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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

Cher vieux Fourier...
Article mis en ligne le 16 juin 2008

par Massari, Roberto

Voici, traduite par Pierre-Luc Abramson, l’introduction à la traduction italienne du Fourier de Jonathan Beecher, par Roberto Massari... texte savoureux, excellente entrée en matière.

Cher vieux Fourier,

Je ne crois pas que tu puisses te souvenir de moi, vu la série imposante de célébrités qui, de tout temps, ont senti le besoin de s’entretenir avec toi (des gens du calibre de Marx, Engels, Trotsky, Breton, Benjamin, Queneau, Barthes, Marcuse, Calvino...). J’étais un petit jeune homme entreprenant et je venais de débarquer à Paris - une époque devenue pour moi "mythique" - quand nous nous sommes connus, en 1970, au 15 de la rue Racine. Les éditions Anthropos y avaient encore leur siège et un magasin plein d’invendus de tes œuvres. Il y en avait douze volumes, mais le directeur, Serge Jonas, n’avait réussi à m’en trouver que huit, dont il me fit cadeau. Je ne pouvais imaginer qu’avec ce don il faisait de moi, pour toujours, un adepte de tes idées, tandis qu’il me créait de graves lacunes, à cause des quatre volumes manquants. Comme l’un d’entre eux - il fallait le faire exprès ! - était le fameux Nouveau monde amoureux (que je ne devais acheter que quelques années plus tard dans sa réimpression suisse), tu peux comprendre les raisons de mes premières interprétations, unilatérales et quelque peu rigides, de ta pensée.
Plus tard, j’ai tenté d’y remédier et j’espère y être parvenu, surtout à partir du moment où j’ai pu tirer de la lecture passablement compliquée de tes textes le concept opératoire d’"humanitarisme sociétaire". J’en ai fait une sorte d’instrument d’interprétation pour l’analyse de quelques éléments clé qui permettent de passer de ta cosmologie visionnaire à l’utopie sociétaire stricto sensu. Cependant, je dois ajouter que ce n’est que récemment (en 2002) que je me suis senti capable d’écrire quelque chose de précis sur ta vision de l’éros en Harmonie, un éros que tu as transfiguré en une sorte d’"usine" collective destinée à libérer la sensualité naturelle, constituant ainsi une nette alternative morale à la pruderie bigote de la Civilisation. Ce ne fut pas facile d’en tirer une quelconque conclusion, mais je dois admettre que j’ai senti un grand soulagement intérieur par le simple fait d’avoir essayé.
Nous nous sommes ensuite rencontrés à nouveau dans plusieurs colloques internationaux consacrés à ta personne très controversée, à commencer par celui des Salines royales d’Arc-et-Senans en 1972, ensuite à l’Université de Lecce en 1986, à la Sorbonne en 1988, puis à nouveau à Arc-et-Senans en 1993 ; tout cela jusqu’à ce que la renaissance des activités "fouriéristes", lancée par la redécouverte de ta pensée dans les années de radicalisation postsoixante-huitarde, trouve un centre efficace et un siège stable dans ta Besançon natale.
Nous, "fouriéristes de la première heure", avec tous ceux qui nous ont rejoints depuis, nous sommes sortis de l’isolement forcé auquel les académies de la Civilisation nous avaient contraints et nous disposons désormais d’un cadre commode (Besançon et ses environs) où nous réunir plus fréquemment. Ce n’est pas encore le phalanstère que tu aurais désiré, mais pour le moment c’est là que nous nous retrouvons - dans une atmosphère joyeuse et amicalement fouriériste - avec un étrange groupe de tes concitoyens, et de tes disciples (posthumes) réunis autour de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers qui portent ton nom.
Annuels, les Cahiers Charles Fourier s’approchent de leur vingtième anniversaire, ce qui signifie que désormais, et depuis un bon bout de temps, nous, qui t’étudions et t’aimons, sommes parvenus à constituer une sorte de fraternité culturelle (et non une loge comme c’eût été le cas à ton époque) de fouriéristes libres penseurs, unis par une irrésistible attraction passionnelle pour tes idées.
Et comme ce que l’on appelle la "mondialisation" a au moins, parmi tant de malheurs (oui, je sais...tu les avais largement prévus), un avantage, notre fraternité pratique désormais ouvertement ton cosmopolitisme. En son sein, on se retrouve pour parler de toi et de diverses utopies, généralement en français, mais avec des chercheurs dont la langue maternelle peut être l’anglais, le japonais, le roumain, l’allemand ou...l’italien, toutes langues dans lesquelles tes œuvres sont maintenant traduites, soit en partie, soit complètement, stimulant dans les pays concernés le lancement de nouvelles recherches, l’élaboration d’essais et de nouvelles traductions des tes livres ou d’ouvrages consacrés à toi. C’est une facile prophétie que d’imaginer que bientôt s’ajouteront des langues comme l’arabe, le chinois, le lithuanien, le croate et ainsi de suite : en somme, nous vivons une époque incroyable de Fourier slow revival. Et cela a lieu dans le contexte de la barbarie culturelle galopante des médias dominants, elle-même déterminée par les progrès impétueux et apparemment irrésistibles de la société du spectacle à l’échelle mondiale.
Je présume que c’est justement dans la fast acceleration avec laquelle avance cette dernière que l’on doit chercher l’explication de l’intérêt croissant envers ta personne, l’explication du slow revival fouriériste. Cependant, le développement d’une telle hypothèse déboucherait sur un discours compromettant, aux nombreuses conséquences idéologiques, un discours qui nous occupera certainement dans les années à venir, mais que l’on ne peut que se contenter d’effleurer dans cette présentation.

Puisque nous évoquons la collaboration et la communication internationales, le moment est venu de parler de notre ami commun, Jonathan Beecher, ton "Pellarin du XXe siècle", apparu - il y a maintenant plusieurs années - au cœur de la vieille Europe, en provenance des lointaines steppes de Californie, pour fouiller dans les archives et dans les témoignages historiques, sur la terre de France. Tu n’as peut-être pas fait attention à lui, en 1971, quand il publia une anthologie de tes textes [1], mais tu dois certainement avoir passé avec lui des années d’intense communion spirituelle, pendant qu’il rédigeait ta monumentale biographie, publiée aux Etats-Unis en 1986, en France en 1993 et aujourd’hui, finalement, en Italie, tandis que d’autres traductions s’annoncent dans d’autres parties de notre planète Terre.
Tu ne peux pas en parler par modestie, alors laisse-moi le dire à ta place : il s’agit de la plus complète, de la plus documentée, de la plus remarquable de tes biographies, parmi toutes celles qui, depuis la biographie "officielle" de Pellarin (1839, 1843), ont jamais été écrites en ton honneur. Par contre, ce sera au lecteur de décider de la validité du contenu et des interprétations proposées, ainsi que - s’agissant de fouriérisme - de la "jouissivité" de la lecture.
Cependant, je ne peux pas m’empêcher d’exprimer un jugement technique -même s’il vient d’un éditeur-commentateur fier de son travail - sur les instruments théoriques que le volume met à la disposition du lecteur. En effet, au delà de la masse impressionnante de l’ouvrage, il faut tenir compte de la qualité de l’appareil iconographique, de la vaste bibliographie raisonnée, des très nombreuses notes, dans lesquelles on voit défiler des personnages, des événements, des journaux et des publications, depuis les années de la Grande Révolution jusqu’aux révoltes des canuts lyonnais (1831 et 1834), en passant par l’ère napoléonienne et l’instable Restauration qui lui fait suite.
Dans ses parties les plus créatives et les moins contraintes par les scrupules de l’historien (n’oublie pas que Jonathan est professeur d’histoire à l’Université de Californie, à Santa Cruz), le texte propose des explications exhaustives (du moins sur la base de la documentation disponible) de toute une série d’épisodes qui restent ambigus, ou sans explications, dans tes biographies précédentes. Il s’agit d’épisodes cruciaux dans la formation de ta pensée et qui - que tu en sois conscient ou non - peuvent permettre plusieurs lectures de la construction utopique phalanstérienne, de ta vision cosmologique, de ta conception vraiment contradictoire de la liberté sexuelle, de ton éthique "transcendantale".
Le lecteur choisira tout seul les meilleurs passages du livre. Mais puisque je me considère moi aussi comme un lecteur, je désirerais attirer ton attention sur un passage de la conclusion [2] du travail de Jonathan, dans lequel il me semble qu’il a réussi à donner le meilleur dans la tâche ingrate qu’est le résumé de ta pensée. Tu ne seras peut-être pas complètement d’accord, mais il me semble que l’on pourrait fournir, à qui te/nous demanderait de résumer brièvement le sens profond de ton legs spirituel, cette synthèse tirée de la conclusion du livre de Jonathan, dans laquelle je me suis permis de mettre en italique les concepts les plus prégnants :

"Certains moqueurs plus indulgents concèdent à Fourier quelque intérêt, à condition d’établir une distinction très nette entre sa perspicacité de critique et ses intuitions d’organisateur, d’une part, et l’absurdité fondamentale de sa cosmologie et de sa métaphysique [d’autre part]. J’ai déjà suggéré que si l’on cherche véritablement à comprendre Fourier, et non simplement à s’approprier ses idées les plus "avancées", une telle discussion tombe d’elle-même : elle ne prend pas en compte ce rapport étroit qu’entretiennent, dans la pensée de Fourier, comme en tant d’autres choses, le sublime et le ridicule. La critique sociale de Fourier, son utopie et sa représentation de l’univers forment un tout. La cosmologie offre une image de spontanéité ordonnée qui reflète la vie sexuelle et spirituelle de la Phalange. Les descriptions de la vie phalanstérienne sont elles-mêmes entrelardées de parodie et de critique sociale. Derrière tous les aspects de la doctrine se profile la conviction profonde que nous sommes capables de créer un monde adapté à nos besoins et reflétant notre pouvoir. La critique sociale, la cosmologie et l’utopie de Fourier sont toutes enracinées dans la certitude que nos seules limites sont celles de nos désirs" [3].

Jonathan a aussi écrit une monumentale biographie de l’héritier que tu t’es désigné, Victor Considerant [4] ; mais, vu ce qui s’est passé entre vous durant les dernières années de ta vie et connaissant ton caractère, il se peut que cette seconde nouvelle te laisse plutôt indifférent. Cependant, elle ne laisse pas indifférents les savants qui s’intéressent vraiment aux destinées ultérieures du fouriérisme, eu égard surtout à l’influence que cet homme a exercé sur la formation du mouvement ouvrier français, sur le populisme russe, sur toute forme de coopérativisme et, en outre, sur la tentative de créer un phalanstère (parmi tous ceux qui existèrent aux Etats-Unis, mais sous la direction dudit Considerant) dans les environs de la Trinity River au Texas, dans un endroit qui correspond aujourd’hui - il fallait le faire exprès ! - à la banlieue de Dallas.
Et venons-en maintenant à l’Italie.

"La plus ancienne apparition de Fourier en Italie, nous la trouvons dans un texte non signé, imprimé en Sicile et portant le titre Il sistema sociale de Carlo Fourier, Palerme, Spampinato, 1839" [5].

C’est ainsi que commence la description brève mais exhaustive des destinées littéraires du fouriérisme chez nous [6], proposée par Pasko Simone (un spécialiste de ton œuvre, mais aussi l’auteur d’une savante édition de ta savoureuse "hiérarchie des cocus" [7]).
Cher Fourier, je t’en conseille la lecture, car tu ne peux rien savoir des avatars de tes écrits en Italie. Qu’il te suffise de considérer que, de ton vivant, rien n’a transpiré de ta vie ni de ton œuvre et que le premier texte consacré à toi est paru en Sicile deux ans après ta mort.
Dans la reconstruction de Simone, on trouve une liste de silences historiquement significatifs et d’occasions théoriques manquées, surtout à la fin du XIXe siècle, quand on jetait les bases d’un syncrétisme idéologique qui aurait inspiré les principaux mouvements "subversifs" de notre pays. Parmi ceux qui t’ont manifesté un intérêt historique ou philologique après la chute du fascisme, on peut lire une liste de spécialistes dignes d’éloges : Armando Saitta, Franco Venturi, Giuseppe Del Bo, Franco Della Peruta, Gian Mario Bravo, Italo Calvino ; tandis que, dans la "nouvelle génération" (des années 70-90), on trouve, parmi les principaux responsables de redécouverte du fouriérisme, Mirella Larizza, Maria Moneti, Armando De Palma, Paolo Caruso, Simone Schicchi, Roberto Massari, Maria Alberta Sarti, Arrigo Colombo, Laura Tundo et Pasko Simone déjà cité.
Il s’agit de spécialistes généralement insérés dans un milieu exclusivement universitaire, ce qui prouve que l’indifférence culturelle à ton égard se prolonge dans les milieux politiquement ou littérairement les plus créatifs. Tu remarqueras, par exemple, le silence assourdissant à ton sujet des représentants du mouvement de 68 (à la modeste exception de ton serviteur), le silence des porte-parole de la "haute" culture ou de la culture "officielle" (à l’exception du magnifique texte d’Italo Calvino), l’absence générale des architectes, urbanistes, pédagogues et autres spécialistes dotés d’une quelconque influence. Même le mouvement féministe, malgré la vivacité culturelle dont il a fait preuve, dès le début, sur le sol italien (dans les années 70), a ignoré obstinément la bataille d’avant-garde et sans concessions que tu as livrée, dans de nombreuses parties de ton œuvre, pour la libération de la femme, c’est-à-dire ton féminisme avant la lettre.
A la liste de Simone, je ne peux ajouter que deux autres exceptions "spectaculaires", au sens littéral du terme, parce qu’elles procèdent de la meilleure tradition de notre culture cinématographique.
Le cinéma italien t’a effleuré à deux reprises : en préfigurant ton existence dans la grande fresque historique d’Ettore Scola (Il Mondo nuovo, 1982 [8]) et en la célébrant par l’invention d’une communauté fouriériste dans la Toscane de 1848 (Domani accadrà, 1988 [9], du presque débutant Daniele Luchetti). Dans la métaphore de la voiture - et de ses illustres occupants - qui suit sans le savoir celle de Louis XVI dans sa fuite vers Varennes, Scola a certainement voulu photographier un moment de crise dans le paysage intellectuel, qui conduit des valeurs déclinantes de l’Ancien Régime jusqu’à la création d’un monde mental inspiré par une utopie humaniste, tout en montrant les débuts de l’inévitable décadence de la Révolution française. Deux représentants caractéristiques de la pensée présocialiste de l’époque sont présents dans le film, pour délimiter les coordonnées historiques de cette transition : le révolutionnaire anglo-américain Thomas Paine (1737-1809) et Restif de la Bretonne, dont il est de nombreuses fois question dans le livre de Jonathan. Et n’oublie pas, enfin, que le titre italien du film - qui fait écho à celui de deux de tes œuvres fondamentales - est là pour confirmer la référence intellectuelle explicite du réalisateur à ta pensée.

Cher Fourier, le moment est venu de nous quitter. Il faut céder la parole à ton Pellarin californien pour le laisser commencer son récit et lever le rideau sur le monde enchanté de tes rêves. Toi et moi nous savons bien que, pour le lecteur qui s’approcherait de toi pour la première fois, ce sera la découverte bouleversante de... - disons-le - d’un "nouveau monde". Par contre, pour le lecteur expert en fouriérismes divers, cela constituera une nouvelle occasion utile pour réfléchir aux raisons qui, aujourd’hui encore, rendent si captivante l’étude de ton existence humaine.
Ces deux catégories de lecteurs, il faut les envier et les louer. En effet, dans une époque dominée par l’immense fast-n’importe quoi et qui découpe en confetti chatoyants tous les produits de la création littéraire, c’est un acte de courage que de consacrer un moment de vie réelle à la lecture du récit d’une existence historique, dont on sait déjà qu’elle est condamnée à la déroute ou à l’inactualité absolue, comme l’écrit Italo Calvino. Mais si, par-dessus le marché, on est motivé par le désir de tirer quelque chose de cette lecture pour le temps présent, alors cela devient un véritable acte de subversion. Cela peut préluder à d’autres actes subversifs, selon l’avertissement que nous donnait Henri Lefebvre (1975, p.18) en son temps, lorsqu’il tenait à nous préciser que toi, Fourier, tu serais "plutôt subversif que révolutionnaire" ; mais - ajoutait-il - "il n’y pas de révolution sans subversion".
Voilà ! Je prédis que le lecteur sera conscient de l’inestimable quantité de subversion contenue dans l’acte qu’il accomplira, au moment où, par sa lecture raisonnée, il continuera de donner de la crédibilité à tes idées, que la société de ton époque voulut ignorer ou ridiculiser.
A bientôt, et pour toujours sous le signe de l’utopie.
Bien à toi.

Roberto Massari
Traduction : Pierre-Luc Abramson


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