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SCHERER René : Petit alphabet impertinent (2014)

Paris, Hermann, 2014, 118 p.

Article mis en ligne le 12 janvier 2015

par Samzun, Patrick

Comme un air de fête : variations sur le Petit Alphabet impertinent – On ne donnera pas cher du dernier petit livre de René Schérer, un « abrégé » de 118 pages, qui se présente lui-même comme une « bagatelle » improvisée au fil de « deux ou trois séances » - il en coûtera d’ailleurs moins de 20 € et guère plus qu’une poche de pantalon pour « l’emporter » partout avec soi. Pourtant, sous l’apparent décousu de sa forme alphabétique, qui lui donne son titre malicieux, Petit alphabet impertinent [1]– comme si d’être à la fois petit et alphabétique lui ôtait tout droit à la pertinence – sous le décousu de sa mise en scène émerge l’impertinence joueuse d’une pensée joyeuse, c’est-à-dire forte et inventive. Pour en percevoir le ton singulier, il faut prendre le temps d’admirer le portrait à la mine de plomb que Yanne Le Toumelin a dessiné de René en 1950 (p. 7). On y reconnaît les traits du René Schérer d’aujourd’hui : l’enfance rieuse guettant au coin des lèvres, la malice soulevant les cils de son regard vif, et comme un ton général d’espièglerie amicale.

On pourra être déconcerté par la brièveté et la discontinuité des aperçus ménagés au fil des lettres de l’alphabet : le « C comme cul » succédant au « B comme bruit », le « pétrole » précédant la « querelle », et la « zone » venant conclure « l’ambiguïté » initiale. C’est que René Schérer pratique la pensée à la manière légère, dansante et critique d’un Nietzsche (voir p. 92-4). Et il refuse comme lui de se laisser prendre au piège des abstractions et des transcendances philosophiques. On trouvera donc bien dans cet ouvrage « une petite philosophie de poche », et même une philosophie singulière et tranchante, mais pas une ontologie lourde de « vérités premières » et de principes dogmatiques.

René Schérer pratique une facétieuse « échologie » (p. 92, du verbe grec echein qui signifie avoir), une forme d’ontologie mineure, d’inspiration éthique et politique, qui ne conçoit l’être qu’en relation et comme ouverture vers le concret et le multiple. Ainsi, l’être humain comme les sociétés humaines ne sont pas pour René des entités closes, repliées sur leur essence ou leur identité, comme celle qui leur serait conférée une fois pour toutes par l’Etat. Ce sont des multiplicités ouvertes et même « nomades » qui se constituent par la rencontre, l’accueil de la nouveauté et de la différence. On voit comment un « ‘anarchisme philosophique s’inspirant de la multiplicité du ‘il y a’ » (p. 89) entre en résonance harmonieuse avec un anarchisme politique prônant une « hospitalité générale universelle » (p. 85) ou « inconditionnelle » (p. 114). Telle est en effet l’arête la plus critique et la plus utopique de la pensée politique de René Schérer. Cette pensée repose sur une critique très ferme de la xénophobie d’Etat en France et plus généralement en Europe (voir « X comme xénophobie », p. 77-79), xénophobie qui conduit à la création de ces « zones » de non droit (voir « Z comme Zone », p. 83-5) où l’on enferme les étrangers en attente d’expulsion ou d’une hypothétique régularisation.

Or, loin d’appeler seulement à une réforme du droit et des institutions, René Schérer préfère en appeler, quitte à être traité de fou comme Fourier, à un « écart absolu  » : « il n’y a pas d’étranger. » (p. 79) Du moins, « la notion d’étranger, relativement à la population occupant un territoire, est une notion irrecevable, une notion qui n’a pas de signification… » (ibid.) Si l’on veut conserver le mot, il convient de considérer que philosophiquement, c’est-à-dire « échologiquement », « l’étranger ne peut être que quelqu’un qui apporte quelque chose de nouveau…et qui, d’autre part, est constituant de la variété qui est la composante de la population habitant un territoire. » (ibid.) L’hospitalité inconditionnelle proposée par l’auteur s’impose donc non seulement comme une exigence éthique mais comme une déduction logique : pas de nouveauté, pas d’innovation ni de variations dans nos sociétés sans l’accueil renouvelé de ces étrangers qui en ont fondé la variété même.

Mais au-delà même de ces justifications rationnelles, René Schérer invoque d’autres raisons ou plutôt, à la manière encore de Fourier, un goût ou une passion pour « l’atmosphère de fête » (ibid.) et « l’allégement » (p. 85) que procure le geste d’accueillir l’étranger. C’est qu’il n’entre pas que du calcul et de la logique dans nos manière d’être : nous sommes des êtres atmosphériques. Qui peut vouloir respirer l’air asphyxiant de la guerre, cet « ypérite » (« Y comme ypérite », p. 81-2) que René Schérer prend pour symbole de tous les gaz toxiques qui polluent aujourd’hui notre atmosphère ? Et comment ne pas « résister » à « l’atmosphère délétère » diffusée par la « rigidification des mœurs, la fermeture, le repli des individualités sur elles-mêmes ? » (p. 82) L’utopie (voir « U comme utopie », p. 67-8) c’est peut-être d’abord cela : un nouvel air, un air léger comme un air de fête, qui n’aurait ni l’odeur d’ypérite ni la lourdeur de la xénophobie.