La découverte de Fourier par Breton n’a rien d’un curiosité érudite ; il s’agit véritablement d’une rencontre en pleine ville, lieu parcouru de passages ou l’utopie se profile. Par l’intermédiaire d’une main de femme, Fourier semble guider Breton ; il lui indique la possibilité d’un nouvel ordre social dont la poésie, l’analogie et l’exaltation du désir seraient les clés. Breton, à la différence de certains disciples, considère l’œuvre de Fourier dans sa totalité, et l’on peut se demander si le groupe surréaliste n’est pas, à sa façon, une des plus fidèles et des plus belles réalisations du phalanstère.
Je n’aime pas que mon prochain soit près de moi ; qu’il parte haut et loin.
Comment ferait-il autrement pour devenir mon étoile ?
(Nietzsche, Le Gai Savoir)
Hasard et destinée
C’est dans la rue qu’André Breton a d’abord rencontré Charles Fourier : « Un frais bouquet de violettes » déposé aux pieds de la statue du philosophe attira le regard du poète, « un petit matin de 1937 [1] » La rencontre décrite dans l’Ode à Charles Fourier ne met pas en présence un simple promeneur et un monument commémoratif ; malgré le temps, elle provoque une étincelle entre deux êtres. Pour Breton, il s’agit à nouveau d’une rencontre capitale, comme onze ans plus tôt, lorsque près de la place Lafayette avait surgi de la foule le visage de Nadja [2].
Rencontre fortuite ? Sans doute les pas de Breton étaient-ils destinés à suivre un moment le chemin tracé par Fourier. Il devait être écrit, quelque part, qu’un jour un signal en forme de bouquet, près des tumultes de la place de Clichy, appellerait les deux hommes à se rencontrer. Cet événement présente en effet tous les caractères du « hasard objectif » tel qu’il est défini dans L’Amour fou : « Le hasard serait la forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l’inconscient humain [3]. » Ainsi, ce qui dans une rencontre revêt pour l’homme l’aspect de l’imprévisible ou du fortuit relève, du point de vue du monde objectif, de la nécessité. Des êtres qui semblaient n’avoir rien de commun sont soudain réunis par une force inconnue. Breton, qui habitait alors rue Fontaine, a dû souvent passer devant la statue sans la remarquer, jusqu’au jour où « une fine main gantée de femme » déposa les violettes.
Ce qui marque encore le caractère essentiel du hasard objectif dans la rencontre, c’est le rôle décisif qu’elle jouera sur le cours de la vie. La rencontre apprend aux êtres qui ils sont, et c’est par Fourier que Breton cherche à se comprendre. Non que la rencontre indique une essence éternelle et transcendante ; elle est plutôt la voie par laquelle s’accomplit la singularité de chacun. La rencontre soudain nous apprend que notre existence est en corrélation étroite avec celle d’autres êtres. Il existe entre eux et nous des rapports qu’il nous faut saisir si nous voulons donner sens à notre vie. Breton rejoint ici Fourier en s’inscrivant de lui-même dans le mouvement des « attractions passionnées ».
Dès lors la destinée d’un homme se comprend à ces instants privilégiés où brusquement il s’est rapproché d’autres êtres. La biographie devrait donc se concevoir non par rapport à une suite d’événements chronologiques, mais plutôt en fonction de ces événements qui rompent avec la linéarité du temps et révèlent la singularité d’un individu [4] ; et pour comprendre ce que représenta pour Breton la rencontre avec Fourier il faut sans doute appliquer la méthode qu’il avait lui-même choisi d’adopter dans Nadja :
Je n’ai dessein de relater, en marge du récit que je vais entreprendre, que les épisodes les plus marquants de ma vie telle que je peux la concevoir hors de son plan organique, soit dans la mesure même où elle est livrée aux hasards, au plus petit comme au plus grand, où regimbant contre l’idée commune que je m’en fais, elle m’introduit dans un monde comme défendu qui est celui des rapprochements soudains, des pétrifiantes coïncidences [5]...
L’un de ces « rapprochements soudains » révèle entre Breton et Fourier une voie commune tracée par la destinée qui n’est pas la négation de la liberté mais bien plutôt son affirmation. Derrière une suite d’événements qui se succèdent selon des lois apparentes de causalité, il faut concevoir qu’il existe entre eux d’autres types de liens qui les unissent véritablement. Breton ne cesse d’affirmer que la destinée ne s’explique que par le désir et la passion, répondant à Fourier qui, pour établir le calcul des destinées dans La Théorie des quatre mouvements, s’appuyait sur l’analyse des passions [6].
À la source de la rencontre se trouve donc le désir. Mais le désir lui-même ne saurait se comprendre comme l’exaltation de passions purement égoïstes et individuelles ; celui-ci n’a de sens, pour Breton comme pour Fourier, que dans la mesure où il est ce par quoi nous nous échappons à nous-mêmes en nous portant à la rencontre d’autrui [7]. Ainsi la rencontre entre Breton et Fourier peut se comprendre à partir du modèle de la rencontre des atomes dans le De rerum natura de Lucrèce. L’inclination qui porte Breton vers Fourier par l’intermédiaire d’une main de femme est comparable à l’inclinaison, sans laquelle il n’y aurait pas de liberté. La légère déviation qui permet aux atomes d’échapper à la causalité mécanique de la loi de la chute des corps est en même temps ce par quoi ils sont portés à se rencontrer.
La ville et ses passages
Pour les surréalistes, la ville représente le lieu de rencontre et de découverte par excellence ; ils en parcourent en tous sens les rues, les passages, les galeries [8]. La ville se présente à la fois comme le domaine familier que l’on habite et comme un endroit étranger où un décor toujours changeant ne cesse de surprendre. Cet espace labyrinthique où des passages peuvent soudainement faire communiquer des lieux qui paraissaient sans rapport, semble donner sens à l’utopie. Au cœur même de la ville, à l’angle des rues, dans les vitrines, sur les places, l’utopie n’est plus un rêve en dehors de la réalité mais de toute part elle donne sur celle-ci des perspectives nouvelles. La réalité est traversée et retournée par l’utopie qui en son sein multiplie le champ du possible. En écoutant les murmures du désir, Breton cherche les passages qui relient la réalité et le rêve.
Pour tracer les plans d’une ville future et d’une société nouvelle, la main de Breton suit donc les repères indiqués par ces hauts lieux où règne une vie intense. Au premier abord, le poète semble sur ce point adopter une démarche opposée à celle de Fourier : l’utopie fouriériste est souvent considérée comme la compensation d’une attente déçue, comme une réaction de rejet total face à une réalité en tous points décevante. La méthode de 1’« écart absolu » permettrait alors de se réfugier dans un monde imaginaire où le bonheur semble se réaliser.
Fourier, dit-on, attendit dans les jardins du Palais-Royal l’individu riche, généreux et philanthrope prêt à financer la construction du phalanstère qui bientôt se propagerait par contagion à toute la planète. Personne jamais ne vint lui proposer ses services. Cette anecdote semble des plus pathétiques pour le promeneur actuel qui imagine le philosophe malheureux, abandonné de tous, errant sous des arcades désertes. Mais la vision que nous avons aujourd’hui de ce lieu est bien éloignée de celle que pouvait avoir Fourier en cette première moité du XIXe siècle. Le Palais-Royal est alors un des lieux les plus animés de Paris ; il constitue à lui seul une ville d’amusements, de plaisirs, de jeux. Lors de son premier voyage dans la capitale, en 1790, Fourier découvre un Palais-Royal étonnant, décrit au même moment par Louis-Sébastien Mercier :
Point unique sur le globe. Visitez Londres, Amsterdam, Madrid, Vienne, vous ne verrez rien de pareil... On l’appelle la capitale de Paris. Tout s’y trouve... Les agioteurs, faisant le pendant des jolies prostituées, vont trois fois par jour au Palais-Royal [...] Ce lieu est donc une jolie boîte de Pandore [...] Les cafés regorgent d’hommes dont la seule occupation, toute la journée, est de débiter ou d’entendre des nouvelles, que l’on ne reconnaît plus par la couleur que chacun leur donne d’après son état [...] C’est là que tous les soirs, les femmes viennent deux à deux affronter le regard des hommes, chargées de toutes ces modes, quelquefois si fantasques, qu’elles imaginent pour quelques jours, et qu’elles renversent quelques jours après [9] »
Quarante ans plus tard, lorsque Fourier choisit le Palais-Royal comme lieu d’élection pour attendre chaque jour une rencontre, cet endroit n’a rien perdu de son activité foisonnante et tourbillonnante [10]. Au cœur même de Paris, le philosophe de l’utopie, tout à l’attente d’un événement décisif, imaginait, émerveillé par ce qu’il voyait, l’organisation passionnelle de son phalanstère.
Dans Paris capitale du XIXe siècle, Walter Benjamin note à propos de Fourier : « le phalanstère est une ville faite de passages [11] » ; On peut penser avec lui que Fourier trouve dans les galeries un modèle du monde « harmonien ». En ce lieu, architecture et passions humaines se répondent. Et, pour établir les plans de la ville utopique, Fourier ne perdra jamais de vue son objectif ultime : développer à l’extrême les sensations [12] et les passions. Il faudra, dans le phalanstère, veiller à ménager des espaces de sociabilité ; les rencontres entre individus devront être facilitées. Dans une maison de trente ménages, « l’architecte aura ménagé au rez quelques salles de relations publiques et des moyens de communications intérieures à l’abri des injures de l’air [13] ».
Fourier, dans son rapport à la ville, annonce d’une certaine façon Breton. Avant le poète, il a recherché dans les passages l’étonnement qui ravit et éveille l’exercice prospectif de l’imagination. Et Breton au cours de ses explorations dans la ville, guide ses pas vers les lieux qui cent ans plus tôt attiraient déjà le philosophe. Sa fascination pour Paris, pour les surprises que cette ville recèle, s’apparente à celle que Fourier avait aussi éprouvée [14]. Ils veulent chacun à leur façon, pointer du doigt l’ailleurs qui surgit du cœur des rues.
Le riche philanthrope n’est pas venu, mais une galerie à l’architecture légère, remplie d’objets merveilleux, semble, défiant le temps, avoir relié Fourier au groupe des surréalistes. Un siècle après, alors qu’au Palais-Royal le silence a recouvert les éclats de rire et la joie d’autrefois, c’est près de la place de Clichy, là où les plaisirs et la fête continuent quand « s’organise la grande battue nocturne du désir [15] », qu’une autre rencontre a lieu.
Les femmes de la rue
La rue est le domaine privilégié du désir amoureux. La rencontre entre Breton et Fourier passe par le signe de la femme. Celle-ci semble indiquer du doigt une direction. La « fine main gantée de femme » qui a déposé le « frais bouquet de violettes » aux pieds de la statue de Fourier est aussi celle dont on s’abrite « pour regarder au loin [16]. » Mais quel est ce lointain où l’on veut nous guider ? Vers quelle étoile devons-nous, dans l’obscurité de la nuit, diriger nos pas ?
Selon Fourier, c’est la femme qui peut ici-même indiquer les nouvelles bases d’une organisation sociale. Cependant en civilisation le message est brouillé et bien des femmes ont été perverties par une logique dominante essentiellement masculine. Les femmes ont, dans le pire des cas, perdu par esprit servile tout leur charme et leur pouvoir de séduction. Elles se sont laissé duper par la jalousie des hommes qui, par crainte de voir leur femme s’échapper, « ne voudraient chez les jeunes personnes d’autre goût que celui d’écumer le pot au feu [17] ». Par ailleurs, Fourier juge avec une certaine sévérité celles qui, comme Catherine II ou Marie-Thérèse, ont réussi à faire reconnaître leur pouvoir devant l’assemblée des hommes, ou ont montré par leur talents littéraires leur intelligence si brillante qu’elle suscita du côté masculin les plus vives jalousies [18] : elles n’ont pas su montrer la voie qui mène à l’harmonie ; loin de rompre avec la logique masculine qui pesait sur la société, elles l’ont renforcée. Ces femmes n’ont fait que singer l’homme. « C’est sur les femmes que pèse la Civilisation ; c’était aux femmes à l’attaquer [19] ».
Les femmes capables d’indiquer le chemin de l’utopie ne sont donc pas celles qui, d’une façon où d’une autre, ont subi l’éducation du monde civilisé et ont conservé la marque d’une logique purement masculine. Pour se faire l’idée du monde radicalement nouveau que sera l’état d’harmonie, il faut pratiquer à l’égard de la Civilisation la méthode du « doute absolu » et de « l’écart absolu ». Mieux vaut se fier alors aux femmes de la rue, qui ne répondent en rien aux valeurs morales prônées par une société pervertie où tout va en « contre-marche ». Ce sont donc les femmes libres, « les dames de haut parage, les courtisanes de bon ton et les petites bourgeoises non mariées » qui, laissant s’exprimer sans entraves leurs passions, peuvent mieux que toutes autres donner les clés de l’Harmonie.
Sur le chemin qui le menait au Palais-Royal, Fourier a dû croiser le regard de ces femmes. De même, c’est à l’heure où les êtres affairés filent à leurs occupations que Breton remarque les yeux fardés de noir de Nadja qui sont comme le signal vers lequel brusquement sa vie s’oriente. Au milieu des passants préoccupés encore des travaux de la journée, l’attitude de Nadja offre un contraste frappant et semble indiquer quelque chose de mystérieux. « Elle va la tête haute, contrairement à tous les autres passants. Si frêle qu’elle se pose à peine en marchant [20]. » La rencontre n’est possible que dans un état de totale disponibilité quand la poursuite de tout projet finalisé a laissé place à l’errance. C’est alors seulement que, libéré de la loi de la pesanteur, le désir peut se porter ailleurs .
En 1945, Breton fait la lecture des œuvres de Fourier : « C’est à New- York que j’ai pu me procurer les œuvres complètes dans l’édition de 1846 et seulement alors j’ai découvert en lui le grand poète de la vie harmonienne [21]. » Une présence de femme —Elisa— marque une fois encore cette rencontre. La complicité qui s’est alors établie entre les deux penseurs mène cette fois à saisir la main qui se tend :
Une main de femme, ta main dans sa pâleur d’étoile seulement pour t’aider à descendre, réfracte son rayon dans la mienne. Son moindre contact s’arborise en moi et va décrire en un instant au dessus de nous ces voûtes légères où aux vapeurs du tremble ou du saule le ciel renversé mêle ses feuilles bleues [22] ».
Breton conçoit alors le mythe sur lequel une nouvelle société peut se construire ; dans Arcane 17, écrit dans le même élan que l’Ode à Charles Fourier, il affirme le rôle essentiel de la femme, selon une inspiration très voisine de celle de Fourier, bien au-delà d’une simple exaltation romantique de l’amour. La femme en effet n’est pas l’objet d’une idéalisation absolue par laquelle l’homme pourrait, fuyant les souffrances de ce monde, se réfugier dans une fusion amoureuse. Pour Fourier comme pour Breton, la femme n’est pas ce qui éloigne de l’espace social mais bien plutôt ce qui lui donne sens.
Fourier reconnait le degré d’évolution d’une société à la liberté qu’elle accorde aux femmes : « Les progrès sociaux et changements de période s’opèrent en raison du progrès des femmes vers la liberté, et les décadences d’ordre social s’opèrent en raison du décroissement de la liberté des femmes [23]. » La femme donnant libre cours à ses passions peut découvrir de nouvelles régions, former dans la société un nouveau type de rapport entre les êtres.
Le monde ouvert par Fourier et redécouvert par Breton grâce à la femme est le lieu de l’émerveillement ingénu, parcouru d’humour et de fraîcheur. C’est à ce titre que dans un passage d’Arcane 17, Fourier figure aux côtés de Flora Tristan, du Père Enfantin, du Douanier Rousseau et du Facteur Cheval, qui chacun à leur manière ont exploré des territoires où personne avant eux n’avait osé s’aventurer.
La communauté
La découverte de Fourier par Breton est d’emblée très différente d’une curiosité intellectuelle ou d’une recherche érudite. La pensée du philosophe ne se présente pas à lui comme un objet d’étude. En 1937, puis en 1945, la rencontre de Fourier par Breton n’a de sens que dans la mesure où elle transforme la vie en bouleversant son cours habituel ; pourtant, à la différence de la majorité des disciples de Fourier [24], Breton refuse de trier parmi les idées du philosophe, de prendre d’abord celles qui semblent les plus réalisables en laissant de côté les plus fantaisistes. Breton ne considère pas que l’imagination débordante de Fourier soit un obstacle au projet social. Bien au contraire, elle est ce qui lui donne tout son sens. Considérer uniquement dans la pensée de Fourier son aspect « raisonnable », c’est passer à côté de toutes les possibilités radicalement nouvelles qu’elle peut offrir à notre existence.
Pour Breton, les divers aspects de la pensée fouriériste sont inséparables, et l’un ne saurait être effacé au profit de l’autre. Pour lui, Fourier n’a pas seulement tracé l’ébauche d’une réforme sociale. 11 n’est pas le précurseur de génie aux intuitions fulgurantes mais mal ordonnées auxquelles d’autres, après lui, auraient su donner forme et rigueur. En deçà de Marx [25] qui a su montrer de façon cohérente les conditions de transformation du monde, il faut revenir à Fourier pour qui cette transformation s’accompagne d’un changement de notre rapport à ce monde et d’un bouleversement radical de notre façon de penser. En 1935, Breton conclut un discours au Congrès des écrivains en affirmant : « "Transformer le monde" a dit Marx ; "changer la vie" a dit Rimbaud : ces deux mots d’ordre pour nous n’en font qu’un [26] ». Aussi Fourier lui apparaît plus tard comme celui qui a su tenir cette exigence en brisant les frontières qui, dans le monde civilisé, séparent radicalement la réalité et le rêve, la raison et l’imagination sans bornes, le sérieux et l’humour, la politique et la poésie. Dans l’Anthologie de l’humour noir Breton présente Fourier aux côtés de Marx et de Engels, mais aussi de Hugo et de Nerval. Entre « les deux Rousseau (Jean-Jacques et le Douanier) [27] », entre le philosophe et l’artiste, Fourier provoque un fou rire, un rire fou hautement libérateur et créateur d’énergie.
Il est alors essentiel de saisir le rôle fondamental de l’imagination pour comprendre le phénomène social et pour pouvoir l’organiser selon une perspective qui puisse l’enrichir et l’affirmer. En 1932, dans Le Revolver à cheveux blancs, Breton écrit déjà :
Imagination n’est pas don mais par excellence objet de conquête. [...] Se défier comme on fait, outre mesure, de la vertu pratique de l’imagination, c’est vouloir se priver, coûte que coûte, des secours de l’électricité, dans l’espoir de ramener la houille blanche à sa conscience absurde de cascade.L’imaginaire est ce qui tend à devenir réel [28] ».
On comprend, à la lecture de ces lignes, pourquoi la rencontre qui a lieu quelques années plus tard entre Breton et Fourier peut établir entre ces deux hommes un courant de haute tension. L’utopie fouriériste apparaît au poète surréaliste comme le lieu fabuleux, comme la caverne remplie de « trouvailles » où le désir est sans cesse maintenu en état d’éveil. La richesse de Fourier réside dans l’immense pouvoir attractif du nouveau monde que, tel Christophe Colomb, il a découvert. Et cette séduction est d’autant plus forte que ses idées ont un caractère d’étrangeté et de fraîcheur absolues. Les analogies qu’il découvre entre l’âme et la nature, entre les passions humaines, les animaux et les plantes [29] ont une haute valeur poétique dans la mesure où elles sont capables de nous présenter notre monde quotidien sous un jour radicalement nouveau ; elles font surgir en lui des possibles que nous ne soupçonnions pas. Les analogies redonnent sens à ce qui nous entoure en montrant qu’il existe entre les choses des liens plus profonds que les rapports de causalité. Ces derniers expliquent le monde en le ramenant au connu alors que l’analogie tente de découvrir des passages secrets, seuls susceptibles d’aiguillonner le désir en l’incitant à poursuivre sa quête vers l’inconnu.
L’utopie de Fourier prend donc, avec la rencontre de Breton, un tour particulier. Ce que le poète surréaliste retient d’elle, c’est sa capacité d’éveiller le désir. Le centre autour duquel s’organise tout le système est bien « l’attraction passionnelle » et le disciple de Fourier se doit donc de la mettre en mouvement par tous les moyens dont il dispose. C’est aux immobilismes qui « veulent claquemurer l’homme dans la Civilisation » qu’il faut opposer la force de l’imagination. Rien ne saurait nous contenter de ce qui est ; se limiter à la force d’inertie d’une réalité morne sans écouter le désir, c’est renoncer à la vie et à sa fraîcheur de rosée.
Il n’est pas une manette à quoi se fier une fois pour toutes
Comme pas un lieu commun dogmatique qui ne chancelle
devant le doute et l’exigence ingénus [30] ».
Breton n’a pas eu le projet d’établir un phalanstère en suivant à la lettre les projets de Fourier. Pourtant, on peut se demander si le groupe surréaliste lui- même ne fut pas, dans l’esprit, une véritable réalisation de ce projet communautaire. En maintenant entre ses membres un véritable état de tension électrique [31], ce groupe fut en mesure de conduire le désir à ses plus hautes réalisations.