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41-51
Éclats de Charles Fourier dans l’insaisissable modernité du XIXe siècle
Article mis en ligne le 5 janvier 2011
dernière modification le 2 octobre 2016

par Riot-Sarcey, Michèle

L’entrée dans la modernité semble généralement aller de soi. Or, si l’historien accepte de rompre la cohérence linéaire des récits historiques, à l’aide des citations en apparence disparates du Livre des Passages de Benjamin - celles de Fourier en particulier - il découvre une modernité réservée jusque-là à la littérature. Entre misère quotidienne et espérances intempestives, des chemins de traverse s’ouvrent à un héros moderne dont l’expérience temporelle fut écartée du sens de l’histoire.

« On ne peut s’imaginer voir réalisée la fantaisie de Fourier qu’à l’été du milieu du XIXe siècle, à la lumière de son soleil. » [1]

Si le XIXe siècle est identifié à la philosophie du progrès, ses premières décennies sont vues sous l’angle de l’instabilité et de l’incertitude. Temps d’espérance infinie et d’appréhension de l’avenir, espace de tensions et de révolutions inachevées, moment d’inventivité extraordinaire, la première moitié du siècle se dérobe à toute classification. Dans la longue durée de l’histoire, la période demeure marquée du sceau des utopies dont l’ambition était de combler les lacunes de la civilisation des Lumières. À la faveur du retour de l’ordre, les utopies réformatrices, devenues chimères, furent gommées au profit de l’idée républicaine qui, dans le berceau du libéralisme, est repensée en relation étroite avec la diversité du socialisme. Mais un socialisme sans histoire. Comme l’écrit Robert Michels, dont Walter Benjamin retient l’analyse :

L’absence d’histoire propre au prolétariat moderne, le déracinement de la première génération d’ouvriers d’usine, coupée de toute tradition historique relative au métier et à la classe sociale, la diversité de ceux qui la composent — petits artisans, petits paysans, ouvriers agricoles et toutes sortes de domestiques — rendaient cette catégorie d’actifs réceptifs à une conception du monde qui prétendait improviser ex novo un Etat nouveau, une économie nouvelle, une morale nouvelle. La nouveauté du but à atteindre correspondait logiquement à la nouveauté de la situation dans laquelle ces hommes nouveaux se trouvaient. [2]

Le prolétariat moderne avait toute latitude, en effet, de se projeter dans l’ailleurs d’une société nouvelle puisque aucune place ne lui était réservée au présent de la « civilisation » et que son devenir s’éloignait de celui de l’homme libre.

En ce temps si particulier, Alexis de Tocqueville imaginait impossible d’éduquer le peuple au même titre que l’aristocratie ou la bourgeoisie. De son point de vue, pour que les « lumières du peuple » dépassent « un certain niveau », il faudrait que le peuple y consacrât du temps. Or le peuple en manque. « Il faudrait que le peuple n’eût point à s’occuper des soins matériels de la vie, c’est-à-dire qu’il ne fût plus le peuple. Il est donc aussi difficile de concevoir une société où tous les hommes soient très éclairés, qu’un Etat où tous les citoyens soient riches ; ce sont là deux difficultés corrélatives [3] ». Le constat semble imparable et, de fait, la vision hiérarchique de la société chère à Tocqueville l’a emportée : la démocratie représentative — limitée selon ses vœux à l’égalité civile (les femmes alors ne comptent pas) — s’est structurée en conciliant l’égalité des principes avec les inégalités réelles ; ainsi les différences entre riches et pauvres se sont étendues. À l’encontre de cette vision du monde, largement dominante, dès 1808, conscient des réalités concrètes, Fourier en appelait à d’autres Lumières que celles des philosophes et des politiques : « Apôtres de l’erreur, moralistes et politiques ! après tant d’indices de votre aveuglement, prétendrez-vous encore éclairer le genre humain ? […] Voilà, philosophes, les fruits amers de vos sciences ; l’indigence et toujours l’indigence … » [4]

Le peuple encore mal connu, souvent imaginé sous les traits de la paysannerie d’Ancien Régime avec ses violences subites, était craint et plaint à la fois. On redoutait ses humeurs intempestives et sa propension à la révolte. Aux yeux des classes montantes, le peuple restait étranger à la société en cours de constitution, et pouvait apparaître comme un être repoussant. Immoral, barbare ou élu de Dieu, il est jugé en l’état inapte à toute intégration au monde nouveau. Aussi, les autorités cherchent-elles à le moraliser, en le poliçant. À l’inverse, le peuple de Charles Fourier, semblable à celui d’Eugène Buret, est identique, paradoxalement, à celui que Balzac met en récit ; présent, il est en capacité d’agir. Le romancier, fasciné par les intelligences, critique de la civilisation bourgeoise, appréhende les débordements de cette masse indistincte, tandis que Heine, observateur lucide de la société française, l’investit d’une puissance déstabilisatrice. En usant de toutes ces références, Benjamin accumule les citations d’historiens, de littérateurs, de romanciers, de philosophes, de libéraux ou de matérialistes dans un large spectre temporel. De cet ensemble en apparence disparate, il extrait quelques fragments qui éclairent la période sous un jour radicalement nouveau. Il semble s’attarder sur l’esprit du temps — des « petits romantiques » à la profession de foi de Claire Démar —, en saisissant l’historicité de ce monde oublié, avec ses significations dont on a perdu l’usage ; une historicité de passage qui excède la continuité historique. Il est vrai que la première moitié du XIXe siècle a servi davantage les études téléologiques que les analyses portant sur les spécificités de la période. Dans sa quête des déchets du passé, Benjamin tente de recueillir les manifestations d’une modernité singulière dans les deux chapitres qu’il consacre à Fourier et au Mouvement social et que prolonge son étude sur Charles Baudelaire. Pendant cette période, se joue alors l’avenir du peuple, un avenir sombre selon Balzac qui, dans Les Paysans, prévoit le déchaînement des passions populaires par la voix de son narrateur.

L’audace avec laquelle le Communisme, cette logique vivante et agissante de la Démocratie, attaque la Société dans l’ordre moral, annonce que, dès aujourd’hui, le Samson populaire, devenu prudent, sape les colonnes sociales dans la cave, au lieu de les secouer dans la salle de festin. [5]

Benjamin, lecteur pénétrant de Balzac, prolonge, en quelque sorte, la perception du romancier dont il saisit l’extrême sensibilité à l’esprit du temps. En effet, celui-ci juge indispensable de déserter « le domaine de l’histoire proprement dite » [6] pour recueillir les éléments épars, les petits détails qui se détournent de la chaîne du temps et qui pourtant caractérisent une période dont l’histoire linéaire efface les aspérités. Balzac, précisément, s’interroge sur l’avenir. À propos des rêves de l’avare, père d’Eugénie Grandet, il écrit : « L’avenir, qui nous attendait par-delà le requiem, a été transposé dans le présent ». À ce constat, Benjamin ajoute : « Cela vaut encore plus pour les craintes des pauvres au sujet de l’avenir. » [7] Et pourtant, ce même peuple, héros d’un jour, est mis en scène dans les chants et les poèmes qui lui rendent hommage en 1830. « La grande populace et la sainte canaille se ruaient à l’immortalité. » [8] Balzac s’inscrit dans l’histoire : en traquant les mœurs, il rend compte des angoisses et des rêves qui animent la vie des contemporains comme des impasses et des illusions qui échappent à leur sagacité. À l’inverse, Tocqueville pense le devenir historique dans la continuité du cours de l’histoire. Par son « souci de rendre tout probable, même le vrai » [9], Balzac, passé maître de la fiction romanesque, reste en marge de l’écriture de l’histoire, tandis que Tocqueville, en intégrant le passé dans sa vision contenue de la démocratie — dont il pressent l’avancée inéluctable —, devient le maître à penser des historiens. Comme si le foisonnement des idées contradictoires et des pratiques inaccoutumées — dont les manifestations caractérisent la première moitié du siècle, entre tradition et création — s’échappaient des formes de l’histoire, traditionnellement tendues vers l’horizon du progrès ; un progrès susceptible d’englober, dans un étau de certitudes, la population tout entière. Un progrès cependant éloigné de l’esprit humain, cher à Condorcet. Non que Balzac ait une sympathie quelconque pour ce peuple indomptable mais, en décrivant les peurs et les excès — réels ou supposés —, des mouvements populaires, le romancier permet à l’historien de découvrir à la fois la force des possibles, le moteur des illusions et la réalité des comportements sociaux. Tout comme Charles Fourier, Eugène Buret lie la misère au phénomène de civilisation. Au centre des préoccupations des réformateurs du temps, la misère apparaît dans sa force brutale, incontournable tant elle est visible. « Dans la situation économique actuelle, il est malheureusement trop vrai que la misère a suivi exactement les progrès qu’ont faits les différents peuples en civilisation ». [10]

S’il constate une concomitance entre misère et civilisation, Eugène Buret cherche les multiples causes de l’extension du paupérisme, sans infirmer le bien fondé du progrès. Nombreux sont ceux qui, de 1830 à 1840, imaginent et proposent des solutions immédiates à la résorption de la misère. Eugène Buret apporte une réponse à ce mal social, selon Gustav Mayer, que lit Benjamin : « Alors qu’Engels attend le salut uniquement de l’évolution qui fera passer de la situation présente au communisme, Buret place ses espoirs dans la mobilisation complète de la propriété foncière, la politique sociale et un système institutionnel pour les entreprises. » [11] Fourier quant à lui, outrepasse la logique des moralistes, en quittant délibérément le raisonnement simpliste « des civilisés » [12]]. Plutôt que de chercher des solutions sur les voies balisées par les savoirs, il se projette hors de son temps. Doué pour « les choses vulgaires [13]] », fils de la misère, ayant expérimenté les dérapages de la Révolution, il se détourne de la raison des Lumières pour arpenter les chemins de traverse du bonheur humain. Et il découvre l’harmonie au sein d’une communauté où le travail serait fondé sur l’attraction et les passions humaines.

Marx a pris position […] pour couvrir Fourier et mettre en valeur “sa conception colossale de l’homme”. Il considérait Fourier comme le seul homme à côté de Hegel qui ait percé à jour la médiocrité de principe du petit-bourgeois […]. Un des traits les plus remarquables de l’utopie fouriériste c’est que l’idée de l’exploitation de la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure, lui est étrangère. […] Peut-être est-ce là la clé de sa représentation bizarre d’après laquelle le phalanstère se propagerait “par explosion” [14].

Longtemps regardé comme un illuminé dont le génie aurait été découvert tardivement par les surréalistes, Fourier a très tôt échappé au domaine de l’histoire, à l’exception de ses marges. Si l’on connaissait l’admiration de Marx à l’égard d’un des plus grands « réformateurs » selon les termes Louis Reybaud [15], on a oublié les jugements de contemporains souvent laudateurs envers le « novateur de génie ». Eugène Buret est de ceux-là. Évoquant le travail comme principe de la société nouvelle,

l’école sociale, de Charles Fourier a prononcé une grande et puissante parole, le mot d’association […] reconnaissant avec une admirable intelligence que l’hostilité des intérêts économiques, la séparation du capital et du travail, étaient la véritable cause de tous nos maux, elle a conclu que le seul moyen de les faire cesser était de réunir, dans une intime solidarité, par l’association, les intérêts divergents. Mais ce qui constitue son originalité, c’est qu’elle ne s’est pas contentée d’indiquer vaguement le remède ; elle a savamment formulé, dans tous les détails, la méthode d’application […] dont le résultat doit être la création d’une nouvelle humanité, régie, comme l’univers, par les lois de l’association et de l’harmonie. […] Rien n’égale la grandeur des merveilles promises par Fourier et son école, si ce n’est la simplicité des moyens à l’aide desquels il annonce les obtenir. Pour réaliser l’harmonie sur la terre, il suffit de substituer à la famille la vie associée, au morcellement le régime sociétaire » [16].

Incontestablement, des moralistes aux utopistes réformateurs, la plupart des hommes, préoccupés de l’ampleur de la pauvreté, ne pouvaient imaginer le progrès à venir et l’entrée dans la modernité sous le signe de l’exploitation de l’homme par l’homme. Les saint-simoniens eux-mêmes repoussaient cette idée qu’ils pensaient en voie de disparition. Cette vision du devenir de l’humanité entrait en contradiction avec le point de vue des libéraux de l’époque ; celui de François Guizot, par exemple, selon lequel l’histoire n’était qu’une succession de rapports de force. Marx lui a emboîté le pas en définissant l’histoire par la lutte de classes [17]. L’un et l’autre inscrivent le devenir de l’humanité dans le sens de la philosophie du progrès ; en cours d’accomplissement pour l’un, à venir pour l’autre. Leur mode de pensée, devenu loi, fut longtemps incontesté.

Or, et nous l’avons oublié, pendant la première moitié du siècle de la révolution industrielle, il était inconcevable d’imaginer que le bonheur humain doive son succès au combat répété de l’homme contre l’homme. Fourier ajoutait l’impossible conception d’une lutte de l’homme contre la nature. À l’encontre de la vision hobbesienne, la communauté humaine — et non pas l’Etat — était, selon le souhait des réformateurs de l’époque, en capacité de se gouverner en faisant l’impasse sur toute forme d’assujettissement, de violence et de contrainte. La Révolution de 1789 avait apporté l’idée de liberté pour tous, au point de rendre improbable le maintien de l’esclavage. Pour ces hommes nés dans la certitude du devenir harmonieux de l’humanité, telle que Condorcet avait su l’esquisser à la veille de sa mort, il était inconcevable de penser l’avenir sous l’égide d’une double exploitation : celles des forces matérielles et celles des hommes. L’homme nouveau, imaginé par les révolutionnaires, s’ouvrait à l’intelligence dans l’esprit de cette génération. Selon Charles Bonnier — autre source/référence de Benjamin —, l’expérience manquerait à la pratique des utopistes. Or, il n’en est rien, comme l’affirme justement Eugène Buret. La mise en œuvre de son invention est une quête permanente du père fondateur du phalanstère et de l’association. Tout comme Owen en Angleterre, il a, toute sa vie, tenté de démontrer concrètement la viabilité de son système.

Ses œuvres montrent qu’il espérait voir s’appliquer sa théorie à compter de la date de leur publication. Il désigne dans ses Prolégomènes l’année 1822 comme le moment où doit être préparée l’édification de la colonie expérimentale de l’association harmonienne ; cette colonie devait être fondée et rodée pratiquement en 1823, 1824 étant la date à laquelle cet exemple doit être universellement suivi par les hommes civilisés. [18]

Cette obsession de l’expérimentation qui fut, comme on le sait, un échec, a eu cependant des effets inattendus et presque immédiats dans l’idée d’association dont la pratique explose en 1848. Benjamin a compris l’importance du projet utopique dont il oppose l’inventivité à l’aveuglement de Proudhon. Il relève les propos tenus par Marx à Kugelmann le 9 octobre 1866.

Sa pseudo-critique et sa pseudo-opposition aux utopistes (il n’est lui-même qu’un utopiste petit-bourgeois, tandis que dans les utopies d’un Fourier, d’un Owen, etc., se lisent le pressentiment et l’expression fantastique d’un monde nouveau) ont d’abord conquis et séduit la “jeunesse brillante”, les étudiants, puis les ouvriers, surtout les Parisiens qui, parce qu’ils travaillent dans les industries de luxe font, sans le savoir, “bougrement” partie de la vieille saleté bourgeoise. [19]

L’élite ouvrière a été saisie par la modernité aux multiples réseaux. La plupart des ouvriers s’y sont noyés mais, lorsque l’horizon se troublait dans les eaux boueuses de la civilisation moderne, le monde du travail a parfois cherché à s’en échapper. À la faveur d’une incise dans l’ordre existant, au sein des associations ou tout simplement au cours d’une conversation de « barrières », ou sur une barricade, le héros moderne s’est incarné dans le peuple. Loin d’être un lecteur assidu de Fourier, tout quidam pouvait s’emparer de l’idée d’un avenir autre, immédiat et directement accessible. Un héros identifié au soldat de Napoléon que les romanciers de l’époque n’ont cessé de mettre en scène — de Stendhal à Balzac — et que George Sand intègre dans l’histoire de sa vie [20]. Engagé dans le mouvement de l’histoire, pris par « l’attraction » des « quatre mouvements » [21]] chère à Fourier, entraîné dans le tourbillon de l’actualité, la figure du héros moderne suivait les traces de l’épopée du soldat « de la Grande armée ».

Jusqu’au dépossédé qui parvint à se hisser au niveau du héros. Loin de sa terre natale, l’homme pauvre se réalise ailleurs, dans les contrées conquises par celui qui incarne alors la révolution victorieuse. De façon, il est vrai ironique, Marx écrit en effet : « L’ “idée napoléonienne” essentielle, c’est, enfin, la prépondérance de l’armée. L’armée était le point d’honneur des paysans parcellaires, c’était eux-mêmes transformés en héros. » [22] Et Benjamin ajoute, à propos d’un vers, extrait du poème de Baudelaire Les Petites vieilles, quand les fanfares de soldats « Versent quelque héroïsme au cœur des citadins » :

Ces fanfares peuplées de fils de paysans appauvris qui jouent de leurs airs pour la population pauvre des villes, versent un héroïsme qui cache timidement sa fatigue dans l’adjectif “quelque” et qui est, par ce geste même, le seul authentique, le seul qui puisse faire naître cette société. Le cœur des héros n’est habité par aucun sentiment qui ne trouverait pas sa place dans celui des petites gens rassemblés pour écouter de la musique militaire. [23]

L’homme du peuple, appelé à se dépasser, est alors loué par les « petits romantiques », ces poètes sans grade, évincés du Cénacle de l’Arsenal, misérables pour la plupart, et que Benjamin cite abondamment. « J’ameuterai le peuple à mes vérités crues, Je prophétiserai sur le trépied des rues » [24] écrit Hégésippe Moreau songeant au héros défait en 1830, dont il ne pourra saluer le triomphe, éphémère, en février 1848 et que célèbre Pierre Dupont. La plupart des auteurs moralistes de l’époque, candidats aux différents prix décernés par l’Académie des Sciences Morales et Politiques, et dont le prix Montyon, de l’Académie française, couronne les plus méritants, ont déploré et moqué ce peuple imprévoyant, jouissant de l’instant, dépensant sans compter son maigre salaire, sans souci apparent du lendemain ; un peuple que chantait la poésie populaire. « … J’sais du vin à six ronds, Qui n’est pas d’ la p’tit’ bière, Pour rigoler montons, Montons à la barrière » [25], Engels vante les mérites de ce peuple ; Benjamin en retient ces lignes admiratives :

Paris, une ville où la civilisation européenne trouve son éclosion la plus parfaite, où se rassemblent toutes les fibres nerveuses de l’histoire européennes et d’où partent à intervalles réguliers les impulsions électriques qui font trembler tout un monde ; une ville dont la population associe comme aucun autre peuple la passion de la jouissance à la passion de l’action historique, dont les habitants savent vivre comme le plus raffiné des épicuriens d’Athènes et mourir comme le plus courageux des Spartiates [26].

En écho, Benjamin écrit : « Ce que l’ouvrier salarié effectue chaque jour dans son travail n’est rien de moins que l’exploit qui apportait dans l’Antiquité gloire et applaudissements au gladiateur » [27]. Les passions populaires totalement imbriquées dans le héros moderne ont été précisément pensées, organisées, voire instrumentalisées par Charles Fourier dont le phalanstère reste étranger à la société des civilisés. À propos de sa critique à l’encontre des méthodes de Pestalozzi, Benjamin relève son inconciliable exigence. « Il rapporte sur Yverdon (lieu d’expérience de Pestalozzi, très populaire alors) des histoires scandaleuses destinées à montrer qu’on ne peut impunément introduire des institutions de l’harmonie dans la civilisation » [28]. Le nouveau Monde de Fourier est en effet tout autre. D’où il se trouve, il observe les passions bridées par les « civilisés moralistes » et espère transporter les rêveurs lucides dans un ailleurs dont il pressent le devenir dans l’harmonie des affections humaines.

Le Mouvement social est type des trois autres ; les Mouvements animal, organique et matériel, sont coordonnés au social, qui est le premier en ordre, c’est-à-dire que les propriétés d’un animal, d’un végétal, d’un minéral, et même d’un tourbillon d’astres, représentent quelque effet des passions humaines dans l’ordre social, et que tout, depuis les atomes jusqu’aux astres, forme tableau des propriétés des passions humaines » [29].

Avant d’atteindre ce stade, les échappées du monde des civilisés participent de l’expérience des contemporains, dans les années 1820-1848 ; expériences fragmentaires, éparses, quelquefois solitaires et que Balzac métamorphose.

Le héros est le vrai sujet de la modernité. Cela signifie que, pour vivre la modernité, il faut une nature héroïque. Telle a été aussi l’opinion de Balzac. Balzac et Baudelaire s’opposent sur ce point au romantisme : ils transfigurent les passions et la volonté ; le romantisme transfigure le renoncement et l’abandon. Mais la nouvelle conception du monde est infiniment plus variée, infiniment plus riche en réserves et restrictions chez le poète lyrique que chez le romancier. […] Baudelaire, au contraire [de Balzac], retrouve le gladiateur chez le prolétaire [30].

La propension à vivre indécemment se découvre chez les saint-simoniennes, particulièrement chez les dissidentes, de Désirée Gay, amie de Fourier, à Claire Démar, laquelle énonce, dans ses écrits, une « parole souverainement révoltante » [31] avant de se suicider en 1833. On y découvre, en écho, la pensée de Fourier. À son propos Benjamin écrit que « les grandioses fantaisies d’Enfantin ont fait oublier Claire Démar » dont la démarche intellectuelle permet de saisir plus facilement l’utopie saint-simonienne, « quant à son contenu anthropologique […] que dans cette architecture qui ne fut pas construite. » [32] Dans l’horizon de Charles Fourier, le projet de Claire Démar s’éloignait considérablement du monde des hommes du temps. Elle prévoyait de changer le monde civilisé en bouleversant le dispositif fondateur de l’ordre existant : la famille. Benjamin relève la conclusion de sa Loi d’avenir  :

il faut bien que la femme fasse une œuvre, remplisse une fonction ; […] du sein de la mère de sang, portez le nouveau-né aux bras de la mère sociale, de la nourrice fonctionnaire, et l’enfant sera mieux élevé […]. Alors, seulement alors, l’homme, la femme, l’enfant seront tous affranchis de la loi du sang de l’exploitation de l’humanité par l’humanité ! [33]

Dans sa quête d’absolu, Claire Démar n’est pas une exception au cours de l’histoire de dix ans [34]  : le suicide « fait fréquemment partie de l’univers mental des ouvriers [35]] », écrit Charles Benoît, avec la misère sans doute, mais également le désespoir de ne pouvoir franchir la barrière d’une classe méprisée. La révolution de Février balaie en quelques jours la désespérance : « La grande populace et la sainte canaille » se ruent « à l’immortalité » [36]. Selon une formule de 1848 : « Dieu est ouvrier. [37]] » Comme si l’explosion pressentie par Charles Fourier se réalisait enfin. Un instant, la multitude, présente devant l’Hôtel de Ville, crut pouvoir hisser le drapeau rouge au sommet du monument, symbole de l’exercice de la souveraineté populaire. L’impossible utopie d’hier devient l’actualité du moment. De février à avril 1848, manifestations et projets de toutes sortes affluent devant les « élus » du peuple de Paris, détaché ou presque du reste de la France mais à l’écoute des soulèvements européens : de la Pologne à l’Italie. Baudelaire célèbre alors la beauté du peuple. « Depuis trois jours la population de Paris est admirable de beauté physique. […]. Un homme libre, quel qu’il soit, est plus beau que le marbre, et il n’y a pas de nain qui ne vaille un géant quand il porte le front haut et qu’il a le sentiment de ses droits de citoyen dans le cœur. [38] » Au même moment, les certitudes d’Alexis de Tocqueville vacillent face à l’agitation des passions au sein d’un espace démocratique où les théories les plus diverses s’efforçaient d’atteindre les fondements de la société [39].

La vision de Benjamin de la modernité puisée dans la poésie de Baudelaire et non dans sa théorie de l’art moderne — « point faible » à son goût — est une modernité « digne de devenir antique », quand la beauté de la vie humaine a été extraite des apparences. Elle consiste à dégager du monde moderne ce qu’il « peut contenir de poétique dans l’historique, de tirer l’éternel du transitoire [40] ». Cette modernité ne saurait être atteinte que dans la précarité quand elle « se fiance et s’allie à l’antique » [41]. Dans ce moment précis où les poètes ouvriers, les observateurs enthousiastes voyaient soudainement l’histoire se réaliser dans la destinée du peuple alors grandi par l’association.

Tu l’as vu par cette histoire, ô travailleur ! quand, esclave, tu eus compris l’évangile, tu devins, d’autorité, serf ; quand, serf, tu eus compris les philosophes du XVIIIe siècle, tu devins prolétaire ; eh bien ! aujourd’hui tu as compris le socialisme… ; qui peut t’empêcher de devenir associé ? Tu es Roi, Pape, Empereur — sous ce rapport ta destinée est entre tes mains. [42]

Par-delà le suffrage universel, dont l’échec est patent pour le monde du travail, les associations ouvrières se multiplient, en effet, et résistent même au massacre de Juin, comme si l’esprit de Février 1848 perdurait dans la précarité de l’expérience d’un « gouvernement direct des travailleurs [43] ». Jusqu’en 1849, le Principe Espérance [44]] est encore vivant. Jules Gay, auteur quasiment unique du numéro du Communiste le confirme. « La communauté, c’est l’unité dans toute l’organisation sociale, soit pour les personnes, soit pour les choses ; c’est l’union, c’est l’harmonie, c’est la concorde, c’est la paix » : « le socialisme, c’est l’art de vivre en société [45] ». La modernité, qui l’a emporté, est tout autre.

“Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. […] L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les mêmes représentations ” [46]. Cette résignation sans espoir, c’est le dernier mot du grand révolutionnaire. Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un ordre social nouveau. [47]

Certes, l’histoire est passée et ne reviendra plus, mais le détour par les rebuts d’un passé oublié ouvre des horizons que la continuité historique a effacés. En récupérant ces compréhensions perdues et ces expériences enfouies dans les mémoires, il devient possible de découvrir une modernité dont les pratiques collectives ont gardé la trace et qui ponctuellement ressurgit, différente dans le cours de l’histoire. Soudainement.