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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

7-10
20 ans après...
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 2 octobre 2016

par Guillaume, Chantal

Les Cahiers Charles Fourier fêtent leurs vingt ans. Ce numéro est l’occasion de revenir aux origines et de mesurer le chemin parcouru : depuis 1990, cent vingt-quatre articles ont été publiés, vingt-et-un documents ont fait l’objet d’éditions critiques, une rubrique « expérimentations » a vu le jour, des centaines de comptes rendus de lecture ont été rédigés ; année après année les couvertures des numéros ont mis en évidence des facettes nouvelles du kaléidoscope « Fourier / Ecole sociétaire ». Nous ne sommes pas loin d’une centaine à avoir apporté notre contribution, entre Besançon et ses antipodes. Le site internet charlesfourier.fr est venu récemment élargir nos activités et compléter les Cahiers (divers prolongements du Cahier 20 sont déjà en ligne) sans pour autant se substituer à eux, car ils nous sont très précieux. Ils traduisent, nous l’espérons, beaucoup d’exigence et beaucoup de plaisir, depuis la conception jusqu’à la diffusion, et tout cela dans la plus complète autonomie.

A la fin des années 1980, pour les fondateurs de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers, le socialisme utopiste et tous les mouvements de réforme sociale du XIXe siècle, avaient encore quelque chose à nous dire, à nous enseigner. Et pourtant 1989, c’était la fin de la lente désagrégation de l’empire soviétique, la débâcle de toutes les expériences relevant d’un socialisme ou d’un collectivisme dit « réels », et surtout la confirmation que celles-ci ont été des formes de despotisme d’Etat et de terreur bureaucratique. S’effondrait alors cette vulgate prétendument scientifique qui s’était prévalu du nécessaire accomplissement du devenir historique. S’effondrait cette lecture historiciste et progressiste de l’histoire qui était restée aveugle aux désastres et crimes de ces régimes totalitaires. La déraison de cette utopie communiste, signalait la fin d’un monde, la fin d’un rêve.

1989 : la défaite du communisme ne pouvait pourtant pas signifier la fin des espoirs. Il fallait encore et encore explorer le territoire des utopies, des théories, des réalisations et même des échecs, pour renouveler la pensée sociale.

Il nous est alors apparu évident que ce socialisme étatique et bureaucratique avait occulté une pensée sociale plus imaginative, voire plus extravagante et folle, surtout celle de celui qui ne se prétendait nullement utopiste : Charles Fourier. Au regard du système d’organisation totale du communisme, en lequel couvaient nécessairement des ferments de coercition, de contrôle social et disciplinaire, nous avions trouvé dans le projet fouriériste de création de communautés aux ralliements passionnels multiples, l’image inversée de la société communiste. Le projet d’association, ou Harmonie sociétaire, était étranger à la volonté communiste d’organiser, de quadriller tout l’espace social. Ainsi l’utopie communiste devenait l’utopie déviée, pervertie, une utopie, comme le dit René Schérer, amputée de la dimension de la passion, du désir et de la liberté. Le rêve d’une société juste, harmonieuse et réconciliée n’avait pas vocation à devenir un cauchemar totalitaire.

Dans les Cahiers et ailleurs, l’association d’études fouriéristes pouvait modestement prétendre renouer avec l’imaginaire utopiste en se démarquant des utopies closes, des utopies littéraires, invention par un homme d’une organisation sociale parfaite. Non pas que Thomas More, Campanella ou Cabet ne constituaient pas des objets d’études philosophiques, historiques incontournables, mais Fourier avait exploré la science sociale d’une manière totalement neuve et décalée. Il offrait d’autres révolutions possibles, d’autres perspectives radicales qui nous détournaient des utopies totalitaires. De plus on ne pouvait se résigner à se contenter du réel existant dans son inéluctabilité et sa nécessité sans projet de réforme radicale. Il fallait continuer et prendre Fourier au mot, pratiquer l’écart absolu, se mettre à distance de la réalité pour la changer, la subvertir.

Vingt ans après, il ressort de notre ambition première une certitude : la pensée utopiste reste une machine de guerre comme le dit encore René Schérer contre les Etats, contre l’ordre économique mondial. Elle s’inscrit dans une stratégie qui, inlassablement, vise à dénoncer, donc à analyser les aberrations de notre système socio-économique, Fourier aurait dit : de la civilisation.

Ainsi l’utopisme tel que nous le concevons n’est plus seulement le rêve d’une société située nulle part, dans un autre temps, dans un autre espace. Il prétend pouvoir penser l’utopie logée dans le présent, qui se construirait sans fin, ici et maintenant. Ainsi le présent contient le possible réalisé (c’est souvent le radicalisme utopiste qui lui a frayé la voie) et l’impossible pensé comme virtualité. L’utopie n’est donc plus du possible rêvé, irréalisable ou une projection idéale dans un avenir lointain, mais un présent possible dans les interstices du réel. Fourier lui-même ménageait des transitions, des solutions intermédiaires jusqu’à la réalisation du modèle social parfait. Les alternatives pouvaient être pensées à la lumière de celles de Fourier et même trouver leur place dans les fissures et les marges du système établi. On pourrait revendiquer que les utopies du XIXe siècle ont mis en oeuvre une pensée politique pratique ou une pensée des solutions.

Le réel lui-même, par ses contradictions et ses impasses, génère de l’utopie, de l’expérimentation sociale ; au XIXe siècle en Angleterre, en France, les premiers germes d’associations de production et de consommation ont été secrétés par des situations intenables de misère sociale et économique. Aujourd’hui, des producteurs paysans découvrent les vertus de l’association de production et consommation à l’opposé des circuits capitalistes. Les expérimentations économiques et sociales deviennent des solutions nécessaires pour faire front à un système économique libéral trop destructeur. La crise actuelle du capitalisme qui est aussi une crise écologique et une crise des valeurs (Félix Guattari pensait trois écologies : matérielle, sociale et mentale), valide la pensée utopiste réalisatrice et expérimentale ne visant pas à proposer un modèle social global et total de société, mais des essais, des expériences à échelle locale, régionale comme le faisait Fourier en son temps avec les fermes fiscales, les comptoirs communaux, ou les phalanges d’essai.

L’utopie contemporaine se déplace, n’est pas figée dans des modèles ou dans un ideal-type pensé, mais surtout rompt avec l’imaginaire social imposé depuis des décennies : la marchandisation de tous nos biens et la surconsommation. Elle se démarque des impasses et apories de la société d’abondance qui génère la destruction écologique et mutile nos capacités humaines, nos aspirations aux ralliements sociaux et aux besoins les plus raffinés de l’âme. Ainsi ce que l’on peut appeler l’utopie capitaliste, n’a su que favoriser les conditions matérielles de l’utopie, et encore, de manière très inégalitaire, mais est bien incapable de satisfaire les besoins passionnels comme ceux de l’âme en nous gratifiant d’un pseudo-libre arbitre. Fourier a raison : « L’industrie civilisée ne peut donc, je le répète, que créer les éléments du bonheur, mais pas le bonheur » (dans Œuvres complètes, VII, Anthropos, 1966, p. 36).

En 1968, dans La Fin de l’utopie, Marcuse exhortait déjà à théoriser une nouvelle anthropologie  : passer du quantitatif au qualitatif, des besoins matériels à des besoins autres. Cette anthropologie devait s’articuler à des expériences de « communautés existentielles ». Quarante ans après, le constat fait par Marcuse n’est pas invalidé, il faut changer les besoins et les besoins des besoins. Il faudrait maintenant ne plus vouloir ce que nous avons toujours voulu. « Ce n’est plus le besoin de meilleures télévisions, de meilleures automobiles, d’un quelconque élément de confort, c’est plutôt la négation de ce besoin... » (p. 30).

Fourier place l’attraction passionnelle, la recherche de multiples liens au premier plan pour combler tout autant la passion unitéiste que la passion cabaliste ou intriguante, pour changer les conditions de vie et de travail. Il a ainsi ouvert la voie à cette nouvelle anthropologie en récusant la place de cette science qu’il qualifiait de bien incertaine, l’économie ou économicisme c’est-à-dire le pouvoir exorbitant de l’économie qui, en s’autonomisant ne répond plus aux besoins réels. Il dénonçait la surproduction absurde, le commerce parasite, l’agiotage et le boursicotage, la destruction de la qualité des produits et des climats, bref l’économisme qui aboutit à la pauvreté dans l’abondance. La crise actuelle du capitalisme rend ce diagnostic encore plus juste et lucide.

L’utopisme du XXIe siècle ne peut pas pourtant, donner des réponses fermées et définitives à des questions qui ont changé. René Schérer, citant Blanchot, note que « que le malheur des questions ce sont les réponses » (Utopies nomades, rééd. 2009 aux Presses du Réel). Les questions n’attendent pas les réponses, et ne cessent d’invalider les réponses. L’utopisme n’a pas de complexe à ne pas donner toutes les réponses. L’étude historique des mouvements sociaux elle même est un questionnement permanent et renouvelé.

La possible catastrophe écologique, l’épuisement des ressources imposent d’autres questionnements, et probablement une exigence d’écart absolu avec les paradigmes du libéralisme économique. On pourrait même affirmer que l’urgence nous oblige à repenser, refonder d’autres paradigmes pour une science sociale neuve.

Après le Cahier Charles Fourier 20… viendra le 21, dont l’élaboration est déjà très avancée. Puis le 22 en 2011, qui se construira comme tous les précédents, avec passion(s). C’est bien le moins qu’on puisse en attendre.