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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

64-79
Voluptés inéchangeables ou charmes composés entre Walter Benjamin, Charles Fourier, Sade, Pierre Klossowski
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Debout, Simone

Ce texte explore l’attention singulière de Benjamin qui retrouve l’essentiel de Fourier : la manière dont il transforme le travail pour qu’il devienne attrayant comme un jeu. Benjamin lit ainsi à travers Fourier, pour la première fois, l’exploitation de la nature et l’exploitation du travail humain de telle sorte que si la première cesse, ce sera aussi la fin de l’aliénation des hommes et la transformation du travail, semblable dès lors au jeu des enfants, qui expriment directement leur vie intérieure et leur imagination. Une transformation qu’il s’agit d’orienter afin qu’elle s’exprime à même le réel et change à la fois la vie et le monde humain.

« Sans exception on tombe dans le despotisme en politique et la monotonie en plaisir. »
Charles Fourier [1]

En 1789 juste avant la Révolution Fourier à dix-sept ans voyage pour apprendre le commerce et il écrit à sa mère : « Vous me demandez si j’ai trouvé Paris à mon goût ? sans doute […] et moi qui ne m’étonne pas aisément, j’ai été émerveillé de voir le Palais-Royal. La première fois qu’on le voit, on croit entrer dans un palais de fée. C’est là qu’on trouve tout ce qu’on peut désirer, spectacles, bâtiments magnifiques, promenades, modes… [2] » Besançon à peine quitté, il découvre réel le palais des contes et des rêves, une féerie qui éveille ensemble tous les désirs et des plaisirs, ou d’autres, beaucoup d’autres, et le passé-présent de la ville sont impliqués.

Le Palais-Royal est pour le jeune Fourier tels les passages de Paris pour Walter Benjamin. Des passages d’ailleurs qui ont inspiré les rues-galeries du phalanstère, W. Benjamin écrit : Fourier fait des passages « des lieux d’habitation [3] » et, de même, du phalanstère un réseau de circulation, d’un travail ou d’un plaisir à un autre. Mais les rues-galeries sont plus essentiellement lieux de transition, chauffées en hiver, rafraîchies en été, elles offrent entre la maison et l’extérieur des allées à l’abri des intempéries et des relais-buffets où se reposer, se nourrir, se rencontrer et accueillir des voyageurs ; elles figurent matériellement ce qui fonde l’utopie de Fourier, le passage de l’intériorité, de l’espace du dedans à l’espace du dehors, d’où suit un échange, une réalité sentie, imaginée, à même la splendeur ou les atrocités du monde, réalité mixte qui éclaire peut être l’action « sœur du rêve [4]] », le ressort inédit du combat révolutionnaire que W. Benjamin a obstinément cherché, mais que son œuvre inachevée laisse en suspens.

Aussi bien W. Benjamin voulut ressaisir « les énergies révolutionnaires qui se manifestent dans le “suranné” [5] » tout de même que la « concrétude de l’époque » : intégrer au matérialisme marxiste ce qui paraît dans l’architecture des passages (les nouvelles techniques du fer et du verre) et le luxe des boutiques, de la mode, des arts, « un monde en miniature [6] » que W. Benjamin relie aux Expositions universelles, aux Panoramas, aux nouveaux éclairages de la ville, aux affiches, aux enseignes. A savoir pourtant si la pensée politique ainsi enrichie serait encore un matérialisme même dialectique et, question plus décisive, comment se réapproprier la fécondité passée-présente et en faire l’arme de revendications qui ne serait plus seulement la juste distribution du travail et des biens nécessaires à la vie, mais la pleine jouissance de toutes les merveilles produites et exposées. Or, W. Benjamin voit fort bien que, si le flâneur oisif jouit des passages, des expositions, de la ville, si l’artiste, le poète, le philosophe y puisent les matériaux d’une œuvre, pour le grand nombre des passants, tout ce qui brille derrière les vitrines dans la lumière ombreuse des passages est aussi inaccessible que les images du sommeil : des mirages, une fantasmagorie dont il faut s’éveiller. Et W. Benjamin cite d’abord Michelet : « Chaque époque rêve la suivante. Avenir ! Avenir ! [7] » pour bientôt rejeter le rêve d’avenir, comme de nouveau une fuite du réel, un leurre pareil à l’au-delà des religions qui tend à compenser, voire à justifier le malheur présent. Et W. Benjamin invoque « l’image dialectique » et il précise, « dialectique immobile [8] », un oxymore, car la dialectique implique mouvement, changement. L’image immobile est dialectique néanmoins, parce que fulguration instantanée, elle fait émerger à la lumière, à la conscience, l’invisible actif qui s’enlise dans la fausse vie du rêve. Mais objecte Adorno, c’est là un vécu interne, non le fait objectif de l’aliénation. Critique elle-même critiquable, parce que le fait objectif ne déterminerait pas l’action révolutionnaire si les travailleurs ne prenaient pas conscience de l’exploitation et de leurs forces, non seulement en tant que grand nombre face au petit nombre des exploiteurs, mais en tant qu’acteurs de la production qui pourraient fort bien en gérer le fonctionnement.

La vraie question est donc : cet éclat de lumière et de sens peut-il être collectif ? Or, il est à l’évidence inspiré des révélations surréalistes et directement ou non d’un écrit d’André Breton : « la cristallisation au sens hégélien de “moment où l’activité mobile et sans repos du magnétisme atteint à un repos complet” [9] » et met en lumière l’activité interne, le trésor enfoui qui soudain conscient, change la vie, change le monde, pour un groupe de poètes et de peintres qui en partagent la découverte et n’entendent pas du tout la propager universellement, au contraire : « l’approbation du public est à fuir par-dessus tout [10] ». Et pour s’en protéger, les surréalistes multiplient les provocations et les blasphèmes, stratégie défensive et goût du noir, de l’humour noir, des Chants de Maldoror, des 120 journées de Sade. Une liberté d’imaginer et de penser en équilibre au bord des gouffres, parce qu’André Breton maintint toujours le signe ascendant. Mais le grand élan d’affranchissement total du surréalisme vécu-rêvé-pensé restait un privilège de poètes, de peintres, il ne pouvait intéresser le sort commun.

Cependant W. Benjamin, alerté par la critique d’Adorno, ouvre de nouvelles voies de recherches. Dans le chapitre « Baudelaire », il relie avant tout autre penseur politique l’exploitation de la nature et l’exploitation du travail humain : « Si cette exploitation cesse, le travail perdra son caractère d’exploitation de la nature par l’homme. Il suivra alors le modèle du jeu enfantin, qui est chez Fourier à la base du “travail passionné” des “harmoniens”. Un des grands mérites de Fourier est d’avoir présenté le jeu comme paradigme du travail qui n’est plus exploité. [11]] » Il ne vise plus alors la production de valeurs, mais l’amélioration de la nature où « chaque endroit […] travaillé par l’homme, est rendu par lui utile et beau. Mais tous sont ouverts à tous, comme une auberge sur la route » : une terre « où l’action est sœur du rêve. [12] » Et pour montrer que ce n’est pas là vaines chimères, W. Benjamin poursuit : « le déploiement du travail dans le jeu suppose des forces productives extrêmement développées, comme celles dont dispose l’humanité aujourd’hui seulement et qui sont employées au rebours de leurs possibilités [13] ». Ce qui signifie qu’il y eut comme une préhistoire de l’humanité ; cependant W. Benjamin remarque que l’exploitation de la nature n’était pas déterminante à des époques où les forces productives étaient moins développées, mais quand l’image de la nature était « celle d’une mère dispensatrice de dons ». Une figure de la mère qui devient plus confuse, dit-il, aux époques où cette mère se transforme « en agente de la classe sociale […] prête à sacrifier la vie de [son fils] à des intérêts commerciaux ». Une expérience (celle de Baudelaire) qui n’est pas étrangère à l’évolution de la vie pulsionnelle et « au fait que la prostituée en soit devenue le modèle », en tant que « l’incarnation d’une nature envahie par […] la marchandise ». Une corruption qui dégrade la jubilation du jeu enfantin et transforme les passages de Paris et la ville tout entière en salle de jeu où l’on mise des jetons comme des sentiments, et inversement. Sombre corrélation que Walter Benjamin consigne et dissèque dans un chapitre au titre parlant « Prostitution, jeu » : « Ce que, dissimulé dans chacun des numéros du tapis vert, le joueur contemple, c’est-à-dire le bonheur […] est la chimère de la sexualité : son type de femme. […] Le type — c’est le bon numéro qui permet d’empocher trente-six fois la mise [14] ». Alors le débauché « sort les poches pleines du Palais-Royal, hèle une prostituée et célèbre […] dans ses bras cet accouplement avec le numéro, grâce auquel l’argent et la richesse, délivrés de toute pesanteur terrestre » tombent sans que le joueur y soit pour rien. « Car au bordel comme dans la salle de jeu, c’est la même volupté, très peccamineuse : mettre le destin dans le plaisir » puis aussitôt, percée plus profond au tréfonds de l’âme : « la luxure authentique n’a pas d’autre fondement que ce désir de soustraire le plaisir au cours de la vie avec Dieu », c’est-à-dire pour W. Benjamin marxiste, à la puissance créatrice au long des âges et des lieux, aux valeurs théologiques que W. Benjamin entend transposer, transférer. Formule lapidaire de ce que l’athéisme de Sade, luxurieux authentique, confirme et que l’obscénité de ses blasphèmes explicite : « qu’avec plaisir, Dieu vil, avec tranquillité, je me masturberai sur ta divinité ou je t’enculerai si ta frêle existence pouvait offrir un cul à mon incontinence [15] ». « Manilles » onanistes et sodomie, les actes au centre des fantasmes et des romans de Sade deviennent les moyens d’avilir la figure que les croyants révèrent. « Dieu vil » parce qu’il implique la soumission des hommes, une servilité dont les voluptés luxurieuses libèrent parce qu’elles bafouent les normes dont Dieu est censé être l’auteur et le garant. Un athéisme donc, bien différent de celui des penseurs des Lumières et des athées qui croyaient fonder l’autonomie de la raison et la responsabilité des hommes, désormais seuls créateurs des normes : illusion ou hypocrisie pour Sade, puisque les normes ne sont pour lui que le masque des passions. Les libertins n’ont donc pas à les combattre, mais à les utiliser à leur profit, ce que les puissants ont toujours su mettre en pratique avec plus ou moins de lucidité, en se trompant eux-mêmes quand ils trompent les exploités. Or, ces racines de la domination, Pierre Klossowski choisit de les interroger pour nous éclairer sur le comportement pathologique de notre monde industriel et partant, sur ce que W. Benjamin a dévoilé : comment se nouent le jeu et les fantasmes sexuels, l’argent et la prostitution. « Pour comprendre », écrit Klossowski, « comment l’émotion voluptueuse peut seulement faire l’objet d’une mercantilisation et devenir à notre époque d’industrialisation à outrance un facteur économique, il faut un instant considérer ce que l’on entend par les termes de sexualité et d’érotisme. Il se pourrait alors que les formes de l’émotion voluptueuse révélassent une connexion à la fois secrète et tragique avec le phénomène anthropomorphe de l’économie et des échanges. [16] » La question ainsi posée anticipe la réponse positive que Klossowski déduit des analyses de Sade, des passions simples aux passions compliquées. Et il conclut : « ce que nous nommons la perversion n’est rien d’autre que la première réaction contre l’animalité pure et donc une première manifestation interprétative des impulsions elles-mêmes propre à décomposer ce que le terme de sexualité embrasse de manière générique, soit d’une part l’émotion voluptueuse préalable à l’acte de procréation et d’autre part, l’instinct de procréation spécifique. […] Le terme de perversion ne désigne alors que la fixation de l’émotion voluptueuse à un stade préalable à l’acte de procréation [17] » et les diverses formes choisies, des ruses pour le suspendre indéfiniment. Or, l’émotion voluptueuse se révèle inéchangeable, hors de prix tandis qu’il n’est pas d’autre moyen d’échange que l’argent, de sorte que les êtres désirés sont achetables et comme des marchandises à la merci de l’acheteur. Une figure de la sexualité que Sade magnifie avec l’image de l’ogre Minski, qui dévore les proies de son horrible luxure. Prostitution et destruction vont ainsi de pair, fondées sur l’émotion voluptueuse anti-grégaire, singulière, unique et cependant déterminantes de tout le système des échanges. Analyses et fantasmes qui font de Sade, dit Klossowski, le devin de notre monde industriel. Mais aussitôt il oppose : « Fourier écrit une œuvre aussi insolite, aussi importante, aussi délirante que Sade [18] ». Et si les faits semblent donner raison à Sade, prophète de malheur, tandis que Fourier, prophète de la félicité serait un faux prophète, un utopiste, c’est « affaire d’interprétation, et à tout le moins de complicité [19] ». Et, pour être plus clair, donner raison à Sade, c’est selon Fourier, vouloir l’irréductible. Or, « si Fourier se présente et se comporte en prophète de la félicité, c’est que pour lui rien n’est irréductible en raison de la puissance érotique même, laquelle en est une “divine” et par conséquent essentiellement créatrice [20] ». Belle formulation de ce qui porte et emporte le projet d’Harmonie. Mais Klossowski, qui suit exactement les expériences et les analyses de Sade, ne précise pas comment Fourier déploie et détaille la puissance érotique (en fait ensemble dit-il l’analyse et la synthèse), puissance divine, créatrice et pourtant toute humaine. En effet, si l’athéisme de Sade, et ses désirs et ses plaisirs vont de pair, Dieu, pour Fourier, feu, nature, passion, est l’image projetée, flamboyante, de l’homme passionné, de l’homme de désir. Nature, passion dit-il, mais de ces termes il change l’acception ; à la nature, donnée fixe, il substitue « la nature intentionnelle des hommes [21] », deux mots qu’il est seul à unir et que par là même il transforme. Les intentions naturelles ne sont plus de claires visées, mais d’obscures instances qui se reconnaissent en faisant paraître, en découvrant leur objet intentionnel et qui par conséquent se créent et se recréent indéfiniment. Et pour les passions, il en va de même : ce ne sont pas des effets subis de mécanismes internes et externes, mais des mouvements, des tensions internes qui à la fois précèdent et dépendent de ce qu’elles reçoivent ou captent à l’extérieur : des instances d’être qui se reconnaissent et se réalisent par et avec ce qu’elles investissent dans le monde qui les englobe, toujours antérieur et plus vaste que leur pouvoir d’accueil et de prise. Un monde néanmoins dont les formes et qualités paraissent, grâce aux diverses passions sensorielles et affectives et aux compositions sensibles spontanées qu’elles créent, les sources vives, selon Fourier, de toutes les créations humaines de la vie sociale, des arts et des sciences. Primauté du passionnel qui renverse ensemble le matérialisme (de Sade notamment) et l’idéalisme, d’autant plus que Fourier l’étend sans peur à l’univers. Le mouvement passionnel dit-il, est type et modèle de tous les autres mouvements : matériel, organique, instinctuel [22].

Sade et Fourier, deux extrêmes opposés [23]. Mais les extrêmes se touchent, a dit Fourier. Ils sont fondés l’un et l’autre sur le comportement et l’interprétation de l’énergie passionnelle. Pour Sade, sur l’émotion voluptueuse, inéchangeable et destructrice. Pour Fourier, sur l’amour qui unit l’âme et le corps et qui, en tant que mouvement le plus ardent hors de soi, est le sens accompli de tous les élans sensoriels et affectifs, de la puissance originelle de liens des passions. Des liens dont Sade suppose l’existence puisqu’il s’applique à les rompre, et les plus sacrés sont les plus délicieux à briser, dit-il. Point de faiblesse : au moindre signe de compassion ou de religion, le libertin timoré est sacrifié par ses pairs, les amis du crime. Mais ce n’est pas assez : Sade, à la fin, voudrait annihiler le désir même qui semblait tout commander, mais implique encore un certain rapport à l’être désiré, même pour le détruire. Point ultime de l’ascèse perverse contre laquelle Juliette regimbe : ses voluptés exigent la douleur d’autrui et même des milliers de morts, et elle veut perpétrer ses crimes avec enthousiasme. Sade pourtant insiste : le plaisir de tête est le plus délicat, « plaisir divin », dit-il. Mais encore, qu’est-ce à dire ? Que « l’esprit a ses plaisirs à part » comme l’écrit Descartes ? Or Dolmancé, un porte-parole de Sade rabat abruptement ce plaisir spirituel : au plus vif de l’effervescence des idées et des arguments, « foutre, je bande [24] », s’écrie-t-il. Et d’exiger aussitôt le rappel du valet au membre imposant, moyen de l’extase sexuelle. En une autre scène de La Philosophie dans le boudoir, Dolmancé admire la jeune Eugénie : « quelle imagination elle décharge de tête ! [25] ». Le plaisir de tête, c’est le passage direct des idées à la volupté sans partage. Et voilà réalisé le désir que W. Benjamin a décelé au fondement de la luxure : « soustraire le plaisir au cours de la vie avec Dieu [26]] », substituer à la puissance érotique, plurielle, communicative, créatrice, l’autosuffisance d’une émotion voluptueuse, si violente et destructrice que Sade la compare à un volcan.

Cependant, le libertin criminel ayant banni toute sensibilité et tout sentiment, se fait invulnérable. Ce que les rebelles pauvres que Sade met en scène tendent à prouver. Volant et tuant pour s’enrichir, ils encourent la réprobation et la condamnation publiques, mais ils en font des titres de gloire et, de l’échafaud même, un trône. Le bonheur dans le crime devient indéfectible, et l’ascèse perverse aussi réussie que celle du sage stoïcien, parfaitement heureux dans le taureau de Phalaris.

Victoire de Thanatos et sur Thanatos, ce triomphe dépasse la légitime défense des pauvres contre l’injustice de leur naissance, écrit Sade, et la propre défense de Sade contre le sort inique qui l’emprisonne à la Bastille sans terme. La pauvreté, la Bastille, des circonstances en quelque sorte accidentelles, mais dont Sade a fait la chance de découvrir sa profonde vérité et les armes d’une légitime défense contre la nature abhorrée, la volonté de l’imiter, voire de la dépasser, de se rendre maître de la mort . Un triomphe dont Sade connaît les limites : « C’est le soleil que je voudrais faire éclater », dit-il, et « je peux tout juste réduire quelques belles jeunes filles en mottes de terre ». Encore n’est-ce qu’un fantasme. Mais même en imagination, il ne peut concevoir de destruction totale, d’autant qu’il a chargé le pape d’expliquer à Juliette que les particules matérielles dont tout provient sont indestructibles et, bien plus, qu’elles ne dissocient les formes vivantes que pour se recomposer derechef. Le crime n’est donc jamais achevé, toujours à renouveler. C’est pourquoi Clairvil, fieffée libertine, voudrait prolonger ses actes après elle. « Essaie l’écriture ! », conseille une comparse.

Et Sade s’y essaya si bien que deux siècles après sa mort, il suscite toujours l’intérêt passionné, ou le rejet. Après Auschwitz, écrit Raymond Queneau, Sade est déshonoré. Ce qui signifie que le fantasme, quoique distinct de l’acte (Sade écrit justement : « Je suis un libertin, mais je ne suis pas un criminel ni un meurtrier [27] »), les fantasmes et les plaisirs voluptueux qu’ils procurent ne sont pas inoffensifs, mais la révélation lucide et cruelle d’un tréfonds de l’âme qui, tel un noir geyser, fait surgir des images atroces et d’abjectes jouissances. Or la destruction totale que Sade ne pouvait pas même imaginer, Freud, un siècle plus tard, constate qu’elle est devenue facile : « Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. [28] » Péril dont Fourier, à la fin, déçu de ne pas être entendu, a forgé une image fantastique : des légions d’astres sont d’ores et déjà en marche pour détruire le globe rebelle au terme d’un délai fatal. Un sursis durant lequel tout peut être encore sauvé. Et Freud, de même, invoque un recours : « Et maintenant, il y a lieu d’attendre que l’autre des deux “puissances célestes”, l’Eros éternel tente un effort afin de s’affirmer dans la lutte qu’il mène contre son adversaire non moins immortel. [29] » Mais, ajoute Freud, « l’issue de cette lutte, nul ne peut la prévoir. »

Nul excepté Fourier pour qui l’amour, qui tend à relier des éléments toujours plus nombreux, supplantera les forces de mort, parce qu’elles ne sont que réactives, défensives. Et pour le démontrer, il déclare qu’en libre et plein essor, la puissance d’accord absorbera les conflits insolubles au niveau inférieur sans les supprimer, enrichis, au contraire, des différences inventives que les discords manifestent. De même qu’en musique, les dissonances appellent, tendent à l’accord supérieur qui les intègre et les résout. Une pente harmonieuse, comme musicale, des tensions sensorielles affectives, qui inspirent à Fourier une heuristique des passions, analogue à l’heuristique de la musique qui, du chaos des bruits, dégage les sons musicaux et leurs compositions innombrables.

Et Fourier imagine un immense orchestre, à plusieurs milliards d’instruments, une polyphonie composée selon les formes les plus exactes de la pensée : la justice mathématique, dit-il, ancrée dans la réalité passionnelle, mais qui en émerge et qui, parce qu’elle en émerge, s’en distingue, a son développement propre, néanmoins toujours rapporté et même relancé, animé, dit Fourier, par le mouvement passionnel. Des structures, donc, non pas rigides, mais revivifiées sans cesse par le devenir passionnel. Un concert, une harmonie universelle qui doit régir les sociétés comme le cosmos.

Mais cela ne marche pas. Et André Breton écrit, vois Fourier « toi qui ne parlais que de lier […] tout s’est délié [30] » : « Indigence fourberie oppression carnage ce sont toujours les mêmes maux dont tu as marqué la civilisation au fer rouge. [31] » Et en sus, la dévastation de la Terre, et la menace toujours plus imminente. D’où A. Breton conclut : « Il faudra bien qu’on tâte un jour bon gré mal gré de ton remède. [32] » Encore faudrait-il savoir comment l’appliquer. Et A. Breton dit à la fois le manque et la gloire rayonnante de l’Harmonie : « On a beau dire que tu t’es fait de graves illusions Sur les chances de résoudre le litige à l’amiable A toi le roseau d’Orphée. [33] »

Or, de ce litige, Fourier a pointé la souche : « le péché originel, dit-il, celui du premier conquérant qui imagina de réduire les vaincus au rôle d’esclaves [34] ». Il distingue ainsi l’idée de domination qui, pour Sade, est inhérente au désir et aux voluptés sexuelles. Pour Fourier, la domination est plus primitive, volontaire, que la servitude qu’elle impose et perpétue, car « les enfants des esclaves, dit-il, furent eux-mêmes esclaves jusque dans les bagnes mercantiles de la société civilisée [35] ». Mais, objecte-t-on, les travailleurs civilisés sont libres. Et la réponse de Fourier sans appel : la pauvreté, « le plus scandaleux des désordres sociaux [36] », contraint au travail forcé. Et pour mieux accuser : « La pauvreté [naît] en civilisation de l’abondance [37] ». Vision et prévision du tort irrémissible que W. Benjamin dénonce : l’emploi à rebours des possibilités ouvertes par l’extrême développement des forces productives, mais le surcroît de productivité qui pourrait, qui devrait éradiquer la pauvreté, sert à fabriquer d’innombrables objets de bas coût et de basse qualité, que les travailleurs sont incités à acheter, à consommer. Vendant leur force de travail, comptée dans le prix de revient comme une marchandise, ils deviennent aussi clients. Double plus-value, double exploitation qui rapproche, comme écrit W. Benjamin, le travail et la prostitution, à mesure que la prostitution se revendique comme un travail. Or la prostituée, vendant son corps et, même fictive, son aptitude à la jouissance, est dans les passages et les rues de la ville qu’elle hante, à la fois vendeuse et marchandise, cliente et marchandise.

Et W. Benjamin relève qu’en période de chômage, le demandeur cherche à séduire l’employeur comme la prostituée « aguiche » le client. Servitude forcée et consentie, sinon volontaire, qui rend impossible l’éveil conçu par W. Benjamin, parce qu’elle dégrade les rêves comme l’existence, des rêves d’ailleurs, une fantasmagorie dont le peuple des campagnes est absolument séparé, ignorant la concrétude de l’époque.

Dénuement du grand nombre dont Fourier fit l’expérience lorsque, obligé pendant la Révolution de s’enrôler dans les chasseurs à cheval, il partagea un an durant la misère des soldats, puis, libéré mais dépossédé du petit bien hérité de son père, contraint au travail forcé, il connut directement les exactions, les infamies des puissants et leurs effets délétères.

Le bonheur est une idée neuve en Europe, a dit Saint-Just. Et Fourier définit cette idée neuve : « Le bonheur sur lequel on a tant raisonné, ou plutôt déraisonné, consiste à avoir beaucoup de passions et beaucoup de moyens de les satisfaire. [38] » Pas de bonheur, donc, pour ceux qui n’ont pas de moyens, et plus grave encore, pour ceux dont les passions ont été étouffées avant même de pouvoir se manifester. Un génie né femme est perdu pour l’humanité, a dit Stendhal. Avec Fourier, cela devient : un homme ou une femme né pauvre est perdu pour lui-même et pour l’humanité. Un énorme gaspillage, non plus de quelque exceptionnel génie, mais des dons natifs du grand nombre, car, dit Fourier, la nature n’est pas avare de talents, « elle en est prodigue bien au-delà de nos désirs et de nos besoins [39] », de sorte que si tous les dons étaient décelés et développés, on aurait des milliers de poètes, d’artistes, de savants. Quarante mille Homère, précise Fourier.

Il fait ainsi justice de l’arrogante supériorité dont se targuent les dominants, tels les colons, écrit-il, qui après avoir abêti les nègres par toute sorte de supplices, déclarent qu’ils ne sont pas au niveau de l’espèce humaine. Qu’a-t-il manqué cependant aux nègres, aux femmes, aux pauvres ? Les chances de développer leurs potentialités et la première de ces chances, l’éducation. Alors que les animaux, dans leur milieu naturel, deviennent naturellement des loups et des lions parfaits, « l’homme, écrit Fourier, privé des leçons de l’éducation, ne devient point l’égal des hommes, ses semblables [40] ». Affirmation radicale et précise. L’éducation n’est pas l’apprentissage des gestes nécessaires à la vie, mais un enseignement, des leçons données et reçues. Et cela est si nécessaire que l’éducation est telle une seconde mère. Mais aussitôt, une mère qui peut être mauvaise mère, réprimer et fausser ce qu’elle devrait déceler et favoriser : « Veut-on faire un avorton de celui que la nature a moulé en type de grand homme ? Il suffira de le faire élever. [41] » Un avorton ou un criminel, car, affirme Fourier, « Néron eût été un grand caractère s’il n’avait pas été désorienté par le galimatias moral d’un Sénèque. [42] » Paradoxe, mais que confirme une pensée de Platon : « Les grands crimes ne procèdent pas d’une âme ordinaire, mais d’une forte nature que l’éducation a gâtée. »

Et Fourier dit comment l’éducation gâte. Néron a été « désorienté » par des règles arbitraires qui prétendaient juguler des impulsions qu’il fallait orienter vers des œuvres utiles ou grandioses à la mesure de son caractère. Ou, pour les plus modestes, vers des œuvres utiles, la chirurgie, la boucherie. C’est-à-dire une sublimation, en somme, mais qui oriente la poussée native vers un plein essor au lieu de tenter d’en changer la singularité ou de l’annihiler. Une répression qui fausse à tel point l’énergie originelle que les passions sont, en civilisation, tels des tigres déchaînés, écrit Fourier. Ou froidement despotiques, elles exténuent les forces vives des travailleurs et leur pouvoir de résistance.

Une injustice d’autant plus perpétuée que ceux qui prétendent la combattre la renforcent. « Les philosophes, dit Fourier, disent que les passions sont trop vives, trop bouillantes, croyez, pour être d’accord avec la vérité, qu’elles sont faibles et languissantes. Ne voyez-vous pas en tous lieux la masse des hommes endurer sans résistance les persécutions de quelques maîtres et le despotisme des préjugés ? […] Mais leurs passions sont trop faibles pour comporter l’audace du désespoir. C’est pourquoi le grand nombre est toujours victime du petit nombre, qui emploie la ruse pour maîtriser la force. [43] » Mais Fourier déteste la violence. Et il sait voir que l’énergie du désespoir, quelque victoire qu’elle puisse obtenir, est toujours déjouée, volée. Les agitateurs, écrit-il, dès qu’ils sont au pouvoir, savent bien « museler le peuple [44] » plus cruellement que les anciens despotes destitués.

Les passions, par conséquent, ne deviennent force de liberté que si elles sont non seulement éveillées, réveillées, mais justement formées, élevées. D’où l’importance de l’éducation que Fourier a toujours privilégiée, en tant que solution du problème social et de la disparition du clivage entre dominants et dominés, si bien qu’il y a consacré de longs chapitres de ses livres et qu’à la fin, il ne projette plus que des phalanstères d’enfants : « la seule classe sur laquelle on puisse faire d’emblée un plein essai de l’Harmonie », dit-il, parce qu’à la naissance, les enfants recèlent intégralement toutes les potentialités qui se développeront « en essor juste et harmonieux, ou faux et subversif [45] ».

Pour remplir son rôle, l’éducation devra être menée au grand large du monde pour tous les enfants, sans discrimination de sexe ni de fortune. Elle sera donc collective, mais aussi sûrement individuelle, car il s’agit de détecter, de faire éclore, de former et de relier les « germes [46] » singuliers, afin de les concerter, au lieu de tout fonder dès l’enfance, comme dans l’éducation civilisée, sur la compétition, l’égoïsme, dit Fourier, pour ensuite fixer tout effort sur le rendement, l’argent et le pouvoir.

Cependant Fourier se moque des champions de la simple nature. « Les facultés des animaux étant invariables, bornées et peu nombreuses, ils peuvent s’organiser dès la première génération. Mais l’homme se trouve dans une situation tout à fait opposée. Ses facultés sont innombrables, illimitées et ne se développent que de siècle en siècle. [47] » Un développement qui exige la transmission. L’éducation absolument nouvelle ne fera donc pas table rase du passé. Elle en reprendra, prolongera, recréera les acquis. Et pour élever l’esprit et le savoir, elle en formera et élèvera d’abord les assises, le corps et ce qui traverse le corps, la sensibilité et les affects.

C’est ainsi que les enfants très jeunes seront invités, à la cuisine, à de petits travaux, à former leurs gestes et à distinguer leur goût et la qualité des produits et de l’art culinaire. Leur curiosité sera ainsi éveillée pour les sciences naturelles. Tandis que, simultanément, à l’opéra, très tôt spectateurs et très tôt acteurs, ils apprendront en acte dans les chœurs, les ballets, les orchestres, le théâtre, la concertation harmonieuse et la participation, du plus humble exécutant à l’excellence des étoiles de la danse ou du chant.

Une formation de soi qui inclut l’autre et qui est par conséquent aussi une éthique. C’est ainsi que l’enfant harmonien sera plus moral à dix ans, écrit Fourier, qu’un enfant civilisé, et que, l’esprit délié, il abordera l’enseignement proprement dit, dispensé par des éducateurs qui sauront déceler et orienter toutes les poussées enfantines, même l’agressivité et même la cruauté des enfants.

On répondra plus tard au désir des adolescents de former des bandes en offrant aux garçons sauvages et à quelques filles hardies, dans les petites hordes, des travaux difficiles, risqués mais protégés, récompensés par des apparats, des cavalcades sur des chevaux nains ou la garde des zèbres, emblèmes de la liberté indomptée. Tandis que dans les petites bandes, les filles et les garçons raffinés seront invités à cultiver les fleurs des jardins et les fleurs du bel esprit. On leur confiera aussi le soin des petits animaux.

Enfin, le temps venu, l’éducation se poursuivra avec le choix d’un métier qui réponde aux aptitudes et aux dons de chacun. Elle débouchera donc sur le travail attrayant, d’autant plus qu’il sera uni à des jouissances nouvelles, au plaisir des libres amours, librement courues par « les damoiselles et les damoiseaux », tandis que « les vestales et les vestels », passionnés d’étude, de recherche en art et en science, seront plus longtemps abstinents, reliés par là même aux enfants que Fourier entend protéger de toute influence sexuelle prématurée. Distinction – damoiselle, damoiseau, vestale, vestel - encore bien générale.

Et on a justement objecté que Fourier ignore la sexualité des enfants. Il s’en soucie de fait négativement pour leur éviter tout ce qui forcerait ou fausserait leur désir individuel. Peut-être détourne-t-il les velléités obscures, sexuelles, vers les activités passionnantes des petites hordes ou des petites bandes, et aussi vers le plaisir d’agir, le plaisir d’apprendre, de se dépasser sans cesse soi-même.

Mais pour savoir quelle chance et quelle liberté auront les Harmoniens d’exercer librement leurs bizarreries érotiques, il faut lire Le Nouveau Monde amoureux, un long manuscrit qui nous revient, avec la vigueur intacte et la verve d’un défi. Nous revient, car ce manuscrit resta inédit jusqu’en 1967, quand je le publiai [48]. Inconnu durant plus d’un siècle, de même que, par une étrange rencontre, Les cent vingt journées de Sade. Un texte qui va plus loin qu’aucun autre du côté de la démythification de la morale patriarcale et de l’interdit. Une interrogation du désir ordinateur jusqu’en ses manifestations les plus étranges, voire aberrantes.

Des perversions, dit-on. Et Fourier : des « manies, exceptions ambiguës ou transitions [49] ». D’autres mots pour une autre approche. Et des analyses qui légitimeront l’intégration de ces bizarreries à l’Harmonie, et bien plus, qui en feront les ressorts, entre tous précieux, du lien social, les jointures les plus fines, telles « les chevilles d’une charpente [50] ». Des forces par conséquent singulières contre la violence meurtrière et tout ce qui démontre la carcéralité, la fermeture de l’érotisme sur lui-même, sur des voluptés inéchangeables.

Et Fourier, tout d’abord, définit les manies : « des diminutifs des passions, des effets, dit-il, du besoin qu’a l’esprit humain de se créer des stimulants. Il en est de toute espèce, mais elles se développent plus activement en amour, comme on l’apprend des femmes qui ont eu beaucoup d’amants et des hommes qui ont eu beaucoup de maîtresses [51] ». C’est dire, avant toute analyse, qu’il s’agit de vrais désirs, raffinés, procédant du principe de délicatesse, comme l’écrit Sade.

Et Fourier distingue des manies naturelles et artificielles qui valent pour autre chose qu’elles-mêmes, qui résultent d’un engorgement, dit-il, l’engorgement de quelque passion entravée ou ignorée, telle la manie des vieillards claquistes et flagellistes, par absence ou impuissance d’amour. Naturelles, au contraire, elles ont les mêmes propriétés que l’amour pivotal, le plus noble, le plus fidèle sentiment amoureux qui se maintient malgré les aventures diverses, simultanées ou intermittentes. Très variées, les manies, qui vont des passions simples ou compliquées, comme écrit Sade, du matériel au spirituel, à la « céladonie », dit Fourier, des plaisirs dont Rousseau [52] a rêvé mais que les civilisés ignorent ou qu’ils raillent. Fourier, toutefois, précise que le pur sentiment n’est que « vision ou jonglerie [53] », si le matériel n’est pas satisfait.

Cependant les manies naturelles sont difficiles à découvrir en civilisation. Et Fourier, qui parle peu ou pas du tout de lui-même, donne son exemple. « J’avais trente-cinq ans lorsqu’un hasard, une scène où je me trouvai acteur », c’est-à-dire actif, non pas voyeur à distance, mais participant de la scène, « me fit reconnaître que j’avais le goût du saphiénisme, amour des saphiennes, et empressement pour tout ce qui peut les favoriser. » Et il ajoute : « Je n’ai jamais rencontré un seul de mes comaniens en saphiénisme bien que j’aie, en diverses assemblées, énoncé ce goût qui n’est pas à déguiser [54] », car il est le propre des plus grands caractères omnigynes, c’est-à-dire à plusieurs dominantes passionnelles. De telle sorte que tout omnigyne homme est nécessairement saphiéniste, et toute omnigyne femme pédérastiste.

Cette manie, en effet, reconnaît l’autre entièrement, reconnaît en soi ce que l’autre a de plus intime. Et Fourier poursuit par quelques remarques sur l’engorgement de passions et sur les manies, leurs diminutifs. « Engorgées, elles s’inversent et deviennent aussi malfaisantes qu’en libre et plein essor elles auraient été bienfaisantes. [55] » Et pour preuve, il décrit la manie cruelle d’une princesse russe qui torturait et faisait torturer sa belle esclave. Se voyant vieillir, dit-on, elle jalousait la belle jeune fille. « Pas du tout, réplique Fourier, ladite dame était saphienne sans le savoir et disposée à l’amour pour cette jeune femme. » Assez puissante pour torturer impunément, elle ne l’était pas pour lever l’interdit intériorisé qui barrait le message de son désir, de son corps désirant, de son amour. Si quelqu’un l’avait éclairée et, d’autre part, ménagé le « raccommodement » entre elle et la victime, la princesse et la belle jeune femme seraient devenues amantes très passionnées. Fourier a dévoilé, sous le contenu manifeste, le sens caché : la passion secrète engorgée. Mais il remarque qu’il ne s’agit pas seulement de parler, de dégager le sens, mais de changer les rapports des personnages et leur manière d’être au monde. À défaut, la princesse « tombait en contre-passion, et sa fureur était d’autant plus grande, écrit Fourier, que l’engorgement venait du préjugé qui, cachant à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissait pas même d’essor idéal [56] ». D’essor fantasmatique, dirait-on.

Et il élargit aussitôt sa vision. « D’autres exercent en sens collectif les atrocités que [la princesse] exerçait individuellement [57] », tels Néron, Odin, Sade. Et ce goût des atrocités n’est, affirme-t-il, que contre-effet de l’engorgement de certaines passions. Sade engorge la composite et l’alternante, ou papillonne, les passions les plus importantes, les plus précieuses en Harmonie.

Puis, avec une profonde acuité, Fourier déclare : « Sade [est] un système moral [58] », une ascèse aussi impérieuse que la pure morale rationnelle. C’est déjà implicitement Kant avec Sade : la volonté mortifère de bannir le sensible et l’affectif où s’ancrent, pour Fourier, la morale de même que les arts et les sciences. Transitions, manies, exceptions, ambiguës, elles créeront des liens inexistants, des plaisirs inconnus, des charmes composés, imprévus, qui réenchanteront sans cesse, sans fin, le monde, puisqu’ils font surgir ce que les composants ne contenaient pas ni leur somme.

Une féerie, des « charmes composés [59] », écrit Fourier, qui éblouissent les civilisés et que raillent les sceptiques, l’émerveillement qu’il eut lui-même, à la vue du Palais-Royal. Des désirs et les plaisirs d’un palais de fées qui seront, en Harmonie, donnés à tous les hommes sur toute la Terre.

Des rêves, dit-on, des chimères utopiques. Des modèles plutôt, non pas abstraits, mais très concrets, auxquels référer l’action militante. Ce que W. Benjamin voulut rendre effectif sur le sillage de Fourier : enrichir le marxisme afin que l’action soit la sœur du rêve, que l’action procède du jeu des enfants qui expriment directement leur monde intérieur, qui transforment selon leur imagination un bout de bois en cheval fougueux tout en sachant fort bien la différence entre le réel et l’image. Une propension qu’il faudra diriger pour leur apprendre à imaginer à même le réel, à imaginer à même l’action qui transforme le réel. Une légèreté, par conséquent, sous l’égide de l’amour et de la papillonne, qui rebondit de l’amour et de désir en désir et dément la lourdeur des profondeurs noires, de la répétition meurtrière de passions cruelles, froidement despotiques. Une légèreté qui fera de la Terre un lieu utile et beau, tandis que Fourier, composant le passé et l’avenir, renoue avec les peuples qui savaient entrecroiser les travaux et les fêtes, les chants, les danses, la musique. Travailler et s’égayer, danser sur cette Terre.