Dans le programme, on me présente comme une poétesse qui, inspirée du Nouveau Monde amoureux, a composé des vers pour ses livres. Mais aujourd’hui, j’aimerais remonter un peu plus dans le temps pour ouvrir mon intervention par la manière dont je suis arrivée à Fourier. A partir du poème L’Avenir est à Olenka que j’avais écrit avant de découvrir Le Nouveau Monde amoureux, et par son analyse, je voudrais retranscrire le chemin qui m’a conduite jusqu’à Fourier. Je vous présente donc L’Avenir est à Olenka.
Le recueil de poèmes Les Femmes du mer-credi et son contexte
L’Avenir est à Olenka a été écrit vers la fin des années 1990, et a été inclus dans le recueil de poèmes Les Femmes du mer-credi, publié en 2001 [1]. Treize poèmes composent ce recueil dont le thème central est la polygamie. Ils dé- crivent tous des relations polygamiques — ménage à trois (un intrus survient dans un couple), relation d’un homme/une femme avec plusieurs femmes/hommes, ou relation instable où le personnage central va papillonner, etc. — donc des relations non monogamiques.
Pourquoi ai-je choisi comme thème ce genre de relations ? Cela vient sans doute du fait que dans le fond de moi-même, je ressentais toujours un peu de malaise vis-à-vis des rapports que me présentaient les générations aînées dans les relations de couple, de famille, entre hommes et femmes.
Cela a un peu changé au XXIe siècle, mais le Japon de l’après-guerre dans lequel j’avais grandi était un pays avec un taux élevé de mariages et un taux très bas de divorces. Chez la génération de l’après-guerre (la génération du baby-boom), on compte moins de 10 % de célibataires. La plupart des gens se marient et le mariage dure jusqu’à la mort de l’un (alors que dans l’enquête familiale de 2015, les femmes non mariées atteignent la proportion de 14.06 %, les hommes 23,37 % et le nombre de célibataires augmente chaque année). On peut en déduire que pendant des générations au Japon, la plus petite unité de la société était non pas l’individu mais la famille, que composent les membres liés par le sang. Certes si c’est le travail d’un membre qui assure le bien-être de ses membres ou l’éducation des enfants, on peut dire que c’est un système efficace. De plus, le système de l’état civil vient renforcer cette unité familiale, et lors des démarches administratives, devant l’obligation de présenter sa fiche d’état civil ou d’inscrire l’adresse du domicile légal, tout Japonais est amené à prendre conscience de sa lignée familiale.
Seulement, quand on examine de plus près la réalité de cette famille protégée par le système, on se rend vite compte que la plupart des couples mettent en avant le rôle de parents en laissant au second plan l’amour hommefemme. Dans la famille où l’objectif est de faire vivre la famille elle-même, l’affinité que produit l’amour sexuel est éloignée. Si je peux citer Fourier que je ne connaissais pas alors, c’est le manque catégorique de l’« attraction passionnée ». Mais dans ce genre de couple, une fois que l’un des deux vient à disparaître après une longue maladie par exemple, leur relation est tout d’un coup embellie et l’image d’un couple uni par un amour profond s’y transpose. Quel est cet amour qui ne peut être ressenti comme tel que quand il est perdu ? D’autant plus que ce genre de paradoxe est peut-être de règle depuis la nuit des temps au Japon. Si on prend l’exemple des chants d’amour du temps de la dynastie, ce sont des chants pour l’amant parti, des requiem, ou des chants pour un amour impossible. Il s’agit toujours de l’aspiration à une personne qui n’est pas là, qu’on ne peut atteindre. On ne trouve guère de chant d’amour exquis pour une personne réelle. On peut donc en conclure que c’est une poésie non pas de « I love you (je t’aime) » mais de « I miss you (tu me manques) ».
Tout cela me semblait vide de sens et absurde, et je rêvais de créer des rapports différents avec mes contemporains. Et arriva 1968 ! On percevait une lueur d’espoir que peut-être la société japonaise pourrait changer. Mai 68 en France, le mouvement contre la guerre de Viêt-Nam aux États-Unis, la Révolution culturelle en Chine, et les conflits des étudiants au Japon, en cette année 1968, je n’étais encore qu’une collégienne mais je sentais comme un changement interne qui bouleversait la mentalité des gens, et en suivant les actualités, je soutenais très fort le slogan de l’époque « Décomposition de l’Université ». S’ensuivirent avec la vague de la contre-culture, le mouvement hippie, l’union libre ou la liberté sexuelle, des idées qui révolutionneraient les rapports humains. J’en étais conquise.
Mais vers la fin des années 70, on s’est rendu compte que finalement, rien n’avait changé au Japon. C’était là l’atmosphère d’alors. Les jeunes qui sont entrés dans la vie adulte se sont mariés. Les guerriers d’entreprise et les femmes au foyer formant le petit noyau familial ont assuré l’essor économique.
C’est ce malaise que je ressentais alors devant cette situation qui m’a fait composer les Femmes du mer-credi. Par la fiction, je voulais développer des rapports impossibles dans la vie réelle et je voulais par là faire une expérimentation. Avec la force des mots de la poésie, je voulais repousser le système de mariage qui ne changera jamais et la pression de l’idéologie de l’amour romantique.
De L’Avenir est à Olenka à Fourier
Les poèmes des Femmes du mer-credi sont pour la plupart écrits dans les années 1990. L’Avenir est à Olenka est créé, inspiré par le « enjyo-kôsai (rapport d’aide) » qui apparaissait alors. Les médias parlaient de cette nouvelle forme de rapport. Il s’agit pour un homme d’âge mûr d’« aider » financièrement les jeunes lycéennes. En échange, il a droit à avoir des rapports avec elles. Les médias en parlaient comme si cela bouleverserait de fond en comble la moralité sexuelle des jeunes. Mais je me souvenais alors des années 70, où finalement rien n’avait changé et je pensais que le rapport d’aide ne changerait pas en quoi que ce soit la moralité sexuelle, le système du mariage ou le rapport familial au Japon. Car si le rapport d’aide apporte un nouvel aspect par la différence d’âge, à partir du moment où l’argent intervient, il ne s’agit plus que d’une forme variée de prostitution et cela correspond absolument aux règles du capitalisme. Il est aussi présenté comme un moment de refuge contre la claustration ressentie dans la famille et cela même contribue à renforcer cet aspect. Alors, quel genre de rapport serait un danger pour la société ? C’est à partir de cette idée que j’avais commencé à écrire L’Avenir est à Olenka où le personnage principal est une femme qui a des rapports avec n’importe qui sans la contrepartie pécuniaire.
Tout d’abord, le nom de l’héroïne Olenka est tiré du récit d’Anton Tchekhov Douchetchka (littéralement Petite chérie, 1899). Dans cette nouvelle, Olga Semionovna, surnommée Olenka (Olienka) est une femme qui change d’idées suivant l’homme qu’elle épouse. En résumant ainsi le récit, elle paraît un peu sotte, mais comme le montre Tolstoï qui dit beaucoup de bien de ce récit, le talent narratif de Tchekhov est si admirable qu’il semble plutôt raconter non pas la sottise, mais l’état le plus sain où l’homme est libéré de tout ego ou de sa subjectivité. Mais cet état sain est comme celui d’un enfant qui n’a aucune responsabilité sociale.
Si l’Olenka de Tchekhov est une petite chérie du XIXe siècle, quelle serait une petite chérie du XXIe siècle ? C’est à partir de cette idée qu’est née l’héroïne de L’Avenir est à Olenka. Dans ce poème, j’ai représenté Olenka comme une femme libre et énergique sexuellement. Une « surfemelle » qui pourrait rivaliser avec le « surmâle » d’Alfred Jarry [2]. Dans la première moitié de la première strophe, je me suis appliquée à décrire les charmes d’Olenka. Dans la seconde moitié, on s’aperçoit petit à petit qu’Olenka n’a aucun désir par elle-même, et qu’elle répond aux aspirations des autres. Le principe d’Olenka est, comme la noblesse amoureuse du Nouveau Monde amoureux, de répondre aux aspirations d’autrui. Par ailleurs, dans la deuxième strophe, apparaissent des situations qui sont dues à ce principe d’Olenka. La présence d’Olenka devient comme un lubrifiant dans le couple, qu’il s’agisse des gens mariés ou des amoureux. Et de plus, Olenka qui est censée être exploitée n’en est nullement blessée, donc personne ne se plaint. Aucun problème. Dans la troisième et dernière strophe, Olenka sort de l’état d’individu et elle devient une mode dans la société entière comme « le » phénomène Olenka. C’est-à-dire qu’Olenka est un phénomène sexuel. Ce phénomène sexuel se caractérise par le fait d’avoir des rapports sexuels spontanés, avant même toute demande. C’est ce qu’est Olenka.
Ainsi, j’ai recherché la sexualité d’un âge nouveau et créé une Olenka, pleine de charmes explosifs, mais quant à l’auteure que je suis, plus je célébrais les exploits de cette fille sans ombre, plus je me sentais mal à l’aise, abandonnée à une perplexité. J’avais créé Olenka dans le but de lancer une bombe dans le mode de mariage ou de relations amoureuses assimilées au mariage, mais elle n’a pas pu devenir une vraie bombe. Car Olenka est du début à la fin absolument passive. Par le fait qu’Olenka elle-même n’a ni désir ni volonté en elle, elle peut répondre passivement aux aspirations des autres. Mais dans le concept de l’homme depuis les temps modernes, la définition d’adulte n’est-elle pas celle d’un être qui assume sa responsabilité en réalisant subjectivement et impulsivement ses désirs et sa libre volonté (c’est pourquoi, un enfant qui veut devenir adulte exige sa liberté en jurant d’être responsable) ? Mais Olenka qui n’a ni désir ni volonté propres à elle, n’aspire pas à la liberté, et ne fait que répondre aux aspirations d’autrui avec son charme et sa santé explosive. À propos d’Olenka qui n’a ni subjectivité, ni ego, j’ai parlé plus haut de sa similitude avec la bonne santé de l’enfant, mais Olenka de l’âge nouveau n’en est pas moins et elle reste dans le charme de l’enfant. Pire ! Ne serait-elle pas qu’une belle bête sensuelle ? Qu’il y ait tant de rapports, s’il n’y a ni désir ni libre volonté, il ne s’agira pas de la vraie polygamie. Alors, si les adultes arrivaient à avoir des rapports érotiques, intimes, à la fois libres et libérateurs, quel genre de rapport cela serait-il ? À ce moment, quel changement adviendrait-il dans la société ? Les questions tournaient dans ma tête et je me suis dit là que peut-être je devrais lire Fourier. A propos de Fourier, je savais seulement que c’était un socialiste fantastique, penseur économique qui a imaginé une communauté idéale fondée sur l’agriculture. Plus tard, par Sade, Fourier, Loyola de Roland Barthes [3], ou le numéro spécial de la revue GS consacré à l’anti-utopie [4], j’ai su qu’il existait une longue réflexion de Fourier sur l’amour et la sexualité dans l’utopie. Or, comme il n’existait pas alors de traduction japonaise du Nouveau Monde amoureux, je me sentais vraiment frustrée. Mais par bonheur, en 2006 est sorti le Nouveau Monde amoureux [5], traduit par monsieur Tomomi Fukushima et j’ai pu enfin lire le livre tant convoité et auquel je n’avais pas accès jusqu’alors.
A la lecture du Nouveau Monde amoureux Un peu impressionnée par la taille du livre, j’ai commencé à lire Le Nouveau Monde amoureux. Si je peux me permettre, je vais tout de suite annoncer ma conclusion : je n’ai pas pu trouver de réponse à la question à propos du paradoxe interne d’Olenka, à savoir sa possibilité d’avoir des rapports polygamiques justement parce qu’elle n’a pas de désir. Car dans Le Nouveau Monde amoureux, les individus ont a priori du désir, et tout le livre parle de comment assouvir ce désir. Mais dès les premières pages, j’ai été conquise par le livre. Tout en laissant de côté les propos de Fourier et sa théorie, c’est surtout par le style de son écriture, du jamais vu, tellement libre, que j’étais à la fois subjuguée et en plein désarroi. Contes, pièces de théâtre, récits de voyage, propos sur la gastronomie ou théorie sur les systèmes ou études de l’amour sexuel, c’est tout un pot-pourri, une caisse de jouets renversée. Par ailleurs, tant d’idées pour assouvir le désir, idées pour assurer le minimum de la réalisation sexuelle, qu’on peut qualifier de revenu de base sexuel. Il y a bien sûr l’ « attraction passionnée », mais il y en a tant d’autres ! Des termes tels que « cour d’amour », « quadrille polygyne », « couple angélique » foisonnent et je salue en passant tout le travail et l’ingéniosité du traducteur. Si la pulsion érotique de l’homme est approuvée entièrement, il va de soi que tout penchant érotique doit être reconnu s’il y a accord des deux côtés au préalable. Et l’amour qui ne bannit personne pourrait être le lien de la société, donc il faudrait établir un code, une politique et même une structure sociale. Telle est l’assertion de Fourier et cela me semblait une marche vers la joie de vivre. Ce qui m’a plu en outre, c’est l’idée prémonitoire de Fourier qui trouve dans la libéralisation du statut de la femme la clé du progrès social. Par ailleurs, Fourier porte aussi son regard vers les vieillards et les enfants. Pour un marxiste, les travailleurs (prolétaires) qui sont composés pour la plupart des hommes d’âge mûr seraient situés au centre du raisonnement. Mais Fourier propose de nommer dans les fonctions du juge de la cour d’amour ou de confesseur, les femmes d’âge mûr qui auraient beaucoup d’expériences et seraient aussi dotées du bon sens. C’était fascinant !
Par contre, j’aimerais faire une objection sur la faiblesse qui existe chez Fourier par rapport au sens du mal et à la faute. Peut-être est-ce dû à sa critique du christianisme, sur lequel repose la faute initiale ? La faute que conçoit Fourier est seulement représentée par les fautes dans ce monde, et c’est pourquoi il y a place pour le pardon et la rédemption. En donnant de la satisfaction à celui ou celle qui en aurait besoin, on gagne le bénéfice de racheter sa « faute ». Mais l’optimisme de Fourier semble trop naïf pour nous qui avons traversé le siècle des guerres mondiales.
Par ailleurs, Fourier propose une société dans laquelle les gens se lieraient sans mensonge ni fraude. D’après lui, ce n’est pas le fait d’être volage qui est mal, mais le fait de faire semblant d’être fidèle en cachant son infidélité.
Si on n’est pas discriminé même en se conduisant selon ses désirs, l’émancipation et la transparence dans les rapports seraient établies, pense-t-il, mais n’est-il pas un peu naïf et ne lui manque-t-il pas le sens de l’observation réaliste des êtres humains ? Même si on ne subit aucun reproche, les hommes aspirent à se nier, à être quelqu’un d’autre que soi, ou être quelqu’un d’idéal. En se comparant à l’image idéale qu’on voudrait être, il y a des choses dont on voudrait ne pas parler ou qu’on voudrait dissimuler. Quant à moi, je pense que ce sont justement les conflits internes, qui consument les êtres et qui les font vivre dans le mensonge et dans le secret, qui ont nourri la littérature.
L’amour l’emporte-t-il sur tout, ou un doute sur le pan-érotisme Si j’avais lu Le Nouveau Monde amoureux dans mon adolescence, je l’aurais peut-être approuvé de tout mon cœur. Car à cette époque je pensais « all you need is love (de l’amour, et rien d’autre) ». Dans mon quatrième recueil Kindish que j’avais composé après Les Femmes du mer-credi, il reste encore cette tendance. C’est flagrant surtout dans le poème Danse dans le ciel mouvant que j’avais composé, inspirée par Fourier, où j’écris « l’utopie où l’on peut vivre rien qu’en se regardant ». Quoi que j’en dise, je l’avoue, j’aime Fourier et son apologie d’amour.
Par contre, ayant franchi un certain âge, et avec un regard vers mon passé, je ne peux m’empêcher de penser à l’importance du travail. Je suis même tentée de dire que ma personnalité a été formée par mon travail (je souligne en passant que mon travail professionnel est le travail de correction dans l’édition). Le travail dont il est question ici n’est pas forcément un travail de création, cela peut être des petits travaux. L’autre jour, j’ai lu un article dans le journal Asahi du 16 novembre 2017. C’était une interview de David Betras, député démocrate de Mohoning County dans l’Ohio aux États-Unis. Dans cette interview, il disait que la raison de la défaite démocrate lors des élections présidentielles était due à l’élitisme qui régnait dans le cadre du parti démocrate. Il ajoutait qu’il fallait avoir du respect pour les gens qui travaillent avec leurs mains, c’est-à-dire les plombiers, les charpentiers, les couvreurs, les travailleurs d’émaux ou les ouvriers d’usines, etc. Ce qui est important pour les travailleurs est de savoir si « à leur retraite, ils peuvent être fiers d’avoir exercé leur travail », dit-il. Je suis absolument de cet avis. Mais dans le monde de la suprématie de l’amour de Fourier, le point de départ est que la productivité est saturée, et que le besoin est assouvi, ce qui fait que le travail est considéré comme une corvée. Je n’ai pas encore lu Le Nouveau Monde industriel et sociétaire et donc, je me trompe peut-être. Mais dans Le Nouveau Monde amoureux, Fourier semble donner trop de suprématie à la vie amoureuse et charnelle, et le travail et le labeur sont plutôt mis au second plan [6]. Est-ce que l’homme peut vivre sa vie uniquement d’amour ? À cela s’ajoute un autre doute. La vie de Fourier lui-même a-t-elle été comblée en amour ? Comme j’avais lu avec beaucoup d’intérêt Le Nouveau Monde amoureux, j’ai voulu en savoir plus sur la vie de l’auteur, et j’ai lu sa biographie, Charles Fourier — Le Visionnaire et son monde de Jonathan Beecher [7]. C’est une biographie qui fait le parallèle entre la forte personnalité de Fourier et son temps. C’est un livre impressionnant et riche, mais ce que j’ai ressenti à la lecture était ceci. Est-ce que Fourier lui-même n’était pas un homme qui s’est voué corps et âme à son travail ? N’était-il pas un écrivain studieux qui noircissait toujours ses mains d’encre ? Il prônait l’utopie de l’amour mais peut-être que dans la vie, il éprouvait plus de satisfaction dans ses réflexions et ses écrits que dans l’amour. Mais ses réflexions et écrits n’ont pas été reconnus de son vivant. Il a été trouvé par sa bonne, gisant près de son lit dans sa vieille redingote. Et moi, dans mon coin, je tresse mes vers et quand je pense à la force de son âme, je me sens toujours encouragée.