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53-65
Projet et formation du Nouveau Monde Industriel et sociétaire
Point de vue à partir d’un manuscrit de sa préface
Article mis en ligne le 20 juillet 2020
dernière modification le 24 juillet 2023

par Fukushima, Tomomi

Mon titre originairement proposé était « Formation et structure du Nouveau Monde industriel et sociétaire  », mais je n’ai pas pu arriver à aborder de front ce sujet. En remplacement, j’essaierai de considérer de biais un aspect de ce sujet. Il s’agit de relire un texte que Fourier avait rédigé pour en faire une partie de la préface du Nouveau Monde industriel avant de l’abandonner définitivement, et qui ultérieurement a été publié par ses disciples, et de comparer ce texte imprimé avec son manuscrit. Sans doute cette tentative pourrait-elle apparaître un peu méchante car elle montre ce que les disciples de Fourier voulaient cacher de sa pensée. Mais cela pourra, je pense, éclaircir les difficultés qu’ils affrontaient, et permettre aussi de mesurer tout ce que Fourier dut prendre en considération avant de publier le Nouveau Monde industriel.

Les manuscrits du Nouveau Monde industriel

Pour commencer je ferai l’historique de la publication du Nouveau Monde industriel, en me référant à trois études existantes.

En suivant la biographie de Jonathan Beecher, on peut constater que Fourier a fait publier en octobre 1822 Le Traité de l’association domestique-agricole en 2 volumes (le titre sera remanié en Théorie de l’unité universelle pour les Œuvres Complètes). Just Muiron, premier disciple de Fourier, a aidé financièrement sa publication. L’ouvrage n’a pas fait l’objet d’une meilleure réception que les livres précédents, et Fourier a éprouvé le besoin de donner une explication additionnelle. C’est ainsi qu’il a publié en 1823 une brochure intitulée Sommaire et annonce du Traité de l’association domestique-agricole (ce texte est rassemblé dans les Œuvres Complètes avec le texte principal). Il voulait rédiger de plus une brochure intitulée Argument. Mais, à mesure de la rédaction, son contenu a grandi énormément, comme d’habitude, à tel point que l’auteur a projeté un grand traité de 36 chapitres. Le texte principal semble avoir été achevé vers 1826, mais Fourier a continué d’élaborer la préface. Devenu désormais Nouveau Monde industriel, l’ouvrage a été publié en 1829 à Besançon, grâce au financement des disciples dont Muiron était toujours le premier. Parmi les correcteurs qui s’occupaient de ce livre à l’Imprimerie Gauthier, il y avait un certain Joseph Proudhon, qui deviendra chef d’un mouvement social plus tard.

Beecher résume le texte du Nouveau Monde industriel comme suit : « Le Nouveau Monde industriel… apparaît conforme aux vœux de Fourier : un résumé relativement clair de la doctrine, centré sur l’organisation d’une communauté d’essai. La préface tant remaniée est essentiellement consacrée, dans sa version définitive, à une comparaison entre “l’énormité du produit sociétaire” et le “cercle vicieux de l’industrie civilisée”. La première section consiste en une présentation “élémentaire” de la théorie de l’attraction passionnée ; dans la deuxième, qui traite des “dispositions de la Phalange d’essai”, Fourier s’efforce d’être aussi précis que possible, étayant son propos de multiples cartes, diagrammes, devis et conseils sur l’élevage. Les troisième, quatrième et cinquième sections abordent respectivement l’éducation et la gastronomie, la production et la distribution, et “l’équilibre des passions”. Les deux dernières, enfin, sont vouées à la critique de la civilisation, dans le contexte plus général de la théorie historique et d’une réflexion sur les parties “transcendantes” de la doctrine, telles que l’analogie universelle ou la cosmogonie. L’ouvrage se clôt sur une “Postface sur la cataracte intellectuelle”, où Fourier en appelle aux bonnes volontés et tente de régler ses comptes avec les philosophes en général et Robert Owen en particulier [1] ».

Deuxièmement, je me réfère à l’étude d’Émile Poulat intitulée Les Cahiers manuscrits de Fourier, qui met en évidence la formation du Nouveau Monde industriel à partir de ses manuscrits [2]. Après l’effondrement du mouvement fouriériste, les manuscrits ont trouvé, après plusieurs péripéties, leur lieu d’accueil aux Archives nationales. Dans les années 50 et 60, les chercheurs tels Poulat, Beecher et Simone Debout, ont étudié ces manuscrits intensivement. Selon Poulat, la plupart des manuscrits peuvent être classés dans deux catégories : l’une correspond aux brouillons de l’ouvrage projeté par Fourier sous le titre Grand Traité avant la rédaction du Traité de l’association domestique-agricole. L’autre à ceux du Nouveau Monde industriel. Lors de la rédaction de celui-ci, Fourier semble s’être appliqué plus particulièrement à sa préface. Poulat énumère quinze brouillons. Dans la version définitive, il est constitué de trois chapitres : « Exposé et notions préparatoires », « Énormité du produit sociétaire » et « Cercle vicieux de l’industrie civilisée ». Mais jusque-là il concevait un plan de huit à dix sujets. Les disciples de Fourier ont établi et publié un certain nombre de manuscrits dans les années 1840 et 1850. Mais la plupart des textes imprimés relèvent de la première période de l’auteur. Les brouillons du Nouveau Monde industriel n’ont pas fait l’objet d’une publication par ses disciples, à l’exception de deux textes : l’un intitulé « Fausse direction des esprits et des sciences », publié depuis octobre 1857 jusqu’à février de l’année suivante dans un périodique fouriériste bruxellois, le Bulletin du Mouvement Sociétaire, et l’autre intitulé « De l’anarchie industrielle et scientifique » publié en 1847 sous la forme d’une brochure de 72 pages. Or, le texte du Nouveau Monde industriel diffusé depuis la deuxième moitié du dix-neuvième siècle était celui qui est apparu en 1845 dans les œuvres complètes publiées par les disciples. La réimpression de 1966 aux éditions Anthropos s’appuyait sur ce même texte. C’est Michel Butor qui a fait remarquer le premier le problème posé par cette version. Butor, pour sa part, fit publier le texte en 1973 chez Flammarion, en s’appuyant sur la première édition. Dans sa préface, il explique que la comparaison de la première édition et de l’édition des œuvres complètes permet de savoir que celle-ci dissimule quatre omissions [3]. Pour trois d’entre elles, les disciples donnent leur raison : « [leur] crudité n’est point admissible dans un livre de grande circulation [4] ». Selon Butor, les passages élidés concernent les amours de couples fictifs, Bastien jeune homme de vingt ans et Céliante femme de cinquante ans, Valère jeune homme de vingt ans et Urgèle femme de quatre-vingts ans, ainsi que les exemples réels d’un homme suisse nommé Sammermatter qui a eu un enfant après ses cent ans, et de Delille Dessales écrivain célèbre marié à soixante-dixsept ans à une fille de dix-sept ans. Tous ces exemples ont pour fonction de montrer que la passion d’amour permet de former des liaisons qui franchissent les barrières de l’âge.

Butor conjecture que les disciples rejettent « la perspective d’une véritable égalité des sexes ». Ils consentent à la légalisation des divorces qui provoquait à l’époque une polémique politique par rapport au droit civil français ; mais ils ne sont pas satisfaits, selon Butor, d’un scénario selon lequel un jeune homme tombe amoureux d’une vieille femme.

De plus, Butor met en question la « censure » opérée par Fourier lui-même. « Je supprime de ce plan beaucoup de détails … » ou « je me borne à rappeler seulement… » sont les expressions fréquemment apparues dans le Nouveau Monde industriel. Le poète se demande s’il ne craignait pas de faire obstacle à la propagande. Je ne suis pas prêt à répondre à cette question, sans en négliger néanmoins l’importance.

La différence entre le manuscrit et la version imprimée de L’Anarchie industrielle et scientifique

J’aborderai donc le texte qui fait l’objet de cette intervention. Ce texte est intitulé De L’anarchie industrielle et scientifique. Fourier l’a rédigé, comme je l’ai dit, à dessein d’en faire une partie de la préface du Nouveau Monde industriel. Le texte contient six parties, intitulées respectivement : « Indices de l’anarchie scientifique », « Indices de l’anarchie industrielle », « Énormité des bénéfices de l’Association », « Coup-d’œil sur l’échelle du mouvement social », « Cercle vicieux de l’industrie civilisée et des sciences incertaines » et « Final sur les côtés faibles de la Philosophie ». Si on les met en parallèle avec le résumé cité plus haut, on remarquera que ce texte abrège à peu près la totalité du Nouveau Monde industriel.

J’ai dit que la plus grand partie des manuscrits de Fourier est maintenant conservée aux Archives nationales. On peut y consulter sous forme de microfilm (681 MI 16) le texte auquel les disciples se référaient lors de la publication de L’Anarchie industrielle et scientifique. La mise en parallèle entre ce manuscrit et la version imprimée confirme que les disciples voulaient publier l’essentiel du manuscrit. Les erreurs de transcription et les coquilles sont en vérité très peu nombreuses. Mais les modifications de l’usage des majuscules et les insertions de signes de ponctuation sont usuelles. Il faut pourtant dire que quatre passages importants ont été omis. On verra ces omissions par ordre.

Analogie

Les trois premières omissions concernent le même sujet : la science de l’« analogie », sur laquelle Fourier dit à maintes reprises qu’elle deviendra une source de bénéfice immense en harmonie.

N° 1.

Manuscrit

En parallèle de ce triste sort, je me borne à leur indiquer seulement une des voies de fortune que leur ouvrira la société n.° 8, harmonisme, qu’on peut organiser en peu de semaines, et répandre subitement partout le globe. Cette société cultivera très activement une science dite l’analogie, ou tableau des effets des passions dépeints dans chacune des substances créées. Cette nouvelle science vaudra aux auteurs un bénéfice de deux à trois millions de francs par feuille (je ne dis pas par volume mais par feuille de 16 pages de ce format). Je prouverai très arithmétiquement la justesse de cette estimation. Et comme un homme intelligent à ce genre de travail pourra bien fournir dans l’année quatre feuille d’analogies exactes et vérifiées, il aura gagné au bout de l’an dix millions de francs à cultiver cette nouvelle science.

Version imprimée

En parallèle de ce triste sort, je me borne à leur indiquer seulement une des voies de fortune que leur ouvrira la société n.° 8, harmonisme, qu’on peut organiser en peu de temps, et répandre subitement partout le globe. Cette société cultivera très activement une science dite l’Analogie, ou tableau des effets des passions dépeints dans chacune des substances créées. Cette nouvelle science vaudra aux auteurs de grands bénéfices…

N° 2.

Manuscrit

Trois mille ans ont enraciné ce préjugé [selon lequel la Civilisation est le destin du genre humain], qui est maintenant difficile à attaquer, parce que les écrivains et spéculateurs en sophisme craignent la chute des 4 sciences fausses, et pensent que ce serait une perte pour eux. Je prouverai aux corollaires, que du moment où ils renonceront aux 4 sciences fausses pour cultiver les vraies et provoquer la fondation du noyau sociétaire, il sera plus facile à tout écrivain de gagner cent mille écus de rente qu’aujourd’hui cent louis.

La mine sera si féconde que tous pourront y prendre part. Une seule branche des nouvelles sciences, l’analogie, occupera au moins trois mille gros volumes et donnera d’immenses bénéfices parce que le genre humain en sera si empressé qu’il affectera des prix copieux pour tous les articles qu’on pourra y fournir. Sauf garantie d’exactitude, et indépendamment du bénéfice de vente assurée pour cinquante millions d’exemplaires, j’en donnerai le compte arithmétiquement aux corollaires.

J’ai dit que l’analogie est l’explication des tableaux naturels ou emblèmes des passions fournis par chaque animal, végétal ou minéral. On en sera si avide qu’elle se publiera par feuilles détachées, à mesure de matériaux fournis. Dix et vingt personnes pourront réunir pour meubler une feuille. Celui qui n’aura donné qu’un article d’une demi-page aura droit à un trente-deuxième du bénéfice.

En l’estimant à 1 sou par feuille ce sera 2 ½ millions de gain sur une feuille, et environ 80 000 fr pour celui qui n’y aura fourni qu’une demi-page.

Les esprits doués d’une grande aptitude aux interprétations de l’analogie pourront souvent remplir une feuille à eux seuls, les femmes participeront comme les hommes à ce travail.

Version imprimée

Trois mille ans ont enraciné ce préjugé [selon lequel la Civilisation est le destin du genre humain], qui est maintenant difficile à attaquer, parce que les écrivains et spéculateurs en sophisme craignent la chute des 4 sciences fausses, et pensent que ce serait une perte pour eux. Je prouverai aux corollaires, que du moment où ils renonceront aux 4 sciences fausses pour cultiver les vraies et provoquer la fondation du noyau sociétaire, il sera plus facile à tout écrivain de gagner cent mille écus de rente qu’aujourd’hui cent louis…

N° 3.

Manuscrit

On remplirait aisément un volume du tableau des avantages que promet le régime sociétaire, surtout en relations d’unité, précieuses pour les savants et artistes, qui y gagneraient tout-à-coup des millions plus aisément qu’aujourd’hui leur chétive subsistence. On l’a vu page 27 [=passage n° 2] au sujet des feuilles d’analogie qui ne seront qu’une des branches de leurs immenses bénéfices.

Version imprimée

On remplirait aisément un volume du tableau des avantages que promet le régime sociétaire, surtout en relations d’Unité, précieuses pour les savants et artistes, qui y gagneraient tout-à-coup des millions plus aisément qu’aujourd’hui leur chétive existence, ainsi que nous l’avons vu précédemment.

Pour le dire brièvement, l’analogie montre quelles passions symbolisent les animaux comme le chien et le chat ou les végétaux comme la jonquille et le lis. Selon Fourier, le « mouvement » des règnes animal, végétal et minéral, ainsi que celui des planètes, est soumis à la même loi que le mouvement passionnel. Celui qui saisit le mouvement de la nature pourra donc être susceptible de comprendre le mouvement passionnel, et ainsi de démontrer le mouvement social proclamé par Fourier. Plus tard Baudelaire sera sensible, comme d’autres écrivains ou penseurs romantiques, à cette idée, en l’identifiant à sa théorie des correspondances.

Selon Fourier, l’analogie est une science que tous les harmoniens voudront étudier, et elle recèle comme marchandise un si grand charme que tout le monde s’y précipiterait. Le mot feuille signifie ici un cahier (terme de reliure) constitué d’un grand papier plié trois fois (Fourier parle de 16 pages). Sitôt après l’impression, ce cahier sera acheté à un prix qui donne à l’auteur un sou par feuille. La raison sur laquelle Fourier se fonde pour affirmer que ce cahier deviendra un best-seller dont cinquante millions d’exemplaires se vendront dans le monde entier n’est pas fournie dans les passages cités. Pourtant on voit que la vente de 50 millions produit 2.5 millions de francs de gains par feuille, car vingt sous font un franc. Celui qui n’aura rédigé qu’une demi-page recevra un trente-deuxième de 2.5 millions, ou 78,125 francs, à peu près quatre-vingt mille.

Les disciples s’efforçaient de dissimuler ces passages en vain ; car l’épilogue intitulé « Sur l’analogie » du Nouveau Monde industriel révèle à peu près les mêmes idées que ceux-ci, ayant précisément le sous-titre « preuve de l’énorme prix de douze mille francs par ligne ». On lit ainsi : « Venons au but de cet article, au débit qu’obtiendront les feuilles abréviatives des analogies découvertes. Lorsque la science aura été exposée dans un bon traité, appuyée d’un millier de tableaux intéressants par des descriptions complètes, et non par des croquis parcellaires, comme j’en ai donné sur la rave et le perroquet, la vente des feuilles à 3 sous, y compris le sou de bénéfice alloué, sera au moins de MILLE par phalange, enfants non comptés, car on ne les initiera pas à l’analogie. Le produit de cette vente (50 F), multiplié par 500 000 phalanges, donne 25 millions de F ; or je n’ai tablé que sur 8 millions de bénéfice, et non pas sur 25 millions [5] ».

Fourier hausse de dix fois son estimation : le bénéfice prévu est de 25 millions, alors que De L’anarchie industrielle et scientifique ne prend en compte que le bénéfice de 2.5 millions. Ce passage nous laisse comprendre que l’estimation de 50 millions d’exemplaires dans De L’anarchie industrielle et scientifique est fondée sur le calcul de multiplication de 500 mille phalanges à construire en harmonie et de cent exemplaires à vendre dans chaque phalange. Mais ce nombre de ventes s’accroît à 1000. Une phalange ayant 1600 sociétaires au-dessus de quatre ans, ce nombre est à peu près celui de tous les hommes et femmes, non compris les enfants.

Les disciples ont peut-être apporté le plus grand soin possible à la consistance des chiffres. À titre de preuves par présomption, on pourrait évoquer que, dans la citation n° 1, l’expression « on peut organiser en peu de semaines » a été modifiée en « on peut organiser en peu de temps ». La variété de calendriers ou de chiffres n’a causé que confusion chez les disciples qui voulaient promouvoir le mouvement. C’était pour eux une promesse inutile et dangereuse, risquant de décourager d’éventuelles tentatives.

Théorie des contrepoids naturels et « modération »
La dernière omission a pour objet un thème différent.

N°4
Manuscrit
Pour associer les passions, il faut connaître la théorie des contrepoids naturels fondés sur l’option de plaisirs. J’ai recours à un exemple pour définir ce genre de contrepoids inconnu en civilisation. Les généraux d’Alexandre firent une orgie de table qui se prolongea toute la nuit, et ils y commirent de tels excès de gourmandise et d’ivrognerie, que le lendemain 42 d’entre’eux en moururent. Tels sont, du plus en moins, tous les amusemens des civilisés, repas d’une demi-journée, danse pendant une nuit entière.
Si après 2 heures de séance au festin que je cite, on eût proposé aux convives une jouissance plus piquante, comme l’arrivée d’une troupe d’odalisques enlevées du sérail d’un prince vaincu, avec faculté aux généraux de se les partager ; chacun d’eux assez repu, après deux heures de banquet, aurait opiné à faire le partage des femmes, et aller tenir séance avec celle qui lui serait échue. Et si au bout de deux heures passées avec les odalisques, on eût proposé quelque nouveau plaisir très séduisant, un spectacle donné par d’excellens acteurs, les généraux satisfaits sur l’amour par une séance de deux heures, auraient couru au nouveau charme offert.
Dans cette hypothèse, tout excès est prévenu par les courtes séances et la succession de plaisirs, avantage dont le plus pauvre des individus, homme, femme ou enfant, jouira sans cesse dans le mécanisme sociétaire distribué par séries passionnées.

Version imprimée
Pour associer les passions, il faut connaître la théorie des contrepoids naturels fondés sur l’option des plaisirs. Tout excès est prévenu par les courtes séances et la succession de plaisirs, avantage dont le plus pauvre des individus, homme, femme ou enfant, jouira sans cesse dans le mécanisme sociétaire distribué par séries passionnées.

Fourier recourt ici à une parabole pour expliquer ce qu’il appelle « théorie des contrepoids naturels ». Le festin des généraux d’Alexandre se finit par un désastre tragique. Comment éviter ce résultat ? Comment imaginer un heureux dénouement ? Ce sont les questions de Fourier.
En fait, Fourier montre le même exemple dans le Traité de l’association domestique-agricole en 1822, comme suit :
« Les généraux d’Alexandre firent une orgie d’ivrognerie à la suite de laquelle 42 d’entre’eux moururent le lendemain ; cette orgie avait durée [sic] toute la nuit. Chacun pensera que si l’orgie eut duré moitié moins, il n’en serait pas mort un seul ; car on aurait évité les grands excès qui, d’ordinaire, n’ont lieu qu’à la fin du repas, et dans les séances trop longtemps prolongées. En partant de ce principe, on doit conclure que plus les plaisirs seront nombreux et fréquemment variés, moins on pourra en abuser ; car les plaisirs, comme les travaux, deviennent gage de santé quand on en use modérément. Un dîné [sic] d’une heure, varié par des conversations animées qui préviennent la précipitation et la gloutonnerie, sera nécessairement modéré, servant à réparer et augmenter les forces, qu’userait un long repas sujet aux excès, comme les grands dînés de civilisation [6] ».
Quand on met en parallèle ce passage avec le passage omis, il est incontestable que les disciples récusent la description de l’affaire des généraux avec les odalisques. Inversement, on pourrait supposer que ce scénario passionnait Fourier lors même de la rédaction du Traité de l’association domestique-agricole, bien qu’il n’ait pas osé l’imprimer.
Or, peut-être celui qui lit ce passage ne comprendra pas assez l’explication ; car Fourier oppose l’excès d’ennui qui entraînerait la mort à une chaîne de plaisirs offerts successivement. Il appelle cette solution « modération », mais ce mot semble être utilisé d’une manière toute différente du sens ordinaire. Ballotté très violemment par les plaisirs toutes les deux heures, je serais trop exténué pour accepter les charmes les plus grands. Fourier ne pense pas ainsi. Il exige une vigueur robuste, une vie fort puissante d’un abord difficile. Le tableau des « plaisirs composés » décrit dans le Nouveau Monde industriel ouvre la même perspective :
« Léandre vient de réussir auprès de la femme qu’il courtisait. C’est plaisir composé, pour sens et âme. Elle lui remet l’instant d’après un brevet de fonction lucrative qu’elle lui a procuré ; c’est un 2e plaisir. Un quart d’heure après elle le fait passer au salon où il trouve des surprises heureuses, la rencontre d’un ami qu’il avait cru mort ; 3e plaisir. Peu après entre un homme célèbre, Buffon ou Corneille, que Léandre désirait connaître et qui vient au dîner ; 4e plaisir. Ensuite un repas exquis, 5e plaisir. Léandre s’y trouve à côté d’un homme puissant qui peut l’aider de son crédit et qui s’y engage, 6e plaisir. Dans le cours du repas un message vient lui annoncer le gain d’un procès, 7e plaisir [7] ».

Apparition des mots sur le texte du Nouveau Monde industriel
modérer ........................................................ 7
modération ............................................ 14
modéré ............................................................ 8
modérément ....................................... 3
immodérément ............................. 4
immodéré .................................................. 1
(Pour comparer)
étouffer .......................................................... 28
réprimer ........................................................ 15

Au premier abord, ce passage semble peut-être une superposition de simples coïncidences. Pourtant, la mise en parallèle avec les généraux d’Alexandre montrera que cela se veut une autre application de la théorie des contrepoids naturels.
Le mot modération est un des motsclés à explorer chez Fourier. La liste indiquée à droite montre que ce mot et ses dérivés apparaissent dans le Nouveau Monde industriel un certain nombre de fois. Il semble que ceux-ci ont deux significations. L’une, de sens négatif, veut dire affaiblir les passions pour diminuer leur influence. Donc c’est presque un synonyme de réprimer ou d’étouffer. Dans le passage suivant : « Que servirait aux Harmoniens la grande perfection de culture dans chaque variété de produit, s’ils avaient affaire à un public moraliste et uniforme en ses goûts, ne mangeant que pour modérer ses passions, et s’interdisant tout raffinement de sensualité, pour le bien de la morale répressive ? [8] », modérer les passions signifie satisfaire l’appétit, sans jamais s’accompagner de la connotation positive. La modération de Fourier n’a pas seulement pour objet la quotidienneté et la vie alimentaire ; mais elle recèle aussi une signification plus élargie. En guise de complément, je voudrais évoquer que ce mot avait une résonance dans le langage politique de la période révolutionnaire. À l’époque de la dictature jacobine, la modération ou le modérantisme étaient presque un synonyme des opinions contre-révolutionnaires. Ainsi Robespierre proclame, lors d’une séance des Jacobins en 1793, la nécessité de « chasser impitoyablement, de nos sections, tous ceux qui se sont signalés par un caractère de modérantisme ». De même, un catéchisme révolutionnaire écrit en l’An II (1793-1794) dit clairement que « l’esprit de modération tend à arrêter les progrès d’une révolution ». Après la fin de la Terreur, le Directoire a vu la modération réhabilitée, comme une réaction, pour essayer de suivre la voie mesurée [9]. La voie de Fourier est à l’opposé de l’anti-modération d’un Robespierre. Elle n’est pas non plus une politique mesurée comme celle du Directoire. Car Fourier a choisi d’employer ce mot en un double sens : « L’harmonie qui présentera, surtout aux gens riches, des options de plaisir d’heure en heure, et même de quart d’heure en quart d’heure, préviendra tous les excès par multiplicité de jouissances ; leur succession fréquente sera un gage de modération et de santé. Dès lors chacun aura gagné en vigueur, en raison du grand nombre de ses amusements : effet opposé au mécanisme civilisé, où la classe la plus voluptueuse est partout la plus faible de corps. On ne doit pas en accuser les plaisirs, mais seulement la rareté de plaisirs d’où naît l’excès, qui semble autoriser les moralistes à condamner la vie épicurienne : ils prêchent la modération inverse ou résistance à l’appât du plaisir ; ils ignorent le régime de modération directe ou abandon à une grande variété de plaisirs contrebalancés l’un par l’autre, et garantis d’excès par leur multiplicité, leur enchaînement [10] ».
Fourier affirme donc que la modération dans le sens ordinaire n’est qu’une modération inverse, donnant toujours un effet négatif. En revanche, la modération directe peut ouvrir une voie de bonheur. Cette affirmation caractérise un aspect de la pensée de Fourier, qui constitue un des fondements du projet du Nouveau Monde industriel.

En guise de conclusion
Il est certain que l’étude des manuscrits n’est pas susceptible de résoudre la question de Michel Butor, celle de la censure de Fourier par lui-même. Cette étude nous permettrait de connaître l’étendue des thèses de Fourier. Elle nous révèle ainsi que Fourier fait de si nombreuses variations autour des mêmes thèmes qu’on en retrouve la trace plus ou moins fragmentaire dans ses textes publiés. Les manuscrits ne sont pourtant pas une simple répétition inutile. Car le fait de reprendre avec un nombre important de variations révèle un intérêt tenace de Fourier. C’est dans ce sens qu’on pourrait dire que les deux idées examinées dans cette intervention, l’analogie et la théorie des contrepoids naturels, sont certainement d’une grande importance dans la pensée de Fourier.