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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

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Ardelaine, la fibre du développement local
Article mis en ligne le 5 janvier 2011

par Guillaume, Chantal

L’expérience économique en question est aussi un laboratoire d’expérimentation sociale. Inscrite dans le mouvement coopératif, elle témoigne d’une volonté de proposer une alternative à l’entreprise de type capitaliste. Elle met en œuvre des principes qui nous semblent renouer avec l’esprit associationniste, en se démarquant de la logique économique classique. Le projet né en 1977 consistait à redonner vie à une filature à Saint Pierreville, en Ardèche. L’aventure a consisté ensuite à recréer la filière laine dans cette région, contre la tendance nationale de déstructuration de cette filière, qui plus est dans un lieu en voie de désertification. Les porteurs du projet mettent l’accent sur « la fibre du développement local ». Ses principes fondateurs permettent de relier Ardelaine à une tendance fouriériste, celle des réalisateurs qui ne cherchent pas à appliquer fidèlement un modèle mais à mettre en œuvre une autre manière de produire, à travailler et à partager autrement les bénéfices. Les porteurs du projet écrivent eux-mêmes dans leur ouvrage (cf infra) qu’ils « ne cherchaient pas à créer un idyllique phalanstère ». Pourtant il s’est agi au départ d’un fonctionnement collectif, c’est-à-dire d’une mutualisation des moyens et compétences pour parvenir au but recherché : mettre en valeur des savoirs, des espaces et des ressources loin d’une logique économique dont la finalité est la seule rentabilité financière. A contre-courant, l’équipe revendique une autre rentabilité sociale, culturelle et économique. Elle n’a pas compté sur un mécène mais elle a recherché des capitaux par des soutiens extérieurs, par le crédit coopératif, par des subventions. Les créateurs ont même continué à travailler pour rendre leur projet viable financièrement. La communauté de vie se réduit à des repas pris en commun, à une garderie d’enfants commune et à la mutualisation des moyens de transport. Ce qui est matière à réflexion dans cette entreprise c’est l’équilibre à trouver entre l’utopie de l’alternative et le réalisme économique ou la recherche de viabilité économique. Il faut tenir économiquement sans perdre son âme (renoncer à un certain nombre de principes et de valeurs opposés aux valeurs industrielles).

Le statut de coopérative garantit à cette entreprise une pratique démocratique : une personne, une voix. Une assemblée générale se tient une fois par an. Les dirigeants sont élus ; les salaires sont à peu près égaux ; les bénéfices sont réinvestis dans l’entreprise. La participation aux bénéfices permet d’améliorer les salaires qui sont d’un montant égal au Smic. Ce qui paraît exaltant dans cette aventure, c’est que l’idée de travailler autrement a du sens. Le temps de travail n’est pas un temps aliéné et subi qui s’opposerait à la vie familiale, aux loisirs mais il fait partie intégrante des vies, il n’est pas séparé d’elles. Il n’est plus un problème lorsque l’action a du sens, selon Béatrice Barras, qui rapporte cette expérience. Au contraire, le salariat est vécu comme contrainte et absence d’autonomie. La prise de responsabilité est nécessairement couplée avec la polyvalence des tâches et la formation permanente. Fourier voulait promouvoir le travail attractif, Ardelaine répond à cette exigence en favorisant l’implication volontaire et active des coopérateurs. Elle revalorise des métiers et par l’apprentissage permanent développe des talents. On sait combien Fourier dans ses projets d’association de travail s’attachait à mettre en valeur le talent en le rétribuant à sa juste place. Et de fait l’entreprise a un sens : redonner vie à une filature, réorganiser une filière laine dans sa totalité, de la tonte des moutons jusqu’à la confection de vêtements. Ardelaine a choisi un éco-développement local en éliminant le traitement chimique des laines et en ne cédant pas aux sirènes de la mondialisation (achat de laine en Australie ou Nouvelle-Zélande). L’établissement d’un lien direct avec les éleveurs de moutons de la filière présuppose de contrecarrer la logique de baisse des prix. De même, on retrouve dans cette démarche la volonté de supprimer les intermédiaires, comme le préconisait Fourier, pour commercialiser directement les produits. La vente sur les foires, dans les réseaux alternatifs et par correspondance garantit un prix de vente et permet d’échapper à la concurrence du marché mondial. La qualité, l’exigence écologique ne peuvent durablement être recherchées sans l’acceptation du consommateur qui doit être citoyen, éco-consommateur, c’est-à-dire dire changer ses pratiques et payer à son juste prix ce qu’il consomme. Cela signifie le rejet de la surconsommation ou consommation de masse en faveur des productions qui répondent à un cahier des charges économiques, sociales et écologiques. Les coopératives de production ne peuvent réussir que si elles créent à leur image - si l’on peut dire - leur pendant pour la consommation. Au XIXe siècle les premières coopératives de consommation se sont établies pour être accompagnées de coopératives de production en un système cohérent. Au XXe siècle les coopératives de production se sont banalisées ou ont perdu leurs principes fondateurs faute d’un travail en aval sur l’esprit du consommateur. Une entreprise alternative ne peut aligner ses coûts de production et ses prix sur les entreprises de type capitaliste. Ardelaine a pris conscience de cette réalité économique : l’activité devait rester artisanale, ce qui impliquait des coûts de production plus élevés. Ardelaine, surtout, ne s’est pas laissée enfermer dans cette logique d’une croissance infinie érigée comme principe. Cette halte à la croissance est réfléchie, la grande entreprise induit un autre mode de fonctionnement interne, une autre organisation et surtout elle génère des rapports de pouvoir et de conflits à une autre échelle. Ardelaine a préféré rester petite pour conserver les principes qui ont présidé à sa fondation. Elle a refusé d’exporter au Japon. Elle a voulu trouver un équilibre pour préserver un certain nombre de valeurs qui lui donnent sa spécificité. On mesure effectivement qu’une coopérative, si elle veut conserver sa dimension « ucoopiste » (Henri Desroche), ne peut singer l’entreprise industrielle capitaliste enrôlée dans une logique de rentabilité aveugle. Le pari difficile consiste à durer, à ne pas mettre en péril l’équilibre financier tout en gardant un esprit coopérateur et en préservant une filière bien malmenée par la mondialisation.

Ardelaine est passée de 6 associés en 1977, à 14 salaires en 1989, et en 2001, 30 salaires dont 18 coopérateurs. La gestion des ressources humaines est un exercice difficile, les fondateurs ont pour certains quitté l’expérience, les nouveaux venus ont des statuts différents mais globalement l’esprit-coopérative est préservé. Ardelaine a créé deux musées autour de la laine et de son travail. Elle est à l’origine de cet échange d’expériences alternatives par la création du réseau Repas : réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires. Relocaliser une activité économique, revitaliser un territoire, et fonder une communauté de travail qui a du sens : on peut admettre que cette entreprise a relevé le défi de l’entreprise alternative qui n’a pas vocation à être un échec économique.

Un livre présente cette expérimentation : Béatrice Barras, Ardelaine, la fibre développement local, préface de J.-F. Draperi, Valence, éditions Repas, Pratiques utopiques, 2006.