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DEJACQUE Joseph : À bas les chefs ! Écrits libertaires (2016)

Paris, La fabrique éditions, 2016, 338 p., présentation et notes par Thomas Bouchet

Article mis en ligne le 15 avril 2018

par Antony, Michel

Comme d’autres, j’ai découvert Joseph Déjacque vers 1971 ; il correspondait bien à mes engagements libertaires, syndicalistes et féministes d’alors. Dans les années 1980-1990, en travaillant sur les utopies, et en prolongeant des chercheurs plutôt libertaires sur le sujet (Max Nettlau, Gustav Landauer, Marie-Louise Berneri [1], Ugo Fedeli [2], Ángel Cappelletti…), j’avais fait de cet auteur-militant, avec quelques autres comme William Morris, Ernest Callenbach ou Pierre Quiroule et les très nombreuses utopies anarchistes en castillan, le pivot du concept d’utopie libertaire que j’opposais aux utopies traditionnelles, classiques, plutôt figées et formalistes, et souvent trop autoritaires. Je tentais également d’en montrer l’importance quantitative méconnue. Aujourd’hui ce recueil redonne du tonus et des précisions à ce que j’avais pressenti alors et l’ouvre de belle manière, tout en permettant d’enrichir ma présentation sur les Utopies Libertaires [3]. La riche anthologie reprend le titre emblématique À bas les chefs ! qu’avaient utilisé les éditions Champ libre en 1970-71 [4] pour rééditer une bonne partie des écrits de Joseph Déjacque. Ils avaient eux-mêmes repris une formule utilisée en français pour des éditions partielles de 1912 et 1923. Les années 1960-70 étaient effectivement celles d’une nouvelle découverte des écrits fouriériens auxquels Déjacque peut se rattacher (Le Nouveau Monde amoureux date de 1967) et fouriéristes. Conformément à « l’esprit 68 » ils mettent alors surtout l’accent sur les aspects libertaires, comme le font avec talent des penseurs marquants comme René Schérer (juin 1966) [5] ou Daniel Guérin (dans Arcadie en décembre 1967 et janvier 1968 et chez Gallimard en 1975 [6]), ou ceux de la mouvance situationniste (Les cahiers de l’IS ou les éditions Champ libre justement).

L’anthologie, très bien choisie, est malheureusement incomplète (le ¼ de la production de cette « œuvre foisonnante » selon Thomas Bouchet) et offre quelques pépites (trois lettres tardives à Proudhon). Pour ma part j’aurais aimé deux volumes, l’un comprenant totalement L’Humanisphère et les Lazaréennes, et l’autre amplifiant les textes proposés en utilisant la place rendue disponible en enlevant les extraits des deux ouvrages cités. Mais les exigences de l’édition ont leurs propres règles, ce qui est compréhensible. Cette anthologie est présentée avec grand soin et intelligence, et donc rend plus accessibles des textes parfois un peu ardus ou trop datés. Quasiment toutes les références sont présentées et toutes les personnes ou activités citées sont explicitées. En plus Bouchet a choisi la forme sans doute la meilleure, en découpant ses présentations en plusieurs thématiques, en alternance avec les écrits de l’auteur. L’important travail historique semble sinon exhaustif, en tout cas décisif pour présenter l’auteur et son temps et ses influences à l’époque et ultérieurement. Le tout est complété par une bonne chronologie et une importante bibliographie.

L’introduction et d’autres analyses nous restituent le Déjacque d’avant 1848 et ses difficultés dans l’exil, ainsi que son évolution politique, du républicanisme et d’un socialisme pluraliste à l’anarchisme. Si son anti-autoritarisme est précoce (années 1840), son anarchisme s’affirme surtout idéologiquement au début des années 1850, et particulièrement avec La Question révolutionnaire puis évidemment avec L’Humanisphère, utopie anarchique. C’est donc surtout dans l’exil états-unien (New York et Nouvelle Orléans, 1854-1861) que sa pensée atteint sa totale maturité, comme « an-archiste » (comme on l’écrit parfois) ou libertaire, puisque c’est le titre de son principal journal (Le Libertaire. Journal du mouvement social, 1858-1861) et le terme que lui-même diffuse en langue française à partir de 1857.

L’ouvrage rappelle que comme Proudhon, c’est un des rares et authentiques prolétaires du socialisme premier (colleur en papier du fameux quartier prolétaire parisien Saint-Antoine). Il est d’abord connu comme journaliste radical, poète puissant selon Pierre Leroux (cela a été confirmé depuis par Gaetano Manfredonia), orateur ferme et parfois féroce contre Hugo qui lui en garde une tenace rancune, polémiste qui se lâche sans retenue contre son modèle Proudhon. À Londres (1852) il a contribué à fonder une société d’entraide, La Sociale, et côtoyé Gustave Lefrançais, considéré lui aussi parfois comme un des proto-anarchistes. Lefrançais est un de ceux qui contribuent trente ans plus tard, autour notamment de Max Nettlau et Élisée Reclus, à la redécouverte de Déjacque.

Sa pensée bien définie n’empêche pas Déjacque de puiser à différents fonds, modérés (Émile de Girardin ou Pierre Leroux, avec des traces saint-simoniennes ?) ou plus radicaux (Ernest Coeurderoy surtout et P.-J. Proudhon), sans compter de multiples autres lectures (La Boétie, La Fontaine…). Sa grandeur, c’est qu’il semble affirmer, surtout vis-à-vis du misogyne Proudhon, une cohérence entre moyens et fins, entre principes et applications. Si on est contre l’autorité et pour la liberté, on se doit de l’appliquer partout : vis-à-vis des femmes, des enfants, des esclaves, du sous-prolétariat, et c’est ce que fait Déjacque avec talent. Quand il pourfend, c’est sans ambages : oserait-on aujourd’hui offrir des pamphlets comme De l’Être-humain mâle et femelle. Lettre à P.-J. Proudhon (1857) ? Curieusement il semble presque s’en repentir en fin de vie, quand ses échecs et la maladie qui pointe tempèrent ses analyses et l’âpreté de sa plume (cf. les lettres de 1862-1863).

Est-il pour autant le premier des libertaires ? Sans doute un des premiers aussi « complets » (formule d’Émile Pouget), qui envisage toute la sphère humaine, individuelle et collective. Mais pas le premier ni le seul comme proto-anarchiste. Si certains historiens n’analysent l’anarchisme qu’à partir des années 1870 avec le rôle actif de Bakounine et la montée des antiautoritaires dans l’AIT (Suisse, Italie, Espagne, partie des Belges et des Français surtout), il ne faut pas oublier – et en restant uniquement dans l’époque contemporaine – deux moments historiques forts et trop souvent peu analysés dans l’apparition du mouvement. Le premier (fin XVIIIe et début XIXe siècle) tourne en Grande-Bretagne autour du couple William Godwin et Mary Wollstonecraft (féministe si aimée et analysée par les anarchistes, notamment Emma Goldman), de leur fille Mary (auteure de Frankenstein ou le Prométhée moderne) et de leur gendre Bysshe Shelley (Le Prométhée délivré), sans compter quelques velléités chez William Blake et Byron. En France quasiment à la même époque sont parfois évoqués Sylvain Maréchal avec quelques autres enragés et néo-babouvistes. Le second moment est justement celui du milieu du XIXe siècle dans différentes aires géographiques : en Allemagne avec une bonne partie des jeunes hégéliens notamment les « socialistes vrais » comme Karl Grün, Hermann Püttmann, Otto Lüning, Moses Hess et donc pas seulement celui qui est considéré comme la référence principale de l’individualisme anarchiste Max Stirner (Johann Kaspar Schmidt) ; en France (et dans l’exil) avec Proudhon, Coeurderoy, Bellegarrigue, bientôt Lefrançais, le jeune Reclus et l’aile gauche proudhonienne, et évidemment Déjacque ; en Italie avec tradition insurrectionnaliste et mouvements fédéralistes et/ou proudhoniens qui s’activent ici ou là ; aux États-Unis avec Josiah Warren et les positions du jeune Henry Thoreau… Bouchet évoque quelques-uns d’entre eux, et utilise particulièrement Benoît Malon. Il fait également le point sur la postérité et la diffusion des écrits et pensées de Déjacque. On connaissait déjà très bien le rôle irremplaçable des libertaires en la matière (avec place privilégié pour « l’Hérodote de l’anarchie », Max Nettlau). Avec de nombreuses précisions l’ouvrage augmente nos connaissances et nous révèle une plus grande hétérogénéité idéologique parmi les diffuseurs ou ceux qui citent Déjacque. En ouvrant aux aires italiennes et surtout hispaniques, et à d’autres historiens ou amateurs de l’utopie (Versins, Trousson), on aurait un panorama encore plus diversifié.

Parmi les autres réussites de cette chaleureuse présentation, la tentative de décrire l’homme Déjacque : révolté, autonome, orateur parfois péremptoire mais conscient de ses limites, de sa faible culture (c’est sans doute aussi une posture, car il exagère, à la manière de l’autoproclamé « illitéré » Fourier), des empêchements que sa condition de pauvre prolétaire et de reclus lui occasionnent. Un révolutionnaire qui utilise sa plume comme une arme mais qui allie violence et douceur, révolution et harmonie, et qui cohérent parmi les cohérents, se dresse contre toutes les dominations (et donc de tout blanquisme), pour le seul profit des déshérités de classe, d’âge, d’ethnie ou de genre. Cela ne l’empêche pas de les pourfendre et à la manière d’un La Boétie de dénoncer leur servitude volontaire et leur manque de vitalité. Cet antiautoritaire intransigeant utilise une imagination créatrice, l’humour, la crudité des propos, les néologismes et la provocation. Déjacque comme précurseur méritant et prestigieux des anarchistes, situationnistes, libertaires et autres acrates, évidemment oui. Pour Déjacque, à côté du site http://joseph.dejacque.free.fr/, ce livre nous offre un travail remarquable et désormais incontournable.