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Dethou, Alexandre (René)
Article mis en ligne le 14 mars 2011
dernière modification le 25 avril 2017

par Desmars, Bernard

Né le 18 avril 1819 à Bléneau (Yonne), décédé le 20 juin 1896 à Bléneau. Républicain. Maire de Bléneau sous la Seconde République. Opposant au coup d’État du 2 décembre. Député, puis sénateur sous la IIIe République. Partisan de l’enseignement laïque, gratuit et obligatoire. Fondateur de coopératives de consommation.

Alexandre Dethou est issu d’une famille de négociants enrichis, originaire d’Orléans et installée à Bléneau, dans la partie occidentale de l’Yonne ; son père est maire de cette commune sous la Restauration. Alexandre fait des études à Auxerre, puis s’installe dans la propriété familiale et se marie en 1840 avec Aglaé Alexandrine Saget. Il s’occupe notamment d’horticulture et d’arboriculture, s’efforçant d’acclimater de nouvelles espèces végétales dans sa région. C’est un notable éclairé et aisé, demeurant dans le château familial : au milieu des années 1840, le préfet de l’Yonne évalue ses revenus à 30 000 francs [1].

Philanthrope, fouriériste et républicain au milieu du siècle

Il se rallie en 1842 au camp républicain et est élu conseiller d’arrondissement en 1845 ; il fait adopter des vœux sur l’instruction primaire gratuite et laïque, le service militaire obligatoire pour tous, la réforme fiscale. Dans l’hiver 1846-1847, alors que la population pauvre des environs de Bléneau est gravement affectée par la crise frumentaire et les rigueurs de l’hiver, il vend du blé, à crédit et à moitié prix, aux ouvriers sans travail. Très populaire, il devient maire de Bléneau après la révolution de Février 1848. Il suscite la création d’une boulangerie et d’une épicerie sociétaires.
Partisan de la Montagne, il est victime de l’évolution conservatrice de la Seconde République : d’abord condamné à 100 francs d’amende pour distribution d’écrits séditieux, il est révoqué de ses fonctions municipales en 1850, à la suite d’un conflit avec le juge de paix qui refusait que soit célébré, par la plantation d’un arbre de la liberté, le deuxième anniversaire de la proclamation de la République. Il est cependant réélu comme conseiller municipal.
Il est ensuite soupçonné de faire partie des sociétés secrètes républicaines, les « Mariannes », très actives dans l’Yonne ainsi que dans le Loiret et la Nièvre, dont Bléneau est très proche. Il aurait recruté des membres pour ces associations, dont des réunions se seraient discrètement tenues dans le parc de son château. Au lendemain du coup d’État du 2 décembre 1851, il est accusé d’avoir rassemblé des hommes en armes à Bléneau le 6 décembre, afin de rejoindre le mouvement insurrectionnel de la Puisaye ; mais une intervention de gardes nationaux disperse le petit groupe dirigé par Dethou. Celui-ci est arrêté et maintenu en prison, sans jugement, jusqu’au 26 avril 1852 [2]. Pendant sa détention, « il vint généreusement en aide à ses compagnons de captivité, faisant acheter des vêtements pour ceux qui n’étaient pas assez chaudement vêtus, donnant de l’argent à ceux qui en manquaient » [3].
Frappé de proscription, il rejoint alors la Belgique avec sa famille (sa fille y décède à l’âge de 12 ans) : il il retrouve Considerant et Cantagrel à Bruxelles et apporte son aide financière à ses amis exilés. Pourtant, le sous-préfet de Joigny, sans doute désireux d’obtenir l’adhésion de ce notable au régime impérial, estime que Dethou « est généreux, seulement égaré et facile à ramener ; c’est une influence à rallier par une grâce entière » [4]. Dethou peut finalement revenir en France dès 1855 ; il reste sous la surveillance très étroite de la police et doit à nouveau quitter le territoire français en février 1858 au lendemain de l’attentat d’Orsini contre Napoléon III. Il séjourne alors en Italie. Puis il est assigné à résidence à Cannes pendant quelques mois, avant de pouvoir revenir à Bléneau.
Pendant les années 1860, il ne semble pas avoir d’activité politique très active. Il continue à s’occuper de ses arbres et de ses plantes à Bléneau où il crée des pépinières. Désireux de favoriser le progrès agricole dans ses propriétés et dans la région, il consacre d’importantes sommes à la mise en valeur de terrains jusqu’alors incultes, modernise les techniques culturales dans ses fermes en développant l’usage des engrais. Dethou séjourne aussi parfois à Cannes ; il y possède une villa et un important jardin dans lequel il cultive des fleurs. Il voyage en Italie, en Angleterre et en Espagne.
Il correspond avec le mouvement fouriériste et renouvelle en 1869 son abonnement à La Science sociale [5].

Un conseiller général actif dans le domaine scolaire

La guerre de 1870-1871, la mise en place du gouvernement provisoire et la lutte entre monarchistes et républicains provoquent son retour sur la scène politique. A l’automne 1870, il est élu colonel de la 5e légion de la garde nationale de l’Yonne. En février 1871, il figure sur une liste républicaine d’extrême-gauche pour siéger à l’assemblée nationale ; mais il n’est pas élu.
La même année, il accède au conseil général où il représente le canton de Saint-Fargeau. Dès la première session, il émet le vœu que l’instruction devienne gratuite, laïque et obligatoire à tous les degrés, en apportant les justifications suivantes :

Dans un État républicain ayant pour base le suffrage universel, l’instruction doit être donnée à tous.
Elle doit être gratuite afin que le plus pauvre y puise largement l’instruction qui lui est nécessaire pour comprendre et remplir son devoir de citoyen.
Elle doit être gratuite à tous les degrés afin que toute intelligence, dans quelque classe de la société qu’elle se trouve, puisse être développée proportionnellement à sa force et à sa grandeur.
L’instruction de la femme, dont le rôle dans la famille et dans l’éducation des enfants est immense, doit être égale à celle de l’homme.
L’instruction doit être laïque et en dehors de tout esprit de secte et de parti » [6].

Dethou remet en cause l’organisation ségrégative de l’enseignement, qui interdit quasiment le passage du primaire (l’école du peuple) au secondaire (l’école de l’élite) ; il envisage un système où les meilleurs élèves de l’école primaire communale accéderaient à l’école cantonale ; puis, grâce à un concours, certains élèves pourraient entrer au collège d’arrondissement, et, pour les meilleurs, au collège du département ; enfin, les plus capables pourraient rejoindre les grandes écoles ainsi que les facultés de droit et de médecine. D’autre part, les écoles cantonales et les collèges d’arrondissement constitueraient également des écoles professionnelles « dans lesquelles chaque élève apprendrait théoriquement et pratiquement deux professions : l’une au choix de sa famille, l’autre à son choix » [7]. C’est, comme le dit Léon Dubreuil, une anticipation du combat mené au XXe siècle pour « l’école unique » [8].
Il faut aussi créer, insiste Dehou, une école normale publique pour les futures institutrices de l’Yonne, dont la formation est alors laissée aux mains de la congrégation des Augustines :

Le cours normal de jeunes filles du département est tenu par des religieuses. C’est un état de choses qui entraîne des conséquences déplorables, défavorables pour l’avenir de l’Instruction primaire laïque.
Ces jeunes filles, étant dans une institution religieuse, suivent les méthodes, les ouvrages, les systèmes que préconise l’enseignement clérical. [...]
Aucune école primaire n’est annexée au cours normal. Comment peut-on dire alors qu’on y forme des institutrices puisqu’elles n’y professent jamais ?
La France républicaine désire des institutrices laïques réellement instruites, en dehors de l’esprit de secte ou de parti.
Pour ces raisons, je propose d’émettre le vœu que dans le plus bref délai, on crée une école normale laïque de filles attaché à une école primaire de filles [9]

Cette école normale d’institutrices ouvre effectivement ses portes en 1874.
Dethou contribue également à la création en 1874 d’une école primaire supérieure pour les filles à Bléneau, pour laquelle il cède une partie des dépendances de son château, ainsi qu’à la formation d’une école professionnelle pour les garçons à Saint-Fargeau. Dans les débats au conseil général de l’Yonne, il se prononce aussi en faveur d’une amélioration de la situation des instituteurs : il demande qu’ils soient libérés de toute charge religieuse (les activités de chantre et de bedeau à l’église) et qu’ils ne soient plus soumis aux inspections du curé (celui-ci a le droit de venir observer la façon dont ils font les cours de catéchisme).
Parallèlement à ces préoccupations concernant l’enseignement, Dethou continue à promouvoir les coopératives ; il fonde une boulangerie sociétaire à Bléneau en 1873.

Un député aux comportements peu conventionnels

Au conseil général, on lui reproche déjà ses « sorties intempestives » [10]. Il est décrit par ses adversaires conservateurs comme un exalté, par son comportement comme par ses opinions. En 1876, lors de la campagne pour les élections législatives, son concurrent, le baron Brincard, le désigne comme le « représentant de doctrines qui nous conduiraient fatalement au désordre et à l’anarchie », comme partisan de « doctrines radicales [qui] effraient » [11]. Certains républicains s’interrogent alors sur sa candidature : l’un d’entre eux considère que « le nom de M. Dethou est un épouvantail et empêchera les modérés de voter » [12]. Dethou est cependant élu, au second tour, puis réélu en 1877 dès le premier tour [13]. Il recueille désormais le soutien des républicains opportunistes. Ses électeurs le reconduisent à la Chambre des députés en 1881 (il est alors soutenu par les différents courants républicains et présente un programme plutôt modéré), 1885 et 1889.
Dethou est assez difficile à situer parmi les différents courants républicains des premières décennies de la République : il est parfois qualifié de gambettiste, et lui-même, en 1876, revendique sa proximité avec les idées de Gambetta [14] ; mais une fois élu, il siège dans les rangs de la Gauche républicaine, le groupe de Jules Ferry et de Jules Grévy, tout en joignant souvent sa voix à celle des radicaux ; il est partisan de la séparation des Églises et de l’État, de la réduction du service militaire et de l’impôt sur le revenu ; mais il vote les crédits demandés par Ferry pour la conquête du Tonkin. Cependant, au-delà de ces oscillations entre opportunistes (ou modérés) et radicaux, il se caractérise par la fermeté de ses convictions républicaines, profondément enracinées depuis ses premiers combats sous la monarchie de Juillet ; en 1889, alors qu’il affronte un candidat boulangiste, il rappelle à ses électeurs qu’il a toujours « tenu haut et ferme le drapeau de la République et de la démocratie » et se présente comme anticlérical, antimonarchiste, antibonapartiste, antianarchiste et donc antiboulangiste [15].
Il participe à plusieurs commissions parlementaires (instruction primaire, chemin de fer, réforme fiscale) et défend un projet de crédit agricole ; mais il prend rarement la parole à la Chambre ; « M. Dethou, qui n’est pas orateur, ne s’est fait remarquer que par des interruptions d’une vivacité qui n’a rien de parlementaire » écrit vers 1889-1890 l’auteur de sa notice, dans le Dictionnaire des parlementaires [16]. Selon la nécrologie parue dans L’Indépendant auxerrois, Dethou avait un comportement assez singulier au Palais-Bourbon : « Très violent quand il entendait des discours opposés à ses idées, il avait persisté à rester pendant la période de 1889 à son banc, au milieu des boulangistes, pour répondre de plus près à leurs invectives. Absolument dénué de toute qualité d’élocution, il en était réduit à interrompre sans cesse les orateurs de l’opposition. Aussi, chaque fois qu’un membre du parti de droite montait à la tribune, il l’interrompait dans les plus beaux passages de son discours par des phrases de ce genre : « Et le 2 décembre ? Et le 4 septembre ? » qui ahurissaient les orateurs et les arrêtaient dans leur élan » [17].
Pendant ces années 1870 et 1880, l’expression de son adhésion au fouriérisme est très discrète ; il fait partie des sept députés phalanstériens qui, en mars 1877, déclarent soutenir les initiatives d’Étienne Barat en faveur de l’association agricole [18]. En 1878, il figure parmi les abonnés au Bulletin du mouvement social [19]. Mais on ne le voit pas parmi participants aux banquets du 7 avril, ni parmi les souscripteurs des entreprises phalanstériennes. On ne le retrouve pas non plus parmi ceux qui, dans la seconde moitié des années 1880 et autour de Destrem, tentent de réorganiser le mouvement fouriériste en créant la Ligue du progrès social et la revue La Rénovation.

Les dernières années

En 1889, il renonce à se représenter au conseil général, où il siège depuis 1871 ; en 1892, il est élu au sénat et démissionne de la Chambre des députés ; au palais du Luxembourg, il se fait « le défenseur de ses concitoyens en déposant près d’une quarantaine de pétitions, d’intérêt strictement local, ayant le plus souvent trait à l’agriculture et à l’instruction publique » [20].
Ses dernières années sont difficiles ; sa femme est décédée en 1879 ; lui-même semble avoir perdu une grande partie de sa fortune, notamment pour financer le combat républicain, aider ses amis et participer à des œuvres d’assistance. Il doit vendre son château et le parc, divisé en plusieurs lots. Il meurt en 1896, malade depuis déjà quelques temps, et « presqu’isolé dans une humble maisonnette, voisine de son ancienne propriété seigneuriale » [21]. Il est enterré civilement ; à ses obsèques, assistent des membres d’une société de secours mutuels, des membres de la Boulangerie coopérative de Bléneau et aussi de nombreux instituteurs et institutrices de la région qui viennent lui rendre hommage pour son activité en faveur de l’enseignement primaire.
En 1931, probablement à partir de témoignages de personnes ayant connu Dethou, l’inspecteur d’académie Léon Dubreuil en propose le portrait suivant : « Dethou était un solide gaillard (et j’entends le mot gaillard dans tous les sens qu’on peut lui donner) dont le cerveau bouillonnait sans cesse d’idées nouvelles, capable de défendre les projets en apparence les plus osés, capable de réalisations intéressantes, [...] capable de générosités [...] et de plaisanteries dont quelques-unes étaient parfois d’un goût douteux » [22].

Dethou sénateur
Annuaire de l’Yonne, 1897