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25-50
Fouriérisme américain, Familistère et amour libre
A propos de "Papa’s Own Girl" de Marie Howland
Article mis en ligne le 15 décembre 2006
dernière modification le 28 février 2010

par Durieux, Catherine

Malgré ses liens avec notre pays, Marie Howland est une figure du fouriérisme américain très méconnue en France. Installée au Familistère de Guise, elle est séduite par l’approche pragmatique du fouriérisme qui est celle de Godin. De retour aux Etats-Unis, elle entreprend de faire connaître les idées de Godin, en les adaptant aux préoccupations et aux goûts d’un public américain aussi large que possible. Son roman de 1874, Papa’s Own Girl, devient ainsi le seul roman américain d’inspiration fouriériste à connaître un certain succès.

Le fouriérisme trouva aux Etats-Unis une terre d’accueil [1]. Entre 1840 et 1860, les fouriéristes américains lancèrent plus de vingt expériences communautaires dans des « phalanges ». Malgré leur échec et le déclin du mouvement qui s’ensuivit, les « Associationnistes » influencèrent le mouvement « féministe » naissant, ainsi que le mouvement pour l’amour libre. Après la guerre de Sécession, le mouvement associationniste ou fouriériste connut un modeste regain d’influence, avec certaines réalisations telles que la communauté de Silkville (1869-1892) au Kansas, dirigée de façon autoritaire par le Français Ernest de Boissière [2], ou encore avec la relance des coopératives ouvrières par la Première Internationale. Papa’s Own Girl (1874) de Marie Howland est l’une des très rares œuvres de fiction se situant dans la mouvance du fouriérisme américain et de loin la plus connue et la seule qui ait été assez largement diffusée et débattue [3]. L’inspiration fouriériste en est toutefois très libre et assez lointaine, l’ouvrage devant surtout au séjour de Marie Howland au Familistère de Guise, qu’elle essaie de populariser aux Etats-Unis. Marie Moret, l’assistante de Godin au Familistère de Guise, puis son épouse, en a donné une traduction française en 1880 sous le titre La fille de son père [4].

Papa’s Own Girl a parfois été comparé à Uncle Tom’s Cabin (1852) de Harriet Beecher Stowe - un rapprochement facilité par le fait que les deux ouvrages ont été publiés pour la première fois par le même éditeur, John Jewett [5]. La préface de la traduction française annonce que « ce roman artistique et puissamment écrit [...] est aux questions sociales qui agitent actuellement le monde civilisé ce que La Case de l’Oncle Tom fut pour la question de l’esclavage [6]. » Cela donne une idée de l’importance d’un roman et d’une auteure pourtant bien oubliés aujourd’hui.

Marie Howland et son temps

Née à Lebanon (New Hampshire) en 1836, Marie Stevens dut quitter la ferme familiale après la mort de son père, alors qu’elle n’était qu’adolescente, pour travailler comme ouvrière dans une filature de Lowell (Massachusetts) [7]. Cette ville ouvrière est restée célèbre comme haut-lieu à la fois de la Révolution industrielle et de l’habitat ouvrier (le saint-simonien Michel Chevalier en parle avec enthousiasme dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord en 1836). Les jeunes ouvrières étaient logées dans des pensions où leurs mœurs étaient étroitement surveillées. La ségrégation des sexes mise en œuvre faisait de Lowell une véritable manufacture morale, qui servit de modèle jusqu’en France. C’est donc à Lowell que celle qui était encore Marie Stevens fit sa première expérience à la fois de l’indépendance et de la vie communautaire. Elle partit ensuite pour New York où elle devint enseignante et fréquenta le « Club » de Stephen Pearl Andrews. Elle y rencontra Albert Brisbane et l’avocat Lyman W. Case, diplômé de Harvard, qui devint son mari et son pygmalion [8]. Le couple vécut dans le célèbre Unitary Household de Stephen Pearl Andrews, sorte de phalanstère établi en plein New York de 1858 à 1860 par des fouriéristes, adeptes de l’amour libre, spirites et autres radicaux de l’époque [9]. La communauté comptait une centaine de résidents, célibataires ou familles, qui partageaient la salle à manger et le salon, mais pour le reste disposaient d’un appartement privé indispensable à l’exercice de la « souveraineté individuelle » [10]. Les relations sexuelles et familiales de ces Free Lovers étaient donc plutôt classiques, ce qui n’a rien de surprenant car « l’amour libre » signifiait simplement l’égalité des sexes et des rapports libres et égaux plutôt que contraints par la loi [11]. Ce mode de vie devait permettre de jouir des plaisirs de l’Association (soirées dansantes, conférences), sans en subir les inconvénients. Les tâches domestiques n’étaient pas réparties entre les résidents, mais placées sous la responsabilité du fouriériste et Free Lover Edward Underhill, qui dirigeait une équipe de travailleurs extérieurs rémunérés pour les exécuter. Le New York Times, pourtant conservateur et hostile à l’amour libre, rendit compte très favorablement de l’Unitary Household en 1858 :

Au premier étage, il y a deux beaux salons, éclairés au gaz, meublés avec goût, décorés de tableaux et où l’on trouve des instruments de musique tels qu’une harpe, un piano et une guitare. A l’arrière, ces pièces sont prolongées d’une grande salle à manger. Une seule table est mise pour tous les habitants des quatre étages. Sauf à table, chaque famille conserve son intimité. Les domestiques sont en nombre suffisant. [...]. Nos adeptes de l’amour libre [...] ont inventé un vaste programme et [...] certains d’entre eux, au moins, ont commencé à faire ce que M. Charles Fourier et les philosophes de Brook Farm après lui, ont vainement tenté, à savoir unir différentes familles dans un seul système régi par les mêmes règles, vivre de façon économique et, ce qui est encore plus curieux, introduire au cœur de New York, sans tambour ni trompette, un exemple réussi de socialisme pratique [12].

Deux ans plus tard, quand l’expérience prit fin, le New York Times fit machine arrière :

Si le niveau de moralité de cet établissement était bien bas, son niveau de confort l’était plus encore. L’Unitary Household n’a jamais été une réussite et était bien loin de favoriser la moindre économie ou la décence [13].

En revanche, toujours selon le New York Times, en ce qui concerne « l’exercice des passions pernicieuses et luxurieuses qu’engendre la doctrine de l’amour libre », l’Unitary Household « est plus qu’un succès, c’est un véritable triomphe de la luxure » [14]. Les lettres de Marie Howland à des amis sur sa vie privée permettent de comprendre la philosophie qui animait les membres de l’Unitary Household : lors d’une des soirées organisées, Marie fit la connaissance d’un brillant fils de famille converti au fouriérisme, Edward Howland ; devant la force de leur amour naissant, son mari s’effaça, tout en restant jusqu’à sa mort très proche d’eux [15]. Au début des années 1860, Marie Stevens Case partit en France avec Edward Howland. Elle fut séduite par le Familistère construit à Guise (Aisne) par l’industriel Jean-Baptiste André Godin (1817-1888). Elle rentra aux Etats-Unis en 1866, mariée avec Edward Howland. Tous deux s’employèrent, pendant les vingt ans qui suivirent, à promouvoir le fouriérisme pratique tel qu’ils l’avaient vu à Guise. En 1872, dans Harper’s Monthly, Edward Howland décrivit le Familistère comme le moyen idéal de réunir harmonieusement le capital et le travail [16]. En 1873, Marie Howland publia Social Solutions, une traduction de Godin [17], et en 1874 son roman, Papa’s Own Girl [18], plus tard appelé The Familistère [19], que nous allons examiner en détail. Pendant les années 1870, Marie et Edward Howland vécurent dans une ferme dans le New Jersey et collaborèrent avec Victoria Woodhull (1838-1927), pasionaria de l’amour libre et du spiritisme, suffragiste, première femme candidate à la présidence des Etats-Unis, célèbre pour avoir été reçue au Congrès où elle a présenté une pétition sur le droit de vote des femmes [20].

Victoria Woodhull et ses amis - Stephen Pearl Andrews, Marie et Edward Howland - perpétuèrent la tradition de critique globale héritée du socialisme utopique, à une époque où le socialisme se recentrait sur la notion de lutte des classes. La section 12 new-yorkaise de l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou Première Internationale, que Woodhull animait avec Stephen Pearl Andrews, défendait une définition large du socialisme, incluant la libération des femmes, des relations humaines et de la sexualité. Ils furent exclus de l’AIT dès 1872. Woodhull envisageait une alliance formelle entre socialistes, spirites et suffragistes de la National Woman Suffrage Association (NWSA). Susan B. Anthony craignit alors que cette alliance mette en danger la respectabilité de la NWSA et obtint l’exclusion de Woodhull, contre l’avis de l’autre grande dirigeante de la NWSA, Elizabeth Cady Stanton. Cette dernière mettait la question de la sexualité au cœur de sa critique du mariage et de sa dénonciation de l’oppression des femmes, ce qui faisait de cette mère de famille une radicale pour son époque. Elle était donc ouverte aux théories des Free Lovers et défendait Victoria Woodhull contre la diabolisation dont celle-ci était l’objet. Si la NWSA s’est divisée à propos de Woodhull et de ses théories, les féministes de l’American Woman Suffrage Association (AWSA) rejetèrent totalement l’amour libre. Cette question est l’une des deux principales raisons de la création des deux organisations rivales en 1869, l’autre raison étant l’attitude vis-à-vis du Quinzième amendement qui accorde le droit de vote aux hommes noirs [21]. La rupture entre les deux tendances du mouvement suffragiste éclate de façon spectaculaire en 1868 lors d’une convention de l’American Equal Rights Association qui réunit encore toutes les sensibilités du mouvement. A cette occasion, Henry Blackwell, le mari de Lucy Stone, lit une résolution dont le but est de dissocier le mouvement des femmes des idées de Stanton, jugées trop radicales. Mary Livermore, une autre future dirigeante de l’AWSA, soumet, quant à elle, une résolution condamnant sans appel l’amour libre et donc indirectement la fraction Stanton-Anthony. C’est à la suite de cette convention que Stanton et Anthony décident immédiatement de créer leur propre organisation, la NWSA, dont le programme dépasse la seule obtention du droit de vote [22]. Lucy Stone et ses amis réagissent à leur tour en créant l’AWSA. C’est dans ce contexte agité du pré-féminisme américain, auquel Marie Howland participait, qu’il faut situer Papa’s Own Girl/ The Familistère [23] (POG).

Le fouriérisme revisité par Godin et le « godinisme » revu par Marie Howland

Dans POG, Marie Howland imagine un « Palais social », inspiré des phalanstères fouriéristes et du Familistère de Guise. Son ouvrage est donc un peu le pendant américain et féministe de Travail (1901) de Zola. La lutte pour le droit de vote des femmes (suffragisme) et contre l’alcoolisme (mouvement pour la tempérance) est invoquée dans POG. Marie Howland y livre, sous une forme romanesque, la synthèse de son expérience et de sa vision du monde, en utilisant sa connaissance de première main des difficultés de la condition féminine, de la société de la Nouvelle-Angleterre, et du Familistère de Guise [24].

A Guise, les ouvriers disposaient d’un confort exceptionnel pour l’époque : appartements bien éclairés et équipés d’une cuisine, disposés autour d’une cour centrale recouverte d’une verrière et reliés entre eux par une galerie ; toilettes et eau courante à chaque étage, trappe à balayures (sorte de vide-ordures) ; magasins coopératifs approvisionnés en produits de qualité à très bon marché ; écoles, théâtre, piscine, jardins ouvriers - le tout financé par les bénéfices de l’entreprise de Godin [25]. Toutefois, Godin ne prétend pas avoir réalisé l’utopie, comme il le précise dans une lettre à Marie Howland :

La théorie de Fourier a contribué aux premières inspirations de la fondation du Familistère. J’ai été et reste un des plus grands admirateurs de son génie. Mais pourtant, ce n’est pas un phalanstère que j’ai fondé ; ce n’est pas la réalisation du travail sériaire et attrayant que comporte le Familistère ; ce n’est pas la réalisation du bonheur que j’ai inaugurée. Ce n’est qu’un allégement aux souffrances des classes ouvrières. C’est le bien-être physique et moral que je cherche à créer pour elles dans les limites d’une application et d’une répartition plus équitable des fruits du travail. Il y a donc bien loin de là à l’harmonie sociale qui malheureusement est moins bien accessible que les disciples de Fourier et Fourier lui-même l’ont généralement cru [26].

Tirant les leçons de l’échec des communautés fouriéristes fondées aux Etats-Unis (il a perdu un tiers de sa fortune en 1857 dans la déroute des projets de Victor Considerant au Texas), Godin s’en tient à des demi-mesures pragmatiques et efficaces, à la manière d’Owen à New Lanark. Il livre d’ailleurs son analyse de l’échec de Robert Owen à New Harmony :

Robert Owen était dans son rôle naturel et juste quand il améliorait la condition des ouvriers à New-Lanark ; il rendait aux travailleurs l’exercice de leurs droits naturels à l’existence ; il remplissait le rôle social qu’il appartient à l’Etat, à la société, de prendre vis-à-vis des masses. Mais s’il eût voulu y pratiquer le communisme égalitaire, placer au même rang les dévoués et les corrompus, les travailleurs habiles et les incapables, alors se fussent produits les mêmes désordres et la même confusion qu’on vit à New-Harmony [27].

En bon fouriériste (il s’est converti à la doctrine en 1842), Godin reproche à Owen son égalitarisme. Mais en même temps, il s’oppose à l’hédonisme contenu dans la théorie fouriériste du libre essor des passions et du travail attrayant, voyant dans les vertus austères du dévouement, du sacrifice et du don de soi une base plus sûre de la morale et du progrès publics. Il écrit à Marie Howland :

Il faudra bien du dévouement pour faire sortir le monde de sa léthargie : avant de compter sur l’essor libre des facultés humaines et surtout sur l’entraînement au bien par la complète satisfaction des attractions individuelles, d’autres moyens de distraction sont nécessaires. L’amour du prochain, fécondé par le sacrifice peut seul, suivant moi, conduire les sociétés humaines à un sort meilleur. M’écartant des idées de Fourier sans me mettre en contradiction avec elles, je fais reposer les voies et moyens de rénovation sociale sur d’autres bases que les siennes [28].

Godin, élu député en 1871, insiste beaucoup plus que ne le fait le fouriérisme classique sur le rôle que l’Etat a à jouer dans la protection du travailleur et l’amélioration de sa condition sociale. Il perçoit son action au Familistère comme se substituant à un Etat défaillant, comme l’a fait Owen à New Lanark. Pour autant, sa philosophie se veut fort éloignée d’un paternalisme patronal tel que celui des Schneider au Creusot. En effet, Godin a élaboré un système permettant aux travailleurs de participer aux bénéfices et même à la gestion de l’entreprise. Surtout, il entend mettre à la disposition de tous ce qu’il appelle les « équivalents de la richesse » : cela passe par un type d’habitat unitaire rassemblant en faveur de la collectivité tous les services domestiques que seuls les riches peuvent normalement s’offrir.

L’émancipation de la femme : un objectif affirmé

Godin se fait le propagandiste, par ses écrits et ses conférences, de l’émancipation des femmes, réclamant pour elles le droit de participer pleinement à la vie productive comme à la vie politique, et de se décharger du soin exclusif des enfants et des tâches ménagères. Lors d’une conversation, les deux personnages masculins principaux de POG échangent les réflexions suivantes :

« [...] Seule la femme libre est digne de l’homme qui a conquis sa liberté. Le temps n’est pas encore venu, mais il est proche, où la femme sera définitivement affranchie. Alors nous verrons luire l’aurore de l’âge d’or. Actuellement les hommes se croient libres parce qu’ils se sont débarrassés de quelques entraves ; mais leur liberté est loin d’être complète et celles des femmes est plus enchaînée encore. »

« Et il est des chaînes, » ajouta le docteur, « que l’homme ne pourra secouer pour lui-même que lorsqu’il aura reconnu à la femme des droits politiques égaux aux siens » [29].

Le roman de Marie Howland se montre tout particulièrement sensible à la « question de la femme » comme complément de la « question sociale ». Le Palais social une fois construit, la restauration collective et des crèches de très grande qualité doivent permettre aux femmes d’assurer leur indépendance économique par leur travail. La plus grande partie du roman est toutefois consacrée à l’exploration de modes de vie alternatifs, en l’absence d’une organisation collective digne de ce nom. C’est ainsi que le roman laisse place à toutes les configurations maritales et familiales possibles et met en scène, outre les couples mal assortis qui représentent dans le roman les conventions sociales, une fille-mère, une « vieille fille » et une divorcée, qui constituent ensemble ce que l’on qualifierait aujourd’hui de « famille recomposée ». Comme le note Carol Farley Kessler, « la cohabitation d’une femme avec une ou plusieurs autres femmes est une alternative vivement approuvée » en attendant que l’amélioration du système social entraîne celle du mariage [30]. POG ne se présente pas comme un roman utopique typique. Seuls les derniers chapitres sont consacrés la description du Palais social. La majeure partie du roman est dévolue à la description de l’état et des maux de la société telle qu’elle est, dans une famille de la bourgeoisie américaine. A la différence de la première partie de l’Utopie de Thomas More - qui est aussi consacrée à l’analyse des maux de la société telle qu’elle est - la description des rapports interpersonnels (en particulier des rapports amoureux) et de leur évolution tient une large place, ce qui donne l’impression de lire un banal roman psychologique, dont le contenu didactique serait seulement un peu plus marqué que la moyenne. Les deux personnages centraux - qui sont aussi les porte-parole de l’auteure - sont le docteur Forest, socialiste iconoclaste, et Clara, sa fille préférée, « une fille selon son cœur » (Papa’s Own Girl). Autour de ces deux protagonistes incarnant l’intelligence gravitent d’autres personnages incarnant l’esprit de convention, ou bien victimes de l’injustice de la société [31]. Tous sont là pour illustrer les idées de Marie Howland concernant la question centrale pour elle des relations entre les sexes.

Le mariage, les relations sexuelles, l’amour

Cette question court tout au long du roman, dès l’incident proleptique où Clara, encore adolescente, se fait attraper dans la cour du collège à lire Jacques (1834) de George Sand, un roman très critique de l’institution du mariage. Les deux personnages féminins les plus positifs du roman sont Clara Forest et Susie Dykes : la première, jeune fille pure et idéaliste, fait un mariage malheureux, divorce et trouve enfin le bonheur dans un nouveau mariage ; la deuxième, une fille pauvre et sans éducation, séduite et abandonnée enceinte par Daniel, parvient à s’en sortir grâce au docteur Forest et à Clara et à transcender la honte de son statut de fille-mère. Pour la réconforter, le docteur invite Susie à s’habituer à penser que seules les convenances lui donnent tort. Puis il continue avec cette phrase : « les conventions sociales seules déclarent qu’il est mal d’avoir un enfant de quelqu’un que l’on aime et bon de l’avoir de quelqu’un que l’on déteste du moment que l’on est marié avec [32]. »

Le regard positif porté par Marie Howland sur ces personnages s’accorde avec la pratique du Familistère de Guise, puisque les statuts de l’Association coopérative ouvrière, créée par Godin, ne faisaient pas de différence entre l’épouse légitime et la simple compagne pour l’attribution d’allocations en cas de veuvage [33]. Godin lui-même, séparé de son épouse, vécut en union libre avec Marie Moret de nombreuses années (ils ne se marièrent qu’en 1886, soit seulement deux ans avant la mort de Godin). Il s’est élevé contre le mariage traditionnel dans des écrits non publiés de son vivant, tels que « L’Amour au village » :

Le mariage est un reste d’esclavage. C’est une apparence de propriété de deux êtres l’un sur l’autre. L’homme, comme la femme, sont deux êtres dont la liberté ne peut être aliénée que par un renversement des lois de la Nature (...) [34].

C’est ainsi que dans POG, le mariage de l’héroïne, Clara Forest, est l’occasion de commentaires désabusés de son père. Après avoir qualifié la cérémonie du mariage de « spectacle » [35], celui-ci affirme : « Les fêtes du mariage, si tant est qu’on ne puisse s’en passer, devraient se célébrer longtemps après, lorsque l’union a été heureuse et que les époux ont de réels motifs de se réjouir. Ce que vous faites aujourd’hui ressemble à une fête célébrée pour l’achat d’un billet de loterie [36]. » Le docteur sait de quoi il parle puisque lui-même n’est guère heureux en ménage en raison de divergences profondes entre sa vision du monde et les opinions conventionnelles de son épouse. Le roman présente d’ailleurs, de façon fort didactique, d’autres exemples de couples enfermés dans un mariage malheureux, choisis parmi la bourgeoisie de la ville d’Oakdale. Enfin, le mariage de Clara et de Delano se conclut rapidement par un divorce, Clara quittant finalement son mari volage quand elle se rend compte qu’il entretient une relation passionnée avec la coquette Miss Wills. Clara, comme son père, n’attache aucun prix aux avantages matériels du mariage, et considère que l’infidélité est constituée par le fait qu’Albert en aime une autre. A sa mère, qui la presse de se réconcilier avec son mari au motif que l’infidélité n’a sans doute pas été consommée, elle répond :

« Oh ! mère ! vous ne savez pas ce qui nous divise Albert et moi ; nous ne parlons pas le même langage. Ne comprenez-vous pas que je ne puis me soucier du corps quand je pense avant tout à l’esprit ? Une fidélité causée par l’amour serait précieuse pour moi, mais quel prix voulez-vous que j’attache à une chasteté sans autre motif qu’un serment que l’on maudit ? Pardonnez-moi, mère, vous êtes trop matérielle pour me comprendre, une seule espèce d’infidélité pouvait me séparer d’Albert, et celle-là il l’a commise un millier de fois. Pourquoi reprendrais-je ma chaîne ? Ainsi que je vous l’ai dit hier soir, je n’ai pas de mari. Vivre avec Albert, alors qu’il aspire à la présence d’une autre femme, blesse mon sens de la moralité [37]. »

Son père l’accueille avec compréhension après qu’elle a quitté son mari. Lui-même a songé, vingt ans auparavant, à proposer à sa femme une séparation, mais ne l’a pas fait car, esclave des convenances, elle n’aurait pas compris [38]. Clara et Delano entretiennent l’espace de quelques lettres un dialogue de sourds, elle ne demandant qu’à revenir, si seulement elle pouvait sentir qu’il l’aime encore, et lui ne songeant qu’aux convenances. Finalement, Clara comprend qu’il « ne redemande pas la femme aimante, mais seulement la maîtresse de maison » et coupe définitivement court [39]. Par la suite, Delano veut récupérer Clara, qui a retrouvé son équilibre avec l’aide des amies avec qui elle vit, et qui respire le bonheur et la joie de vivre. Elle refuse de le recevoir dans sa chambre, malgré son insistance. La menace du viol conjugal vient d’autant plus à l’esprit que le lecteur entend dans cet épisode l’écho d’un épisode antérieur, où Daniel convainc Susie de venir prier pour lui dans sa chambre, puis ferme la porte à clef et abuse d’elle. Au cours de son mariage avec Delano, déjà, Clara a souhaité que son espace et son intégrité physique puissent être préservés : « que n’ai-je le droit des femmes turques ! que ne puis-je, en plaçant mes pantoufles en travers de ma porte la défendre à tous, même à mon mari [40] ! »

Cette réflexion nous éclaire moins sur les mœurs ottomanes que sur la totale subordination des femmes américaines et la disponibilité absolue de leur corps pour leur mari. Surtout, elle met en lumière la première revendication des tenants féministes de l’amour libre, tels que Marie Howland ou Marie et Thomas Nichols [41] : la liberté de refuser les relations sexuelles, avant même la liberté de choisir le ou les partenaire(s) [42]. Les champions de l’amour libre prétendent remoraliser les relations entre les sexes plutôt que les affranchir de toute référence morale. C’est ce qu’illustre la suite : le mari de Clara, trouvant porte close, argue qu’il est « insensé à deux époux de se priver du plaisir d’une rencontre uniquement parce qu’ils n’éprouvaient plus l’un pour l’autre l’ineffable tendresse d’autrefois [43]. » Clara récuse ces « plaisirs auxquels l’âme ne prendrait aucune part » et juge son mari au même niveau que « celles qui trafiquent de leurs faveurs pour se procurer des richesses ou des titres » [44]. Le lecteur sait que Madame Forest pourrait être rangée dans cette catégorie : en apprenant que Susie était enceinte des œuvres de son fils, celle-ci s’est présentée dans la chambre de son mari vêtue d’une ravissante toilette de nuit afin d’obtenir l’éviction de Susie. La plupart des adeptes de l’amour libre estimaient que les relations sexuelles devaient être motivées par autre chose que la seule recherche du plaisir : l’amour pour Victoria Woodhull ou Marie Howland, voire même uniquement la procréation pour les plus conservateurs comme les Nichols [45]. Après l’incident avec son mari, Clara annonce qu’elle souhaite le divorce. Celui-ci devient pour elle, paradoxalement, un devoir moral : « Il n’y a plus de mariage quand l’amour est mort [46] », répond Clara à sa mère, en écho à ce qu’elle a déjà répondu à son mari quand, au premier nuage, il lui pose la question rhétorique : « Ne sommes-nous pas irrévocablement unis par le lien du mariage ? [47] ». Clara répond : « Non, le seul lien véritable est dans ces illusions dont nous venons de parler. Seul, l’esprit divin de l’amour justifie le mariage. Qu’importe le corps si l’âme s’est envolée ! [48] » Howland et Godin partagent la même conception du mariage et de l’amour, celui-ci écrivant dans « L’Amour au village » (non publié de son vivant) :

L’homme ni la femme ne doivent aliéner la liberté de leurs personnes par aucun contrat irrévocable ; tout lien entre personnes doit attacher chaque partie par un charme et un besoin communs, un désir et un consentement réciproques [...]. La liberté dans le mariage ne peut plus souffrir la moindre objection philosophique ; le législateur peut proclamer le divorce comme moyen de moralité publique et de vertu conjugale, en même temps que comme le gage le plus certain du bonheur domestique [49].

Howland et Godin défendent une doctrine de l’amour libre qui nous apparaît très morale et très chaste. Les adeptes de l’amour libre au XIXe siècle se divisaient entre exclusivistes et variétistes, comme l’explique Hal Sears :

Les deux factions considéraient que l’amour vrai était le fondement du vrai mariage, et donc des relations sexuelles ; mais pour les exclusivistes, un tel amour ne pouvait exister qu’entre deux personnes, alors que pour les variétistes, l’amour, comme le désir, ne pouvait se limiter à un objet unique et avait besoin de pluralité et de variété [50].

Les deux factions s’éloignent l’une de l’autre dans les années 1870, les exclusivistes se rangeant derrière la bannière de Victoria Woodhull et de son Weekly [51], les variétistes derrière celle de Moses Hull et du Hull’s Crucible. Howland se rattache clairement à la première faction.

La morale du livre est aussi que l’indépendance et le respect de soi sont le seul moyen pour une femme de se faire respecter des hommes. C’est ce qu’affirme Frauenstein : « Je vous assure que celle qui a supporté ces attaques et qui a conquis par sa propre industrie une situation indépendante, possède aux yeux d’un homme réellement humain, un charme bien supérieur au commun étalage de grâces mesquines, d’amabilité affectée et de toilettes provocatrices dont se parent les esclaves de la mode [52]. » C’est ce qu’illustrent tant l’histoire principale (les amours de Clara) que les histoires secondaires. Outre le respect, l’indépendance et l’affirmation de soi peuvent aussi permettre à une femme de gagner un amour véritable, comme celui de Frauenstein pour Clara. Le second mariage de Clara est bien différent du premier : célébré sans cérémonie, tard le soir, en présence uniquement de deux témoins, il est annoncé le lendemain dans le journal local. Clara est mille fois plus émue que lors de son premier mariage, car alors les fastes et le cirque de la cérémonie l’avaient empêché de faire le retour sur soi nécessaire. Le plus étrange et le plus significatif est que les deux époux passent la nuit séparément, à la demande de Clara qui se sent bousculée par tous ces événements. Howland veut ainsi montrer que le mariage ne donne pas droit à une prise de possession sexuelle. L’échange entre Frauenstein et son hôte, Kendrick, qui s’étonne qu’il n’ait pas passé la nuit avec sa femme, alors qu’il a été marié la veille, permet de clarifier les positions :

« Bon Dieu ! », s’écria de nouveau Kendrick, « je n’ai jamais ouï dire rien de semblable. A peine la noce faite, vous retirer ainsi froidement dans votre chambre de garçon ! ». Cela fut dit sur le ton de l’incrédulité la plus totale.

« C’est pourtant ainsi, » dit le comte en riant franchement du profond émoi que causait un aussi simple événement. « Nous ne nous sommes pas encore installés. Mais pour sauver ma réputation à vos yeux, Kendrick, je dois vous dire que c’est la mariée qui a souhaité rester seule et que d’après moi ses désirs ont valeur d’ordre pour un homme de bien [53]. »

Pour les tenants de l’amour libre, c’est la femme - traditionnellement subordonnée - qui décide.

La famille

Le roman insiste sur le fait que la famille Forest est dysfonctionnelle, et qu’en cela elle est une famille typique : « Hélas ! que de fois la famille est une pépinière de sentiments amoraux et corrompus ! [54] ». La solution consiste pour Marie Howland à étendre le cercle de la famille. C’est ainsi que le docteur a l’idée de confier Susie aux soins d’une « vieille fille », Madame Buzzell. Le succès est total car les deux femmes en viennent à s’apprécier, puis à s’aimer et à se soutenir mutuellement. Un noyau familial se recompose ainsi autour de la petite fille à qui Susie a donné naissance, Minnie, auquel Clara vient s’agréger après avoir quitté son mari. Cette heureuse et charmante famille donne tort aux conventions, incarnées par Madame Forest. La solitude d’une autre « vieille fille », Charlotte, la sœur d’Albert Delano, vient renforcer l’idée que cet arrangement non conventionnel est pour le mieux. Le foyer est bientôt augmenté, après la mort de Madame Buzzell, d’une jeune fille abandonnée, Annie, qui s’est jetée à l’eau et que le docteur est parvenu à ranimer. Les structures familiales traditionnelles et les conventions sociales sont encore bousculées par l’adoption de Minnie par Frauenstein. De bâtarde, celle-ci est ainsi promue fille d’un comte, ce qui lui garantit automatiquement que les gens qui la rejetaient lui ouvriront tout grand leur porte. Le coup d’éclat du comte de Frauenstein a pour fonction d’illustrer de façon spectaculaire l’idée d’égalité de tous les enfants, affirmée par Godin en ces termes :

Quand donc, faisant application des principes philosophiques d’une saine justice et d’une saine morale, reconnaîtra-t-on que tous les enfants des hommes sont légitimes devant la nature qui a permis leur naissance, et qu’ils ont des droits à l’héritage de leurs pères et mères et de la société. Les cadets, comme les aînés, sont devenus égaux devant la famille, au nom du progrès moral accompli dans l’esprit public ; les enfants de l’amour, comme les enfants du lien forcé, deviendront égaux devant la société, au nom du progrès moral qui s’accomplit dans l’esprit humain. On comprendra alors que le régime de nos lois doive s’élargir, que la protection doive s’étendre sur la famille en dehors du groupe conjugal, qu’en conséquence l’héritage doit, comme le reste, subir des modifications [...] [55].

Une fois le Palais social construit et les yeux des bourgeois dessillés, tous viennent y vivre car le Palais social réunit les avantages de la vie communautaire et de la cellule familiale traditionnelle. La vie en communauté ne signifiant pas l’égalitarisme dans la doctrine fouriériste, Marie Howland a soin de préciser que les appartements des Frauenstein, des Forest, et de Charlotte et son mari, sont richement meublés [56].

L’éducation des jeunes enfants bénéficie aussi du meilleur des deux mondes : ceux-ci vivent avec leurs parents, mais la crèche et le pouponnat [57] les accueillent à volonté et gratuitement. Le soin des enfants est ainsi facilité par leur socialisation précoce. Cependant, Marie Moret traductrice de POG, peut-être parce qu’elle sait que ses lecteurs peuvent facilement constater par eux-mêmes la façon dont les choses se passent au Familistère de Guise, reste en retrait par rapport aux affirmations de Marie Howland, et a tendance à les édulcorer. Dans la version originale, Madame Forest explique, avec l’enthousiasme des nouveaux convertis :

C’est une des choses les plus jolies qu’il puisse vous être donné de contempler [...] voir ces enfants tous mis dans leur petit lit la nuit sans qu’il soit nécessaire de les bercer, et là les voir chanter jusqu’à ce qu’ils s’endorment, sans pleurs [58].

La version française est plus sobre, ne prétendant pas que les enfants s’endorment en chantant : « Nos enfants sont habitués à s’endormir sans être bercés ; on les couche tout éveillés comme de grandes personnes, et ils s’endorment paisiblement et sans cris [59]. » L’enfant, espoir d’un monde meilleur, espoir du Familistère, est une figure centrale du roman. C’est autour de Minnie qu’une famille de substitution s’organise chez Madame Buzzell. C’est la naissance d’un enfant qui vient clore le livre et parachever l’œuvre du Familistère d’Oakdale : l’enfant de Clara et Frauenstein est le premier né au Familistère. Cette naissance est évoquée de façon proleptique au cours du roman, son premier mari prédisant à Clara qu’elle n’est pas faite pour avoir des enfants. Quand ils se rencontrent après leur séparation et qu’elle se refuse à lui, il se venge en lui réitérant, « comme médecin », qu’elle n’en aura jamais : « Les enfants naissent du corps, non de l’imagination ; sans quoi vous seriez mère d’une armée de fantômes, seule progéniture que vous puissiez espérer [60]. » Clara répond vertement à cet abus de pouvoir : « Je méprise votre science médicale, vous n’êtes bon qu’à soigner des brutes [...] A mon sens, les enfants qui ne sont pas nés de l’esprit aussi bien que du corps sont mal nés [...] [61]. » L’auteure lui donne raison, en faisant d’elle la mère du premier enfant du Familistère, et en privant de progéniture le couple formé par Albert Delano et sa nouvelle femme. Si l’enfant est ainsi une figure centrale du livre, c’est qu’il incarne l’espoir d’une humanité nouvelle et régénérée. Mais pour que cet espoir s’actualise, l’éducation est nécessaire.

L’éducation

Un fouriérisme diffus imprègne le Familistère de Guise, comme le Familistère fictif d’Oakdale, et cela se manifeste tout particulièrement dans le domaine de l’éducation [62]. Les enfants sont répartis selon l’âge en trois groupes (nourrissons, poupons et bambins) :

« Les nourrissons n’ont d’autre ambition que celle d’entrer au pouponnat. Ils y sont autorisés quand ils savent marcher et qu’ils sont propres. Les poupons à leur tour aspirent au bambinat, où ils ont des exercices plus difficiles et commencent à s’exercer selon la méthode de Fröbel, à écrire sur l’ardoise et à lire. Les nourrissons sont promus poupons à deux ans et demi environ et les poupons deviennent bambins entre quatre et cinq ans [63]. »

On reconnaît l’influence fouriériste dans cette terminologie caractéristique et dans l’importance accordée à l’émulation. L’auteure fait référence à Friedrich Fröbel (1782-1852), le pionnier allemand du kindergarten. L’œuvre de Robert Owen en matière d’éducation des tout jeunes enfants à New Lanark [64] est déjà oubliée à l’époque, mais l’idée des jardins d’enfants commence néanmoins à faire son chemin. Elizabeth Peabody a ouvert la première école maternelle des Etats-Unis à Boston en 1860, et Susan Blow a amorcé un début de démocratisation de l’éducation précoce avec sa maternelle publique ouverte à Saint-Louis en 1873. Le Familistère de Guise a donc au moins quinze ans d’avance sur ce mouvement de démocratisation. L’éducation n’y est pas livresque, mais correspond au contraire à l’éducation « intégrale » dont Marie Howland était une promotrice. La gymnastique, la musique et la danse tiennent une place importante, ainsi que l’éducation au respect d’autrui et à la politesse :

On leur inculque avant toute chose le respect des droits d’autrui : l’enfant ne doit pas pleurer car alors il dérangerait ses petits camarades qui ont envie de se reposer ! A table, il ne doit pas être goinfre car cela dégoûterait ses compagnons ou les priverait de leur juste part. Quand il rencontre une personne quelle qu’elle soit dans le parc ou dans la cour, il doit faire une gracieuse révérence car tout le monde a droit à la courtoisie, et ainsi de suite. A tous les échelons, les droits d’autrui sont respectés. Il n’y a pas de punitions, mis à part priver l’enfant turbulent ou réfractaire des activités organisées dans le parc. Cela suffit [65].

De plus, les enfants bénéficient de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « éducation à la citoyenneté », puisqu’ils élisent leurs propres dirigeants. Enfin, dernière réminiscence fouriériste, ils travaillent au jardin une heure par jour. Cependant, la théorie fouriériste des passions n’est guère présente dans cet enseignement. Le docteur Forest y fait bien référence, mais c’est dans la première partie du roman, et donc seulement pour regretter qu’elle ne soit pas appliquée [66]. Godin lui préférait, en pratique, « l’enseignement par l’attrait », qu’il résume ainsi : « les récompenses méritées, les décorations, les distinctions, les compliments, les grades, la publicité des actes et des mérites et les récréations organisées, sont les moyens d’émulation et d’entraînement dont on se sert pour remplacer la férule [67] ». L’éducation au Familistère de Guise était mixte. C’est une chose à laquelle Godin tenait beaucoup et qui, dans son esprit, devait servir à nourrir la saine rivalité et l’émulation.

Pour les fondateurs et fondatrices du kindergarten movement, en particulier Fröbel et Susan Blow, l’éducation des jeunes enfants est une mission féminine par excellence. Ainsi, les femmes voient leur statut s’élever grâce à la professionnalisation de leur sphère d’intervention, mais en même temps cette reconnaissance sociale et cette valorisation des compétences féminines conduit aussi à rendre plus rigides les rôles sociaux de sexe.

Le travail féminin et la socialisation des tâches domestiques

Pour Marie Howland, le travail féminin est une question de dignité et une condition de l’égalité. Elle expose sa philosophie dans divers articles de presse [68] et dans POG  :

Les femmes ne sont pas encore libres aujourd’hui. Elles devraient être indépendantes, elles devraient voyager, se mêler au mouvement social, conduire des entreprises industrielles et commerciales, et n’être jamais forcées de se marier pour des considérations pécuniaires. C’est lorsque ces transformations seront accomplies que l’humanité rentrera dans l’Eden ; l’homme ne peut être heureux et moralement fort que lorsque la femme aura conquis son affranchissement. Personne ne doit jouer son existence sur un coup de dé (sic). Les femmes le font tous les jours ; et on leur enseigne que cela est sage. Elles circonscrivent leurs intérêts dans un cercle étroit ; leurs facultés ne se développent que dans une direction : les modestes soucis du ménage et l’art de pomponner les bébés. [...] Cela ne serait pas possible s’il leur était donné de déployer leurs facultés dans une autre direction ; [...] [69]

Cette diatribe inspire Susie, qui se lance dans la vente des fleurs qu’elle fait pousser avec talent. La firme Dykes & Delano, qu’elle dirige avec Clara, emploie une comptable car ses dirigeantes se sont juré de ne « jamais employer un homme quand on pouvait trouver une femme pour faire le travail [70]. » Pourtant, on note que le type d’emploi majoritairement envisagé par Marie Howland est très proche des stéréotypes de la féminité. Cela vaut à la fois pour l’utopie miniature constituée par les trois femmes, et pour le Familistère, où, dans la vision de Frauenstein, les femmes s’occuperont de floriculture et, accessoirement, de sériciculture [71]. Si Marie Howland réserve certains types d’emplois aux femmes, c’est parce qu’elle considère, avec Fourier, que leurs attractions natives les y poussent (elle-même était passionnée d’éducation et d’horticulture). Elle s’en explique, par le biais de cette précision donnée par le personnage de Susie, en visite à Guise :

Je siège à toutes les réunions du conseil féminin des douze afin d’apprendre la façon dont les affaires y sont conduites [...]. Ce conseil s’occupe des questions internes, des crèches, des écoles, de l’approvisionnement en nourriture et autres, mais sans se limiter à ces questions. Il peut en discuter d’autres. Toutefois, il se trouve que par attraction naturelle le conseil des femmes se tourne vers ces affaires. Parfois le conseil masculin des douze se réunit et délibère avec le conseil féminin [72].

L’organisation prévue repose sur des bases essentialistes : un conseil de chaque sexe et à chacun ses attributions. De plus, malgré ces précisions, Marie Howland ne lève pas une certaine ambiguïté : le conseil féminin n’est pas limité dans ces attributions, nous dit-elle, il peut discuter d’autres questions. On objectera que discuter ne signifie pas décider, et on en déduira que les femmes n’ont qu’une voix consultative sur tout ce qui ne relève pas de la sphère domestique élargie et socialisée. Ces deux conseils existent aussi au Familistère d’Oakdale, composés de douze hommes et de douze femmes parmi les plus capables, élus par l’ensemble des membres (Susie et Madame Forest font partie des élues) [73]. Le fonctionnement et la répartition des tâches sont les mêmes qu’à Guise [74].

Au Palais social d’Oakdale, la plupart des femmes font elles-mêmes leur ménage (les bourgeoises gardant cependant leur bonne à cette fin). Toutes, riches ou pauvres, bénéficient cependant des services d’un cuisinier. L’idée d’organiser les tâches ménagères et la préparation des repas sur une base coopérative était à la mode : Abby Morton Diaz (1821-1904) a fait de la réforme du travail domestique le sujet de deux romans exactement contemporains de POG  [75], tandis que Melusina Fay Peirce (1836-1923) a popularisé l’expression de cooperative housekeeping et que la suffragiste Mary Livermore (1820-1905), tout en condamnant l’amour libre, était une championne de la coopération domestique [76].

Appréciations critiques

La modération relative de Marie Howland, en comparaison des discours incendiaires de Victoria Woodhull, est sans aucun doute ce qui explique le succès de POG, qui a bénéficié de bonnes critiques dans des magazines destinés au grand public tels que Godey’s Lady’s Book et Harper’s [77]. Ce succès s’explique-t-il aussi par un recours aux conventions du « roman sentimental » ? Cette dénomination, appliquée aux romans féminins du milieu du XIXe siècle plébiscités par le public et méprisés par les critiques, est sujette à caution, dans la mesure où elle porte en elle un jugement de valeur négatif, et où elle ne rend pas compte de la variété de la production littéraire féminine à l’époque. Quoi qu’il en soit, ce type de romans est l’objet aujourd’hui d’un débat historiographique. Selon certains critiques, derrière Jane Tompkins, ce genre littéraire essentiellement féminin représente « une monumentale entreprise de réorganisation de la culture d’un point de vue féminin » et a donc des implications radicales en termes politiques et sociaux, tandis que pour d’autres, derrière Ann Douglas, le roman sentimental, dont Uncle Tom’s Cabin est un archétype, fait l’apologie de « l’influence » et non pas du pouvoir féminin, et vient ainsi renforcer les stéréotypes de genre [78]. L’inscription de Marie Howland dans ce genre littéraire populaire apparaît donc à certaines critiques contemporaines, notamment Darby Lewes, comme une entrave à son féminisme, et une concession formelle trahissant des concessions de fond [79]. Le personnage du comte de Frauenstein est le deus ex machina dont l’arrivée dans le roman résout miraculeusement toutes les intrigues (il épouse l’héroïne principale divorcée, adopte la fille illégitime de l’héroïne secondaire et fonde le Palais social). En même temps, il pousse dans l’ombre les deux héroïnes qui deviennent des personnages secondaires dans les derniers chapitres de ce qui avait commencé comme « leur » roman. Clara réintègre la respectabilité domestique puisque le couronnement du roman est son accouchement. Marie Howland sacrifie ici au culte victorien de la « vraie féminité », la domesticité étant l’une des vertus cardinales de la true woman (avec la piété, la pureté et la docilité) [80]. Clara est subjuguée par Frauenstein :

[...] son regard qui avait rencontré celui du comte se baissa comme sous une influence magnétique. Cet instant décida le sort du Palais social [81].

L’héroïne active et énergique s’efface pour devenir une true woman docile, qui intervient non plus de façon active et directe, mais simplement en exerçant une influence bénéfique sur un homme qui, lui, agit. Le comte pensait depuis des années à son œuvre sociale, mais il était en attente de l’inspiration que la « divine présence » de Clara lui fournit enfin [82].

La critique justifiée de Darby Lewes est centrée sur Frauenstein, mais le personnage masculin dominant les deux premiers tiers du roman est celui du docteur Forest, qui est construit comme un double de Frauenstein. Marie Howland le présente comme un personnage positif. Pourtant, si, en tant que progressiste, il rejette ostensiblement le système patriarcal, il se comporte en véritable tyran, sûr de lui, dominant toutes les femmes de son entourage selon des modalités diverses : méprisant avec sa femme, pygmalion avec Susie, il entretient une relation d’amour très exclusive avec sa fille Clara, « une enfant selon [son] cœur », comme l’indique le passage suivant, quand la sœur de Clara la taquine en lui disant que Delano est trop vieux pour elle :

« Trop vieux ! » dit Clara, quittant le piano pour s’appuyer au dossier du fauteuil de son père, « il n’est pas aussi vieux que papa et j’ai toujours eu un désir insensé d’épouser mon père, » dit-elle en caressant des deux mains la tête du docteur.

« Ma fille flatte son vieux père ... », fit le docteur en attirant sur ses lèvres une des mains de Clara. [...]

« Bonne nuit » dit Linnie, « lorsque papa et Clara commencent à se dire des douceurs, il est temps de s’en aller » [83].

Le docteur Forest tombe littéralement amoureux du comte de Frauenstein, un autre lui-même, « un homme selon [son] cœur », un « diamant sans tache » [84]. Frauenstein le lui rend bien :

Il n’avait encore jamais de sa vie rencontré un homme qui soit à ce point selon son cœur. Il eut totalement foi en lui dès la première heure, [...] Dire qu’ils s’aimaient comme des frères ne suffit pas à rendre le sentiment qui existait entre ces deux hommes, si différents par bien des aspects, mais en même temps si proches que la pensée de l’un répondait à celle de l’autre comme si c’était son âme qui parlait [85].

Suit l’aveu de cet amour :

« Docteur, avez-vous jamais été amoureux ? »

« D’une femme, non. D’un homme, oui. » [86]

Le docteur prédestine donc par avance sa fille Clara et Frauenstein l’un à l’autre :

« Lorsque tu verras Frauenstein, tu l’aimeras, et à première vue j’en suis certain, parce qu’il est le seul homme de ma connaissance que je croie digne de toi [87]. »

L’union de Clara et de son père se réalise donc par l’intermédiaire de Frauenstein. Le roman se termine par l’annonce de la naissance de l’enfant de Clara et de Frauenstein (« l’héritier »), dont la version originale diffère sensiblement de la traduction/adaptation de Marie Moret. La version originale est plus intimiste : Clara, son bébé dans les bras, prend la main de son père, le regarde tendrement dans les yeux et dit : « Ne suis-je pas la fille chérie de mon père ? » [88]. Dans la traduction française, le roman se termine, non pas dans la chambre de l’accouchée, mais sur une tribune, et sous les acclamations de la foule. C’est Clara, là encore, qui a le dernier mot, avec ce souhait : « Puisse mon enfant être le digne fils de son père et de son grand-père  ! » (c’est moi qui souligne) [89]. Les deux variantes de la fin du roman viennent donc confirmer le fait que la relation fondamentale du roman est celle qui unit le père et la fille qu’il a façonnée à son image. Comme le personnage du docteur, celui de Frauenstein est construit comme une sorte de dieu décidant souverainement du sort des uns et des autres : sa décision d’adopter Minnie semble devoir beaucoup au désir de choquer [90].

S’inscrivant en faux contre ceux qui critiquent l’abus des procédés du roman sentimental par Marie Howland, Susan Lynch Foster a mis en avant l’interaction complexe entre roman sentimental et roman utopique, et la subversion du premier par le deuxième [91]. Elle a souligné que ce qui choque le lecteur féministe moderne dans ce roman signale le point de friction entre deux modes - le mode utopique et le mode sentimental - difficilement conciliables. Clara est une sorte de sainte, animée d’un amour universel, et le personnage ainsi construit par Howland a peut-être aidé à faire passer dans les foyers bourgeois où le roman était lu les actions radicales de l’héroïne (elle divorce, rentre dans des saloons pour convaincre leurs propriétaires des méfaits de l’alcool, se lance dans les affaires, vient en aide à des femmes déchues, enfin prend la parole en public lors d’une convention pour le suffrage des femmes). D’ailleurs, le roman voit le ralliement des bourgeois conservateurs aux idées radicales - attribuable tant à la force de l’exemple utopique fourni par le Familistère d’Oakdale, qu’à la capacité d’influence proprement féminine de la belle et bonne Clara. Le roman oscille donc sans cesse entre mode sentimental convenu et mode utopique, et c’est ainsi que Marie Howland parvient quand même parfois à nous surprendre. Alors que les filles séduites des romans sentimentaux « classiques » finissent par se suicider, par mourir en couches ou par se marier, rien de tout cela n’arrive à Susie. Après sa rédemption conquise à force d’activité et d’indépendance, on attend en vain son mariage à la fin du roman, d’autant que tous les autres personnages féminins, même secondaires, se marient. Susan Lynch Foster met cette fin inattendue au crédit de Marie Howland et de son dédain des conventions : Susie a trouvé en elle-même sa propre rédemption et elle n’a pas besoin d’être validée par un homme [92]. Cependant, j’objecterai que le sort de Susie reste en suspens. Le personnage de Daniel est toujours là, qui regrette ses actes passés et qui est sorti apparemment guéri d’une cure de désintoxication alcoolique, si bien que l’on s’attend à ce que Susie le prenne en pitié et l’épouse, ne serait-ce que pour régulariser la situation de sa fille.

Conclusion

Dans la vie, Marie Howland s’est montrée bien plus radicale que dans son roman. Au tournant des années 1880 et 1890, époque où les idées de rationalisation et de socialisation du travail domestique sont popularisées par le travail de propagande d’Edward Bellamy et de son mouvement, elle passe à une tentative de mise en pratique concrète au Mexique, avec la complicité d’Albert Kimsey Owen, un ingénieur enthousiasmé par la lecture de POG. Elle contribue fortement à l’ouvrage de ce dernier, Integral Co-operation (1885) [93]. Les principales idées sociales de Fourier s’y retrouvent, sous une forme très édulcorée : harmonie entre la production et la distribution - la coopérative remplaçant la concurrence -, émancipation de la femme, principe du travail attrayant et de la vie communautaire, combinaison de la production agricole et industrielle. Le projet élaboré n’est plus celui d’un phalanstère ou d’un familistère, mais celui d’une ville à part entière, composée de quelques dizaines d’apartment hotels et de centaines de maisons individuelles (sans cuisine) reliées à des équipements ménagers coopératifs. Comme à Guise, la crèche et l’école doivent jouer un rôle fondamental, en libérant les mères et en aidant les enfants à développer tout leur potentiel [94]. En réalité, rien de tout cela n’est construit, et la communauté survit difficilement de 1886 à 1894, attirant toutefois plus d’un millier de colons [95]. Marie Howland y vit de 1888 à 1893, mais entre en conflit avec les autres résidents sur de nombreux sujets [96]. Son mari meurt en 1890. Elle quitte Topolobampo en 1893 et voyage à l’intérieur des Etats-Unis, puis en 1899 elle s’installe dans l’Alabama, à la Fairhope Single Tax Colony, où elle travaille comme bibliothécaire jusqu’à sa mort en 1921 [97].

Le déplacement du centre de gravité de l’utopie de la campagne vers la ville constitue une évolution importante au cours du XIXe siècle. Ce changement est déjà dans Fourier qui, dans ses derniers écrits, définit l’immeuble d’habitation parisien comme une forme d’habitat intermédiaire entre la maison individuelle du ménage isolé et le phalanstère. Selon lui, ce type d’habitat peut correspondre au garantisme, et ses disciples, en particulier ses disciples américains, s’en font les champions. Stephen Pearl Andrews imagine des grandes maisons de deux cents résidents bénéficiant pour leurs enfants d’une puériculture de haut niveau [98]. Au début des années 1870, Victoria Woodhull promeut l’idée d’un système domestique coopératif organisé non dans des phalanstères à la campagne, mais dans des hôtels en ville. Le Familistère de Marie Howland, adaptation du phalanstère à la ville industrielle moderne, constitue une étape essentielle sur ce chemin.