Lorsque en 1966 j’arrivai à Besançon venant de ma Normandie natale, je savais qu’une de mes trisaïeules, Justine Pétolat (ou Pétolas) était née au Magny-Vernois près de Lure en 1811 ou 1812, que c’était une bâtarde et qu’on la disait nièce du médecin de Louis XVI. Il ne me fallut pas longtemps pour découvrir que ce médecin était en fait Pierre-Joseph Desault (1738-1795), chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Paris, né à Vouhenans, commune limitrophe du Magny-Vernois ; mais Justine étant une bâtarde, je ne pouvais commencer mes recherches sans connaître le nom de sa mère. Ce ne fut qu’en 1979 au cours d’un séjour à Rouen, que je pus trouver à la mairie de Sotteville-les-Rouen l’acte de décès de Justine Pétolat épouse Beltzer, décédée le 7 mai 1890. J’y apprenais qu’elle était née le 6 février 1812, au Magny-Vernois près de Lure et fille de Marguerite Sébille.
Quelques mois après mon retour à Besançon, j’écrivis à M. Jean Girardot, ancien maire du Magny-Vernois, dont j’ignorais alors qu’il était aussi historien de la ville et l’abbaye de Lure et du département de la Haute-Saône pendant la Révolution. Il me répondit, presque par retour, que, comme lui-même, je descendais de Claude-Françoise Dussaux épouse Vuillemin, née en 1728, sœur aînée de Desault qui avait changé son patronyme après son arrivée à Paris en 1762. Elle était mère de Jeanne-Claude Vuillemin épouse Sébille, mère elle-même de Marguerite Sebille (1791-1875) mère de Justine Sébille, reconnue et légitimée le 9 février 1823 lors du mariage des ses parents Claude-Antoine Petolat et Marguerite Sebille. Pareille reconnaissance et légitimation était d’ailleurs parfaitement illégale, puisque en 1812 Claude-Antoine Pétolat était marié avec Jeanne-Baptiste Damotte dont il avait un fils, Claude-François (né en 1809). Jean Girardot, lui, qui après avoir été élève libre à l’École des Chartes avait pris au Magny la direction de la fonderie paternelle, descendait de Madeleine Vuillemin sœur cadette de Jeanne-Claude, née en 1764 épouse de Toussaint Vigneron, sa trisaïeule.
Claude-François Pétolat fut le père d’Alfred Pétolat, fondateur en 1883 d’une fabrique de wagons de chemins de fer, qui devait être jusqu’en 1950 l’une des plus importante usines de Dijon. En 1981, je demandai à ma cousine Odette Cerné-Beltzer, de Rouen, de me mettre en relation avec les Pétolat de Dijon. Elle me donna l’adresse de Mme Jacqueline Petolat qui m’écrivit que pour les questions généalogiques, il fallait me mettre en rapport avec sa cousine, Janine Joliot de Besançon, petite-nièce d’Alfred Pétolat. Si Jean Girardot avait été élève libre de l’École des Chartes avant de reprendre la fonderie paternelle, Janine Joliot avait consacré son mémoire de maîtrise d’Histoire de la Faculté de Besançon à « La Presse bisontine de 1830 à 1834 », comprenant notamment L’Impartial, journal dirigé par Just Muiron et auquel Fourier collabora, et prit pour sujet de thèse le poète et romancier fouriériste Max Buchon. Je pourrai donc dire, car la liste des bonnes rencontres se poursuivit encore les années suivantes que pour mon compte se vérifiait l’axiome de Fourier : « Les attractions sont proportionnelles aux destinées » ; avant même de le savoir j’étais attiré par l’étude de Fourier et du fouriérisme.
Entre autres renseignements fournis par Odette Cerné-Beltzer figurait l’histoire - connue aussi de Jean Girardot au Magny - du cosaque qui faisait « Cocorico » :
En 1814 Lure et sa région avaient été occupées par un régiment de cosaques. L’un d’eux entra un jour chez Jeanne-Claude Vuillemin qui élevait sa petite fille Justine âgée de deux ans et montra par sa mimique qu’il avait très faim. Jeanne-Claude lui tendit un morceau de lard, mais sans doute en avait-il trop mangé et il le jeta par terre. Il se dressa alors et se mit à chanter « Cocorico ».
Elle comprit qu’il voulait une omelette et se mit en mesure de la préparer. Peut-être fut-elle suivie de plusieurs autres.
En décembre 1981, Jean Girardot m’envoya L’Est Républicain de Vesoul qui relatait l’inauguration survenue la veille d’un pavillon Desault à l’hôpital de Vesoul, comprenant un encadré biographique qui n’était presque qu’un tissu d’erreurs. Il affirmait que Desault, décédé le 1er juin 1795, avait refusé de reconnaître le corps de l’Enfant du Temple (Louis XVII), mort une semaine après lui, le 8 juin. J’écrivis aussitôt pour reconstituer les faits et en même temps pour demander à L’Est de m’aider à organiser une commémoration pour son 250e anniversaire le 9 février 1988. J’espérais une cinquantaine de lettres. Je n’en reçus que deux, dont l’une de Mme Vuillemin-Ricatte, de Lure - sans parenté avec mon aïeule Jeanne-Claude Vuillemin. C’est elle qui me mit en relation avec le colonel Sauzay, de Cirey-les-Bellevaux, dont le grand-père Jules Sauzay (1823-1899) avait publié de 1867 à 1873 une Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs. Jules Sauzay avait épousé une arrière-petite nièce de Desault, Claire Humbert, arrière-petite-fille d’un frère aîné de Desault, Claude-Joseph Dussaux (1735-1781), meunier comme leur père au Moulin Rouge à Vouhenans et père de Jeanne-Elisabeth Dussaux (née en 1772). Claude-Joseph avait une autre fille, Jeanne-Claude dite Claudine ou Claudinette, née en 1761, mariée en 1781 avec Jean-Jacques Nicolas Gauthier, commis aux forges de Conflandey, mais je perdais leur trace en 1784.
Madame Ricatte qui était membre du Syndicat d’Initiative de Lure s’était prise d’une passion pour Desault et avait organisé du 19 au 27 mars 1983 une exposition qui lui était consacrée salle Cottin à Lure. En même temps Janine Joliot devait parler le 28 février à l’Académie de Besançon d’un femme de lettres comtoise, Clarisse Coignet (1823-1918). Pour le Bulletin de la SHAARL - Société d’Histoire et d’Archéologie de la Région de Lure -, qui devait tenir lieu de catalogue à l’exposition, j’avais préparé une étude sur « Pierre-Joseph Desault et sa famille ». Elle était à l’impression quand je fus invité à la conférence de Janine Joliot et je dressai l’oreille quand j’appris que Clarisse Coignet était la fille d’un maître de forges nommé Gauthier. Quelques jours plus tard, en confrontant nos notes, Janine et moi nous établîmes que c’était bien Nicolas Gauthier dont je perdais la trace en 1784 à Conflander, qui était le père du maître de forges Joseph Gauthier né le 3 novembre 1787 aux forges de Neufchâtel près de Pont de Roide, père de Clarisse Coignet (1823-1918) et frère de Clarisse Vigoureux (1789-1865), la première disciple féminine de Fourier et belle-mère de Victor Considerant.
Le nom de Clarisse Vigoureux ne m’était pas inconnu. Parmi les dix volumes du Bulletin de la Société d’Emulation du Doubs conservés à la Bibliothèque Populaire, se trouvait celui de 1908 - pourquoi lui ? - dans lequel le docteur Ledoux publiait trois lettres - que j’avais lues - de Victor Considerant à son ami Thelmier. Le docteur Ledoux citait en note Clarisse Vigoureux et Parole de Providence, publié par Bossange et Deis en 1834 en réponse aux Paroles d’un croyant de Lamennais. Certes je ne dirai pas, comme Clarisse elle-même découvrant l’œuvre de Fourier, « Ce fut comme l’horizon d’un monde nouveau où le but de la vie m’était révélé que ce grand livre ouvrait pour moi », mais je fus très sensible à la grandeur et aux beautés de cet ouvrage, qui à mes yeux méritait une réédition que j’ai pu lui procurer en 1993 aux éditions Champ Vallon à Seyssel.
Pour le moment, laissant en marge Clarisse Vigoureux, je me décidai à publier « Une famille de maîtres de forges, les Gauthier » dans le Bulletin de la Société d’Agriculture, Lettres, Sciences et Arts de la Haute-Saône en novembre 1984. J’essayai d’y faire revivre la grande figure de Joseph Gauthier (1787-1847) ; malheureusement, l’absence totale de documents d’archives rendait ce but extrêmement problématique. Tout disparut lors de sa faillite en 1841 et le prospectus rédigé pour l’exploitation d’une mine de fer près de La Calle en Algérie qu’il avait découverte, conservé dans les archives de l’École Sociétaire à L’École Normale Supérieure, doit certainement beaucoup à son neveu par alliance Victor Considerant. Joseph Gauthier qui n’a pas eu la chance d’avoir de fils pour continuer son œuvre, fut au temps de sa splendeur le troisième sidérurgiste français, devançant Schneider et de Wendel. Mais un mauvais choix technique, celui du bois desséché, éloigna les acheteurs et amena sa faillite en 1841. Sa fille Clarisse Coignet (1823-1918), enseignante en Angleterre, revint en France et épousa en 1850 un industriel fouriériste lyonnais, François Coignet (1814-1888), veuf avec deux enfants dont une fille Elisa, belle-mère du capitaine Robert Nivelle, généralissime en 1917 qui cédera la place à Pétain après l’échec du Chemin des Dames. François Coignet fut le créateur avant Proudhon d’une banque du Peuple en 1848 et l’inventeur du béton aggloméré utilisé dans sa maison à Saint-Denis et dans l’église du Vésinet. Quant à Clarisse, quoique auteur de nombreux ouvrages d’histoire et de philosophie, elle est très peu connue. Première biographe de Considerant (son cousin par alliance), elle n’a intéressé elle-même que Janine Joliot et Jennifer Allen [1].
La fille aînée de François Coignet et de Clarisse Gauthier, Lucy Coignet, née à Lyon en 1850, épousa en 1870 Emeric-Auguste dit Attila de Gérando-Téléki, d’une famille française fixée à la Révolution en Transylvanie. Mais le ménage fut malheureux [2] et Lucy se remaria avec Auguste Kleine, ingénieur des Ponts-et-Chaussées à Laon. Ses neveux Garnier-Coignet pensent que Lucy dont Clarisse ne parle pas dans ses Souvenirs était neurasthénique et s’est suicidée. Après son veuvage, Auguste Kleine recueillit chez lui à Laon puis à Paris (où il devint directeur de l’École des Ponts-et-Chaussées) Victor Considerant, veuf de Julie Vigoureux depuis mai 1880. Devenu son exécuteur testamentaire (1893) il légua le très riche fonds des Archives Sociétaires au Centre d’Études Sociales fondé par Célestin Bouglé à la Bibliothèque de l’École Normale supérieure à sa mort en 1925.
En mai 1986, je participai à Paris à l’École Normale Supérieure à un colloque organisé par la Société des Études Romantiques sur « Le socialisme français de 1796 à 1866 » avec une communication sur « Just Muiron (1787-1881) et les débuts du fouriérisme à Besançon de 1816 à 1832 ». Premier disciple et meilleur ami de Fourier, Muiron l’était aussi de Joseph et Clarisse Gauthier - il assista à son mariage en octobre 1808 avec Pierre-François Vigoureux - et c’est lui qui l’amena au fouriérisme en lui faisant lire en feuilles le second ouvrage de Fourier, le Traité de l’Association domestique agricole dont il surveillait la publication chez la Veuve Daclin à Besançon en 1822. J’ai cité la réaction de Clarisse Vigoureux, qui se continue sur le même ton pendant plusieurs pages :
Ce fut une nouvelle arche sainte où je pus reconnaître, attendant que le signal fut donné de se mettre en route, tous les éléments créés pour rendre heureuse et féconde cette vie jusqu’alors stérile et désolée. Là était établi comment dans sa haute prévoyance, déterminant le but et donnant le moyen, Dieu avait antérieurement à l’arrivée de l’homme sur terre arrêté sa loi qui devait favoriser le développement et l’harmonique emploi de ses facultés natives, servir ses relations avec ses semblables et le conserver en communion avec son créateur.
Il est certain en lisant ces lignes que l’on peut considérer Clarisse Vigoureux comme une fouriériste chrétienne. Mais les réticences étaient vives parmi les membres de l’École Sociétaire, à commencer par Considerant. Très peu de fouriéristes se sont déclarés chrétiens : Abel Transon, qui ne devait pas rester fouriériste ; Hippolyte de La Morvonnais, Désiré Laverdant, par exemple. Fourier lui-même laissa soigneusement planer le doute sur ses sentiments véritables sauf dans son troisième ouvrage Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, écrit à Besançon chez Clarisse en 1829, et comprenant la « Confirmation tirée des saints Évangiles ». Peut-on à ce moment là évoquer la phrase de Saint-Simon sur Fénelon et Madame Guyon : « Leur sublime s’amalgama » ? En fait Fourier comprenait les sentiments de Clarisse, mais les partageait-il ? Il y avait chez lui un éloignement pour tous les dogmes et pour le mysticime qui se fait jour dans sa lettre à Lamennais directeur de L’Avenir où il présente le « schisme simonien » comme une affaire d’argent [3]. À partir de ce séjour de Fourier chez Clarisse Vigoureux, il y eut certainement entre eux une active correspondance, mais les lettres de Fourier à Clarisse, comme celles à Muiron et à Considerant, communiquées à Charles Pellarin pour écrire sa biographie de Fourier en 1842 et non restituées par lui, n’ont pas été retrouvées ; la première lettre de Clarisse conservée remonte à 1831.
Le 1er juin 1832 sort à Paris le premier journal fouriériste, Le Phalanstère ou la réforme industrielle. Clarisse y fait ses premières armes le 12 juillet avec un article : « La misère des peuples en opposition avec les vues de la Providence » où on lit notamment :
Si, comme on n’en saurait douter la terre entière a été donnée à l’homme pour domaine, n’est-il pas évident que c’était à la recherche d’un moyen d’administration intégrale du globe qu’il était urgent de s’attacher pour remédier aux misères qui se renouvellent sans cesse et se propagent de toutes parts ? Jamais les nations n’ont été plus éclairées qu’aujourd’hui, jamais l’industrie n’a été plus étendue et jamais le malaise n’a été plus grand. Les hommes s’égorgent alors qu’ils sont faits pour s’aimer et que les éléments du bien sont entre leurs mains. La misère règne sur cette terre désolée parce que cette terre est mal régie. Elle y règne parce que nos législateurs ayant érigé en nécessité absolue le dénuement des peuples n’ont ni cherché ni trouvé le moyen de l’éloigner.
On pourrait croire ce texte écrit non en 1832 mais en 2011. Mais le plus beau qui soit sorti de la plume de Clarisse Vigoureux, c’est, deux ans plus tard dans Parole de Providence, la prosopopée du Mal :
Le Mal ne renfermera jamais le germe du Bien. La liberté ne se cueillera jamais au milieu des décombres. Les décombres n’offrent que des pierres pour bâtir des prisons nouvelles et des fers pour de nouvelles oppressions. Si plus d’une fois la Liberté a animé les hommes de son souffle puissant, elle a aussitôt repris son vol vers les Cieux parce que, au lieu d’une couronne de fleurs, ils ne lui ont présenté qu’un bain de sang. Elle fuit les souffrances et les combats. Elle est fille du Ciel et ne descendra sur la terre que quand la misère aura disparu.
Les archives de l’École sociétaire aux Archives nationales conservent un tiré à part d’un article de Gustave Planche dans L’Artiste ce qui semble bien indiquer que, pour Clarisse Vigoureux, ce devait être le plus important des comptes rendus publiés de son ouvrage. Il le mérite car Gustave Planche s’y montre prophète et dès 1832 il devine ce que va être la destinée du XIXe siècle :
Que promet-il donc, ce fameux dix-neuvième siècle ? Les nations se battent pour de sottes causes, les Peuples meurent de faim, le mercantilisme pompe leur substance. L’argent envahit tout ; tout est ferment de guerre. Puisse le secours te venir à temps, ô dix-neuvième siècle car tu cours sur une pente rapide qui tombe dans la barbarie, grand siècle aux yeux bandés.
On ne saurait dire mieux. Planche continue par un vibrant éloge de Clarisse Vigoureux : « C’est une femme qui descend dans l’arène. Elle vient, couverte d’une logique de fer comme une cuirasse antique, armée d’une parole brillante comme une épée. » Et il conclut : « L’idée dans le sein de laquelle a été conçu Parole de Providence est une admirable synthèse sociale et religieuse. »