de Charton, plusieurs d’entre eux assistent aux réunions des prédicateurs saint-simoniens, dont les idées les séduisent. Aux côtés de Pellarin et de son ami Maingon, Salaun-Penquer et Pierre-Eugène Guieysse (1803-1870) [60], confortent le petit groupe d’amis sensibles aux thèses développées. Ce sont au total six à sept partisans que Charton convainc à Brest, ceux-là même qui font le voyage à Keremma, en Tréflez, quelques jours après cette réunion de septembre 1831, dans le but de rencontrer Louis Rousseau, qui vient de se rallier au saint-simonisme. Parmi eux, seuls Guieysse, Maingon et Pellarin vont répondre à l’appel de l’Eglise saint-simonienne en avril 1832.
« Une exaltation mentale, qui touche à l’illuminisme. »
Peu après sa visite à Kéremma, Charles entre en relation épistolaire avec le journal saint-simonien Le Globe, à qui il livre ses tous premiers articles, allant jusqu’à annoncer son attention de céder sa fortune personnelle au mouvement en mars 1832. Au printemps 1832, Edmond Talabot [61], l’un des proches d’Enfantin, vient rencontrer Rousseau chez qui il séjourne afin d’organiser l’implantation de l’Eglise saint-simonienne à Brest. Charles est aussitôt prévenu et chargé de préparer la réunion qu’animerait Rousseau et Talabot. Début avril, le trio a trouvé une salle où plus de deux cents personnes viennent les écouter, plus par curiosité que sympathie. Charles se rappelle dans ses souvenirs de ses débuts malheureux d’orateur se « bornant à affirmer ma foi dans la religion nouvelle, qui se proposait pour but l’amélioration physique, intellectuelle et morale de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre, le classement suivant la capacité et la rétribution selon les œuvres ». [62] Les saint-simoniens ne recueillent pas l’accueil favorable qu’eut Charton en septembre 1831. Talabot essaie alors de convaincre quelques officiers de marine du cercle de Pellarin, sans succès. Louis Rousseau monte une nouvelle réunion à Landerneau, début mai, enrôlant Pellarin et Maingon pour l’accompagner au principal café de la ville. La réunion tourne au fiasco, lorsque Rousseau porte le fer contre la monarchie de Juillet. Sous les insultes, il doit battre en retraite, retournant aussitôt à Kéremma. L’église saint-simonienne brestoise vient de vivre ses derniers instants. Bientôt, Charles Pellarin brûle ses vaisseaux, répondant à l’appel d’Enfantin dans le Globe du 20 avril 1832 :
« Notre Père Suprême nous a ordonné, à nous ses apôtres membres de son collège, de convoquer à Paris, pour le 1er juin, tous les hommes et toutes les femmes qui nous aiment et qui mettent en nous leurs espoirs, qu’ils se préparent à passer un mois près de nous pour recevoir l’inspiration des œuvres à faire ; que sur leur route, pèlerins nouveaux, ils proclament le but de leur voyage. » (Le Globe, 20 avril 1832)
Il décide de démissionner de la marine et de partir à Paris, vendant ses biens pour financer l’église saint-simonienne, dans un état qu’il qualifie lui-même, en 1868, « d’exaltation mentale, qui touche à l’illuminisme », cherchant dans la lecture des évangiles une confirmation de la proclamation de la bonne nouvelle saint-simonienne. D’autres saint-simoniens ont avant lui ressenti cette exaltation. Edouard Charton, en 1831 raconte sa première rencontre avec le groupe saint-simonien :
« Je me rappelle parfaitement le moment ou je commençai à sortir « du monde réel » pour me servir de l’expression des hommes positifs. Il était nuit ; seul dans ma chambre, depuis plus d’une heure j’entendais au-dessus de ma tête un murmure de paroles, un bruit tumultueux de pas. Je m’étais attristé à penser à la mort récente du plus cher de mes amis d’enfance, au mariage prochain de la plus aimable des jeunes filles que je connaissais, à un mauvais drame refusé, à une plaidoirie d’assises, que sais-je encore ? Distrait, je m’habillai en hâte et montant l’escalier, j’entrai en même temps que plusieurs personnes dans une grande salle consacrée à des assemblées publiques. Il y avait une réunion nombreuse, l’atmosphère était étouffante... » [63]
Abel Transon, dans son Simple écrit aux saint-simoniens, en février 1832 (p. 2) décrit son exaltation puis sa prise de conscience progressive de l’impasse saint-simonienne :
« Aussi longtemps que nous n’avons eu rien d’autre à faire que d’annoncer une transformation religieuse de l’humanité, j’ai donné en plein dans l’erreur générale qui nous faisait croire à tous que Saint-Simon nous avait légué la science universelle, l’organisation de l’industrie et la religion définitive ; mais depuis que nous sommes entrés dans l’ère de réalisation, mon illusion s’est successivement dissipée, soit par l’éveil que m’avait donné Jules Lechevallier en se séparant, soit par la lecture des ouvrages de Charles Fourier, soit enfin par l’impuissance où est la doctrine d’associer réellement les hommes, impuissance qui devenait chaque jour plus manifeste pour moi ».
Cette phase de captation du nouvel adepte par le groupe relève d’une mécanique aujourd’hui bien connue dans l’analyse des sectes. Elle s’accompagne chez Charles Pellarin d’un mysticisme que l’on retrouve chez Louis Rousseau, affirmant à Brest sa nouvelle profession de foi saint-simonienne en avril 1832, lors de la réunion publique : « J’étais depuis longtemps dégoûté du vide et de l’impuissance de la vie pour faire le bonheur des hommes ; mais tout en reconnaissant les bienfaits dont l’humanité est redevable au christianisme, je me sentais malgré moi repoussé par son action rétrograde et ses formes surannées ; en un mot ma religiosité ne trouvait pas là l’aliment qu’elle cherchait. Aujourd’hui mon cœur s’élève sans trouble vers le dieu du progrès ; je suis religieux. » [64] On peut imaginer l’accueil des brestois, dont la méfiance vis-à-vis de tous les missionnaires, fussent-ils saint-simoniens, est une constante.
Sur la route qui le mène à Paris, Charles Pellarin cherche sans cesse des réponses dans les évangiles, trouvant des analogies entre la mission des apôtres et celle des disciples de Saint-Simon ! Arrivé dans la capitale, il refuse d’écouter Charton, qui a rompu avec le Père Enfantin, et qui le dissuade de rejoindre la communauté de Ménilmontant. Le 23 juin, il intègre la communauté ; six semaines suffisent à lui ouvrir les yeux et à la quitter définitivement le 10 août 1832. Il rejoint alors le groupe des phalanstériens constitués autour de Charles Fourier. Il y rencontre Jules Lechevallier, ancien saint-simonien lui-même, et Victor Considérant, rédacteurs du Phalanstère, l’hebdomadaire des fouriéristes. Pourtant, il n’hésite pas fin août, à prendre dans le journal Le Finistère, (journal dont le rédacteur est E. Souvestre) la défense des saint-simoniens, refusant qu’un désaccord interne mette en cause l’intégrité des dirigeants de l’église saint-simonienne :
« Monsieur le rédacteur,Je vois par une lettre d’un de mes amis qu’on se méprend étrangement à Brest sur les motifs de ma sortie du sein de la famille saint-simonienne. Rien, je le déclare, dans tout ce qui s’est passé par rapport à moi, rien dans tout ce que j’ai vu et entendu à Ménilmontant, n’inculpe en aucune manière la probité ni l’honneur des chefs ou de l’un quelconque des membres de l’apostolat. » [65]
En janvier 1833, il est recruté comme secrétaire de la rédaction du Phalanstère, appointé à 150 f. par mois, et logé sur place. Il peut revivre après avoir traversé la période la plus noire et la plus désespérée de sa vie. Pellarin garde toujours un esprit tenté par le mysticisme, n’hésitant pas à voir dans l’œuvre de Fourier une révélation « des Destinées heureuses de l’humanité » et de désigner son maître à penser comme « le divin messager de la grande et bonne nouvelle sur notre globe », allant jusqu’à imaginer, en avril 1840, pour Besançon, ville natale de Fourier, le statut d’une nouvelle Jérusalem, « patrie du nouveau rédempteur, du rédempteur social, terre qui a porté Fourier, toi aussi, tu seras proclamée sainte par tous les peuples, retirés de l’abîme de misères du régime morcelé et élevés au bonheur harmonien par l’Association ! » [66]
Kéremma, 1833
C’est dans Le Phalanstère [67] que Charles Pellarin publie le 19 avril 1833 un article important retraçant l’expérience de Louis Rousseau à Keremma. Un an après sa fameuse rencontre avec Talabot, la roue a tourné. Talabot est mort du choléra en juin 1832, Pellarin a connu la rupture et le doute puis a rejoint le groupe phalanstérien. Louis Rousseau tente début 1833 de lever des capitaux pour la Société rurale de Lannevez. C’est l’objet d’un prospectus qui vante l’augmentation de capital de la société, s’appuyant sur la mise en valeur promise de 450 hectares, venant s’ajouter aux 300 hectares de la propriété. Pellarin rend compte du projet de Rousseau qui veut ériger une véritable entreprise agricole et industrielle, s’appuyant sur la diversité des travaux industriels annexes ; cette exploitation doit être également un lieu de vie, organisant le travail, l’éducation des enfants et l’accueil des vieillards. Pellarin veut penser que le projet de Rousseau s’apparente à une colonie fondée sur le modèle sociétaire, lorsque Rousseau évoque la répartition des bénéfices selon « la mise de fonds, le talent et le travail des sociétaires », ou qu’il affirme « Augmenter le bien-être de l’ouvrier, c’est accroître proportionnellement sa capacité industrielle, d’où il résulte ce double avantage pour la puissance publique, qu’on élève simultanément sa puissance comme producteur et son importance comme consommateur ». Mais le projet n’est pas structuré et surtout Rousseau n’a pas l’intention de créer un phalanstère. S’il abandonne le saint-simonisme, ou plutôt ses excès, son adhésion au fouriérisme est brève. Sa conversion au catholicisme et la volonté de concilier religion et ordre social, l’amène dès 1840 à s’opposer aux thèses fouriéristes. La sympathie qu’éprouve Charles Pellarin pour son ancien mentor ne peut cacher que les routes se séparent entre les deux hommes dès 1833. Désormais il consacre son énergie à faire vivre Le Phalanstère, d’août 1833 à février 1834 [68]. A partir de cette époque, le journal, devenu mensuel, accueille exclusivement les écrits de Fourier ; l’équipe rédactionnelle se réduit à Charles Fourier et à Pellarin. En mars 1834, les bureaux du journal sont fermés. Charles a quitté les chemins bretons, sa vie se partage entre Besançon ou il est rédacteur à L’Impartial, puis Paris, où il intègre comme médecin la garde nationale. Hormis un retour fin 1848 et une enquête menée au bagne en 1850, il ne séjourne plus à Brest.
En octobre 1867, les phalanstériens parisiens célèbrent le trentième anniversaire de la mort de Fourier, par un banquet qui accueille cent vingt personnes autour des rédacteurs de La Science sociale [69], le nouveau journal de l’Ecole sociétaire, dont fidèles à leurs mots d’ordre, « Liberté, Solidarité, Ordre, Justice », ils revendiquent leur appartenance. Charles Pellarin, porte à cette occasion un toast qui résume son combat :
« A l’utopie, ce rêve généreux qui ne pouvant supporter le spectacle des misères, des iniquités et des violences sanguinaires de leur temps, cherche dans des fictions et des combinaisons plus ou moins ingénieuses, une satisfaction idéale à la passion du bien, à la soif de justice, au besoin de bonheur pour leurs semblables, à l’Unitéisme [70] en un mot, dont ils étaient possédés ! » [71]