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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

3-8
Un inédit de Charles Fourier à Eugénie Niboyet
Article mis en ligne le décembre 1991
dernière modification le 3 septembre 2004

par Cordillot, Michel

Cette fois encore, nous avons le plaisir de pouvoir présenter au lecteur un texte inédit de Fourier. Il s’agit d’une lettre adressée à Eugénie Niboyet en date du 28 décembre 1833, récemment acquise par la bibliothèque municipale de Besançon. Cette dernière a bien voulu, par l’intermédiaire de sa directrice, Mme Richard, confier aux Cahiers Charles Fourier le soin de publier ce document, ce dont nous la remercions.

Pour apprécier l’intérêt qu’offre cette missive apparemment sans grand relief, il convient avant toute chose de préciser qui en était la destinataire [1]. Née à Montpellier le 22 fructidor an IV de la République (8 septembre 1796), Eugénie Mouchon allait être l’une des féministes les plus actives du XIXe siècle. Descendant d’une famille comptant de nombreux intellectuels, elle épousa en 1822 l’avocat lyonnais Niboyet et vécut à ses côtés une vie familiale heureuse. Gagnée au Saint-Simonisme dès juillet 1830 par le député républicain Laurent (de l’Ardèche), elle s’imposa rapidement au sein de la jeune école sociale, y fut hiérarchisée et pourvue d’une importante mission puisqu’on lui confia la direction d’un degré industriel. Ebranlée par le schisme de Bazard et influencée par les départs d’Abel Transon et de Jules Lechevalier (avec qui elle était en correspondance suivie) [2], elle se retira de l’école durant l’été 1832 pour rejoindre les rangs des disciples de Fourier, tout comme beaucoup de ceux qui réprouvaient les ukases d’Enfantin.

Bien qu’entretenant des relations amicales avec ses principaux dirigeants, elle se mêla peu aux travaux de l’école sociétaire et collabora rarement à ses journaux. Elle préféra suivre sa propre voie, qui l’amena à fonder à Lyon, en novembre 1833, une revue d’éducation féminine intitulée Le Conseiller des Femmes [3]. Son objectif proclamé était de donner à la grande ville industrielle qu’était Lyon un journal pratique, pouvant contribuer à améliorer la condition des femmes de toutes les positions sociales [4]. Contrairement aux saint-simoniennes fondatrices en 1832 de la première revue féministe intitulée La Femme libre, elle ne souhaitait pas écarter les hommes de la rédaction [5]. C’est donc d’abord de cette publication, et peut-être de son éventuelle collaboration - ainsi que de celle d’Abel Transon et de Constantin Pecqueur, jamais matérialisée - qu’il était question dans les lettres qu’elle adressa à Fourier les 17 octobre et 27 novembre 1833 et auxquelles répondait la présente missive.

A la lecture de ces quelques lignes, on ne peut qu’être frappé de voir Fourier prendre la peine d’expliquer à sa correspondante son retard à lui répondre et s’engager à veiller personnellement à ce que lui parviennent dans les meilleurs délais les publications qu’elle lui a demandées. C’était là de toute évidence la marque d’un profond respect, plutôt exceptionnel de la part d’un homme généralement guère enclin aux excès de politesse.

En outre, il avait visiblement lu avec attention et intérêt les tout premiers numéros du Conseiller des femmes qu’elle lui avait fait parvenir et, s’il gardait une certaine prudence quant au désir affiché de traiter de la condition féminine, il n’en laissait pas moins transparaître une réelle compréhension pour le désir d’Eugénie Niboyet de pousser plus avant dans cette voie, lui suggérant de « puiser » des passages dans ses propres écrits à paraître dans le Phalanstère afin de les publier ou de les développer dans sa revue.

L’intérêt de cette brève lettre de Charles Fourier - qu’Eugénie Niboyet, ironie de l’histoire, ne lut pas [6] - est donc avant tout de rappeler l’importance des liens entre les théories fouriéristes et l’émergence du féminisme social au 19e siècle.

Eugénie Niboyet joua de ce point de vue un rôle de premier plan. Parallèlement à sa carrière de femme de lettres - auteur de nombreux romans, elle fut aussi une prolifique traductrice de romans anglais et fut notamment la première à permettre la publication en français d’un roman de Charles Dickens -, elle ne manqua jamais à ses engagements féministes et sociaux. En 1834, après la sanglante insurrection d’avril à Lyon, elle organisa des collectes, « afin de soulager toutes les infortunes sans distinction » [7]. Dans le même temps, en termes à peine voilés, elle proposait, pour remédier aux causes de ces tragiques événements, une solution d’inspiration fouriériste : « On pourrait, en combinant l’emploi des capitaux, en utilisant toutes les branches d’industrie, organiser d’immenses ateliers où tous, à titres d’associés, recevraient le prix de leur travail [8]. »

L’année suivante, de retour à Paris, elle collabora au Citateur féminin, puis fonda en 1844 le premier journal pacifiste français, La Paix des Deux Mondes. Entre-temps, elle continua de se rendre régulièrement dans les prisons et les taudis au nom de la société La Morale chrétienne, dont elle devint la secrétaire générale. Forte d’une connaissance concrète des problèmes, elle rédigea toute une série de travaux sur l’éducation des aveugles, l’abolition de la peine de mort, la réforme du système pénitentiaire, etc., qui lui valurent nombre de récompenses officielles et une pension littéraire.

En 1848, on la retrouve ardent défenseur de la République et des droits des femmes, animant le journal La Voix des Femmes [9] et bravant les quolibets et les caricaturistes en tant que présidente du « Club des Femmes » [10], qui tenait ses réunions à Paris, boulevard Bonne-Nouvelle. Ses objectifs allaient désormais bien au-delà des revendications timides formulées dans sa première revue, lorsqu’elle invitait les femmes à ne plus se tenir à l’écart de la vie publique [11] ; c’était dorénavant leur émancipation politique totale qui était réclamée. Le citoyen Cabet fut encensé pour s’être déclaré favorable à l’émancipation immédiate des femmes. Les principales animatrices de ce féminisme quarante-huitard - Désirée Gay, Jeanne Deroin, Pauline Roland, Adèle Esquiros, Anaïs Ségalas, etc. - avaient presque toutes en commun d’avoir fréquenté les milieux proches du Saint-Simonisme et d’avoir par la suite noué des liens relativement étroits avec le mouvement fouriériste. C’est donc pour ainsi dire naturellement qu’Eugénie Niboyet s’adressa en octobre 1848 à la Démocratie pacifique, « lieu de ralliement des pensées féministes » selon Marguerite Thibert, pour faire connaître au public le lancement de « l’Association fraternelle des ouvrières lyonnaises » dont elle était l’instigatrice, et dont le programme avait encore une fois une tonalité nettement fouriériste sur plusieurs points.

Brisée moralement par l’échec de la Deuxième République, elle se retira de la vie publique et se réfugia dans l’écriture. Romancière prolifique jusqu’à la fin de sa vie [12], elle continua occasionnellement à payer de sa personne pour venir en aide aux pauvres et aux victimes, appuyant par exemple en 1875, 1877 et 1878 plusieurs demandes de recours en grâce de Communards emprisonnés [13].

A sa manière, et dans son domaine propre, Eugénie Niboyet contribua à faire de certaines grandes idées du fouriérisme un levier permettant une action sociale concrète.


A Mademoiselle Eugénie Niboyet

au bureau du Conseiller des femmes, rue Royale n° 14

à Lyon

Paris, le ler juin 1833.

Mademoiselle,

J’ai reçu vos lettres du 17 8bre et 27 9bre. Je n’ai pas répondu à la première parce que Mr Transon n’était pas à Paris et je ne savais pas où était Mr Pecqueur. Je ne pouvais pas leur transmettre votre demande.

Plus tard j’ai vu Mr Transon - il m’a dit que lorsqu’il serait moins occupé il pourrait vous envoyer des articles, mais il est de nouveau en voyage.

Au reçu de votre 2e Mr J. Chevalier était à Nantes et j’ai attendu son retour pour lui communiquer votre réclamation mais la livraison du 2e tome de ses leçons ou des sujets traités en remplacement est en retard par la suite d’un démêlé avec le libraire. Sitot que cette livraison sera effectuée, je tiendrai la main à ce que l’envoi vous en soit fait, avec le n° 4 qui vous a manqué, et qu’on remette le tout chez Mrs Pleney frères.

Je vois par un de vos derniers nos que vous voudriez toucher à la question de l’émancipation des femmes c’est un sujet très délicat et dont je traiterai au n° 38 du Phalanstère selon l’annonce que j’en fais au 37. Vous verrez si vous puiser quelques sujets.

Agréez l’assurance de ma considération distinguée

Ch Fourier, rue Joquelet n° 5.

Inscriptions figurant au verso, outre l’adresse

Sur le côté du pli fermé :

Paris 28 decbre 1833

Ch Fourier

R le 1er Janr 1834

Au dos du pli fermé :

Refus de recevoir (avec la signature d’Eugénie Niboyet soulignée de trois points alignés).

(L’orthographe et la ponctuation de l’original ont été respectées)