Fondée par Hippolyte Destrem, la dernière revue fouriériste française La Rénovation (1888-1922) manifeste, parmi d’autres intérêts, une certaine ouverture à l’occultisme. On abordera ici plusieurs aspects de ce contexte en présentant deux lettres que le futur ésotériste René Guénon a adressées à la revue en 1910, dans le cadre d’une polémique sur les « gnostiques ».
Si nombre des premiers admirateurs isolés de Fourier – écrit Jonathan Beecher – « se recrutent chez des amateurs éclectiques de sciences occultes, des lecteurs de Swedenborg, Saint-Martin, Mesmer ou Fabre d’Olivet » qui « ne trouvent rien d’extravagant dans le providentialisme de Fourier, sa cosmogonie ou sa théorie de l’analogie universelle » [1], certains des protagonistes de l’un des deux rameaux du fouriérisme finissant, l’Ecole sociétaire d’Hippolyte Destrem (1816-1894) puis Adolphe Alhaiza (1839-1922), autour de La Rénovation (1888-1922), manifestent eux aussi de l’intérêt pour le spiritualisme et l’occultisme [2]. Parmi les traces de ces liens, on note en 1910 la présence, certes infinitésimale pour l’histoire entière du fouriérisme, mais peut-être à relever, de deux lettres de l’un des principaux ésotéristes du XXe siècle, l’inspirateur du courant « traditionnel » René Guénon (1886-1951) [3]. Cette correspondance prend place dans un épisode – dit des « Gnostiques ». Pour l’introduire et mettre en relief ce qu’il peut révéler à l’intersection de plusieurs courants, après un rapide retour sur les références à Fourier chez Guénon et le paysage occultiste que ce dernier rencontre dans sa jeunesse, j’aborderai des aspects du spiritualisme-occultisme de La Rénovation.
Fourier dans les travaux de Guénon
Il n’y a guère de références à Fourier chez Guénon ; on relève cependant deux occurrences qui ne sont pas entièrement sans importance pour la logique d’une séquence de sa production [4] : en 1921 dans Le Théosophisme, histoire d’une pseudo religion, et en 1923 dans L’Erreur spirite. Le futur auteur de L’Homme et son devenir selon le Védantâ (1925), ou de Les Etats multiples de l’Etre (1932), évoquant la croyance en la réincarnation professée dans les milieux spirites et occultistes qu’il prend pour cible dans ces deux ouvrages polémiques destinés à un lectorat catholique, situe l’origine de cette « idée très moderne » (c’est évidemment une preuve d’inauthenticité sous la plume de Guénon, pour qui la décadence de l’Occident commence au XIVe siècle) qu’est, selon lui, la réincarnation, non dans les religions d’Orient ou dans celles de l’antiquité, mais chez les socialistes français des années 1830-1840 : « la plupart des révolutionnaires de cette époque étaient des ‘mystiques’ dans le plus mauvais sens du mot, et l’on sait à quelles extravagances donnèrent lieu parmi eux les théories fouriéristes, saint-simoniennes, et autres de ce genre. […] Les premiers inventeurs furent peut-être Fourier et Pierre Leroux » […] [5]. Guénon cite plus loin Jean Reynaud (Terre et Ciel) et Pezzani (Pluralité des existences de l’âme) parmi les écrivains qui, comme Hippolyte Rivail – Allan Kardec (1804-1869), vont puiser dans ces premières théories socialistes ; il reprend cet extrait presque mot pour mot dans L’Erreur spirite, faisant référence en note à la Théorie des quatre mouvements [6]. Il cite également un article, « La Doctrine spirite » du Dr. Dechambre, qui insiste sur l’évolutionnisme de la théorie spirite, et avance que « les instructeurs invisibles de M. Allan Kardec […] n’avaient qu’à causer quelques instants avec M. Pierre Leroux […] ou encore avec Fourier. L’inventeur du Phalanstère aurait été flatté de leur apprendre que notre âme revêtira un corps de plus en plus éthéré à mesure qu’elle traversera les huit cent existences (en chiffre rond) auxquelles elle est destinée ».
Progressisme, évolutionnisme dans la théorie de l’esprit ou de l’âme, communication avec les défunts (qu’il juge impossible) : les références à Fourier, et aux idées socialistes auxquelles il les associe, apparaissent donc plutôt négatives chez Guénon. La « Tradition Primordiale » à laquelle il se réfère est bien différente de la tradition née de la désorganisation des séries de l’ordre primitif de Fourier même si, chez tous deux, apparaît la figure des « initiés » autour de la transmission d’une mémoire du Paradis perdu, et d’un « bannissement du séjour fortuné » [7]. Ils avancent également l’image d’une capitale du Monde – la Constantinople de l’Harmonie ou l’Agarttha, « centre initiatique ». Fustigeant des milieux qui ne les ont pas reconnus : la cabale des « philosophes » ou l’esprit moderne et « profane » des universitaires [8], l’un et l’autre ont produit des visions radicales sur leur époque, presque comme si elles ne devaient rien à celle-ci ; ils ont enfin suscité chez certains de leurs lecteurs des engagements et parfois des réorientations totales d’existences reposant sur de très fortes convictions. Mais si Fourier a comme infaillible baguette de sourcier ou « boussole de révélation permanente » [9] sa théorie des passions, « œuvres de Dieu », Guénon vise, au-delà des conditions de la manifestation – et de la non-manifestation –, au-delà de l’Etre même de l’ontologie, la « Possibilité universelle » [10]. Une troisième occurrence, dans Orient et Occident (1924), reprend un long extrait d’un article de Jacques Bainville (1879-1936) sur l’origine du terme de « civilisation », dont le sens actuel reviendrait à Fourier ; Fourier y est qualifié de « prodigieux utopiste, bien oublié aujourd’hui » [11]. On ne trouve plus, ensuite, de références à Fourier chez Guénon, ce nom ne lui était pas inconnu – probable réminiscence de ses rencontres de jeunesse.
Le paysage occultiste connu par le jeune Guénon-Palingénius : rencontres de quelques occultistes fouriéristes
La doctrine de Guénon, supposée impersonnelle et universelle et dont il ne se ferait que l’interprète, va contribuer à affaiblir les écoles « néo-spiritualistes » (spirite, théosophique, occultiste, métapsychique...) dans lesquelles il voit, très tôt, une manière de « matérialisme transposé sur un autre plan » [12]. Mais il a lui-même un parcours dans cette mouvance. Fût-ce seulement pour la « détruire », comme il l’indique, évoquant l’Eglise gnostique à laquelle il a appartenu, à l’étudiante en philosophie, devenue son amie à la Sorbonne en 1915 et qui l’introduit dans le milieu de Jacques Maritain (1882-1973), Noëlle Maurice-Denis (1897-1969) ? [13] La question peut se poser.
Le jeune Blésois monté à Paris abandonne en 1906 les classes préparatoires aux Grandes Ecoles pour suivre l’enseignement de l’Ecole Hermétique du médecin Gérard Encausse-Papus (1865-1916) [14] ; il se fait initier dans l’Ordre Martiniste ; il joue en 1908 un rôle-clef lors de la création par plusieurs occultistes (le voyageur de commerce Lucien Faugeron (?-1947), le commis à la Compagnie du gaz Patrice Genty (1883-1964), le futur haut fonctionnaire Victor Blanchard (1878-1953), Jean Desjobert...), par voie spirite, d’un Ordre du Temple Rénové, dont il devrait – selon l’entité qui se manifeste lors de séances se déroulant en partie à son domicile, rue St-Louis en L’IIe – être le « chef » [15] ; ayant rencontré le fonctionnaire du Ministère de l’Instruction publique et poète Léonce Fabre des Essarts (1848-1917) – dont on sait l’engagement fouriériste depuis les années 1880 [16] – au Congrès spiritualiste et maçonnique de juin 1908, il est consacré par le Patriarche de l’Eglise gnostique Synesius-Fabre des Essarts évêque gnostique d’Alexandrie sous le nom de Palingénius (« Re-né »). Cette Eglise, créée en 1888 par l’archiviste Jules Doinel (1842-1903) par voie spirite (par le truchement de l’Eon Jésus), étayée par des séances chez Lady Caithness (1830-1895) et des affiliations dans la mouvance occultiste dont elle devient « en quelque sorte l’Eglise officieuse » [17], avait depuis peu, outre le désistement de Doinel, redevenu catholique et remplacé en 1896 par Fabre des Essarts, connu une scission : l’employé du Crédit Lyonnais Jean Bricaud (1881-1934) (collaborateur, par ailleurs, de La Rénovation [18]), avait créé en 1907 avec le docteur Louis Fugairon-Sophronius (1846-1922) l’Eglise catholique gnostique, devenue l’Eglise gnostique universelle en 1908 [19].
Guénon, quant à lui, devient le Secrétaire général de l’Eglise de Synesius, et dirige la revue La Gnose (novembre 1909-février 1912), premier canal d’expression de ses idées, et creuset de rencontres avec d’autres ésotéristes : Léon Champrenaud-Sisera-Théophane (1870-1925) ; le militaire et voyageur en Indochine Albert de Pouvourville-Matgioi-Simon (1862-1939), qui lui aurait donné l’initiation taoïste [20] ; ou encore le peintre suédois qui a été proche des anarchistes puis voyageur en Egypte Ivan Aguéli-Abdul-Hâdi (1869-1917), qui lui aurait transmis l’initiation soufie. Guénon n’est pas un être simple : tout en signant sous son nom gnostique des articles de La Gnose ou en traduisant avec Fabre des Essarts les Philosophumena attribuées à Origène [21], il adresse aussi des textes sous ce nom à La France chrétienne antimaçonnique d’Abel Clarin de la Rive (1855-1914), avec qui il est en relations depuis 1909 [22], avant d’y collaborer régulièrement, en 1913 et 1914, sous le pseudonyme du « Sphinx ». Guénon est aussi, cette année 1909 qui voit son premier article publié – « Le Démiurge » dans La Gnose [23] – inscrit à l’Ecole des Hautes Etudes au cours de Mgr Lucien Léon Lacroix sur « le Catholicisme durant la Révolution » ; il y retrouve Synésius, qui y accompagne sa fille Mathilde, et Marie Chauvel de Chauvigny-Esclarmonde (1848-1927), Sophia de l’Eglise Gnostique [24].
Ces années sont encore marquées, dans le petit monde de l’ésotérisme, par la mort le 6 février 1909 de Saint-Yves d’Alveydre (1842-1909) [25]. L’auteur de Mission des Juifs (1884) a eu des liens avec le fondateur de La Rénovation Hippolyte Destrem [26]. Les travaux et le legs de Saint-Yves d’Alveydre, convoités, jouent un rôle important pour plusieurs générations d’ésotéristes ; ainsi l’employé puis directeur de l’Enregistrement Albert Faucheux-Charles Barlet (1838-1921), devenu lui aussi évêque gnostique, confie à Guénon des documents, notamment sur le projet d’instrument de correspondances, « L’Archéomètre », que La Gnose publie avec des annotations de Guénon ; 1910 est aussi l’année de publication du livre posthume de Saint-Yves d’Alveydre, Mission de l’Inde. Notons encore qu’en 1908, l’hermétiste et alchimiste François Jollivet-Castelot (1874-1937), lui aussi un ancien de l’Ecole Hermétique, avait publié Sociologie et fouriérisme, un ouvrage qui retrace la théorie sociétaire sans en éluder la cosmogonie (ni la liberté en amour).
« Occultistes d’art » et « occultistes occultistes »
La revue de l’Ecole sociétaire La Rénovation n’est pas une revue occultiste, mais est-elle entièrement extérieure à ce domaine ? Les références occultistes y fourmillent : comptes rendus de livres ou de brochures, extraits de revues, correspondance et également articles de collaborateurs occultisants.
Cette ouverture de la dernière revue fouriériste à l’occultisme ne paraît pas due à une contamination de thèmes en vertu d’un effet de mode : les années 1890-1900 voient certes l’essaimage culturel d’un occultisme en littérature et en art, autour du Symbolisme, et l’influence de revues comme L’Initiation qui commence comme La Rénovation sa parution en 1888, et de divers ordres supposés initiatiques qui recrutent notamment chez de jeunes littérateurs et artistes [27].
Pour aborder ce paysage composite, en première approximation, il est possible de s’inspirer d’une distinction faite par Philippe Oriol pour la même période entre « anarchistes d’art » et « anarchistes anarchistes » [28] et de distinguer entre « occultistes d’art » et « occultistes occultistes ».
Les premiers sont des Parisiens ou des provinciaux montés à Paris, souvent nés dans les années 1860, qui participent aux revues littéraires ou aux novations esthétiques qui se définissent, notamment, contre le naturalisme. Il n’est pas question de soutenir que leur goût pour l’occultisme se réduit à des codes de sociabilités esthétiques idéalistes – certains deviennent même de véritables ésotéristes, tel Ivan Aguéli qui a traduit des textes du métaphysicien andalou du XIIIe siècle Ibn Arabî [29] –, mais il y prend souvent place et sens. Parmi ces « occultistes d’art », on peut citer Paul Adam (1862-1920), membre de l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix ; ou encore Catulle Mendès (1841-1909) et Rodolphe Darzens (1865-1938), membres du comité de rédaction de L’Initiation [30]. Un autre exemple, sur un mode ironique, est celui d’Erik Satie (1866-1925) : le compositeur des Gnossiennes crée seul, en 1893, l’« Eglise métropolitaine d’art de Jésus conducteur ».
Les « occultistes occultistes » sont souvent des provinciaux ; ils occupent d’autres types d’emploi : ce sont des médecins, des fonctionnaires, des magistrats, des employés de banque, des héritiers ou des rentiers, des prêtres en rupture d’Eglise ; plus âgés en général que les premiers, ils ne figurent pas ou peu sur la scène littéraire ou picturale d’avant-garde ou bohème même si certains sont par ailleurs poètes ; ils semblent être venus à l’occultisme par d’autres canaux : le spiritisme, le magnétisme, la libre pensée déiste, une interprétation messianique du christianisme des évangiles.
Les occultistes cités ou correspondants de La Rénovation appartiennent plutôt à cette seconde catégorie [31]. Cette ouverture de La Rénovation procède de véritables affinités et même d’un débat auquel participe Destrem sur la question religieuse. Plus encore, certains néo-fouriéristes, ou spiritualistes influencés par Fourier, produisent eux-mêmes des « métaphysiques », à une époque qui n’en est pas avare [32]. Ces théories sont souvent – de leur point de vue – non surnaturalistes (au sens du surnaturel catholique) : elles cherchent à établir sur des bases positives, « scientifiques », des formes religieuses nouvelles. Une autre caractéristique est le fréquent engagement des « occultistes occultistes », comme des spirites, au-delà des brumes métaphysiques, pour des combats tels que la libre pensée, la « paix perpétuelle », le féminisme ou la Ligue pour l’enseignement [33]. Ils sont, par ailleurs, opposés à la violence et à la lutte de classes. Ces traits sociologiques et idéologiques paraissent les situer dans des familles proches du courant fouriériste.
Aperçu sur la série des occultistes et des « métaphysiques » dans La Rénovation
Nous ne sommes pas sur terre ferme encore, et qu’il s’en faut ! Lisez Fourier ; il vous dira les étapes qui restent à fournir, car son œil a mesuré les espaces, découvert les syrtes et les écueils, et déterminé les stations […]. Lisez aussi, numéro par numéro, La Rénovation [34].
Dès le n°7 (octobre 1888) de La Rénovation, est mentionné l’ouvrage d’Hippolyte Destrem : L’Unitéisme, en vente chez Leymarie [35]. Destrem développe en effet son idée de l’ « unitéisme » qu’il prend chez Fourier, où il est la « source de toutes les passions » [36], mais à laquelle il donne un sens assez distinct comme « Rénovation religieuse et morale, qui doit avec les quatre autres Rénovations que l’on connaît, constituer la SIXIEME PERIODE DE L’EVOLUTION HUMAINE, le Garantisme, ou Régime intégral des garanties sociales, ayant pour effet de faire disparaître les neuf fléaux inhérents aux Sociétés subversives et de les remplacer par les neufs biens opposés » [37]. Il s’agit ainsi en somme, pour le responsable de la dernière revue fouriériste, de donner une forme religieuse au garantisme.
Dès le n°10 (20 décembre 1888), l’abbé hétérodoxe Paul Roca (1830-1893) [38] intervient après un article, paru dans la livraison précédente, sous la rubrique « haute sociologie », du « groupe du Droit social et la Question religieuse » tiré de La Paix sociale. Ce groupe promeut, contre le « cannibalisme individualiste obligatoire », la reconstruction de l’édifice social grâce au christianisme. Les échanges avec certains spiritualistes occultisants se font sur cette base rénovatrice et ne cessent pas.
En février-mars 1891 Destrem adresse une longue lettre notamment à ses « amis » Charles Fauvety [39], Saint-Yves, Jhouney [40], Caillié [41], Roca, Sterlin [42], Houssay [43], Papus ou Fabre des Essarts pour exposer ses idées, où il mentionne Descartes, sur la « rénovation religieuse » et appeler à une « synthèse » [44]. Le débat se déroule notamment avec Le Socialiste chrétien. Roca reproche à Destrem l’emploi du terme d’unitéisme, ce qui est l’occasion d’une mise au point de Destrem (n°40, décembre 1891). En mars 1892 (n°42), Destrem, en préambule à une lettre de Jhouney parue dans L’Etoile, avec laquelle il correspond, précise : « Il faut que l’on sache qu’en dehors de notre Ecole des groupes nombreux sont frappés de cette nécessité d’Evolution. […] Des offres d’entente nous sont venues de la part de plusieurs de ces groupes, non pour fusionner, ce qui actuellement n’est pas possible, mais pour discuter en commun certains points fondamentaux, et voir si l’on ne pourrait arriver à des affirmations communes » [45].
L’« unitéisme » est évoqué, ainsi en 1892 dans la transcription, par une mystérieuse Mystériosa, d’un entretien fait au dernier banquet sociétaire [46]. Destrem définit le cadre d’un culte futur, appuyé sur un ouvrage de cent « propositions irréfutables », et grâce à un corps d’« hégémonts », apôtres des temps nouveaux ; une « esthétique religieuse future » établira des fêtes célébrées tous les quatre ans à la glorification de l’être infini, la reconnaissance envers la « nature-naturante », les grandeurs de la patrie, et l’humanité. Destrem, ajoute Mysteriosa, « a dépeint la FETE NUPTIALE de l’Esthétique unitéiste ».
L’« unitéisme » n’est pas la seule doctrine rénovatrice produite par le camp sociétaire : l ’« omnithéisme » du fouriériste garantiste, un temps maire de la commune des Lilas Arthur d’Anglemont (1821-1898 [47]) est à plusieurs reprises évoqué, ainsi pour De l’Existence universelle dès le n°16 (20 juin 1889), ou encore dans la rubrique « la Rénovation philosophique et religieuse », en février 1890 (n°23) : Destrem associe d’Anglemont aux autres rénovateurs religieux (Fauvety, Roca, Caillié, Jhouney...), et donne quelques indications sur ses recherches sur les deux entités que sont l’« Ame humaine, le moi de chacun de nous – et cet Etre, que le langage traditionnel appelle Dieu, que Fourier appelle le Grand Pivot du Mouvement universel ». L’« omnithéisme » déploie à travers cinq volumes aux titres extraordinaires (dont Le Fractionnement de l’infini. Synthèse de l’être, 1891 ; L’Etre astral social, 1893), résumés par des abrégés (Dieu et l’Etre universel en 1889), un savant mécanisme cosmique hiérarchisé, de façon ascendante et descendante ; la vie universelle est distincte de la vie divine infiniverselle ; les êtres sont soumis à des principes : corporel ; animique, et divitaire, la divité étant définie comme un rayonnement, une « substance radiante (…) distribuant ces mêmes rayons à tous les êtres » [48]. La doctrine de d’Anglemont apparaît tangente au spiritisme : La Revue spirite rend compte favorablement du second tome de l’« Omnithéisme » en janvier 1892 (« ensemble magistral », « magnifique synthèse ») [49].
Autre « métaphysique » évoquée dans La Rénovation : le « dualisme » de son nouveau directeur, après la mort de Destrem en juin 1894. Le Catéchisme dualiste d’Alhaiza, conçu avant sa rencontre avec les idées de Fourier [50], est dès 1892 mentionné (n°44, mai-juin 1892). Cet « essai de synthèse physique, vitale et religieuse » développe l’idée d’une substance mise en mouvement par une volonté extérieure « à des fins qui restent impénétrables », mais qui vont dans le sens d’une évolution ; l’homme est un « être double » ; Alhaiza admet comme Fourier l’idée d’une future « destruction de l’humanité et de toute vie terrestre » [51]. Vingt-cinq ans plus tard, il présente toujours sa doctrine, même s’il reconnaît n’avoir eu aucun écho. Alhaiza prend le contre-pied des monismes et notamment de celui d’Ernst Haeckel (1834-1919) [52] ; il balaie l’histoire des religions, croit reconnaître des éléments d’un culte dualiste chez les Hindous, les Perses, les Egyptiens. Il s’attarde sur la croix et son symbolisme, qui seront employés dans la future « rénovation dualiste », mais dégagés du « sinistre cadavre ». En réalité, Alhaiza vise moins directement l’Eglise que le judaïsme : « il faut déjudaïser le christianisme » ; l’image du supplicié du Golgotha est interprété comme le « détournement juif d’une religion qui fut d’origine et de pensée aryenne » [53].
Outre les doctrines de l’« unitéisme », de l’« omnithéisme » et du « dualisme », on constate une certaine permanence dans les références spiritualistes de la revue : Les Hiérophantes (1898 et 1905) de Fabre des Essarts est recensé en 1906 [54] ; en 1910, le « dualisme » d’Alhaiza est, apprend-on, membre de l’Alliance spiritualiste de Jhouney [55]. Autre indice de liens persistants avec des spiritualistes : un comité lance, début 1911, un appel pour venir en aide à Lessard à Nantes [56]. On distingue ainsi, à travers ces liens, un ensemble assez stable de spiritualistes – on pourrait parler de pôles d’un réseau ou d’un champ, il est vrai assez étroit : La Religion laïque (1877) pour Fauvety puis Lessard avec La Religion universelle qui cite La Rénovation [57], L’Etoile pour Caillié et Jhouney, Le Socialiste chrétien pour Roca, auxquelles il faut peut-être ajouter des positivistes [58]. L’épisode des « gnostiques » – dont les deux chefs concurrents sont, de surcroît, des collaborateurs de La Rénovation – prend donc place dans une histoire propre à la revue, mais à un moment où la plupart des « rénovateurs religieux » (Fauvety, Saint-Yves, Roca, Destrem, d’Anglemont), ont disparu dans les années 1890, laissant la place à des spiritualistes moins nombreux et peut-être d’une moindre envergure (Alhaiza, Fabre des Essarts, Jhouney). Par ailleurs, Alhaiza a donné à la revue un cap nationaliste, antisémite, et hostile au socialisme organisé [59]. Le ton des occultistes lui aussi change.
Il faut, à ce propos, mentionner certains collaborateurs aux affinités ésotériques : l’ancien anarchiste individualiste puis colinsien collaborateur de La Terre, ou de L’Idée libre [60], l’avocat bruxellois Octave Berger (1864- ?) [61], intervient à partir de 1907 [62] ; l’ancien animateur de La Question sociale (1890-1897), revue à l’intention « anarchiste communiste-révolutionnaire », puis colinsienne [63], fait part dans la revue fouriériste de son appartenance à la Société Théosophique [64] ; mais il s’étend surtout sur son nouvel intérêt pour le quotidien de l’Action française ou l’Enquête sur la monarchie de Maurras. Celui qu’Alhaiza pressent ensuite pour le remplacer à la tête de La Rénovation disserte également, à plusieurs reprises, sur Saint-Yves d’Alveydre. Berger cite, ainsi, un article de Barlet sur Saint-Yves paru en octobre 1910 dans L’Initiation : le créateur de l’idée de synarchie (dont Berger voit en Fourier un précurseur) y est décrit « vibrant et vivant comme Fourier » ; et Barlet donne comme exemple de fidélité, aux lecteurs de la revue occultiste, « les disciples de Fourier en faisant honneur de toutes leurs forces, à la doctrine qui leur a été transmise » [65]. Berger paraît balancer entre la synarchie de St-Yves, et les idées de Maurras [66].
Participe aussi à La Rénovation le jeune employé du Crédit Lyonnais Jean Bricaud, à la tête de l’une des deux grandes mouvances de l’occultiste français [67]. Si la revue recense ses publications gnostiques – il était entré en relation avec Synesius depuis 1901, et l’on peut penser que c’est par lui qu’il collabore à la revue d’Alhaiza –, ses contributions ne sont pas de nature occultiste, mais politiques et sociales. Bernard Desmars note que Bricaud adhère en 1902 à la Ligue pour la nationalisation du sol, une initiative d’Alhaiza et de colinsiens [68], qui a pu être aussi le point de contact pour la rencontre d’Alhaiza et de Berger. Dans ses contributions de 1904, Bricaud se réjouit, dans une lettre dont Alhaiza publie un extrait, du « rapprochement de l’Ecole sociétaire avec le Parti des Jaunes. Il faudrait que de ce rapprochement sorte un Parti socialiste national s’inspirant des vues de Fourier, en opposition du Parti socialiste international s’inspirant de Marx » [69] ; il défend en première page le principe de propriété contre le socialisme proudhonien ou le collectivisme [70]. Bricaud, comme Berger, paraissent se situer dans la ligne d’un Alhaiza antisémite et nationaliste, qui réinterprète Fourier selon la doxa social-darwiniste et ironise par exemple sur « nos acharnés pacifistes » dans un texte délirant sur le « péril asiatique » [71]. On est dans ces colonnes, et à cette époque, assez loin de l’ésotérisme universel auquel se référait un René Caillié en 1886 dans un texte critiquant La France juive de Drumont [72], ou à quelques références socialisantes chez les premiers théosophes français dans les années 1880-1890.
On voit que références et engagements occultistes d’une part, néo-fouriéristes proches de La Rénovation de l’autre, sont alors assez denses et s’entrecroisent dans l’environnement que rencontre le jeune Guénon, même si elles dénotent une certaine confusion et ne parviennent pas à propager une véritable doctrine cohérente qui aiderait à redonner un élan au fouriérisme [73]. Comment se positionne-t-il dans ce champ où l’occultisme fait encore, partiellement en tous cas, sa part au mouvement social ? L’épisode de la controverse, dans laquelle il intervient, qui s’expose en 1910 dans La Rénovation, est intéressant en ce qu’elle mêle les fils, à la fois embrouille et cherche à clarifier les cadres de références de ces deux courants ; cinq intervenants entrent dans le débat : quatre collaborateurs de La Rénovation, dont les deux chefs gnostiques séparés Fabre des Essarts et Bricaud, plus Alhaiza et un fouriériste anonyme ; et Guénon-Palingénius qui, déjà, exprime fortement sa propre tonalité.
La polémique des « Gnostiques » dans La Rénovation
Le numéro 221 (septembre-octobre 1910) de La Rénovation insère, commentés par Alhaiza, trois textes de mise au point sur les Eglises gnostiques concurrentes : deux lettres de Bricaud et de Guénon, et une communication de Fabre des Essarts. Voici in extenso la lettre de Guénon :
A Monsieur A. Alhaiza, Directeur de « La Rénovation ».
Paris, le 15 septembre 1910.
Monsieur le Directeur,
Je lis dans votre numéro de juillet-août 1910, un article intitulé « Les Gnostiques », article d’ailleurs fort aimable pour nous, mais dans lequel je vous demanderai la permission de relever, pour rectifier et préciser, une phrase qui pourrait donner lieu à des interprétations inexactes et à des confusions regrettables. Cette phrase est la suivante : « Ce que nous savons, pour le tenir par la bouche du Patriarche, c’est que Synésius est bien des nôtres, tant par le principe du double apostolat – masculin et féminin – tel que le préconisait Saint-Simon avec son couple-prêtre, que par la glorification du travail et la mise au rencard du Jéhovisme hébraïque. Pour lui Jéhovah n’est qu’un Eon d’un ordre très inférieur ».
Tout d’abord, il importe de faire une distinction essentielle, et sur laquelle on ne saurait trop insister : que M. Fabre des Essarts soit des vôtres, à plus d’un égard, c’est très possible, et c’est parfaitement son droit comme individualité ; mais S. G. Synésius, Patriarche de l’Eglise Gnostique de France, ne peut être autre chose que gnostique, ni, par conséquent, se rattacher à une école philosophique quelle qu’elle soit. Si respectables que soient les convictions personnelles de chacun, la Gnose ne peut en aucune façon en être influencée, car devant la Doctrine, les individualités ne comptent pas, je devrais même dire n’existent pas. – D’ailleurs, comme phalanstériens, vous vous placez sur le terrain sociologique, tandis que la Gnose est purement métaphysique ; il ne peut y avoir aucun point de contact entre ces deux domaines, qui, par leur nature même, sont profondément séparés.
D’autre part, l’auteur de l’article semble entendre « le double apostolat masculin et féminin » dans un sens dualiste qui serait tout à fait contraire à l’orthodoxie gnostique. Je comprends bien le couple-prêtre dans des rites à caractère spécial, et c’est ainsi que Saint-Simon l’entendit en effet ; mais ce n’est pas du tout là ce dont il s’agit. Sans insister sur ce point, je dirais simplement que l’Eglise Gnostique admet la femme aux fonctions sacerdotales au même titre que l’homme, ce qui est tout différent de la conception de Saint-Simon.
Quant à la « glorification du travail », si l’on veut parler du travail spirituel, c’est fort bien ; mais on pourrait croire qu’il s’agit du travail matériel, et, dans ce cas, ce serait tout simplement anti-gnostique. En effet, la Gnose ne vénère et ne glorifie que l’Idée pure, et elle ne peut pas accorder la moindre importance à des choses qui appartiennent au monde hylique [74].
Enfin, il y aurait des choses à dire au sujet du « Jéhovisme hébraïque » ; je me bornerai à faire remarquer que, si nous rejetons naturellement le sens exotérique et vulgaire de la Bible, sens que les traducteurs ont altéré et faussé jusqu’à l’absurdité, par contre, nous admettons la Bible hébraïque véritable au même titre que les Ecritures sacrées de tous les autres peuples. – Pour ce qui est de l’assertion que « Jéhovah est un Eon », je dois déclarer qu’elle est toute fantaisiste, et que rien dans la tradition gnostique ne permet de la justifier.
Avec nos remerciements anticipés pour la publication de la présente lettre dans votre estimable revue, je vous prie d’agréer, Monsieur le Directeur, l’assurance de nos sentiments distingués.
T. Palingénius,
Secrétaire Général de l’Eglise Gnostique de France.
Guénon fait référence à un texte, « Les Gnostiques », non signé, mais dont l’auteur est considéré – précise la Rédaction – comme un « condisciple » ; « Les Gnostiques » avait lui-même été précédé, début 1910, par un assez long compte rendu d’Alhaiza sur l’ouvrage de Fugairon et Bricaud : Exposition de la religion chrétienne moderne, scientifique et philosophique. Il apparaît être une réponse à ce compte rendu, au ton mesuré, de l’exposé des scissionnistes lyonnais, même si Alhaiza en déplorait le « monisme scientifique énergétique, actuellement à la mode, et fils de la philosophie idéaliste allemande » [75].
L’auteur du texte « les Gnostiques », lui, attaque franchement Bricaud : « Synésius est bien des nôtres » précise-t-il d’emblée, avant de donner quelques indications d’ordre doctrinal et cultuel sur l’Eglise de Paris, dont les conférences sont « très suivies, très écoutées ». En contraste avec le décorum (« des lumières, des fleurs, le chant d’un verset, la voix grave du prêtre […] ») qui entoure le Patriarche Synesius qu’il a vu à l’oeuvre lors d’une « Hiéurgie, […] admission au grade de chevalière dans l’ordre de la Colombe du Paraclet d’une sœur diaconesse », « nous avons quelques raisons de croire que ‘S. B. Jean II’ n’en saurait offrir autant à ses fidèles Lyonnais ». Et il termine par « Le réveil gnostique ne devait-il donc venir que pour se prêter à cette folle tentative de division ? » [76].
La réponse de Bricaud ne se fait pas attendre : il accuse le coup, et s’étonne que la revue « s’occupe d’une question qui ne touche en rien l’école sociétaire » [77]. Alhaiza n’est pas de cet avis, puisqu’il précise dans son préambule : « C’est à tort que notre correspondant croit qu’une affaire de religion doit nécessairement rester en dehors de l’école sociétaire. La citation de Considerant qui se lit en tête de notre revue atteste le contraire » [78]. Si le débat est également d’un ordre interne à l’Ecole, comme le laisserait penser Alhaiza, qui paraît s’intéresser aux gnostiques contemporains, peut-être pour donner plus d’amplitude à son courant, il peut se complexifier d’autant – mais Bricaud, dans sa réponse, ne donne guère prise à cet argument : il se contente d’affirmer sa totale indépendance en revendiquant ses liens avec d’autres filiations, laissant entendre qu’il ne doit rien à l’Eglise gnostique de Paris, et qu’il est à présent extérieur au courant sociétaire (ou du moins qu’il ne lui reconnaît pas un droit de regard sur les affaires religieuses). Et il ajoute qu’il a lui aussi « à son usage un sanctuaire ». Voilà pour Bricaud.
Mais Guénon intervient également, dans la même livraison, contre toute attente puisque « Les Gnostiques » ne paraissait en rien, tout au contraire, viser l’Eglise de Paris. En fait, comme Bricaud, Guénon refuse une immixtion (ou une récupération) fouriériste dans le camp des gnostiques, et il met d’autant plus les points sur les i qu’il connaît la proximité du Patriarche avec La Rénovation – Guénon tance donc l’auteur des « Gnostiques », dont la culture ésotérique laisse à désirer ; il ne se laisse pas entraîner, en tout cas dans ces colonnes, dans une polémique avec Lyon ; mais ne s’adresse-t-il pas aussi, indirectement, à Synésius – et à Alhaiza lui-même ?
Dans le numéro suivant (n°222, novembre-décembre 1910), où un Alhaiza dépité clôt la controverse (« La Rénovation n’avait pas à prendre parti, et en a encore moins à présent qu’il s’agit d’un ésotérisme aussi particulièrement réservé »), l’auteur des « Gnostiques » bat en retraite et reconnaît son erreur ; est également insérée une seconde lettre de Guénon, véritable gardien du temple gnostique :
Paris, le 5 novembre 1910.
Monsieur le Directeur,
Je vous remercie d’avoir bien voulu insérer dans votre numéro de septembre-octobre ma lettre rectificative, et je viens encore recourir à votre obligeance pour y ajouter quelques mots qui, je l’espère, mettront fin, cette fois, à des discussions toujours ennuyeuses.
Je ne connais pas l’auteur de l’article qui a donné lieu à la rectification, mais quel qu’il soit, gnostique ou non, il ne peut pas prétendre substituer ses « vues personnelles » à la Doctrine ; et d’ailleurs, s’il est gnostique, il ne peut que reconnaître les inexactitudes que j’ai signalées. Il ne saurait donc être question d’une divergence quelconque entre lui et moi, d’autant plus que je ne suis intervenu que d’une façon purement impersonnelle, comme il était de mon devoir de le faire : devant la Doctrine, les hommes n’ont qu’à s’incliner.
Vous voyez par là combien peu nous intéressent les « questions de personnes » ; ainsi que M. Bricaud ou d’autres fassent ce qu’ils veulent en dehors de nous, cela ne nous importe nullement et ne nous gêne pas davantage. M. Bricaud veut instituer une nouvelle religion, c’est parfaitement son droit, et je n’y vois pour ma part aucun inconvénient (quoique à mon humble avis, il y ait déjà beaucoup trop de religions dans le monde) ; seulement, je ne comprends pas trop pourquoi il persiste à se dire gnostique, alors que, d’autre part, il déclare à qui veut l’entendre qu’il n’a rien de commun avec la Gnose. Quant à nous, nous ne voulons faire aucune sorte d’innovation, car nous nous rattachons à une Tradition qui est beaucoup plus ancienne que toutes les religions, et qui n’a point à se plier aux exigences de la mentalité spéciale de chaque siècle et de chaque pays.
Les « progrès de la science moderne » ne nous regardent en rien, puisque le monde matériel n’existe pas pour la Gnose, et nous écartons également toute considération sentimentale, pour nous tenir sur le terrain de la métaphysique pure. Nous ne voulons en aucune façon mélanger des choses qui ne sont pas du même domaine, et qui n’ont aucun point de contact ; ce serait renouveler une des plus graves erreurs que les religions aient commises.
Désintéressés de toute action sociale, nous n’entendons point rendre la Gnose « accessible à tous », nous pensons que la Vérité ne peut pas être mise à la portée de la masse sans en subir quelque déformation, et nous regarderions comme un sacrilège d’abaisser la Doctrine au niveau des intellectualités vulgaires.
Cette simple déclaration suffira, je pense, à montrer ce que nous ne sommes pas, et à éviter de fâcheuses confusions qui auraient pu se produire dans l’esprit de vos lecteurs.
Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mes sentiments distingués.
T. Palingénius
Secrétaire général de l’Eglise gnostique de France.
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Quelles conclusions tirer de l’épisode des « Gnostiques » dans La Rénovation ? L’intransigeance ésotérique de Guénon ne permet pas un libre et franc débat entre fouriéristes et gnostiques, comme c’est le cas dans les mêmes colonnes avec divers autres groupes spiritualistes. Le ton qu’il adopte et l’argumentaire qu’il développe, où l’on reconnaît les traits de ses écrits de la maturité – clarté presque classique de l’exposé, refus du « sentimentalisme », thème de l’impersonnalité de la « Tradition » elle-même absolutisée, élitisme « métaphysique » – dénotent que le jeune ésotériste est étranger à cette famille composite de spiritualistes partisans d’une régénération tout à la fois sociale et religieuse.
Les lettres de Guénon enrayent peut-être aussi une certaine coalescence gnostico-fouriériste. Car Alhaiza – dans une certaine mesure dans la suite de Destrem cherchant une « synthèse » – semble avoir été tenté par un tel rapprochement ; en 1912 encore, rendant compte de l’ouvrage de Lessard – qui aurait été lui-même consacré évêque gnostique de Bretagne [79] – La Gnose ; Etude philosophique et religieuse, Alhaiza avance l’idée d’une religion conciliant foi et science, et fait encore une fois allusion à Fabre des Essarts (mais non à la revue La Gnose) [80]. Le terrain pour une rencontre entre Gnose et une fraction de l’Ecole sociétaire peut en effet paraître favorable avec plusieurs condisciples de l’Ecole gnostiques. Alhaiza peut être tenté par une articulation avec une forme religieuse qui offrirait une cohérence, et une aura, à sa revue, dans un contexte de déclin – de manque de souffle – du fouriérisme. Par ailleurs, la forme que lui-même propose, le « dualisme », n’a aucun succès.
Quoiqu’il en soit, par son extériorité à la fois à la culture néo-fouriériste et à l’occultisme qui en est proche, Guénon fait également ressortir ce qui sépare alors toute une frange de l’occultisme (ou du spiritualisme) qui entend encore concilier modernité, progrès, réorganisation sociale, et sciences occultes, de l’ésotérisme de l’école traditionnelle qui s’imposera au XXe siècle, qui voit dans le monde moderne une simple obscuration, ou le « règne de la quantité » [81].
Ainsi, le clivage réside peut-être moins entre fouriéristes et gnostiques, qu’entre ceux-ci, qui semblent partager des valeurs et des préoccupations communes, une forme d’ethos ou de praxis, et participent aux mêmes publications, et un Guénon qui met (en le projetant dans la Gnose comme absolu de la connaissance) la barre de l’Idéal à la fois plus haut, et ailleurs. Plus haut, compte tenu de son capital culturel en matière de religion et de symbolisme ; ailleurs aussi : si, par exemple, pour Fauvety « la métaphysique n’est que la logique de la nature perçue par l’esprit humain » [82], pour Guénon « ce qui concerne la métaphysique, c’est ce qui est au-delà de la nature » [83]. Alors que les occultistes ou les spiritualistes adhèrent à diverses doctrines monistes – ou dualiste pour Alhaiza –, qui leur permettent de saisir le monde manifesté comme les arrières-mondes, Guénon défend la théorie extra-mondaine et absolue du point de vue intellectuel de la « non-dualité » (mais distincte du monisme) qu’il juge seule authentique, « conforme » – une expression à valeur prescriptive fréquemment utilisée par Guénon et par ses épigones – à des enseignements traditionnels comme ceux du védanta ou de l’ésotérisme musulman. Ce faisant, il ancre le spiritualisme sur de tout autres courants que les socialismes spiritualistes du XIXe siècle [84] : sur les formes ésotériques de certaines des religions existantes (hindouisme, islam) ou d’une néo-tradition comme la franc-maçonnerie. Dans cette logique de restauration montée à une puissance supérieure (en vertu de l’universalité de la « Tradition »), les conduites de vie que ces formes engagent, systématisées autour de l’observance rigoureuse de rituels et, sur un plan intérieur, d’une position contemplative ou intellectuelle retirée du monde et de son tumulte, apparaissent entièrement différentes des formes religieuses fondées dans le sillage du premier socialisme, du spiritisme aux « métaphysiques » des néo-fouriéristes, qui se font toujours sur fond d’interventions diverses dans le monde et dans la direction d’une réorganisation de celui-ci. Ainsi Guénon, qui ouvre un nouveau paradigme (« traditionnel ») à la lisière de ce champ, et y joue un temps en virtuose, contribue à refermer l’un des courants du XIXe siècle, qui avait peut-être vu, avec Fourier, la solution d’ « un problème que Dieu donne à résoudre à tous les globes » [85]. Peu après (1912), l’évêque gnostique d’Alexandrie se marie selon le rite catholique – tout en étant secrètement musulman ; ses amis des années occultistes et gnostiques – Patrice Genty, Champrenaud, Ivan Aguéli – ne comprennent pas ce revirement et ce retour passager vers l’Eglise [86], avant le départ définitif, en 1930, pour l’Egypte.