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Du phalanstère à la République
Jean-Jacques Collenot (1814-1892) ou la diffusion des théories de l’Ecole sociétaire dans une petite ville bourguignonne, Semur-en-Auxois
Article mis en ligne le 5 mai 2007
dernière modification le 31 décembre 2023

par Sosnowski, Jean-Claude

Un classement des collections patrimoniales de la Bibliothèque municipale de Semur-en-Auxois (Côte-d’Or) a permis de mettre en lumière un fonds d’imprimés relatifs au mouvement phalanstérien. Ce fonds, d’après les archives de la bibliothèque, a été « donné à la bibliothèque de la ville de Semur par M. Collenot » après août 1870 si on se réfère à la date du document le plus récent référencé alors dans l’état dressé. Les habitants de Semur-en-Auxois connaissent bien cette personnalité. Ancien notaire, fondateur puis président de la Société des sciences, géologue de l’Auxois, il légua sa collection géologique de renommée internationale à la ville. Mais la mémoire locale semble avoir occulté une part du passé de son bienfaiteur (voir document 1).

Document 1
Portrait de Collenot
Crédits : Photographic Dijon ; collection Musée de Semur-en-Auxois (Côte-d’Or).

La présence de phalanstériens à Semur-en-Auxois est pourtant déjà connue du monde universitaire, le groupe étant considéré comme un des principaux noyaux du mouvement dans le département dès avant 1840 [1], même si ses effectifs ont été relativement faibles. Une trentaine de partisans étaient alors recensés en Côte-d’Or dont quatre Semurois. Parmi eux, on trouvait l’ancien saint-simonien Hector Gamet [2], avocat ainsi que Jacques Malinowski, ingénieur des ponts et chaussées, réfugié politique polonais de la Grande Emigration. Il était arrivé en France après l’échec de la guerre d’indépendance de 1830. Depuis septembre 1839, il enseignait l’allemand et l’anglais au collège public semurois [3]. Il serait à l’origine de la propagation des idées fouriéristes à Semur-en-Auxois [4].

Le 14 juin 1846, lors du traditionnel banquet départemental commémorant la naissance de Charles Fourier, donné à Dijon avec retard du fait « de circonstances qu’on n’avait pu dominer », un participant déclarait alors :

"Il y a huit ans, les phalanstériens étaient peu nombreux [...]. Trois des personnes ici présentes assistaient seules au premier banquet célébré dans nos murs [...]. Aujourd’hui, Messieurs, dans cette réunion destinée à rapprocher les anciens et les nouveaux amis de la cause sociale, nous sommes plus de quatre-vingts convives [5]."

Néanmoins, dans la première moitié de la décennie, le groupe semurois semble être resté discret au regard des archives tant locales que départementales. Flora Tristan, lorsqu’elle passe par la Bourgogne [6], n’apporte pas plus d’informations, alors qu’elle cherche toujours le contact avec ceux qui se préoccupent des conditions de la classe ouvrière et qu’elle s’est appuyée, entre autre, sur le réseau des abonnés à La Démocratie pacifique pour organiser son périple. Certes, écœurée par sa halte forcée à Avallon (Yonne) où « elle a parlé à des sourds », elle arrive le lendemain 17 avril 1844 à Semur-en-Auxois, « ville morte » comme sa voisine. Elle ne cherche alors ni à rencontrer les ouvriers, ceux de la veille lui ayant « fait trop mal », ni les citoyens aux idées de progrès, se contentant de laisser « des petits livres, des affiches, toujours semant sur des pierres ». Il est difficile d’imaginer une rencontre avec Flora Tristan restée trois heures à Semur-en-Auxois. Cependant, au regard des ouvrages référencés dans le don, il semble que Jean-Jacques Collenot, à défaut de l’accueillir - celle-ci n’aurait pas manqué d’évoquer cette rencontre - ait cueilli sur l’une de ces « pierres », l’Union ouvrière, brochure qu’elle diffusait pour fonder son journal et exposer sa théorie. La Librairie sociétaire, qui distribuait la littérature et la presse phalanstérienne, comptait alors deux dépositaires dans le département, l’un à Dijon, Clunel, l’autre à Semur-en-Auxois, le libraire Migniot [7], signe probant d’un lectorat phalanstérien.

Les phalanstériens semurois sont également absents de la tentative de réalisation d’une colonie phalanstérienne à Cîteaux [8]. Ceux de Dijon, que Flora Tristan fréquente dans les jours qui suivent son passage à Semur-en-Auxois et qu’elle qualifie de « bourgeois socialistes », sympathiques, mais « petits bourgeois singuliers et presque grotesques qui en travaillant ainsi doucement et dans l’ombre pendant 25 ans changeront l’ordre social », ne se sont réellement attachés à l’expérience des réalisateurs qu’au moment de la liquidation des biens de la colonie. Cette distance des Semurois n’est donc en rien surprenante. Tout en affirmant à l’origine souhaiter le succès de l’entreprise, les orthodoxes et plus particulièrement Victor Considerant se sont désolidarisés du projet. L’heure n’est plus, après le premier échec de Condé-sur-Vesgre, à la réalisation d’un phalanstère, mais à la diffusion des théories fouriéristes. Ce silence ne signifie pas pour autant indifférence. Par le simple fait que les opposants aux théories phalanstériennes ne font aucune distinction entre les différentes mouvances, tout phalanstérien se trouve concerné. A la mi-juin 1846, Jean-Jacques Collenot, à l’instar de Considerant qui, répondant au Spectateur de Dijon du 15 janvier 1846, écrivait qu’« on n’a jamais fait, ni à Cîteaux, ni ailleurs [...] l’essai de la théorie harmonienne, ni rien qui en approche » [9], argumente ainsi :

"Nous croyons devoir répondre ici à une objection qui a été reproduite souvent : "vous avez déjà essayé le système de Fourier, et vous n’avez pas réussi." Pour qu’un architecte soit convaincu d’incapacité et que son plan soit considéré comme impraticable, il est indispensable qu’il puisse disposer de tous les matériaux nécessaires à la construction de son édifice. Si, par des circonstances indépendantes de sa volonté, il ne peut les réunir, il ne saurait être convaincu d’avoir présenté un plan impraticable ; tout au plus peut-il être accusé de trop de précipitation, s’il n’attend pas le moment favorable. Cette comparaison est en tout applicable aux deux essais qui ont été tentés en France [10]."

Hasard du calendrier ou bien souci des phalanstériens semurois de donner au public une autre image de l’utopie fouriériste que l’échec de Cîteaux relaté dans la presse départementale, c’est donc pour cette année 1846 et alors qu’on liquide les biens de la colonie, que les archives nous livrent une illustration de l’activité du groupe [11]. Du 27 au 30 avril 1846, trois conférences sont tenues à Semur-en-Auxois par l’infatigable apôtre du mouvement, Jean Journet et un condisciple d’origine locale, Jean-Baptiste Chauvelot. Trois brochures [12] publiées suite à ces conférences complètent les rapports des autorités. La première, à dater sans doute de la fin mai [13], est l’oeuvre de l’avocat semurois, Hippolyte Marlet. Ce « républicain convaincu » [14], suite à une altercation avec les orateurs lors de la dernière conférence, tente de démontrer « 1° que la doctrine de Fourrier [sic] est fausse ; 2° qu’elle est immorale et athée ; 3° qu’elle est subversive de tout ordre social » [15]. Les deux autres sont donc des réponses des phalanstériens semurois Collenot et Gamet aux attaques de Marlet.

L’évènement, bien qu’isolé pour être pleinement caractéristique de l’activité du groupe semurois, est malgré tout significatif de la propagande fouriériste, des buts à laquelle elle vise et de l’insertion de ses membres dans les structures de sociabilité de la ville. La polémique qui solde ces conférences illustre également les relations tendues entre les différentes composantes de l’opposition au gouvernement de Soult et Guizot. La surveillance des autorités reflète leurs craintes en cette veille d’élections législatives et municipales, alors que les oppositions tentent un rapprochement au plan national. Au-delà de l’évènement lui-même et de la propagande phalanstérienne, ce fonds documentaire permet de mettre en lumière un parcours politique et une fidélité idéologique dans le combat mené au cours du XIXe siècle pour la démocratie sociale, parcours oublié de l’histoire semuroise que celui du notable Jean-Jacques Collenot. Celui-ci pourtant, et dans une moindre mesure à l’échelle locale Hector Gamet, se sont impliqués dans les évènements qui font connaître à la France, sa seconde expérience républicaine lors de la Révolution de 1848, ouvrant ainsi une nouvelle phase de l’histoire de l’Ecole sociétaire.

Enseigner la science sociale pour la réforme à ceux qui peuvent la juger et agir

Des prêcheurs phalanstériens à Semur-en-Auxois

Qui sont les deux orateurs accueillis à Semur-en-Auxois en ce mois d’avril 1846 ? Jean-Baptiste Chauvelot, « jeune homme originaire de notre pays, qui tout récemment a jeté le froc aux orties » [16], est un inconnu du mouvement phalanstérien. Jean Gaumont le considère un peu rapidement membre du groupe semurois [17]. Cet ancien religieux, selon le rapport de gendarmerie du 1er mai est né à Chazelle-l’Echo dans le canton voisin de Précy-sous-Thil. Nous ne savons rien de plus de cet « homme qui, entré très jeune au séminaire, s’apercevant, après de profondes études, qu’il n’a pas de vocation pour la carrière que ses parents lui destinaient, la quitte et va prêcher partout gratuitement la parole qu’il croit devoir faire triompher le progrès, c’est à dire l’émancipation intellectuelle et physique des masses » [18]. Nouveau militant de la cause, il s’est sans doute converti lors d’une rencontre avec Jean Journet. Quant à celui-ci, il est bien connu de ses contemporains [19]. Même si « dans la nébuleuse fouriériste, Journet se situe plutôt du côté des dissidents réalisateurs que des proches de Victor Considerant » [20], et donc de la Démocratie pacifique, celle-ci n’est pas insensible à ses interventions et aux critiques de la presse qui suivent son passage et ses discours. Le 22 avril 1846, le journal reprend un article du Corsaire-Satan qui « vient de publier sur Jean Journet un feuilleton spirituel dû à la plume de M. Lepoitevin Saint-Alme, rédacteur en chef de ce journal. L’auteur, après avoir apprécié l’homme que son dévouement a fait appeler l’apôtre, et dont la foi ardente justifie l’excentricité, ajoute les lignes suivantes [...] : j’ignore ce que le récit de l’aventure de Jean Journet produira sur les autres, mais quant à moi, cette païenne persécution serait capable de me rendre fouriériste » [21]. Certes, tous les témoignages ne sont pas aussi élogieux. La Démocratie Pacifique du 26 juillet 1845 cite le sermon vindicatif d’un curé dénonçant les discours « des faux Christs et des faux prophètes » suite au passage de Journet. S’il ne s’agit pas dans notre propos de donner une biographie de « l’apôtre Jean Journet partant pour la conquête de l’harmonie universelle » [22], son parcours mérite d’être souligné pour mieux comprendre la particularité de l’orateur et la conclusion des réunions publiques semuroises. Né à Carcassonne en 1799, au cours de ses études parisiennes en pharmacie et médecine, il adhère à la Charbonnerie en 1821, rejoint les rangs des libéraux espagnols en 1823. Arrêté, rapatrié en France, emprisonné, il est finalement acquitté et libéré après plusieurs mois d’incarcération. Installé à Limoux comme pharmacien, il est attiré par les théories de Saint-Simon puis découvre la pensée de Fourier, véritable révélation si l’on en croit les témoignages de ses contemporains. Il arpente alors les routes de France et de Belgique pour propager la parole du maître. Arrêté le 8 mars 1841 pour avoir distribué des brochures fouriéristes à l’Opéra de Paris, il est interné le lendemain à Bicêtre, pour « des discours incohérents [et] des actes extravagants » [23] selon l’arrêté de police. Libéré suite à l’intervention de phalanstériens et jugé inoffensif par le médecin, on le retrouve à la colonie de Cîteaux avec sa famille en 1841 et 1842 [24].

Il est à nouveau dans le département à l’automne 1845. Il tient une série de trois conférences, à Dijon, « dans la grande salle de la Société philharmonique [...] remplie d’un auditoire silencieux et bienveillant, qui a récompensé les efforts de l’orateur par des témoignages non équivoques d’approbation et de sympathie ». Le conservateur Journal de la Côte-d’Or [25] que reprend la Démocratie Pacifique, ne tarit pas d’éloges pour l’orateur :

M. Journet est un des plus zélés propagateurs de la science sociale ; l’ardeur de sa foi, la sincérité de ses convictions et la chaleur de ses accents donnent à sa mission le caractère de l’apostolat. Il possède le talent d’émouvoir le public et de faire vibrer tous les coeurs à l’unissons du sien ; cet homme en qui l’on doit reconnaître un dévouement sans bornes et une âme généreuse, est auteur de belles poésies dont il a lu des extraits à la fin de chacune de ses séances. Le sentiment [de l’amour] chrétien respire dans toutes ses odes, chaque ligne est une aspiration vers une ère de bonheur et de fraternité » [26]. Le Journal de la Côte d’Or poursuit ainsi : « Aussi, la prière, qui se termine par les trois strophes que nous donnons plus bas, a été redemandée et applaudie par mille auditeurs profondément émus.

Jean Journet apparaît comme une figure attachante et pittoresque dont la foi excuse une excentricité qui le rend parfois encombrant et fait de lui un militant incontrôlable. Sa capacité à mobiliser et à émouvoir les foules est néanmoins un atout considérable pour la cause sociétaire.

Le dimanche 26 avril 1846, Journet et Chauvelot se rendent donc auprès du maire de Semur-en-Auxois pour se présenter comme « professant la doctrine de Fourier » et pour demander « la permission de se faire entendre » dès le lendemain soir. L’article du Journal de la Côte-d’Or plaçait les conférences semuroises sous les meilleurs auspices, d’autant qu’elles auraient pu passer inaperçues, le maire, après avis du sous-préfet, réclamant que « la politique rest[e] étrangère à leurs discours » [27].

Convertir les notables à la cause sociale

La première séance semble avoir obtenu un succès d’audience relatif pour une ville comptant alors 4227 habitants [28], le commissaire de police mentionnant la présence de 70 à 80 personnes. Il dresse même une liste de personnalités qu’il a pu remarquer. Il est évident que cette liste n’est représentative que de la connaissance qu’il avait du public de la salle. Le commissaire était par ailleurs tributaire des consignes du sous-préfet qui l’avait invité, nous dit-il, à assister à la séance. Ce dernier affirme dans le brouillon de son rapport qu’il a assisté lui-même aux trois séances. Il n’est effectivement pas cité, à la différence du maire qui est pourtant celui qui a donné l’autorisation.

Dans un système où les droits politiques sont fondés, selon le principe censitaire, sur la richesse acquise consacrée par la propriété immobilière, il apparaît intéressant de croiser cette liste avec celles des électeurs et jury du département [29] ou des électeurs municipaux [30] en vue de déterminer la sociologie du public. Par ailleurs, dans un petit chef-lieu d’arrondissement, où les structures de sociabilité sont rares, un parallèle avec les adhérents de la toute récente Société des sciences naturelles dont Collenot est un des fondateurs, paraît opportun. C’est d’ailleurs dans une des salles de l’ancien tribunal désaffecté mis à sa disposition depuis 1844 par la municipalité, que les séances se tiennent [31]. Enfin, dans une ville où les élections municipales de juin 1840 avaient permis d’élire une majorité d’opposition dans deux sections sur trois [32], les listes des élus peuvent fournir une précision complémentaire sur l’engagement social et politique de ces personnalités [33].

Ainsi, vingt-quatre individus sont recensés par le commissaire de police, soit environ un tiers du public estimé. A cette liste, il convient d’ajouter Hector Gamet, Hippolyte Marlet et le sous-préfet Léon-Victor Mouzard-Sencier.

Personnalités présentes à la séance du 27 avril 1846
[N.B. : les éléments soulignés sont issus du rapport du commissaire de police]

1 [34] 2 3 4 5 6
Florent Joly-Saint-Florent (17 avril 1777) propriétaire 1991,58 (1807,54) 460,36 [499,07] C Maire (1840-1846, 08/1846)
Charles Martin (30 ans) substitut du procureur du roi 11,84 Q
Jean-Jacques Collenot fils (21 janvier 1814) notaire 319,36 (273,91) 93,74 C MF
Alphonse Fénéon [35] (22 août 1799) avocat Anc. CM (1837-1843)
Claude, Joseph, Edme Pinard (24 mars 1807) avoué 345,72 (292,08) 47,04 [53,64] Q M
Nicolas Martin (1 Frimaire An II) principal du collège, licencié en sciences mathématiques 213,76 (190,32) 21,44 [23,44] Q M
Symphorien Sirot (27 avril 1779) professeur au collège 321,77 (321,77) 105,01 [186,87] C
Pion professeur au collège MF
Chapet [Chappet] professeur au collège [36]
Jacques Malinowski (1er septembre 1808) professeur au collège MF
Bertrand percepteur
Charles Nodot (47 ans) pharmacien 144,78 C MF
Jean Chauvot Damotte (24 janvier 1793) économe de l’hospice 71,47 C Anc. CM (1837-1840) M
Joseph-Alexandre Collenot père (19 janvier 1780) ancien notaire 286,25 (233,95) 109,32 C
Lereuil [37]
Edme Digoy (2 janvier 1798) avocat 11,85 Q CM (08/1846) M
Claude-Augustin Bouillé (1er juin 1805/12 prairial an XIII) docteur en médecine 474,65 (420,13) 164,82 [329,64] C CM (08/1846)
Henry notaire
Marie-Alexis Vialay (33 ans) notaire 98,60 C M
Jacques Creusot (52 ans) propriétaire, secrétaire de mairie 42,99 S MF
François Baudier [38] architecte M
Laignelet [39] docteur en médecine C MF
Jean-Baptiste-Hector Gamet (11 janvier 1803) avocat, électeur du député de l’arrondissement 252,33 (214,28) 33,99 Q CM (1840-1846) M
Hippolyte Marlet (8 juin 1813) avocat
Léon-Victor Mouzard-Sencier (14 juin 1816) sous-préfet 276,71 (186,63) 90,08 C

Tous les participants repérés sur les listes censitaires ont pour domicile politique Semur-en-Auxois. Quinze bénéficient d’un droit électoral municipal et neuf d’entre eux versent une contribution qui leur permet de participer aux élections législatives. Six sont investis dans la gestion des affaires municipales à un moment ou à un autre de la monarchie de juillet. Si on met à part le riche propriétaire Joly-Saint-Florent qu’on ne peut soupçonner d’adhérer aux théories phalanstériennes, - il avait été ultra royaliste sous la Restauration, légitimiste au début de la monarchie de Juillet, il était devenu conservateur, et il allait être bonapartiste - , ces électeurs censitaires comme Collenot et Gamet, inéligibles aux fonctions législatives, appartiennent à cette « bonne bourgeoisie toujours bien pourvue en terres, [...] par la même fortement intégrée au milieu local » [40] des petites villes bourguignonnes. Ces quelques biens leur offrent une indépendance matérielle, garantie de l’honorabilité. Les qualités professionnelles et électorales des participants fournissent un complément d’information : juristes (10) et enseignants (5) prédominent, certains cumulant même la capacité à la fortune immobilière (6). « Propriétaires et hommes de loi [qui] forment sans conteste la classe dirigeante » de « ces petites sociétés archaïques et sclérosées » [41] comme Semur-en-Auxois, montrent un intérêt, même motivé par la crainte, pour les théories phalanstériennes.

La sociologie du public cité lors de la première séance confirme par ailleurs l’analyse sur les résultat des tournées de propagande fouriériste au début de la monarchie de Juillet : rares sont les contacts directs qui se tissent entre les propagandistes fouriéristes et les milieux populaires, ici majoritairement agricoles, les ouvriers de l’artisanat, tanneurs entre autres, ne représentant que 11,2 % de la population active. A qui donc souhaitaient s’adresser les propagandistes dans cette ville à l’écart de l’essor économique, plongée dans une crise démographique depuis la Révolution française, crise qui lui a fait perdre plus de 10 % de sa population ? Sans doute pas aux classes populaires comme le souhaitait, Czynski, exilé polonais de la Grande Emigration, condisciple du Semurois Malinowski, et dont Journet était proche, mais « aux hommes éclairés qui peuvent la juger » [42], réponse similaire à la conclusion de Collenot : « nous conjurons donc les personnes qui s’intéressent au sort de l’humanité et qui sont effrayées des immenses problèmes que notre siècle est appelé à résoudre, d’étudier sans prévention les ouvrages de Fourier et de son école, et de [se] prononcer en conscience après avoir lu » [43].

La forte proportion de membres de la Société des sciences naturelles de Semur-en-Auxois (13) n’est donc pas anodine. Certes, Jean-Jacques Collenot et Hector Gamet, qui en sont tous les deux membres, sont à l’origine de ces réunions. Leur réponse à Hippolyte Marlet en est une preuve. Celui-ci rapporte par ailleurs les propos de Chauvelot : « le grain que nous sommes venus semer ici germera et portera un jour des fruits abondans [sic.] ; mais, que dis-je, déjà il a été semé par deux de nos frères, citoyens des plus honorables de Semur [...]. Ils continueront après notre départ l’oeuvre qu’ils ont si bien commencée » [44]. Gamet nous apprend quant à lui que les deux orateurs étaient hébergés chez Collenot [45]. Est-ce à dire que la Société des sciences ou bien la salle sont acquises à la théorie fouriériste ? Loin s’en faut sans doute. La renommée de Jean-Jacques Collenot, « personne estimable sous tous les rapports » [46], écrit Hippolyte Marlet, est sans doute à prendre en compte pour analyser cette participation. Il paraît évident que, dans une petite ville où les lieux de sociabilité et les animations sont rares, tous se retrouvent dans les mêmes structures et aux mêmes évènements. Certes, il ne s’agit probablement pas pour les participants d’un meeting politique mais d’une école scientifique, l’Ecole sociétaire qui enseigne la science sociale pour la réforme. Les bouleversements issus de la Révolution française, l’industrialisation naissante de cette première moitié du XIXe siècle conduisent à d’importantes réflexions, jusqu’au sein des sociétés savantes, sur la transformation de la société et sur les réformes applicables. A Rochefort, l’ingénieur fouriériste Lemoyne, membre de la société d’agriculture donnait dès 1832, il est vrai sans grand succès, des conférences sur le sujet à ses condisciples [47]. Faut-il penser malgré tout que ces conférences reflètent la volonté affichée d’une propagande systématique de l’Ecole sociétaire au sein des sociétés savantes et comités agricoles [48] ? Le compte-rendu de l’activité de la Société des sciences pour la période ne fait aucunement mention de ce type d’interventions en son sein. Ses archives, a priori lacunaires pour cette période, ne sont malheureusement pas accessibles. Néanmoins, il faut noter que Collenot, en 1843, avait donné lecture d’un travail « sur l’influence de l’homme relativement à la climature et à la température du globe terrestre » [49], exposé dont le titre évoque pleinement les écrits de Fourier. « Il est certain qu’une civilisation naissante améliore le climat ; mais au bout de quelques siècles, l’industrie désordonnée détruit les forêts, tarit les sources, excite les ouragans et tous les excès atmosphériques » écrivait Fourier dès 1829 [50]. Celui-ci n’avait-il pas aussi annoncé que par le reboisement, l’homme deviendrait capable d’agir jusque sur les climats [51] ? Ne prévoyait-il pas, avec optimisme, « une restauration de température qui dégagerait le pôle arctique de ses glaces ; à défaut le globe ne pourrait nourrir dans l’opulence plus de trois milliards d’habitants » [52] ?

Il n’est également pas étonnant de trouver les enseignants et la direction du collège public de la ville à cette conférence. D’autant que ceux-ci semblent être particulièrement actifs dans l’éducation politique de la jeunesse semuroise. Il convient de souligner le rôle de Malinowski qui a formé aux idées de Fourier et Leroux [53], le jeune Armand Lévy. Ce dernier, alors militant de l’opposition républicaine, est devenu sous le Second Empire le compagnon de lutte en Orient du chantre de la nation polonaise, Adam Mickiewicz. Par ailleurs, pour les autorités, « il est de notoriété publique que Mr Martin a des idées et des relations politiques qui amènent la ruine du collège. Parvenu à un âge mûr, ce principal se trouve chaque jour et publiquement avec des hommes encore jeunes et dont les opinions plus ou moins radicales sympathisent avec les siennes » [54]. A la suite de plaintes de parents, le principal de l’établissement est muté à Albi (Tarn) en 1847. Le collège municipal est donc un foyer de contestation pour les autorités.

S’adresser à tous les opprimés, en particulier aux femmes

Enfin, deux femmes sont également présentes, mesdames Julie Collenot, épouse de Jean-Jacques Collenot et Masson. La lecture de la « petite correspondance » de la Démocratie pacifique, qui accuse réception des messages et envois des lecteurs, sympathisants et militants, révèle que des femmes semblent effectivement impliquées dans le groupe :

M. C. à Semur - Nous n’avons jusqu’à présent rien reçu au nom de Mme C. à Semur. Rectifié.

Elles sont certes exclues jusqu’en 1847 [55] des assemblées fouriéristes festives. L’orateur du banquet dijonnais de 1846 ne s’adressait effectivement qu’aux « Messieurs » de l’assemblée [56] « dans l’intérêt, - expliquait Victor Considerant dans une lettre du 5 avril 1838 à Flora Tristan -, des convenances dont nous devons tenir compte soit par rapport aux femmes et pour elles-mêmes, soit par rapport à la doctrine et à ses intérêts [auprès] du public » [57]. Mais elles participent à la diffusion de la théorie sociétaire, sans pour autant en être un sujet central, leur cas devant se régler dans le cadre général de l’harmonie sociétaire. Néanmoins, leur sort n’est pas étranger à la pensée phalanstérienne. « C’est que nous voulons l’affranchissement non seulement de l’homme, mais encore de la femme et de l’enfant, sans cesse opprimés ; de la femme, à qui nos lois refusent même les droits civiques, et qui ne peut devenir la compagne de l’homme sans tomber en minorité » [58] déclare Jean-Jacques Collenot.

Ces conférences se veulent éducatives. Le prosélytisme de Jean Journet, aurait pu nous conduire à parler de conversion, lui-même déclarant « être venu chercher des prosélites [sic] » [59]. Il s’agissait selon Collenot d’enseigner à la population cette nouvelle science, sociale, qui du fait du libre arbitre conféré à l’Homme par « Dieu, suprême économe », doit le conduire « à mettre sa raison en accord avec ses passions [...], causes motrices des actions humaines ». Ces passions nous prévient Collenot n’ont rien de commun avec « la langue vulgaire » mais sont « les facultés actives de l’âme humaine [...] de nature à être utilisées dans un mécanisme social qui engagerait toute leur activité dans la voie du bien ». Elles ont pour pivot « l’unitéisme » qui associe la variété de ces passions. Chacune de ces passions ne peut s’exprimer que dans un « mode d’organisation sociale le plus conforme à la solidarité humaine », l’Association, où règnent « ordre et harmonie », comme ceux-ci, selon les théories de Newton, règnent sur la matière [60]. Il s’agit donc, par analogie, d’une prolongation philosophique de la pensée scientifique propagée au siècle des Lumières.

Un public de sympathisants et de fidèles

Les propos de Journet, lors de la première séance, ne semblent effectivement pas avoir rebuté les auditeurs. Il développe alors une « description des différents états sociaux que le genre humain a traversés dans son développement » pour aborder enfin la théorie de « l’attraction passionnelle » [61]. La seconde séance, tenue le 28 avril, cette fois par Chauvelot, est de l’avis de Marlet moins probante. « Ce garçon n’a pas mal pataugé » nous livre-t-il, dans une tentative d’explication du système passionnel de Fourier. Aucun rapport ne donne d’indication sur cette réunion. La troisième séance a lieu le 30 avril. Elle débute à 7h00 et est menée par les deux orateurs. Si « M. Jean Journet a abordé la question de la série », Chauvelot s’est contenté de remercier la population locale. Marlet nous déclare qu’« il s’est applaudi des sympathies nombreuses et dévouées que son ami et lui auraient trouvées [...], de l’attention qu’on avait bien voulu leur prêter » [62].

Marlet indique effectivement qu’un « groupe des fidèles » [63] était bien présent lors de la dernière réunion, couvrant de ses applaudissements l’orateur local Chauvelot. Qui sont ces fidèles qui soutiennent les organisateurs et leurs invités ? Sans doute Malinowski, Charles Nodot, « lui-même probablement aussi quelque peu fouriériste, comme son parent dijonnais, Léon[ard] Nodot, le fondateur du cabinet d’histoire naturelle » [64] ? Le jeune notaire Vialay est-il ce « M. V à Semur », qui s’inscrit le 6 avril 1846 et reçoit un « cordial accueil » [65] ? « MM. B. et de V. » [66] sont-ils présents ? Bien peu de fidèles peuvent être identifiés. Viennent-ils également des localités voisines de l’arrondissement où la présence phalanstérienne est connue ? De Précy-sous-Thil, où le docteur Bissey aurait propagé alors les théories phalanstériennes [67] ? De Saulieu, où s’activent d’autres phalanstériens « R. » [68], « L. » [69], « D. » [70] ou bien « M. A. L. » [71], correspondants de la Démocratie pacifique, auxquels il convient d’ajouter « le docteur Charles Moreau, disciple de Considerant » [72] ?

Selon le commissaire de police, lors de la dernière soirée, « la masse de l’assemblée qui avait suivi les séances précédentes » était encore présente. Dans son rapport du 28 avril, il annonçait qu’après le succès de la première séance, « un plus grand nombre de personnes se propos[ai]ent d’assister à la séance » de la journée, présage que les rapports ultérieurs des autorités n’infirment ou ne confirment. En effet, quelles données tirer du caractère général des termes de « groupe » et « masse » ? D’autant que le ton du rapport du 30 avril du commissaire est bien différent de celui employé le 28, rapport qui peut être perçu comme significatif de l’intérêt du public, si ce n’est d’un certain enthousiasme vis à vis de la doctrine sociétaire, ou tout au moins de son orateur. Les évènements qui soldent la dernière séance expliquent sans doute l’évolution du constat dressé par le commissaire, car selon lui, cette assemblée avait « reconnu dans [les] discours des utopies inexécutables ». Le commandant de gendarmerie est plus circonspect et se contente d’énoncer les faits, mais il est vrai que « la gendarmerie n’ayant point été requise, n’a eu à intervenir en rien dans cette affaire » à la différence du commissaire. Néanmoins, faut-il voir seulement « une population accomplissant simplement, religieusement, les devoirs que la société impose à tous ses membres » pour expliquer cette présence respectueuse et cette latitude laissée aux orateurs afin de débiter « énormités, [...] extravagances [et] billevesées » [73] durant trois jours ? On peut réellement en douter.

En effet, quoi qu’en dise Marlet, les théories n’ont, en apparence, pas heurté la population, les orateurs ont poursuivi leur démonstration devant un public semble-t-il plus nombreux d’une séance à l’autre, à en croire le commissaire de police. Pourquoi en aurait-il été autrement si on s’appuie sur les comptes-rendus qui suivent généralement le passage de Journet ?

Une opposition au régime orléaniste divisée et manipulée

Une activité phalanstérienne croissante qui inquiète l’opposition radicale

L’engouement que relève le commissaire de police dès la première séance semuroise permet de penser que l’opposition républicaine ne comptait pas laisser l’opération dijonnaise se renouveler. Le Journal de la Côte-d’Or du 11 novembre 1845, lorsqu’il relate les réunions dijonnaises de Journet de l’automne 1845, avait lancé un appel à l’Ecole sociétaire en vue d’approfondir « les questions sociales ». Celle-ci avait annoncé qu’elle « entr[ait] dans sa phase d’apostolat » [74], « apostolat » que Journet prétend vouloir « constituer » [75]. Journet était-il un des maillons de ce plan de diffusion de la théorie sociétaire ou bien son intervention n’est-elle que le hasard de ses pérégrinations ? A Dijon, il avait alors annoncé que « des disciples de Fourier qui ont approfondi la science sociale, viendraient bientôt compléter l’oeuvre de propagation qu’il avait ébauchée ». Est-ce une simple formule rhétorique propre à un discours apostolique ou bien est-ce une réelle connaissance du plan de propagande de l’Ecole ? Une campagne est effectivement lancée en cette année 1846. Journet annonçait-il alors par ces propos, la venue de Victor Hennequin qui intervient à Dijon en juin 1846 ? Jean Gaumont, qui semble s’appuyer sur les mêmes sources imprimées que nous pour cette affaire, affirme que Victor Hennequin aurait dû intervenir à Semur [76]. Il reprend sans doute l’analyse de Pierre Joigneaux : « M. Hennequin se proposait nous assure-t-on de débuter dans cette ville ; mais il n’a pas tardé à y renoncer, dans la crainte d’essuyer le mauvais vouloir de l’administration. De là, l’exposition de la théorie sociétaire à Dijon ». Il y passe avant de se rendre à Dijon, mais il se contente d’une exposition de la théorie sociétaire "dans un salon". [77]. Le groupe semurois s’était activé au cours de l’année 1845 [78] et réclamait avec empressement à la Démocratie pacifique quelque chose - pourquoi pas une exposition publique de la théorie phalanstérienne - qui devait se faire « aussitôt qu’il y aura possibilité » [79]. Le succès dijonnais de Journet, le développement du groupe semurois au cours de l’année 1845, l’influence de Malinowski [80] permettent de l’imaginer.

Autant d’éléments significatifs d’une activité croissante et terriblement inquiétante pour Marlet et ses « amis » venus porter la contradiction et dénoncer « un ennemi déloyal, qui s’est couvert de nos habits, et qui s’est introduit dans notre camp » [81]. En effet, l’Ecole sociétaire prend à cette époque une nouvelle orientation. En décembre 1845, « une réunion des publicistes partisans d’une réforme électorale » est organisée. La Démocratie pacifique, sous la plume de Colin (A.C.), sans être convaincue de la nécessité du suffrage universel, se réjouit de ce rapprochement des « hommes qui se sont donnés mission de former l’opinion » [82]. Au cours de la campagne électorale de 1846, l’Ecole sociétaire rallie son action, malgré quelques réserves, à celle du « Comité central de l’Opposition » [83], qui prône « l’amélioration du sort des classes populaires ». L’Ecole sociétaire, tout en passant de la théorie philosophique à la pratique politique, s’ancre peu à peu dans l’opposition. Elle se réjouit qu’à la veille des élections législatives, « on commence à comprendre, dans tous les rangs, qu’à se murer dans les cercles exclusifs des opinions hostiles, on s’immobiliserait dans la haine et l’inertie, tandis qu’à faire un pas en avant sur le terrain neutre, ou pour mieux dire sur le terrain commun des améliorations sociales, on a la juste espérance de reconstituer l’unité des pensées et des sentiments, suprême ambition du patriotisme ». « Mais c’est principalement de l’opposition de gauche et du radicalisme que viennent ces manifestations, destinées à opérer prochainement la fusion de tous les hommes de progrès dans un grand parti national » [84], propos optimistes qui ne semblent pas entendus dans l’immédiat en Côte-d’Or.

En effet, au printemps 1846, les phalanstériens semurois, sans apparaître comme tels, avaient tenté de relayer la campagne de souscription en faveur de la Pologne insurgée, lancée par la Démocratie pacifique dès le 8 mars, empiétant alors au nom de la liberté sur le terrain des nationalités, chères aux républicains.

Document 2. Souscription pour la Pologne
Source : Archives départementales de la Côte-d’Or.

La souscription (voir document 2), ouverte « dans les études des quatre notaires de Semur » [85], devait conduire à une campagne publique d’affichage refusée par le maire Joly-Saint-Florent [86]. Ce refus a été approuvé par l’autorité préfectorale, sous prétexte que « les relations amicales qui nous unissent aux grandes puissances de l’Europe ne permettent pas d’autoriser un appel qui tend à favoriser une téméraire et déplorable insurrection ». Des affiches néanmoins apposées « dans les cafés, restaurants, hôtels et autres lieux publics », ont dû être enlevées par le commissaire de police. Hector Gamet s’était également adressé au Courrier de la Côte-d’Or. Il souhaitait que l’initiative de « plusieurs citoyens de Semur » soit relayée, parce que, écrivait-il, « nous n’avons pas de journal pour l’insérer et que vos abonnés étant très nombreux, elle sera connue d’un grand nombre de personnes qui pourront souscrire » [87]. La rédaction, qui venait de lancer une campagne similaire dans le département [88], ne pouvait que « féliciter les habitants de Semur de la générosité de leurs sentiments ». Cependant, elle ironisait sur les préoccupations de Gamet qui voulait apporter un soutien aux fugitifs que la durée des combats allait pousser sur les routes, forçant « femmes et enfants à quitter la Pologne, pour se réfugier en France ». A défaut d’hommes, envoyons d’abord aux Polonais de la poudre et des balles » proclamait le Courrier de la Côte-d’Or, propos en totale contradiction avec ceux énoncés dans la colonne précédente du journal du jour : « ce ne sont pas seulement des secours en argent que l’on nous offre chaque jour avec un dévouement admirable, mais aussi des secours en armes et en munitions de guerre, que nous regrettons de ne pouvoir recevoir ». Même si le Courrier de la Côte-d’Or proclame alors que « l’opinion publique saura [...] juger » les autorités locales et départementales pour leur entrave aux libertés individuelles, l’activité phalanstérienne dérange. Pierre Joigneaux, pourtant modéré dans sa condamnation des théories phalanstériennes - « nous n’avons pas d’antipathie pour ces intelligences pleines de hardiesse » [89] écrit-il - s’étonne de la facilité avec laquelle les conférences fouriéristes sont autorisées en Côte-d’Or et voit ce « développement théorique comme moyen de diversion aux préoccupations politiques de l’époque [...] ». « Avec eux, le gouvernement peut dormir tranquille », poursuit-il.

Autant de faits qui font que Marlet se présente comme le porte-parole de ces « personnes qui craignaient qu’elles [ces énormités, extravagances et billevesées] ne produisent de fâcheux résultats dans certains esprits, facilement impressionnables, en y ébranlant les saines notions de la morale et du devoir, bases absolument nécessaires de toute la société, ainsi que de toute probité publique et privée. Elles le craignaient d’autant plus qu’elles savaient par expérience qu’après le départ des deux missionnaires le mal serait augmenté par ces hommes honteux qui ont besoin des ténèbres pour arriver à leurs fins » [90].

Le sabotage de la propagande phalanstérienne par les radicaux

Ainsi, le ton monte donc au terme de la dernière séance. Les orateurs ayant proposé à plusieurs reprises d’entendre une contradiction, vers 20 heures 30, après plus d’une heure et trente minutes d’intervention selon les rapports des autorités, Marlet explique qu’il souhaite s’installer au bureau, décidé à « les attaquer de front et directement » [91]. Tentant de monopoliser la tribune et de refaire la soirée, il se voit « entoure[r], presse[r] » par les orateurs. Une bousculade s’ensuit : « l’un se place devant moi, me barre le passage, permet à peine que je m’asseye, enfin je m’assieds. Alors nouvelle scène : l’un tire sa montre et me dit qu’il ne m’accorde que cinq minutes pour présenter mes objections ; [...] cela m’est impossible dans un aussi court espace de temps [...] ; l’autre dit alors que la société est fatiguée [...]. Enfin je puis parler [...] ». Chauvelot, semble-t-il, perd son sang-froid à l’écoute des premiers arguments développés et prend « la parole pour répondre, parl[e] avec force et véhémence afin de réfuter ce que [vient] de dire le sieur Marlet » [92]. Alors, « la masse de l’assemblée [...] murmur[e], trépign[e] des pieds, empêch[e] le sieur Chauvelot de continuer sa réfutation », relate le commissaire de police. Les orateurs sont « hués, sifflés » [93], assure le sous-préfet. Marlet reprend alors le fil de sa critique quand l’un des deux orateurs, sans doute Journet, pensant émouvoir la salle comme il l’avait fait à maintes reprises, « se met alors à brailler de toute la force de ses poumons une pièce de vers qui [...] avait pour but de chanter l’harmonie universelle » [94]. Marlet se voit contraint de regagner sa place, mais « tout le monde - [« plusieurs personnes » pour le commissaire] - se porte vers les deux Fouriérristes [sic.], et l’on se plaint sévèrement de leur conduite ». « Quelques paroles irritantes » selon le commissaire, « des propos assez vifs » confirme le sous-préfet, sont « même échangés entre eux et quelques personnes qui voulaient leur adresser des objections ». Journet lance alors : « c’est la première fois que je vois le sophisme s’asseoir à ma place avec tant d’audace ». « Le socius - c’est ainsi que Chauvelot est nommé par dérision par Marlet - m’appelle un ennemi de l’humanité » [95]. La tension est à son comble. Journet traite finalement Marlet de « sacré couyon » [96]. L’un des amis de ce dernier répond. Par crainte qu’on en vienne aux mains, le commissaire intervient « pour leur faire vider la place » sous « les instances réitérées de la personne sous le patronage de laquelle ils étaient placés » [97]. La sortie des orateurs est houleuse. Le commissaire de police, repris par le commandant de gendarmerie qui signale que « des paroles irritantes et grossières furent échangées », indique que Journet et Chauvelot ont été « apostrophés de saltimbanques, d’imposteurs et qu’on aurait bien fait de ne point les avoir souffert [sic] dans cette ville et qu’ils auraient mérité d’être chassés à coup de pied au cul ». Marlet précise qu’un autre de ses amis « les a traités de F. [Foutus] polissons, à qui l’on devrait donner des soufflets  » [98].

Il est évident que Marlet veut ridiculiser les phalanstériens mais n’ose s’en prendre à Collenot qui selon Pierre Joigneaux a « opposé la réfutation la plus sérieuse et la plus remarquable » [99]. En revanche, il en profite pour régler quelques comptes avec son confrère avocat, Hector Gamet. Chauvelot avait déclaré en conclusion de son intervention de cette dernière soirée, ses espoirs de voir le mouvement se développer grâce aux « deux colonnes inébranlables de la doctrine » [100] qui les avaient accueillis. Marlet ironise alors sur l’attitude de cette « colonne de la doctrine [qui] s’était prudemment dissimulée dès les premiers orages. Par où avait-elle opéré sa retraite ? Par le trou de la serrure, par la fenêtre ou par la cheminée ? C’est encore un problème à résoudre » [101]. Gamet visé a « cru devoir trop sacrifier à des ressentiments qui sont parfaitement étrangers à la théorie de Fourier » [102] écrit Pierre Joigneaux, reformulant la remarque de Collenot à l’encontre de Marlet : « laissons donc là les questions de personnes sur lesquels l’auteur aurait pu un peu moins s’appesantir [...] et arrivons aux principes, qui ne peuvent être responsables des erreurs et des écarts des hommes » [103]. Dans ses propos introductifs, Gamet répond effectivement au « ton léger » [104] des attaques personnelles de Marlet, à la différence de Collenot qui se contente seulement d’exposer la théorie sociétaire. « La loyauté ne nous permet pas de justifier la conduite de M. Journet à la fin de la dernière séance », écrit-il. Il précise néanmoins qu’il « serait facile de démontrer que les torts qu’on lui reproche sont moins grands qu’on a voulu l’établir » [105]. L’algarade était-elle préméditée ? C’est ce que semble penser Gamet qui s’interroge sur le fait que Marlet ne se soit pas rendu « chez M. Collenot trouver MM. Journet et Chauvelot, pour conférer et discuter avec eux, et les prévenir que sa conscience l’obligeant à combattre leur doctrine, lorsqu’ils la lui auraient exposée, il le ferait tel jour, à telle heure, et surtout pas à dix heures du soir, afin que ces messieurs fussent en état de répondre, sans trop fatiguer l’assemblée » [106].

Suffrage universel et propriété privée, pommes de discorde à l’union de l’opposition démocratique côte-d’orienne

Sur le fond, l’intervention de Marlet vise à décrédibiliser la doctrine phalanstérienne en la qualifiant de « fausse [...], immorale et athée [...], subversive à l’ordre social » [107], s’appuyant selon Gamet sur «  L’Epoque, journal de l’esclavage, Les Débats, journal des conservateurs bornés, et La Quotidienne, demandant la réintégration et la réintronisation officielle des jésuites, qui en dissertent absolument comme il le fait, sauf cependant qu’ils ne veulent pas entendre parler de 1793, qui est pour M. Marlet le type de bonheur social ne devant jamais être dépassé par l’humanité » [108]. Joigneaux lui reproche effectivement de « se retrancher un peu trop exclusivement dans les réformes politiques » [109]. Ne faut-il pas en fait analyser le rôle de Marlet, comme une volonté de contrer une opposition démocratique qui ne fait pas du suffrage universel la seule condition de la réalisation de la devise républicaine et qui considère les mesures sociales des révolutionnaires de 1793 comme inachevées ? Collenot précise en effet qu’une fois « les droits acquis, les gouvernements établis ne sont nullement mis en question » [110], allant même jusqu’à soutenir, comme l’aurait fait Journet, que « le système de Fourier, si par impossible, Nicolas [Tsar de Russie], voulait l’établir, nous l’aiderions de toutes nos forces » [111]. Malgré l’évolution politique que nous notions précédemment, la Démocratie pacifique croit encore en la possibilité de constituer un grand « parti social » qui transcende les clivages traditionnels et enrôle les « conservateurs progressifs [sic.] » [112].

Pourtant, si en apparence, la question du suffrage universel et de sa nécessité ou non à la réalisation de toute réforme sociale semble être la pomme de discorde entre les protagonistes, l’analyse des différents discours montre que le fond du problème réside dans la conception de la propriété individuelle garantie par les révolutionnaires de 1789 et 1793, propriété, à la base du régime censitaire et dont les fouriéristes veulent non pas la destruction comme le prétend Marlet, mais la mise en commun. « Toute la propriété appartient à la phalange indivisément [...], elle ne pourra être partagée [...], mais les propriétaires auront des actes, à ordre, constatant ce qui leur appartient, afin de pouvoir les transmettre pour leur valeur pécuniaire à des tiers qui seront associés au même titre que celui qui aura vendu ». Mais dans ce système, précise Hector Gamet, « toutes les forces sociales [seront] rétribuées [...]. Fourier accorde donc au travail cinq douzièmes, au talent quatre, et au capital trois, afin que les capitalistes ne puissent pas espérer de faire la loi à la société avec leur argent » [113]. La propriété ne sera plus matérielle. « Les phalanstériens seront porteurs de titres d’actions représentant le capital fourni, le travail opéré, le talent constaté, et ils en seront propriétaires [...]. Mais la terre, mais le sol n’appartiendra plus en propre à l’individu, mais à la commune » déclare Collenot [114].

La lutte entre les deux tendances locales du parti démocratique est-elle ouverte alors qu’un rapprochement entre ces différentes oppositions se dessine au plan national ou bien l’évènement n’est-il le fait que de l’intransigeance d’Hippolyte Marlet et des ressentiments qu’il a vis à vis de nouveaux venus, selon lui, dans le combat qu’il mène ? Marlet ne manque pas de rappeler à Journet qu’il « était connu à Semur et qu’il avait fait preuve de courage dans plusieurs circonstances » [115]. « Républicain dès 1830, je me suis fais soldat pour servir la liberté », nous dit-il dans une profession de foi de postulant à la candidature pour les élections législatives de 1848 [116].

"J’ai prêché dans l’armée des principes républicains, et j’ai constitué une société secrète pour renverser l’infâme gouvernement qui pesait sur le pays. En 1834, nos amis ayant succombé dans leur sublime insurrection, j’ai été emprisonné et conduit de brigade en brigade, la chaîne au cou, dans une compagnie de discipline de l’Algérie."

Revenu à Dijon pour y faire ses études de droit, il s’est inscrit dans le mouvement de défense du professeur de droit Drevon écarté de la Faculté « à cause de son opinion politique ». Avocat, à Paris, il affirme avoir établi, « avec les citoyens Blaize et Audry, une association dans les écoles ; cette association [...] a été la cause des manifestations patriotiques qui ont agité Paris en 1839 et 1840, et qui se sont terminées par le banquet de Châtillon ». Il déclare avoir dirigé « la Société qui avait eu pour chefs Blanqui, Armand Barbès et Martin-Bernard ». Particulièrement actif, il conduit, au cours de cette même année 1846, le procureur du roi de Semur-en-Auxois, à l’origine de la destitution d’un instituteur de l’arrondissement, devant les tribunaux pour diffamation [117]. « Après onze mois de lutte, je l’ai fait condamner par les siens [sic.] en police correctionnelle ». Sans conteste homme d’action autant que de conviction, celui-ci, nous dit Hector Gamet, « paraît appartenir, en ce moment, à une fraction du parti démocratique qui veut, avant tout, renverser ce qui existe, pour le remplacer par le pouvoir électif, persuadé qu’alors tout irait bien en France, puisqu’on aurait le suffrage universel ». Collenot et lui appartiennent à la fraction des « démocrates socialistes qui, pensent à faire arriver le progrès par les voies pacifiques, en répandant par la presse toutes les lumières possibles, afin qu’on sache où on marche, et qui ne se décideraient à courir les chances d’une révolution contre un gouvernement qu’autant qu’il s’opposerait précisément au développement des théories sociales » [118].

Des troubles qui permettront de limiter la liberté de réunion

Enfin, si la polémique déclenchée par Marlet permet au sous-préfet de noter dans son rapport qu’« il résulte que les habitants de la ville de Semur ne sont pas phalanstériens », le succès des réunions lui avait peut-être laissé craindre le contraire, l’évènement l’embarrasse. Il justifie auprès de son supérieur le trouble suscité par Marlet et l’intervention du commissaire de police. « Nous avons pensé que sous le coup de prochaines élections, il valait mieux agir ainsi, afin que l’opposition ne pût exploiter un refus ». Même si les phalanstériens n’ont pas d’objectif électoral direct, il s’agit pour lui de défendre, d’une part son poste et d’autre part la circonscription du député Vatout en ne donnant pas à l’opposition républicaine un nouveau prétexte à pourfendre le régime orléaniste. Le succès des séances semble effectivement avoir inquiété le sous-préfet. Il justifie, certes a posteriori, l’autorisation donnée, le maire Joly de Saint-Florent s’étant plié à son avis. Il argue du fait qu’il assistait aux trois séances, « pour être certain que tout se passerait convenablement, pour être à même de revenir sur [sa] décision, s’il y avait lieu ». Quoi qu’il en soit, l’intervention et le discours de Marlet lui permettent d’écrire que l’évènement « donne désormais à l’autorité le droit de refuser les autorisations de cette nature qui pourraient être demandées. L’opposition elle-même n’y verrait qu’une mesure d’ordre à laquelle elle applaudirait ». Il ajoute même en note à ce constat « que si nous avions refusé de prime abord, elle aurait certainement appelé à son aide les grands mots usités en pareille circonstance. C’est un résultat que je me plais à constater ». Pleinement satisfait de sa démonstration et heureux de se disculper auprès de ses supérieurs en soulignant que les orateurs « n’ont d’ailleurs fait aucune allusion à la politique » - gouvernementale, faut-il comprendre - le sous-préfet termine son rapport en considérant que les orateurs « ne sont que fous et n’avaient pas, je crois, d’autre mission. En tout cas, elle serait manquée ».

Se séparer des excentriques pour rester crédible

Jean-Jacques Collenot et Hector Gamet ont bien analysé les conséquences de l’incident. Ces brochures n’auraient, au moins pour celle de Collenot, jamais vu le jour sans ces accusations. Celui-ci déclare : « C’est à regret que nous avons écrit cette Réponse [sic.] ; car nous n’aimons pas poser devant le public ; mais on nous avait tellement chargés d’iniquités, qu’il fallait bien nous disculper ; nous ne pouvions garder le silence : on l’eut pris pour un acquiescement » [119]. « Sous prétexte de soutenir la morale », écrit Gamet, Hippolyte Marlet a produit une oeuvre qui « ne peut-être admise par les démocrates, même non socialistes, et encore moins par les conservateurs qui font en ce moment l’éloge pompeux de [sa] brochure, afin d’étouffer la propagation de la théorie de Fourier dans la banlieue de Semur » [120]. Le Journal de la Côte-d’Or reste muet. Mais le catholique Spectateur de Dijon profite de sa connaissance en avant-première de l’impression prochaine de la brochure de Marlet pour relater, « quoi qu’un peu tardivement », le récit des évènements semurois que lui a transmis « un témoin oculaire » [121]. Bien renseigné, il annonce la vente prochaine de l’opuscule de Marlet « chez tous les librairies de Dijon », précisant que « le bénéfice est destiné à grossir la souscription polonaise ». On peut comprendre l’animosité de Gamet qui s’était pleinement investi au printemps dans la campagne de soutien aux insurgés polonais. La semaine de conférences dijonnaises de Hennequin offre une nouvelle opportunité au Spectateur de Dijon d’ « exprimer un vif désir, celui de voir M. Marlet en personne, s’il se trouve à Dijon [...] de faire à M. Victor Hennequin une ou deux objections qui furent faites à Semur, à MM. Jean Journet et compagnie ». L’auteur de l’article poursuit en déclarant que « M. Hennequin est bien trop élevé, sans doute, pour imiter M. Jean Journet dans sa manière de répondre aux objections » [122]. Le 27 juin, le Spectateur de Dijon publie même les premières pages de Marlet. La modération des articles, « Pourquoi nous ne sommes pas phalanstériens ? » de Pierre Joigneaux, parus dans le Courrier de la Côte-d’Or [123] ne fait que relancer son ton acerbe. « Leur théorie n’est qu’absurde, immorale et athée, ainsi que l’a dit M. Marlet » [124], proclame-t-il, et ne mérite pas la « courtoisie » de son rival.

L’Ecole sociétaire réagit bien avant que la polémique n’enfle. La Démocratie pacifique du mercredi 6 mai 1846, par la plume d’Allyre Bureau, communique qu’elle se désolidarise de Jean Journet, signe évident de l’influence de Collenot et de Gamet au sein du mouvement :

"Nous n’entendons point nous poser en église tyrannique et traiter en ennemis ceux qui, à tort ou à raison, font de la propagation excentrique et servent la cause en dehors de notre mouvement ; notre unité, exclusivement fondée sur l’accord, l’attrait et le dévouement, doit même pousser aussi loin que possible la tolérance envers ce qu’elle peut considérer comme des écarts. Mais pour que ces dispositions libérales et bienveillantes ne tournent pas au détriment de la cause, il faut du moins que l’Ecole dégage, quand cela devient nécessaire, sa responsabilité des actes qui sont en dehors de sa ligne de direction. Les manifestations de Jean Journet sont souvent empreintes d’un très beau caractère de foi, de poésie et de puissance ; malheureusement elles paraissent parfois compromettantes."

Afin d’étayer leurs propos et éviter de se focaliser sur l’incident, Collenot et Gamet joignent tous deux la brochure de Considerant, Exposition du système de Fourier [125], à leur texte. Gamet écrit qu’« en joignant à cette réponse les exposés faits par M. Considerant lui-même à Dijon [en février 1841], les lecteurs pourront en peu d’heures, faire justice du prétendu système social de M. Marlet en le repoussant comme un obstacle au libre développement pacifique du progrès social qui tend à se faire jour » [126]. Tous deux comptent ainsi sur la pédagogie de Considerant. Gamet et Collenot, dans leur recherche de crédibilité, font référence au projet de réalisation de Sigville que vient d’annoncer la Démocratie Pacifique [127]. « Un grand nombre de gens corrompus », écrit Gamet avec ironie en les citant, ont « formé une société pour l’exploitation d’une commune en Algérie, d’après le système de Fourier » [128]. « Le gouvernement [...] se décide à construire la commune sociétaire, telle qu’elle est demandée, et à mettre à sa tête des officiers phalanstériens de grande réputation ». Ainsi, « en n’agissant que sur une seule commune, on ne risque pas de révolutionner inutilement tout un pays : parce que si l’expérience ne pouvait réussir, on ne chercherait pas à propager ailleurs la théorie ». Tous deux s’appuient également sur les expériences américaines, « essais [...] exécutés plus ou moins complètement » précise Collenot [129]. Gamet joint à son exposé, trois lettres d’Arthur Brisbane décrivant les « progrès du principe d’Association aux Etats-Unis » [130]. Ces références ne placent pas pour autant Gamet et Collenot dans la mouvance des réalisateurs. On peut légitimement penser que leur objectif était une telle réalisation dans l’arrondissement semurois, mais il s’agissait auparavant, comme nous l’avons vu, de convaincre sans les effrayer, ceux qui détiennent le pouvoir ou bien agissent sur lui. Depuis 1839, Considerant a conduit le mouvement sociétaire « d’une philosophie à l’origine apolitique [à] l’arène électorale » [131]. L’objectif avait été défini dès 1843 dans le « Manifeste politique et social » de La Démocratie pacifique [132]. Si l’expérimentation demeure plus que jamais d’actualité, elle doit être la conjonction d’une volonté politique, l’Etat impulsant cette démarche, et d’un libre engagement de l’opinion convaincue de la nécessité de s’organiser sur les principes de l’Association pour résoudre les problèmes sociaux.

S’ancrer dans l’opposition en s’engageant dans la lutte électorale

Au delà de la polémique qui montre la fragilité de l’union de l’opposition démocratique qui se dessine, ces évènements permettent de mieux comprendre l’action du mouvement fouriériste auprès de notables ayant la capacité, selon Collenot « d’augmenter la production, d’en rendre la répartition équitable, afin que la misère et par la suite l’ignorance, l’immoralité et l’abrutissement disparaissent complètement de nos sociétés » [133]. Ils ne bouleversent cependant pas le paysage politique de l’arrondissement, soumis à l’inamovible député Jean Vatout, symbole pour l’opposition de la corruption et de l’affairisme du régime, candidat duquel la Démocratie Pacifique n’attend rien. Elle en combat même le programme en publiant le commentaire d’un « électeur de l’arrondissement de cette ville », qui n’est autre qu’Hector Gamet :

"La lutte électorale engagée [...] doit avoir pour résultat de soumettre le pays à la féodalité financière personnifiée dans M. Rothschild, et au vasselage de la cour, ou de replacer la France à la hauteur de la révolution de juillet, pour qu’elle puisse marcher librement à l’amélioration du sort des masses à l’intérieur, et aider pacifiquement à l’extérieur les peuples opprimés à sortir de l’esclavage où les retient la politique barbare de M. de Metternich. De la part de l’aristocratie bourgeoise, [...] on conçoit ce désir de se faire représenter par un député entièrement à la discrétion du pouvoir qu’elle pense dominer. Mais de la part des citoyens indépendants et travailleurs, ce serait chose inconcevable [134]."

Ce texte est extrait d’un long article que Gamet a signé dans le nouveau journal côte-d’orien largement favorable aux idées fouriéristes [135], l’Echo de la Côte-d’Or [136]. Il y accuse Vatout d’avoir fait nommer une série de fonctionnaires dans l’arrondissement, fonctionnaires qui viendront conforter les votes en faveur des « pritchardistes » [137]. A défaut de présenter un candidat, la Démocratie pacifique publie le programme électoral de Léon de Laferrière, qui se distingue par ses idées sociales un « peu progressive[s] [sic] » et se proclame « de la gauche indépendante » [138]. Gamet le soutient publiquement ce qui conduit le Journal de la Côte-d’Or à une charge virulente contre ce candidat [139] qu’il accuse d’être légitimiste, alors que par ailleurs, celui-ci a fait « d’assez importantes promesses pour mériter l’appui du Courrier » [140]. Ce dernier concède que M. de Laferrière « n’est pas un candidat parfaitement donné » mais Vatout est « une calamité publique » [141]. Des rapprochements, certes de circonstances, voient donc le jour. Le Spectateur de Dijon appelle également « les électeurs indépendants de la gauche et de la droite » [142], « amis de la liberté religieuse et de toutes les libertés » [143] à porter leur voix sur son nom. La polémique semuroise n’empêche d’ailleurs pas le Courrier de la Côte-d’Or de publier, « avec empressement » [144], le programme électoral phalanstérien. Celui-ci, paru dans la Démocratie pacifique du 19 juillet 1846, et transmis pas les phalanstériens dijonnais ne conduit qu’à une réserve de la rédaction en matière de liberté d’enseignement subordonnée, selon elle, « à des garanties impossibles ».

La campagne électorale passée, la polémique semble vouloir rependre suite à un article de l’Echo de la Côte-d’Or [145] blâmant les écrits de Marlet et réfutant ceux de Joigneaux. Celui-ci bien renseigné attend que la Démocratie pacifique prenne la parole pour répondre. Fort intelligemment, celle-ci se contente de ne citer que quelques passages des brochures de Collenot et de Gamet étouffant enfin la polémique [146].

Consolider les forces phalanstériennes

La tempête passée, les phalanstériens locaux poursuivent alors leur activité, mais cette fois d’une manière plus classique. Un lecteur semurois communique à la Démocratie pacifique qu’ils se sont réunis le 7 avril 1847 à Précy-sous-Thil « point central » de l’arrondissement, pour le traditionnel banquet de célébration de l’anniversaire de la naissance de Charles Fourier [147]. « La plus franche et la plus intime cordialité a régné au banquet et chacun de nous a puisé de nouvelles forces dans cette fraternelle réunion », annonce-t-il. Faut-il affirmer qu’était alors organisé le premier banquet à l’échelon local ? En 1846, l’orateur dijonnais se réjouissait de voir « des banquets d’anniversaire se fonder dans plusieurs villes considérables du royaume » [148]. N’aurait-il pas souligné que le même phénomène avait eu ou allait avoir lieu jusque dans une petite localité du royaume ? Le banquet dijonnais de 1847 ne réunit quant à lui que quarante-huit phalanstériens. « Nous aurions pu être 70 à 75 mais plusieurs étaient absents, d’autres retenus par leur grand âge, par des maladies, par des motifs de stricte économie » [149]. Cette estimation est sensiblement inférieure au chiffre de l’année précédente, ce qui confirmerait l’idée de la nouveauté du banquet de l’arrondissement semurois. Il faut sans doute y voir le signe d’un développement du groupe permettant un rassemblement où la présence serait significative.

Suspectés de collusion avec le régime orléaniste, accusés d’immoralité ce qui rendrait leurs théories sociales illégitimes, ou bien considérés comme des propagateurs de folles théories inapplicables, les phalanstériens peinent à maintenir une position qui tend à dissocier la question sociale de la nature du régime et plus particulièrement de la problématique du suffrage universel. Ces quelques données ainsi que la virulence de la polémique révèlent néanmoins une progression significative et inquiétante de la diffusion des théories fouriéristes dans le département et plus particulièrement dans l’arrondissement de Semur-en-Auxois au cours de la décennie. Les chiffres, confondant sans doute militants et sympathisants, peuvent paraître dérisoires au regard de la population côte-d’orienne. Mais, « d’une part, en temps de crise et de révolution, des minorités organisées peuvent exercer brièvement une influence hors de proportion avec leurs effectifs. D’autre part, les chiffres bruts ne tiennent pas compte de l’insertion des individus dans les structures de sociabilités propres à l’époque et aux milieux concernés » [150].

Jean-Jacques Collenot, un « bienfaiteur » honoré, un citoyen oublié

Un phalanstérien au secours de la Révolution de 1848

La polémique ne semble donc ni avoir démobilisé les organisateurs des conférences semuroises, ni les avoir rendu moins crédibles, en particulier Jean-Jacques Collenot dont Semur-en-Auxois a gardé le souvenir en donnant son nom à la rue de la Bibliothèque de son vivant même. Il est vrai que le conseil municipal de Semur-en-Auxois ne considérait alors que sa « valeur scientifique [...] indiscutable », pour le porter au rang des « bienfaiteurs de la ville » [151]. L’action civique et politique de ce notable semble avoir été effectivement occultée de la mémoire semuroise. Ni la municipalité en 1891, ni l’auteur de la notice biographique parue au Bulletin de la Société des Sciences historiques et naturelles de Semur-en-Auxois de 1905, ne font référence à son rôle lors des évènements de 1848, ce dernier prétendant que suite au décès de son épouse en décembre 1847, Collenot vendit son étude et se consacra uniquement à l’éducation de sa fille, à la géologie et à la Société des sciences. Collenot cesse en fait son activité en juillet 1848 [152]. La vente de son affaire semble plutôt liée aux conditions économiques et surtout à une activité politique prenante en ces débuts de Seconde République. Les responsabilités qui lui sont confiées contredisent l’idée répandue de phalanstériens raillés ou caricaturés, parce qu’en total décalage par rapport aux évènements [153]. La Révolution de 1848 marque au contraire une nouvelle phase dans l’histoire de l’Ecole sociétaire et de ses membres. Cette participation aux évènements et cette adhésion pleine et entière aux principes de 1848 n’ont rien de contradictoire avec les prises de position antérieures sur la question du régime et du suffrage universel. Dès le début des évènements, l’Ecole sociétaire considère qu’avec la Révolution de février s’ouvre une nouvelle période sociale. « Des institutions transitoires applicables à la France tout entière, et formant une société intermédiaire entre le bien et le mal, entre le morcellement et l’association, entre l’incohérence et l’harmonie [...] constituent le garantisme » [154]. Selon la périodisation de Fourier, cette phase se situe entre la « Civilisation » et le « Sociantisme », et précède donc « l’Harmonie ».

Jean-Jacques Collenot n’a pu mettre en activité un phalanstère à l’échelle de la commune, projet qui n’est par ailleurs pas abandonné par l’Ecole sociétaire qui réclame à l’Assemblée nationale « une commune modèle constituée d’après le principe d’association » pour réaliser « le bien social ». Néanmoins, il a l’opportunité au cours de la Révolution de 1848 de faire preuve de ses qualités reconnues de démocrate. Dès le 29 février 1848, il est désigné, aux côtés de deux membres du conseil municipal semurois, Matry avocat et Rignault avoué, pour faire partie de la « Commission exécutive pour la Mairie » qui s’est constituée, lors d’une réunion de citoyens à l’hôtel de ville, « à l’occasion des évènemens [sic] du jour et de la révolution qui vient de proclamer la République à Paris » [155]. La première mesure proposée par la commission exécutive est alors de convoquer le conseil municipal et de demander l’adjonction de « deux citoyens ouvriers à l’effet de maintenir l’ordre dans la ville [...] et de prendre au besoin toutes les mesures nécessaires pour donner au gouvernement provisoire de Paris, la stabilité et la force dont peut avoir besoin un pouvoir succédant à un système désormais impossible en France ». Il est désigné, par le Comité électoral républicain de Semur dont il était trésorier [156], avec huit autres « patriotes » dont Hector Gamet et Hippolyte Marlet, pour être inscrit sur une première liste des candidats susceptibles de représenter l’arrondissement aux élections législatives d’avril 1848 [157]. Les divisions locales et les tractations départementales font qu’aucun des candidats n’est retenu. Collenot, semble-t-il assez discret au sein de ce comité, est également nommé délégué pour présider la commission destinée à mettre en place le conseil de la commune en mars 1848. Il est choisi par le sous-commissaire de la République, Antoine Maire, du fait de son « influence conciliatrice [qui] ramènera certainement le calme et la bonne intelligence dans la commune » où les démocrates « ne forment pas un corps bien homogène » [158]. Il continue à participer aux séances du nouveau conseil municipal [159]. Antoine Maire, à défaut de pouvoir compter sur un collègue extérieur à la ville où « il y a quelques dissentiments fâcheux entre les citoyens professant les mêmes opinions », met en place une commission exécutive sous-préfectorale de cinq membres dont Collenot. « Attendu que ses affaires personnelles le rappellent à Dijon », il le désigne comme successeur [160]. Collenot est nommé sous-commissaire de la République pour l’arrondissement de Semur-en-Auxois par arrêté du 4 mai 1848 [161].

Collenot, sous-commissaire de la République

Bien que dans une position d’exécutant des décisions gouvernementales et des ordres préfectoraux, quelques rapports permettent d’éclairer sa position au cours des évènements. Il préconise quelques mesures [162], comme « la fondation d’une école où l’agriculture et les sciences accessoires seraient publiquement enseignées au chef-lieu d’arrondissement », reprenant un élément du programme de l’Ecole sociétaire [163]. Sa préoccupation est d’assurer la mise en place du régime. Il demande un droit de surveillance des « maisons d’éducation religieuse » et l’installation d’une brigade de gendarmerie à Flavigny, chef-lieu de canton marqué par son « esprit réactionnaire ». Ses préoccupations sont avant tout d’ordre électoral. Dans ce rapport sur l’état d’esprit de son arrondissement, il émet des réserves sur le mode de désignation des maires et sur les risques de l’élection qui se prépare.

"Les citoyens qui ont été nommés sont souvent en butte à des haines de toutes sortes et leurs noms ne sortiront pas toujours de l’urne aux prochaines élections municipales [...]. L’administration deviendra fort difficile si le choix des maires n’appartient pas aux préfets dans l’avenir ; car l’esprit de coterie est poussé au dernier degré dans la campagne. Il serait même à désirer qu’en sus des membres du conseil municipal, les électeurs désignassent un nombre égal de citoyens, afin que l’administration pût choisir le maire parmi ces deux catégories."

De cette manière, conclut-il, « il serait plus difficile aux cabales d’éliminer les hommes capables et honnêtes ». Bien qu’acquis à la révolution de Février 1848, Collenot n’est toujours pas persuadé des vertus immédiates du suffrage universel. Alors que les premiers résultats de l’élection complémentaire législative lui sont transmis, il s’inquiète des scores bonapartistes (283 voix sur 1270 votants à Semur-en-Auxois, 64 sur 1385 à Vitteaux). « Que le résultat soit l’effet d’un sentiment spontané ou d’intrigues secrètes, il n’en est pas moins vrai que pour beaucoup d’habitants des campagnes, la République est impossible, qu’il faudra nécessairement un maître et que ce maître s’appellera Napoléon ! » Le bruit court, ajoute Collenot, que ce dernier « paierait la moitié de la dette publique ».

C’est bien la pérennité du nouveau régime qui préoccupe Collenot. Lors des journées populaires de juin 1848, il lance un appel « à tous les hommes de bonne volonté » afin de prendre les armes pour défendre « la République démocratique en péril » [164]. Il ne s’agit pas pour autant d’écraser la révolte mais de « réunir des forces imposantes afin d’empêcher l’effusion de sang de nos frères égarés [par la] démagogie et la réaction ». Deux cents gardes nationaux suivis par des ruraux partent le jour même pour Paris afin de défendre les élus issus du suffrage universel. Certes, du fait de sa fonction, Collenot ne peut se permettre de demander, comme la Démocratie pacifique [165], à ceux qui gouvernent s’ils ont fait leur devoir pour éviter que le sang coule et que la guerre civile gagne les rues parisiennes. Néanmoins, le 27 juin, il fait afficher dans toutes les communes des environs, un appel à la clémence : « le sang a trop coulé. Pitié pour les vaincus ! Ce sont nos frères, ne les réduisez pas au désespoir. Toute forme de représailles serait une lâcheté et une trahison aux intérêts de la démocratie » [166]. Collenot a bien compris les raisons sociales de l’insurrection et demande aux conseils municipaux de « voter tous les fonds nécessaires pour subvenir aux besoins des malheureux ». « Pour les hommes valides, point d’aumône dégradante, mais du travail ; pour les blessés et les faibles, secours et assistance », tel est son mot d’ordre.

Mais, « à l’égard des vaincus, la pitié n’est pas de mise » [167]. Le gouvernement Cavaignac poursuit sa politique de fermeté en excluant tous les fonctionnaires suspects de complaisance envers les insurgés. A la mi-juillet, le préfet du département de la Côte-d’Or, Morel, ancien notaire radical de Haute-Saône, qui a alors le tort d’avoir été mis en place par le député, ancien commissaire du gouvernement provisoire, James Demontry, est démis de ses fonctions. Dans un rapport du 1er juillet 1848, le préfet Morel avait, quant à lui, recommandé Collenot. De ce fait, il se trouve à son tour remplacé par un combattant de juin, Hippolyte Lambert, directeur de société [168]. Néanmoins, suite à la proclamation des élections de juillet 1848, le premier acte du conseil municipal semurois, installé le 18 août 1848, est d’offrir des « remerciemens [sic] à M. Collenot sur la manière digne, probe et vraiment républicaine avec laquelle il a administré l’arrondissement. [Il] voit avec regret qu’il n’ait pas été continué dans sa fonction » [169].

Collenot, Montagnard

Collenot ne cesse pas pour autant toute action politique. Reconduit au secrétariat de la Société des sciences au cours de la réunion du 11 janvier 1849, il démissionne aussitôt de cette fonction [170]. Lors des élections de 1849, il s’engage au sein du Comité électoral démocratique du département qui défend le programme de la Montagne [171]. Celui de Semur-en-Auxois réclame plus particulièrement l’instruction gratuite et obligatoire pour tous, la suppression du casuel des ecclésiastiques et la mise en place d’un traitement d’Etat pour tous les membres du clergé, la garantie des droits de réunion et d’association, la suppression de l’impôt des boissons et du droit d’octroi, la réduction des budgets militaires, un rééquilibrage des traitements des fonctionnaires au profit des plus faibles, le respect de la propriété et du droit au travail, - « le travail est la propriété du pauvre » -, l’organisation du crédit par l’Etat, l’exploitation par l’Etat des moyens de communication, des industries minières, des assurances, la gratuité de la justice, l’impôt progressif et la réduction des dépenses publiques. Ce programme suit en partie celui énoncé par le comité de la Presse démocratique et sociale auquel participe la Démocratie pacifique [172]. Le temps n’est vraiment plus aux divisions de principe mais à l’unité. Président [173] ou vice-président [174], selon les sources, du comité semurois, Collenot conduit la délégation de l’arrondissement de Semur-en-Auxois au Congrès électoral démocratique de la Côte-d’Or qui se tient alors à Dijon.

Pour un retour à la réflexion et à la propagande phalanstérienne

Durant toute cette période, il reste en contact avec la Démocratie pacifique [175], s’inquiétant en mai 1848 de la durée de son abonnement, effectuant divers versements. En mars 1851, il est même attendu « avec grand plaisir » au siège de la Démocratie pacifique. Néanmoins, il abandonne apparemment toute activité politique publique [176]. Il reprend même une activité au sein de la Société des Sciences en 1852, date à laquelle il est élu vice-président [177]. Mais la géologie à laquelle il se consacre alors est-elle aussi éloignée qu’il n’y paraît de l’Ecole sociétaire ? Dans sa « petite correspondance » des 2 et 9 mars 1851, la Démocratie pacifique publie l’annonce suivante : « A nos amis qui s’occupent de géologie. Quelques amateurs de géologie qui habitent le Jura désirent entrer en relations d’échanges avec des géologues placés à proximité d’autres terrains ; ils sont en mesure d’offrir de nombreux fossiles des différents étages jurassiques. - On est prié d’adresser des lettres à la Dém. Pacifique ». L’intérêt de Collenot pour les sciences naturelles est marqué par ses préoccupations humanistes. Sa Description géologique de l’Auxois qui a fait sa réputation de géologue, se solde par « une étude des terrains dans leurs rapports avec l’agriculture et l’industrie ». Son travail d’ailleurs est placé sous l’égide de « cette grande loi de la nature qui veut partout la variété dans l’unité » [178].

Cet intérêt pour la géologie ne remet donc absolument pas en cause son engagement phalanstérien. Impératifs familiaux, - n’oublions pas qu’il est veuf depuis décembre 1847 et a la charge d’une jeune fille née en août 1843 -, lassitude, volonté affichée de certains membres de l’Ecole sociétaire à un retour à la stricte doctrine sociale [179], expliquent cet effacement. C’est le sens d’une correspondance reprise dans une note rédigée entre mai et décembre 1854 [180]. Victor Considerant, exilé depuis l’insurrection manquée du 13 juin 1849, publie Au Texas en mai 1854 [181]. Cet ouvrage rend compte de son séjour américain effectué de décembre 1852 à août 1853 et du nouvel objectif qu’il offre aux phalanstériens : fonder au Texas, une colonie prélude à la mise en place d’un phalanstère. Le 26 septembre 1854, la Société de colonisation européo-américaine du Texas qui vise à financer le projet, est fondée. Le 25 décembre 1854, les premiers colons s’embarquent. Des contacts sont pris avec les fidèles de l’Ecole sociétaire. Le livre de Considerant est adressé aux amis de la cause. « A la lecture du livre, je me suis d’abord senti émerveillé » écrit Collenot qui indique clairement qu’il ne peut cependant « faire partie de l’immigration pour des raisons puissantes de famille ». Néanmoins, il tâchera, explique-t-il, « de faire en temps et lieu des provisions de graines et de noyaux » pour les semences des colons, « souscrira pour 1000 f., payables par portions, à la société de colonisation si les statuts lui paraissent satisfaisants » et verse déjà 25 f., auxquels il ajoute autant « pour les dettes de l’école ». Son enthousiasme initial est rapidement tombé.

"La réflexion arrivant, j’ai trouvé qu’il serait convenable avant tout de payer les dettes de l’Ecole. J’ai trouvé aussi qu’au temps où nous sommes, il y a une grande torpeur et un grand refroidissement dans les dévouements et aussi une grande gêne générale, par conséquent que vous couriez chance d’avorter faute de capitaux.

Malgré ses doutes, Collenot n’abandonne pas ses condisciples. « Je n’ai pas cru devoir rester en arrière et j’ai voulu concourir pour ma part ». Il annonce même que « Guérin un voyageur de commerce dont Cantagrel [...] se rappellera bien, a l’intention de souscrire pour 1000 f. et va faire de la propagande parmi les phalanstériens du centre-est ».

« Ce que Collenot a toujours été pour la cause » sociétaire

Cette fidélité, - reconnue par l’auteur de la note qui ajoute à son destinataire « Canta te dira ce que Collenot a toujours été pour la cause. C’est un de ceux à qui tu feras bien d’écrire » -, se perpétue au moins jusqu’en 1886, et ce malgré l’échec texan. Cette implication se traduit à nouveau par une participation financière à la nouvelle revue de l’Ecole sociétaire, la Science sociale fondée en 1867. Pourtant, dans une correspondance relative au projet de création de la revue, il déclare ne pouvoir « concourir [au] projet d’établir un journal qu’en qualité d’abonné » [182]. Il propose néanmoins de chercher d’autres abonnés. Il revient semble-t-il sur sa décision, étant débiteur, en plus de son abonnement et de l’Annuaire de l’association, de 100 francs pour la création du journal [183]. Ainsi, dans le numéro 20, du 1er janvier 1868, paraît l’annonce suivante dans la rubrique « Petite correspondance » qui accuse réception des messages et envois des sociétaires comme au temps de la Démocratie pacifique : « M. C. à Semur. Reçu votre mandat de 107 fr. ». Le numéro 4, du 16 février 1870 donne la liste des actionnaires de la Librairie des Sciences sociales qui publie la revue ; Collenot possède alors trois actions pour un montant de 150 francs. Il avait souscrit dès sa création en 1866, à la société propriétaire de la Librairie des Sciences sociales pour un montant de 100 francs [184]. Il désigne Cantagrel pour le représenter « à l’assemblée générale des associés commanditaires de la librairie des sciences sociales » [185] de 1867. Il est encore parmi les souscripteurs vers 1880 [186] et est abonné au Bulletin du Mouvement social [187] paru à partir de décembre 1872. Il déclare alors : « je suis vieux et malade et ne puis prendre des engagements pour l’avenir. D’un autre côté mes ressources sont bien atténuées [...]. J’ai concouru autant que je l’ai pu aux efforts de l’école ; mes forces physiques et pécuniaires sont à bout » [188]. Mais malgré tout, il adresse encore 100 francs pour la librairie. Par ailleurs, en 1886, il est parmi les 106 membres de la Ligue du Progrès social [189] qui veulent relancer le militantisme phalanstérien et appellent « à la réalisation d’un domaine sociétaire » [190], association agricole et domestique, prélude à la future association intégrale.

Collenot a certes depuis 1849 abandonné l’action et le militantisme de terrain. Mais il continue à marquer son adhésion aux théories et projets sociétaires par de simples mais coûteuses participations financières afin d’assurer la diffusion et l’application de la pensée phalanstérienne. Ce n’est pas pour autant qu’il reste en retrait de la vie politique locale. Au cours de l’année 1870, les Semurois font encore appel à lui pour participer à la commission de quatorze membres que le conseil municipal, alors démissionnaire mais contraint de revenir sur sa décision, doit s’adjoindre « à titre provisoire et en raison des circonstances actuelles » [191]. S’il accepte, c’est sans doute sans grande conviction. Il n’apparaît pas dans les comptes rendus des réunions suivantes. Nous le retrouvons cependant après 1870, comme membre du Cercle Bourguignon de la Ligue de l’Enseignement, ligue que la Science sociale ne cessa de soutenir dans ses différents numéros. Au delà de sa mission d’éducation populaire qui se traduit par des conférences et la création d’une bibliothèque de prêt, le Cercle Bourguignon est, au regard des archives conservées également à la Bibliothèque municipale de Semur-en-Auxois, une des organisations qui fédère nombre de républicains du département. Jean-Jacques Collenot en est l’un des vice-présidents en 1872 mais démissionne avec plusieurs autres membres l’année suivante [192], sans que nous en connaissions les motifs, mais néanmoins au grand regret des membres présents qui avaient mandaté leur président pour le faire revenir sur sa décision. C’est dire l’estime qu’on lui portait encore.

Collenot n’a jamais aimé se retrouver au premier plan. « Nous n’aimons pas poser devant le public », écrivait-il dans sa réponse à Marlet. Son engagement sur le terrain politique semble s’être réalisé sous la pression des évènements et ne pouvait alors qu’être éphémère. Néanmoins, dès février 1848, il avait fait sienne la formule adoptée par la Démocratie pacifique : « la République de 1792 a détruit l’ordre ancien. La République de 1848 doit constituer un ordre nouveau. La réforme sociale est le but ; la République est le moyen. Tous les socialistes sont républicains ; tous les républicains sont socialistes » [193]. Bien qu’aujourd’hui largement lacunaire, peu de monographies ou de brochures ayant été intégrées aux collections de la bibliothèque ou conservées, ce fonds trouve néanmoins sa richesse tant dans l’état dressé lors du don que dans la collection de périodiques quant à eux préservés. A la lumière du silence local qui entoure le parcours d’un Jean-Jacques Collenot, « phalanstérien et démocrate » [194], ce don apparaît finalement comme la volonté de ce notable semurois de préserver le souvenir d’un engagement, jamais démenti, pour la cause sociale.