L’article aborde plusieurs questions : les précurseurs les plus récents de l’érotisme fouriérien (des Encyclopédistes à Sade et à Restif de la Bretonne) ; la vision utopique du Nouveau monde amoureux fondée sur la jouissance, notamment sexuelle ; la combinaison du principe de liberté sexuelle avec les restrictions de la vie communautaire dans la société d’Harmonie ; le principe de l’égalitarisme érotico-sexuel entre les sexes et entre tous les niveaux d’âge ; la valorisation sociale des tendances naturelles que l’ordre civilisé réprime. L’article propose enfin une description du système érotique fouriérien et sa critique (bienveillante), ainsi qu’une perspective éthique, le rapport avec le travail et avec les autres plaisirs d’Harmonie, de Freud à Reich, de Bataille à Marcuse. Le triomphe de l’amour...
“ On oublie que l’amour est le domaine de la déraison et que plus une chose est déraisonnable, mieux elle s’allie avec l’amour. Sous ce rapport, les manies lui conviennent éminemment et, en Harmonie, où elles seront de haute utilité, on les provoquera méthodiquement parmi la jeunesse...”
Le Nouveau monde amoureux, p. 388
Des précurseurs ?
On pourrait discuter la date de rédaction des fameux manuscrits érotiques de Fourier [1]. Publiés de manière très posthume en 1967 sous le titre Le Nouveau monde amoureux, ils furent réunis pendant les années 1820 et 1821 [2]. Mais une telle datation à des fins d’interprétation est inutile, d’autant plus que ces écrits ne reflètent pas les préoccupations de l’époque. Ils ne sont pas le produit de discussions issues des esprits les plus audacieux de la pensée post-révolutionnaire française, ni ne portent de références significatives aux coutumes sexuelles des premières décennies du XIXe siècle, dans une France qui faisait ses premiers pas dans l’industrialisation. Le NMA est hors-contexte et se donne comme un exemple de “ l’inactualité absolue ” de Fourier, selon la formule d’Italo Calvino [3].
Il suffit pour s’en convaincre de comparer le livre de Fourier à ceux de deux auteurs d’ouvrages dont la thématique est proche, même s’ils sont aux antipodes l’un de l’autre et eux deux aux antipodes de Fourier. C’est Stendhal, qui dans les mêmes années rédige De l’amour (1822), sorte de traité courtois et romantique sur les vicissitudes du “ sentiment ” amoureux ; c’est Sade, chantre halluciné des passions et des formes les plus extrêmes de l’érotisme, qui venait de mourir à Charenton (1814), dans un peu hospitalier centre hospitalier pour malades mentaux, où le pouvoir napoléonien l’avait enfermé.
Fourier a toujours exprimé sur le sujet de l’érotisme des idées peu en phase avec son époque. Non contemporain, visionnaire, peu retenu par les contraintes de la réalité de son temps, étranger aux mœurs courantes, il serait d’autre part, d’après ce que l’on peut savoir de sa biographie, peu expert en la matière traitée.
Quant à ses références textuelles en matière de sexualité, elles se ramènent au traité du médecin suisse Simon-André Tissot sur l’Onanisme (1760) et aux trois volumes pesants du jésuite espagnol Tomas Sánchez [4], De sancto matrimonii sacramento (1602) attaqué par Pascal. On trouve quelques références [NMA, 451] au plus fameux théologien espagnol de la Compagnie de Jésus, Francisco Suárez (1548-1617) dont les œuvres en 23 volumes furent publiées en 1747, à Giovanni Bona, cistercien spécialiste d’ascétique mort en 1674, à un certain Diana, “ et autres qui ont traité des péchés de la chair ” (ibid.).
La pruderie des disciples les plus fidèles de Fourier, au rang desquels on compte Just Muiron, Clarisse Vigoureux, Charles Pellarin et Victor Considerant, vient confirmer et rendre durable cette non-contemporanéité, quand ils refusent de publier de son vivant et après sa mort les textes où ils voyaient le maître développer d’extravagantes théories sur la sexualité, qui auraient pu jeter le discrédit sur lui et sur le mouvement. Un de ses riches disciples, propriétaire terrien, Désiré Adrien Gréa, va, alors qu’il lui offre l’hospitalité dans le Jura afin qu’il puisse écrire un nouveau développement sur ses idées sociétaires, jusqu’à lui interdire de se perdre dans les divagations cosmogoniques et autres détails autour de la sexualité.
On peut cependant se demander si de telles idées, renvoyées à la création d’un nouveau monde amoureux et non plus simplement à un nouveau monde industriel et sociétaire, ne sont pas issues du riche ferment anticonformiste, anti-clérical et libertin (au sens du XVIIIe siècle) né avec les illuministes et développé avec la Révolution. Cela serait l’héritage des philosophes qui, s’ils sont condamnés en tant que groupe, n’en demeurent pas moins admirés et utilisés dans ses constructions.
On peut encore dans cette recherche des précurseurs reculer de quelques décennies, même si “ décennie ” vaut pour l’époque siècles, par exemple jusqu’à 1784, date de la mort de Diderot. Le génial pourfendeur de l’obscurantisme catholique et de la bigoterie avait dans l’article “ Voluptueux ” de l’Encyclopédie (1747-66), utilisé des concepts explicitement anticipateurs de la problématique de l’érotique fouriériste :
“ Voluptueux. Qui aime les plaisirs sensuels : en ce sens, tout homme est plus ou moins voluptueux. Ceux qui enseignent je ne sais quelle doctrine austère qui nous affligerait sur la sensibilité d’organes que nous avons reçue de la nature qui voulait que la conservation de l’espèce et la nôtre fussent encore un objet de plaisirs, et sur cette foule d’objets qui nous entourent et qui sont destinés à émouvoir cette sensibilité en cent manières agréables, sont des atrabiliaires à enfermer aux petites-maisons. ”
Pour sa part Fourier tire des encyclopédistes quelques éléments de description des passions centrales dans la dynamique sociale phalanstérienne. Il reconnaît la façon dont les encyclopédistes avaient su nuancer les passions dans l’article du même titre [5]. Il connaissait un des textes les plus célèbres de Diderot, le Supplément au voyage de Bougainville, écrit en 1772 et publié en 1796. Dans ce texte inspiré de l’utopisme et du communautarisme rousseauistes, Diderot exprimait son admiration pour les mœurs libres, en matière sexuelle, des habitants de Tahiti (qui allaient jusqu’à admettre l’inceste), pourvu que des mœurs restent en place. Il souhaitait leur maintien en s’opposant ainsi au système monogame qui enchaîne les individus les uns aux autres en exerçant une violence contre la nature et la liberté des gens.
Dans le NMA [p. 54], il y fait référence quand il affirme que l’arbre d’amour “ avait fait plus de progrès dans la petite île d’Otahiti que sur tout l’ensemble du globe ; il y avait atteint un des degrés les plus élevés de l’échelle ; c’était l’orgie légale et corporative dont on trouva dans cette île un germe très faible mais très distinct. ”
Il reviendra en plusieurs endroits sur cette admiration pour la “ bonne nature ” des mœurs sexuelles en vigueur sur l’île d’Otahiti, où aurait prévalu, à l’état sauvage, “ l’orgie amoureuse ou genre omnigame. ” Cette orgie regroupant les deux sexes s’oppose à l’orgie simple “ adaptée aux voluptés d’un seul sexe ” qui caractérise les mœurs barbares [NMA, p. 328]. C’est cette île de rêve qui put nous conduire à reconnaître que “ la communauté des femmes et des hommes est le sentier de la morale naturelle. ” [NMA, p. 451]
Il est intéressant de relever que tous les articles de l’Encyclopédie les plus directement liés aux questions érotiques ou sexuelles, ont été rédigés (à l’exception de l’article “ Fornication ”, dû à d’Alembert) par Diderot lui-même. On y verra le signe de l’importance plus ou moins explicite, plus ou moins inconsciente, que les courants progressistes de l’époque attribuaient au sexe et à l’érotisme. C’est encore à la plume de Diderot que l’on doit les articles sur la Bassesse (Abjection), la Jouissance, le Vice, le Voluptueux déjà cité ou la Chasteté, dans lequel on trouve un aphorisme fouriériste avant la lettre : “ L’âge rend les vieux nécessairement continents ; rarement chastes. ”
On doit considérer un peu à part Condillac (mort en 1780). Ami de Diderot et de Rousseau, officiellement non compris parmi les encyclopédistes, ses idées parcourent cependant nombre d’articles de l’Encyclopédie. En de nombreux endroits Fourier lui prête attention, ce qui est assez rare de sa part. Cet intérêt prend un tour tout particulier dans le NMA. Dans les pages qui lui sont consacrées ce n’est pas sur les fondements sensualistes (apparemment matérialistes) de Condillac que Fourier insiste, mais il relève, admiratif, ses combats contre la répression dans l’ordre “ civilisé ”, sa certitude qu’il faut tout oublier pour recommencer à zéro en ce qui concerne l’apprentissage, pour les analogies rationalistes qui lui sont attribués avec la pensée de Bacon et Descartes ainsi qu’avec Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Malebranche, Locke et enfin Kant. [NMA, p. 416]
Aucun autre philosophe ou penseur de l’époque n’a droit chez Fourier à un tel traitement et cependant il n’y a rien dans les diverses références faites à Condillac qui puisse rencontrer les thématiques centrales ou périphériques du NMA. Fourier semble vouloir nous envoyer un message d’ordre érotique-philosophique, en indiquant sa dette envers l’auteur du Traité des sensations (1754), sans que rien vienne explicitement la confirmer dans les textes.
On trouve dans les manuscrits du NMA un signe de sympathie fraternelle également vis-à-vis de Voltaire et de Rousseau. A propos de ce dernier notons ce jugement [p. 33] :
“ Jean-Jacques Rousseau, l’un des plus habiles peintres de l’amour, et digne sur ce point d’une certaine confiance ; il se plaisait à rêver des amours plus épurés que ceux qui existent en civilisation. S’il ne les a pas découvertes, il a au moins le mérite de les avoir pressenties, mérite supérieur à celui de Don Cervantes... ” [6]
On pourrait dans cette quête d’influences chercher celle que le “ divin Marquis ” a pu exercer sur Fourier. Sade, d’après Simone de Beauvoir (Faut-il brûler Sade ?) [7], avait fait de l’érotisme la signification ultime et l’expression de toute son existence, tout comme Fourier l’avait fait avec son idéal phalanstérien. Dans les limites ici imparties nous réduirons notre discours en notant combien les analogies seraient nombreuses dans l’itinéraire théorico-existentiel des deux personnages, de l’isolement le plus absolu comme choix de vie à l’extrême hardiesse visionnaire, de la méthode des décomptes quasi maniaques des comportements jusqu’aux hyperboles les plus extravagantes motivées par un pressant besoin de désacraliser le contexte et d’étourdir les lecteurs : “ lecteurs ”, car tous les deux adoptent l’écriture comme forme exclusive de transmission des idées, en une époque et dans un contexte qui ne la favorisaient pas, comme moyen de communication. [8]
Sade et Fourier ne furent pas seulement, dans cette période du passage des Lumières au XIXe siècle, les deux principaux découvreurs du rôle des passions ; ils furent aussi les plus ardents défenseurs d’une libération totale de ces passions et de leur valorisation dans une psychologie individuelle pour le premier, sociétaire pour le second, sans aucune exclusion : des plus sublimes passions esthétiques aux formes les plus disparates de l’érotisme, jusqu’à revendiquer les désirs les plus secrets et les plus réprimés (les supposées “ manies ” ou “ perversions ” sexuelles). Ils en furent encore les infatigables catalogueurs et divulgateurs, chacun à sa façon, dans sa forme littéraire de prédilection et chacun dans son propre champ d’intérêts. C’est pour Sade, par exemple, l’apologie des passions, menacées par la loi, dans la bouche d’un des personnages de l’Histoire de Juliette, [9] et pour Fourier le jugement qu’il porte sur Sade dans la seule référence du NMA à son propos [p. 391] :
“ D’autres exercent en sens collectif les atrocités que Mme Strogonoff exerçait individuellement. Néron aimait les cruautés collectives ou en application générale. Odin en avait fait un système religieux et de Sade un système moral. Ce goût des atrocités n’est qu’un contre-effet d’engorgement de certaines passions. Chez Néron et de Sade c’était la composite et l’alternante qui étaient engorgées. ”
L’affirmation selon laquelle le cadre des atrocités sadiennes pourrait être ramené à un “ système ” moral, en tant que projet de dimension collective, se ramène à un jugement positif de Fourier sur Sade et peut suggérer une clé de lecture fouriériste de l’œuvre de Sade. On y ajoutera la portée du diagnostic sur la personnalité de Sade proposé par Fourier lorsqu’il déclare que tout a été produit par une accumulation de tensions (passions) et par quelques tensions en particulier.
On observe d’autre part que ce jugement sur Sade est lié à ce qui est dit sur Mme Strogonoff (NMA, p. 391), ce qui offre à Fourier l’occasion de proposer sa propre interprétation du saphisme, mais aussi de se présenter comme un pionnier dans le domaine des analyses psychologiques de la personnalité en anticipant ce que Freud, trois quarts de siècle plus tard, théorisera avec d’autres instruments. L’histoire est celle de la princesse moscovite Strogonoff, qui ne voulant voir et ne pouvant supporter de vieillir, est prise de jalousie pour la beauté d’une de ses jeunes esclaves, la fait torturer, la pique selon son bon vouloir avec une épingle. Fourier explique que les motifs d’une telle cruauté étaient à trouver dans la jalousie et les penchants lesbiens de la princesse vis-à-vis de la belle esclave. Si la princesse s’était sentie libre de suivre son désir, sans doute, nous dit Fourier, serait née entre les deux femmes une histoire d’amour passionnelle. Réprimée une passion se transforme en son contraire - ici, haine et persécution. La princesse voit son âme engorgée de violence et de fureur à un niveau que Fourier considère excessif au regard de ce genre de privations.
Fourier partage avec Sade un mépris pour le moralisme et pour les moralisateurs de profession (que tous deux considèrent hypocrites et bigots), mais à la différence de l’auteur de La Philosophie dans le boudoir, il ne considère pas que l’érotisme est une force primordiale de l’intériorité de l’individu vouée à la transgression si elle n’est pas dirigée par ses tendances naturelles. En réalité on pourrait envisager de façon polémique que la perspective de canaliser les passions érotiques (manies et “ perversions ” comprises) en Harmonie est à sa façon une forme de répression sexuelle, même si c’est à des fins communautaires et malgré les considérations apportées.
Pour Sade, la libération de la charge érotique, partie la plus authentique de l’individu, ne peut conduire qu’à un effondrement du système (contrat social, règles culturelles, liens familiaux, conventions de l’autorité, etc.). Elle possède un pouvoir destructeur parce qu’elle est irréductiblement individualiste et parce que sa réalisation - sa satisfaction - passe par la mortification des aspirations à la jouissance des autres. Les individus sont interchangeables dans les rôles de victimes ou de bourreaux, et, en chacun d’eux est active une part de férocité sociale qui correspond à la cruauté de leur plus intime aspiration sentimentale. Justine souffre pour des raisons absolument opposées à celles par lesquelles Juliette jouit. Ou encore, pour reprendre la langue de l’école de Francfort : “ Juliette cherche à sauver le plaisir en réfutant l’amour-abandon, caractéristique de ce dernier siècle de la bourgeoisie qui résiste à la sagesse de la bourgeoisie. ” [10]
Il a été montré comment l’instinct de mort qui anime Sade aboutit à “ un système clos et cependant inachevé. ” [11] À la vision tragique du destin de l’homme et de sa rencontre avec la médiocrité dominante qui détient toutes les formes du pouvoir dans un système social fondé sur une absolue répression (vision tragique qui constitue l’ossature de l’univers dans lequel se déroule le discours érotique sadien), Fourier oppose une vision fondamentalement optimiste, soutenue pragmatiquement dans ses bonnes intentions.
Si l’on veut aborder l’influence qu’a pu exercer sur Fourier cet autre esprit libertin produit par la France illuministe pré- et post-révolutionnaire qu’est Nicolas Edme Restif de la Bretonne (1734-1806), on peut consulter le travail de comparaison réalisé par Mark Poster [12] dans la monographie consacrée au brillant auteur de L’Anti-Justine ou les délices de l’amour (1798-inachevé), ouvrage antisadien en apparence seulement, contrairement à ce que laisse croire le titre. Fourier ne cite jamais ce prolifique auteur qui mériterait d’occuper un rang plus élevé dans l’histoire de la pensée critique et utopique soit par sa contribution directe à l’histoire de l’utopie, soit par sa contribution à l’histoire de la littérature érotique. L’ensemble se développe dans un contexte d’élégante créativité littéraire et dans un contexte historique de tempétueuses transformations dans le champ des coutumes et de la vie sociale. Ce que décrit avec une grande finesse psychologique et bien peu de respect pour la morale courante Les Liaisons dangereuses, le roman épistolaire du futur jacobin repenti Pierre A. F. Choderlos de Laclos (1741-1803).
Dans l’avertissement à L‘Anti-Justine l’auteur déclare explicitement avoir joui à la lecture de la Justine de Sade et avoir voulu écrire un “ Erotikon piquant mais pas cruel ”. Le roman est écrit à la première personne (le pantagruélique “ fouteur ” Cupidonnet serait Restif lui-même) et dès les premières pages l’auteur présente une déclaration d’intention explicite, où sont décrits les rapports incestueux de Cupidonnet à sa propre mère, à sa sœur (puis à sa fille, à diverses parentes et amies). Pas un seul orifice féminin qui ne soit maintes fois pénétré et inondé de sperme. C’est le fil conducteur du livre, décliné en séries en une espèce de “ Temps modernes ” du sexe, avec une dose voulue d’irréalité et d’ironie. Irréalité et ironie mises à part, la sensation que l’auteur veut créer chez le lecteur est faite de joie sensuelle et d’une jouissance érotique non réfrénée, où il n’y a ni mort ni torture, aucune violence physique (est même réduite à zéro la violence psychologique quand il s’agit de convaincre Conquette et ses nombreuses collègues à se soumettre aux rythmes frénétiques des rapports omnigames, polygames, incestueux, tous tournés vers la satisfaction des rêveries sexuelles mâles). La savante organisation de ces rapports et la fréquence “ industrielle ” à laquelle ils se déroulent réapparaîtront sous forme de programme dans la société fouriériste d’Harmonie quand dans les assemblées sont constitués les groupes d’amour. Ici aussi sera requise la nécessaire soumission à une sexualité joyeuse, sans honte et sans culpabilité, un jeu de rapports sexuels débarrassés des limites imposées par la morale “ civilisée ”. Les pages de L’Anti-Justine regorgent de l’exubérance vitaliste des prestations sexuelles, et d’un éloge constant de la luxure.
Fourier ne le citera jamais, mais il subsiste quelque chose d’intime et profond de l’esprit libertin de Restif de la Bretonne qui se retrouve dans les mailles des passions, dans la distribution des centuries d’amour et dans l’engagement qu’est la journée érotique du parfait Harmonien. Il est difficile de croire que Fourier n’ait pas au moins lu de Restif L’Anti-Justine et qu’il n’ait pas emmagasiné des éléments pour la prescription et la description stakhanovistes des orgies et autres rapports multiples et omnigames indispensables à l’équilibre harmonien de la société phalanstérienne, tels qu’ils apparaissent dans le NMA. Tous les deux décrivent des pratiques sexuelles inacceptables pour leur époque (et encore dans une large mesure pour la nôtre !), aucun des deux n’a jamais feint de rendre crédibles ses écrits ; tous les deux laisseront à la postérité des ouvrages de transgression radicale libérée de toute intention morale ; tous les deux nous ont transmis un imaginaire sexuel joyeux antithétique de la médiocrité des lois et coutumes en vigueur à leur époque. Mais, et c’est le plus important, tous les deux suscitent encore aujourd’hui la sensation de s’être énormément divertis dans la description des scènes érotiques contenues dans leurs écrits et dans l’imagination d’un monde de libertinage sexuel organisé, insoucieux des potentielles réactions scandalisées de leurs contemporains.
Pour une sexualité libre et communautaire
Nous n’avons qu’effleuré la problématique du plaisir érotique qui émane de la culture encyclopédiste et illuministe précédant Fourier, et nous ne pouvons lui accorder toute l’attention qu’il faudrait. Pourtant, de cette émergence de la jouissance, et tout spécialement de la jouissance sexuelle, naît une vision utopique (ou “ dysutopique ” dans le cas de Sade) qui ne pourra plus se défaire du principe de la liberté sexuelle comme élément fondamental de tout nouveau projet de société future désireuse de satisfaire l’aspiration au bonheur de l’homme (devenu entre-temps “ citoyen ”). Il semble évident qu’un abîme sépare la vision utopique de la jouissance [13] - qui inclut la spécificité de la jouissance sexuelle - et celle ouverte par le concept de bonheur absolu qui anime le système de Kant, une des intelligences les plus raffinées produites par le bouleversement culturel de l’illuminisme. Le tenace philosophe de Königsberg n’avait d’autre choix pour soutenir sa théorie de la félicité que de faire référence à l’existence de Dieu et à sa suprême bonté. Mais cela conduit à nier la possibilité même du bonheur humain, renvoyé à l’inaccessible monde nouménal, produit par la procession mentale de l’individu dans la sphère extrahumaine (c’est-à-dire divine, aliénée, incompatible avec la nature matérielle de l’homme), à une réalité non-corporelle, si ce n’est tout simplement inexistante.
Fourier regarde la planète Terre et le monde de la “ civilisation ” avec les yeux d’un acteur social qui a vu au plus profond du chaos économique toute l’espérance d’une réforme sociale. Mais, il a aussi vu s’effondrer l’un après l’autre en quelques décennies huit régimes politiques divers [14]. La jouissance sexuelle n’est pas, pour Fourier, séparée d’une jouissance sociale, économique, pédagogique, gastrosophique, musicale. Les principes de sa philosophie sociale l’orientent vers une conception libre de la sexualité, tandis que son expérience politique l’incline à repousser la possibilité de réaliser cette liberté, comme toutes les autres libertés, à l’intérieur du monde “ civilisé ” tenu par le pouvoir despotique des fonctionnaires politiques, ceux qu’il nomme les “ sénateurs de Bonaparte ”, et par les idées affectées de la morale courante.
Fourier croit en la raison et en la dynamique des passions, il croit que l’amour est la plus puissante des passions humaines et il croit qu’il peut donner une contribution décisive à la matérialisation (transformation dans un fait social) de la théorie de l’attraction passionnelle.
En introduction au NMA, il prévient du caractère absolument égalitaire de son projet érotico-sociétaire, qui doit garantir l’accession au bonheur pour les deux sexes, pour l’enfant encore impubère, pour toutes les autres classes d’âge, de la jeunesse à la vieillesse (p. 4 et 9), en incluant aussi les femmes “ d’un âge avancé ” (p. 17). Le langage choisi pour illustrer cette dynamique harmonique des passions vient de la musique, “ boussole ” en harmonie passionnelle, qui s’oppose à la “ cacophonie passionnelle ” caractéristique de l’ordre apparent en civilisation. Fourier parle de “ vibrations ”, et de “ phases ascendantes et descendantes ”, de “ dissonances ”, de “ rapports harmoniques ”, de “ modes majeur et mineur ”, de “ tons ” et de “ modulations ”.
Les bases matérielles de telles transformations passionnelles sont distribuées à partir d’une organisation rationnelle du monde social qui dégage une “ surabondance prodigieuse ” (p. 19). Un tel surplus social (si nous utilisons une future terminologie marxiste et si nous nous rappelons de ce que Marx écrira sur la phase supérieure du communisme), devra être nécessairement consommé. Il ne devra pas y avoir de gaspillage et on devra avoir recours à toutes sortes de “ raffinements gastronomiques ” pour s’assurer d’une consommation totale de toute la richesse produite, incluant le “ superflu ”.
“ Dans cet état de choses, les dogmes qui prêchent l’abstinence, les jeûnes, les austérités, ne seront plus admissibles, ils deviendraient éversifs de l’économie sociale qui dans toutes ses branches aura pris une marche inverse de l’économie civilisée ” (p. 21).
Le premier stade amoureux qui pourra tirer avantage de cette nouvelle harmonie sociale sera le céladonisme. L’amour céladonique, ou amour pur, “ sentimental et dégagé de désirs sensuels ” est celui où se nourrissent toutes les “ illusions romantiques et romanesques ” (p. 25). À partir de l’amour céladonique, Fourier élabore une échelle de cinq ordres amoureux. Cette échelle, extraite directement de la nature, pourra être appliquée à toutes les autres formes d’amour, y compris l’amour le plus matériel et l’amour sexuel (p. 34). Au premier stade correspond un ordre simple ou radical ; au second, un ordre composé ou balancé (amour à deux) ; au troisième, un ordre polygame ou transcendant (amour à plusieurs couples) ; au quatrième, un ordre omnigame ou unitaire (les orgies) ; au cinquième, un ordre ambigu ou mixte (amour multiple qui inclut des pratiques que Fourier pense usuelles dans l’Antiquité, qui sont interdites dans la civilisation moderne et dont il donne une classification détaillée p. 58-59).
Fourier dénonce dans l’égoïsme le mal commun à toutes les philosophies civilisées qui ont imposé l’amour en couple au rang de forme exclusive. Ce qui provoque violemment la nature humaine, qui en ce domaine comme dans d’autres est de forme composite et non simple. De là naissent l’adultère, le mensonge, le besoin de possession de l’autre, l’égoïsme du couple. Le plus bel exemple de générosité serait alors donné par ces deux amants qui renonceraient l’un à l’autre pour “ satisfaire une masse d’amis ”.
Accolée à cette grille, Fourier propose une classification de douze genres d’amour, où le céladonisme occupe la troisième place, “ l’orgie bi-sexuelle ” le neuvième, et “ l’union angélique ” (sur laquelle nous reviendrons) le dixième. Grâce à cette nouvelle classification, on comprendra mieux les formes dans lesquelles se manifeste l’ordre ambigu qui inclut la masturbation (isolée ou réciproque) et la polygamie harmonieuse, tandis que l’ordre composite inclut la pédérastie, le saphisme et enfin la femme au service de deux pédérastes ou l’“ homme servant deux saphiennes ” (p. 59). Dans le passage du NMA consacré aux manies, Fourier avoue avoir eu un penchant personnel pour ce genre de combinaisons sexuelles qu’il nomme “ manie du saphiénisme ” ou “ amour des saphiennes ” (p. 389).
Fourier condamne absolument l’institution du mariage où il voit s’exercer une forme de “ contrainte ” pour la femme (p. 71), une sorte de légalisation du stupre. Il condamne de même toutes les formes de sexualité et d’affectivité que l’on peut ramener à un égoïsme individuel ou de couple. Dans ce cadre, sera condamnée la jalousie, sentiment barbare et typique de l’ordre civilisé, destiné à disparaître avec l’avancée du progrès social (p. 83).
Il défend à l’inverse la plus illimitée des disponibilités dans les rapports d’amour et il utilise des termes élogieux, à la limite de la commotion poétique, pour décrire le “ couple angélique ”. Il y voit la plus haute incarnation de l’amour “ philanthropique ”, un amour céladonique “ transcendant ”, une “ sorte d’érotisme mental ” (p. 92). Le dévouement social et l’altruisme des harmoniens angéliques - authentiques esprits supérieurs, de grande beauté et absolument vertueux - est tel qu’ils pratiqueront le sexe comme une “ œuvre pieuse ” envers ceux qui n’ont pas les dispositions physiques pour le faire. Comme objet de cet amour socialement utile, Fourier prend l’exemple de l’invalide, du handicapé, “ quelque individu accidentellement disgracié de la nature ” (p. 80), non sans accuser la civilisation de l’abandon et de l’isolement dans lesquels elle laisse ces personnes. Un semblable discours est consacré aux anciens, à qui pourra être étendu l’amour angélique, jusqu’à une réelle gérontophilie. Fourier dénonce la “ scission générale ” entre les jeunes et les autres, qui est produite elle aussi par l’esprit égoïste et de couple, prévalant dans l’ordre civilisé. Il est bien sûr conscient que l’on ne pourra satisfaire tous les besoins sexuels et affectifs de la grande majorité des vieux, emprisonnés dans des conditions physiques déplorables dues au travail dans la société civilisée. Mais Fourier affirme que quand on aura vu les premiers effets bénéfiques d’une nouvelle pratique du travail et que seront résolus collectivement les problèmes liés à l’indigence, on verra, en Harmonie, se réduire le nombre des vieux tributaires de soins. Les couples angéliques et les jeunes doués de générosité se dévoueront à cette forme seconde de l’amour philanthropique. Ils recevront les grands bénéfices spirituels, qui, en retour, leur seront renvoyés par leurs égaux.
Il est important de se souvenir que dans cette section du NMA, Fourier pose un regard particulier sur l’équilibre entre la vie sociale et la vie sexuelle des vieux, des invalides et de tous ceux que l’ordre civilisé repousse aux marges de l’exclusion et de la mort sociale. Jean-Jacques Rousseau est appelé en renfort (p. 111) comme précurseur de cette nouvelle sensibilité. La section se clôt sur le regret sincère de ne pas avoir su traiter ces questions de la sexualité dans un vocabulaire accessible aux femmes ; mais Fourier se dit prêt à “ servir leurs intérêts par la théorie de la liberté amoureuse si adaptée à leurs inclinations ” (p. 112). Ce ne sera pas la section suivante (XI, cahier 54) qui éclairera les problématiques sexuelles demeurées obscures (pas seulement pour les lectrices !). “ Sainteté mineure et majeure, politique appliquée à l’appétit, orthodoxie gastrosophique, amours polygames, amphigames et omnigames, hygiène des tempéraments ”, sont quelques titres de la sous-section, où, à partir des arguments traités avec la plus grande désinvolture (créativité linguistique et inventions fantaisistes historiquement infondées), il est impossible de comprendre à quelle forme de concrétisation effective s’adresse la complexe construction érotique fouriériste présentée dans la première centaine de pages du NMA. Dans ce moteur à idées, divagations et présumées recettes d’amour, on trouve cependant ceci : “ le bonheur du monde vivant pour assurer le bonheur du monde défunt ” (p. 118), mais aussi des anticipations géniales comme celles-ci : 1) la nécessité d’une science hygiéniste, comme “ branche de la médecine très immense où tout est à créer ” ; 2) l’utilisation de la gastrosophie, ou science du goût dans l’alimentation, en vue de développer les tempéraments, l’attraction passionnelle et l’érotisme ; 3) la défense de la plus totale parité homme/femme avec plusieurs déclarations de principe comme la suivante, où on verra une forme de féminisme avant la lettre qui parcourt toute l’œuvre de Fourier : “ Pendant 3000 ans, vos aïeux [...] restèrent sous la tutelle de cette science infâme qui dégradait la liberté et voulait asservir un sexe à l’autre, qui plaçait la sagesse dans la persécution du sexe faible. ” (p. 202)
D’autres considérations, d’une tonalité étonnement moderne et visionnaire par rapport aux thématiques féministes du XXe siècle, accompagnent cette liaison entre liberté et revendication des droits des femmes en tant que femmes [15] :
“Il est évident que les femmes, comprimées, persécutées en tous sens, n’ont d’autre ressource que la fausseté dont le tort retombe en entier sur le sexe persécuteur et sur la civilisation. Mais voici une chance tout à fait neuve, il s’agit de sortir de la civilisation et d’arriver à des mœurs nouvelles où la liberté et, par suite, la loyauté des femmes seront le gage du bonheur des hommes.”
En attendant l’avènement du nouvel ordre social d’Harmonie, Fourier avance quelques propositions en faveur de l’amour lesbien, ou saphien (terme qu’il préfère dans les notes qui suivent la conversation des membres du Tourbillon orgiaque qui accompagne la “ sainte héroïne ” Fakma et où il prête une grande attention à cette passion féminine). Fakma est un personnage mythologique imaginaire. Géorgienne, elle est la plus belle femme d’Orient, elle a trente-deux ans. Héroïne sainte, elle est l’objet du désir de bon nombre de généraux et d’empereurs : “ sublime dans ses amours comme dans ses moindres actions ”. Elle est associée à Gnide [16] pour se purifier céladoniquement après avoir vécu un mois dans le “ vice ” (ce que Fourier appelle l’amour exclusif) avec le Khan de Tartarie. Elle est entourée d’une cour de belles femmes, toutes disposées aux amours lesbiens, de bacchantes décrites par les célèbres auteurs de l’Antiquité, de prétendants de tout genre. Tous sont subjugués par Fakma et discourent sereinement sur qui doit la posséder et sur les diverses conditions à la réalisation de leur désir.
La polygamie, elle aussi, reçoit des éloges. [17] Mais c’est sur la liberté de choix de chacun (en harmonie avec les règles de l’attraction passionnelle) que se concentre le discours conclusif de Chrysès où est fournie en réalité une synthèse de toutes les idées érotiques de Fourier. [18] Dans les notes qui suivent ce discours, est introduite la problématique du saphisme en Harmonie, ou inclination à la “ monosexie ” féminine. Fourier se fonde sur la constatation que là où les femmes jouissent de la plus grande émancipation, de la “ liberté de perfectibilité ” comme à Paris, le saphisme est très courant, entre les jeunes filles surtout, et plus encore que la pédérastie masculine. Fourier y voit les prémisses de ce nouvel ordre social, dans lequel auront disparu les raisons objectives des jalousies et de l’égoïsme, et la vie sera organisée suivant la mécanique de l’attraction passionnelle, les femmes pourront accéder à cette liberté qui actuellement n’est possible que dans les milieux socio-culturels élevés. Le saphisme et l’amour collectif font partie de ces libertés. Ces observations aboutissent, à la fin de la section XI du NMA, à l’expression de l’érotisme utopique fouriériste :
“...Ce sera joindre à l’amour des motifs de gratitude et des illusions de saphisme et d’intervention angélique. Ce sera enfin réunir plusieurs plaisirs du corps et de l’âme dans un lien dont les civilisés ne sauraient faire qu’une orgie dégoûtante et indigne d’enthousiasme et dépourvue de gracieux souvenirs.” [p. 207]
Dans la préface, pensée originellement comme ouverture de la section XII, Fourier se confronte à un autre grand tabou sexuel, celui de l’inceste. Il le considère comme faisant partie de l’amour polygame. L’inceste, “ lien réprouvé par toutes les lois civiles et religieuses ”, qu’est-il en vérité ? se demande Fourier. Un simple amalgame de passions issues du sentiment d’amour et du “ familisme ” [p. 253]. Suit l’exposition des exemples (plus ou moins bâclés et historiquement discutables), où l’inceste est toléré, notamment l’inceste “ collatéral ” entre oncle, tante et neveu. Quant à l’inceste direct, Fourier affirme que ce n’est qu’une question de convenance matérielle vu qu’il est accepté dans les mariages de raison et les unions entre nobles. Aux inévitables critiques qui pourraient atteindre une proposition claire sur l’inceste, Fourier répond avec prudence. Il montre que le nouvel ordre sociétaire, s’il réalisera des mutations radicales et immédiates au niveau de l’organisation socio-économique, agira par paliers en ce qui concerne les mœurs, afin de ne pas heurter les consciences. C’est ce qu’il disait ailleurs :
“ N’oublions donc pas que je vais traiter de coutumes qui ne sont pas applicables au début de l’harmonie et qu’il faut, pour l’intelligence de la théorie, supposer lesdites coutumes admises ou se transporter en idée à l’époque où elles pourront l’être du gré de tous les âges que l’épreuve ne s’établira d’abord que sur les relations industrielles et le régime distributif de l’agriculture et du travail domestique. ” [p. 229].
Il répète que les mutations au niveau de l’industrie et de l’économie ne provoqueront aucune gêne, à la différence des innovations destinées à transformer les préjugés et les mœurs. Parmi les préjugés qui devront être maintenus plus longtemps, Fourier cite nommément l’inceste. Il laisse entendre que sa prohibition disparaîtra toute seule au fur et a mesure que se transformera la famille (subdivision à l’infini) et chacun sera père pour 7/8 de son propre Tourbillon [p. 257-258]. Optimiste pour le futur, Fourier pense qu’à partir de la deuxième ou troisième génération de la société d’Harmonie, la plupart des innovations deviendront des faits ordinaires. Il ne se prononce pas sur le temps nécessaire à la disparition du tabou de l’inceste, mais trace la ligne à suivre.
Après avoir dénoncé l’inutilité des amants égoïstes ou monogynes [p. 266], Fourier se lance dans une dénonciation detaillée des hypocrisies et des sophismes que la civilisation oppose à l’amour multiple. Il en donne une classification en catégories et sous-catégories en accord avec son habituelle fantaisie psycho-descriptive bien connue de ses lecteurs. Ainsi, si l’amour polygame est considéré comme un libertinage au niveau inférieur des monogynes, de nombreuses combinaisons naîtront de l’introduction des polygynes, comme les trigynes, les tétragynes, les pentagynes, les heptagynes et ainsi de suite. Fourier se laisse fasciner par la possibilité des combinaisons en série mathématiques. Il cite en exemple un heptagyne qui, dans le mois qui suit une période d’amour monogyne d’un mois, pourra avoir sept amants simultanément ou en alternat, en réussissant à donner à chacun l’amour suffisant.
Amour cumulatif et amour consécutif se développent s’ils réussissent à conserver une base d’équilibre dans la société d’Harmonie [p. 279]. Il sera inévitable de répartir rationnellement le temps entre amour exclusif et amour multiple, ainsi qu’une subdivision en corporations suivant les fonctions sociétaires développées dans le champ de l’amour harmonique (sacerdoce, Fakirat, Bacchantat, Odalisquat, Vestalat, Damoisellat, Troubadourat, etc.) Le tout sous la bannière de l’amour philanthropique. Dans un tableau prospectif des alternances des sessions amoureuses, on voit une subdivision de temps entre l’amour égoïste et les amours transcendants mis en rapport avec les différents tempéraments sexuels [p. 286]. Une fois qu’on est entré dans de telles combinaisons plus rien n’empêche l’invention de nouvelles dynamiques de passions. On en arrive ainsi à parler de fanérogamie secrète, d’échanges et d’accumulation d’amour, d’amour pivotal et sur-pivotal articulés aux trois passions fondamentales (composite, alternante, cabaliste) [p. 293], et “ d’échelle des quadrilles polygames puissanciels ” [p. 303]. Cette classification méticuleuse propre à la pensée de Fourier est la partie la moins “ attrayante ”, y compris du point de vue de la dynamique des passions, et certainement la partie la plus dépassée de la grande utopie érotique phalanstérienne. [19]
Fourier dédie une attention particulière à la question de l’orgie dans le troisième cahier de la douzième section. L’orgie est un “ besoin naturel ”, comme le démontrent les coutumes de l’île de Otahiti. Elle est à distinguer de la prostitution. Elle est un “ amour transcendant ” [p. 327]. Dans la société d’Harmonie, elle peut certes se produire fortuitement, mais elle atteint sa vérité quand elle est organisée et subdivisée en sessions d’amour. Fourier décrit son fonctionnement en termes tirés du vocabulaire musical, de quadrilles et de symphonies. On comprend que ce langage chiffré, très ambigu, évoque des actions et des situations érotiques qui ne pourraient être décrites autrement. En effet, le langage de Fourier use de précautions linguistiques destinées à ne pas heurter la susceptibilité des civilisés. On traite de problèmes incompatibles avec les coutumes courantes et les préjugés anti-amoureux. Ailleurs, il montre que ces coutumes pourraient apparaître libidineuses [p. 435]. Exprimées dans un langage trop clair, elles pourraient blesser les oreilles chastes ; en les exposant Fourier se limitera à ne présenter que quelques propriétés de l’orgie harmonienne.
En premier lieu, elle ne peut être ramenée à une rencontre libertine (confuse et occasionnelle), mais elle doit être préparée et organisée en fonction des caractéristiques amoureuses des participants. En second lieu, elle donnera naissance à de nouveaux rapports de sympathie, à une espèce de passion commune, c’est-à-dire à un lien collectif supérieur (non réductible à la somme des passions en jeu). Enfin, une telle expérience harmonienne produira des souvenirs durables et des rapports précieux à tous les participants [p. 310]. Fourier nomme “ unitéisme ” esprit unitaire, le sentiment qui naît de l’amour collectif, en premier lieu de l’orgie. Et il le compare au joueur d’orchestre qui a “ beaucoup plus de plaisir à subordonner tous les mouvements aux intérêts de la masse qu’on en aurait à exercer librement et isolément, et ce genre de plaisir, très différent de la jouissance même, est un plaisir d’unitéisme. ” [p. 314]
À partir de ces descriptions de l’orgie, il passe directement aux manies lubriques dont il donne la définition suivante : “ Manies amoureuses ou manies, coutumes et fantaisies que chacun contracte en amour comme en toutes passions. L’harmonie classera toutes ces fantaisies et associera en sectes tous ceux qui sont adonnés à chacune. ” [p. 323] Pour toutes ces manies Fourier propose une comparaison avec le goût en cuisine et le bien manger. Il montre que ce moment est celui de l’infiniment petit, du minutieux, du plaisir particulier et personnel, qui ne pourra trouver qu’en Harmonie sa satisfaction que l’hypocrite grossièreté civilisée empêche. Vingt paysans ne tireront aucune manie secrète dans leurs rapports sexuels avec leurs propres femmes dont ils jouissent brutalement, tandis que “ vingt sybarites auront chacun leur manie spéciale dans la jouissance. ”
L’ “ omnigamie inverse ” consistera en l’établissement d’un lien entre ceux qui suivent une manie particulière. Ce lien, fondé essentiellement sur le partage d’un même genre de plaisir et sur le principe en vigueur en Harmonie suivant lequel le plaisir qui réunit plusieurs personnes doit être développé, à condition de ne pénaliser personne en vue d’une multiplication qualitative à l’infini des plaisirs. [20] Les manies devront être encouragées et les personnes regroupées par affinités.
Dans le paragraphe consacré aux “ fantaisies lubriques ” sont fournis quelques exemples de ces manies, ou “ habitudes bizarres tant matérielles que spirituelles ” ainsi que des mixtes [p. 333, 383, 386-7]. Ces dernières peuvent être, à leur tour, subdivisées en naturelles et artificielles [p. 388]. Parmi les manies matérielles, Fourier donne l’exemple de celui qui peut jouir d’être injurié, maltraité, frustré et, pire encore, par son partenaire (des deux sexes). Pour les manies spirituelles, on trouvera le cas de ces anciens qui se font habiller en nouveaux-nés, qui se font griffer, punir et fesser. Et, se souvient Fourier, sans toutefois pousser plus loin l’argument, même les enfants “ ont manies spirituelles ”.
Pour les manies mixtes (matérielles et spirituelles en même temps), sont nommés les “ pince-cheveux ” et les “ gratte-talons ”. Fourier cite le jeune Allemand qui, amenant dormir une dame, trouvait plaisir à lui gratter les talons, alors que cette dame était si belle qu’elle méritait “ que la main n’en restât pas au talon. ” Il y a aussi le voyeurisme, celui de ce trentenaire dont Fourier nous raconte avec admiration que bien qu’amoureux de la dame et capable de la satisfaire, il trouvait cependant plus de plaisir à la voir faire l’amour avec un autre [p. 388]. Il y a aussi la tendance pro-saphienne confessée par le même Fourier qui lui fait avouer le plaisir qu’il éprouve à assister aux rapports entre lesbiennes. Enfin, l’excès des tensions et l’engorgement des manies peuvent conduire à des situations dramatiques, comme avec la princesse Strogonoff, ou à des atrocités, comme avec le marquis de Sade. Suit une apologie des manies amoureuses, dans lesquelles Fourier semble voir un ressort de plus de la mécanique des passions. Peut-être qu’il admire leur caractère anticonformiste ou peut-être pense-t-il qu’elles ont une dynamique intrinsèque capable de lever lieux communs et hypocrisie. Le ridicule dans lequel les manies sont tenues dans le monde civilisé est dénoncé comme moment du système répressif des passions.
Nous avons cité en ouverture le passage dans lequel Fourier couronne les manies amoureuses d’Harmonie comme reines du monde de la déraison, de la folie organisée et de l’amour libre de tout préjugé. [p. 388] Il les décrit comme des moments de grande liberté individuelle liés à la mécanique des passions, mais surtout comme des pratiques particulièrement indiquées pour la jeunesse, notamment dans la période précédant la puberté. Il les considère comme des éléments de diagnostic, notamment à cause de leurs caractéristiques de petitesse et de sincérité, pour l’analyse des tempéraments psychologiques (Fourier en dénombre 810) et, à partir d’eux, il fonde cette science de la personnalité qu’il nomme “ l’horoscope méthodique ” [p. 396].
L’éducation civilisée est fondée sur la pudeur et la vertu (par ex. p. 437). Fourier y voit fausseté, mascarade derrière laquelle se cache le monde de la violence, du stupre, des rapports sexuels imposés aux enfants, de l’adultère, du mensonge et de la fidélité feinte. Les lois tentent de s’y opposer mais à supposer même qu’elles puissent réussir, elles ne peuvent empêcher le développement de la fausseté, de l’égoïsme, du “ mauvais esprit ”. Fourier montre deux moments du système répressif : 1) la menace chrétienne du péché mortel qui n’existait pas du temps de Caton, quand les lois et la religion respectaient quelque peu la nature de l’homme ; 2) plus récente et bien plus dangereuse que le péché mortel, la peur des maladies vénériennes [p. 441].
Mais l’aspiration plus profonde des êtres humains va en sens contraire. On recherche la jouissance sexuelle, comme c’est le cas pour la nourriture, les arts et les relations avec les autres. Dans la société d’Harmonie, on verra “ un nouvel ordre amoureux où le sentiment, qui est la portion noble de l’amour, jouira d’un lustre éclatant et répandra du charme sur toutes les relations. ” [p. 445] Fourier compare les rapports d’amour dans la société répressive à ceux de la politique fondés sur le mensonge, accessibles seulement à ceux qui en ont les moyens, marqués par toute forme de dépravation. Il n’existe pas de “ passions sensuelles ignobles en elles-mêmes ” [p. 446]. C’est le système répressif qui rend les choses ignobles, du point de vue soit spirituel soit matériel. Le mariage, avec tout son cortège d’intérêts pécuniaires, en est un des exemples les plus visibles. Fourier s’aventure alors dans un champ inexploré, quand il déclare qu’une passion sexuelle considérée comme ignoble pour le solitaire, acquiert dignité et valeur sociale quand elle est satisfaite collectivement. Le problème sera pratique et consistera à chercher des affinités entre les individus, en valorisant les autres manifestations spontanées de l’amour, et non pas seulement les manifestations sentimentales. [21]
Fourier retourne alors une fois encore au saphisme, auquel il adjoint le messalinisme, le priapisme, les passions ambiguës et tout ce qui est vu comme excès de lubricité, pour réaffirmer qu’en Harmonie disparaîtront les connotations négatives que les lois, les moralistes et les faux philosophes attribuent aux passions. La morale et les superstitions se donnent la main pour créer les préjugés qui font obstacle au libre développement de l’attraction. Tout autre futur - rationnel, communautaire et solidaire - s’entrouvre aux yeux de l’humanité quand Fourier déclare la nécessité de “ prouver que la concupiscence, l’orgie amoureuse, la communauté des femmes et des hommes, est le sentier de la morale naturelle ” [p. 451].
Annotations libres
Jonathan Beecher, le principal biographe de Fourier, pose la question cruciale de savoir si nous devons prendre à la lettre les descriptions du NMA et les considérer comme un projet organique d’utopie amoureuse, ou si nous devons les lire comme une parodie féroce des coutumes sexuelles de la société civilisée. Beecher penche pour la seconde de ces hypothèses, en prenant toutes les précautions possibles et non sans remarquer que les disciples eux, optèrent pour la première. C’est ce qui les fit hésiter à publier dans leur intégrité les manuscrits du NMA. Beecher y voit aussi une claire intention de “ parodie anti-catholique ”, tant dans le contenu des idées érotiques développées par Fourier, que dans la forme littéraire adoptée qui use et abuse des images tirées de la liturgie, avec un cortège de saints, d’anges, de pontifes, de croisades, etc. [22]
Quand il introduit, dans étude sur L’Erotisme (1957), le thème des rapports entre la pléthore sexuelle et la mort, Georges Bataille affirme que l’érotisme est fondamentalement transgressif. Il est une transgression des interdits, des interdits sexuels tout principalement. Plaisir et interdits sont inhérents et leur champ d’action est l’intériorité même de l’individu. Cet individu n’est plus un animal, mais il conserve de l’animal l’instinct de la recherche du plaisir, la naturalité de cet instinct et la recherche du plaisir naturel. Bataille se situe ainsi aux antipodes de la vision sociétaire (communautaire) fouriérienne quand il réduit le problème de l’érotisme à un fait de conscience individuelle, à un fait d’intériorité individuelle. Beaucoup plus proche qu’il ne veut bien le dire de la conception freudienne, Bataille reconnaît sa dette envers l’Ecole anthropologique française, notamment dans son versant structuraliste alors en pleine ascension. Il ne cite jamais Fourier, pas plus que Restif de la Bretonne, au contraire de Sade à qui il porte un grand intérêt. En voulant synthétiser, on pourrait dire que le regard de Bataille est irrémédiablement tourné vers le passé/présent de l’érotisme humain, alors que Fourier se projette dans un futur sans date prévisible. Le premier s’enferme dans la structure caractérielle de l’individu et considère que la transgression des interdits est un fait “ naturel ”, tandis que la satisfaction de la sexualité est, en dernière analyse, un fait personnel. Le second cherche une voie de sortie sociétaire, même pour le sexe et pas seulement pour l’économie. Il considère les interdits de l’ordre civilisé comme une répression des tendances naturelles. Ce n’est que par une pratique collective, communautaire de l’érotisme que celles-ci pourront trouver leur satisfaction et leur valorisation sociale.
Au silence de Bataille sur Fourier, s’ajoute le tout aussi inexplicable silence de Pierre Fougeyrollas auteur d’un important travail sur ces questions [23], cela d’autant plus que son livre s’ouvre par un imposant chapitre consacré “ au travail et à la sexualité ”, connexion de thèmes que nous savons avoir été au centre de la construction théorique de Fourier. Fougeyrollas se situe dans la tradition de la gauche freudienne et ne croit pas possible la récupération d’espaces de jouissance sexuelle ou d’assouvissement psychologique de l’homme moderne, si ne sont pas au préalable radicalement transformés les rapports sociaux de production dont dépendent les mécanismes répressifs. Il explique avec clarté comment la société industrielle capitaliste transforme en aliénation, en perte de soi déshumanisante, le peu d’instinct naturel que possède encore l’homme, malgré un travail oppressant, malgré la télévision, malgré les fins de semaine passées dans les embouteillages et malgré l’engrenage consumériste dans lequel il est pris. Pas d’intériorité à la Bataille, et aucun espoir d’authentique jouissance n’est promis à un pauvre robot, chosifié par les catégories répressives de la société du capital. Un temps de travail égal au temps de contrition et de frustration, réduit le champ d’action de l’érotisme à la sphère du “ loisir collectif ” où d’autres mécanismes de contrainte et de frustration, plus raffinés et plus attractifs, sont à l’œuvre et rendent encore plus inaccessible au plaisir cette sphère résiduelle de la liberté individuelle.
Le thème était déjà travaillé par Paul Lafargue, autre grand absent de la recherche de Fougeyrollas, dans son célèbre Droit à la paresse (1880). Pour la première fois, après Fourier, était posée la question de la défense du temps de non-travail, comme un temps de vie à reconquérir, étendre et valoriser par l’assouvissement de joies du corps et de l’esprit. Ces revendications sont ultra-fouriéristes tant dans leur forme que dans leur contenu. Elles entraînent inévitablement le discours sur l’intégrité socio-psychologique de l’individu du côté du plaisir, de la jouissance et de la libre sexualité.
Ces thématiques sont, à l’inverse, présentes et largement développées dans une étude récente d’Arrigo Colombo, entièrement consacrée au monde érotique de Fourier, dans le cadre général d’une recherche menée depuis plusieurs années sur le monde des utopies et sur celle de Fourier en particulier [24]. Colombo reconnaît la modernité et l’originalité de la vision érotique fouriériste. Il en souligne les prémisses éthiques plus ou moins explicites. A propos du discours de la transgression, ici décrit, il nie que notre Auteur soit transgressif, oublieux du principe de culpabilité : Fourier ridiculise le vieil appareil normatif, mais dans le but d’en définir un autre, adapté à la création d’une nouvelle société de justice, fraternelle et solidaire, et non pas uniquement tourné vers la réalisation d’un nouvel ordre amoureux.
La perspective éthique fouriériste a, selon Colombo, deux points forts : 1) la critique radicale de la famille (mariage monadique) et 2) la “ grande et généreuse ” proposition du sexe garanti à la vieillesse. Elle se situe haut sur l’échelle des comportements collectifs et en tant que telle réduit à néant toute forme historique résiduelle d’égoïsme psychologique et social. En ce sens elle est une éthique “ éversive ” qui fait appel aux ressources les plus élevées de l’homme et de la femme, en vue de la constitution unitaire et solidaire de la société harmonienne : “ Pour Fourier la passion amoureuse nourrit et soutient la passion unitaire, tandis que la norme d’Harmonie constitue pour le comportement amoureux une loi éthique, éthico-politique... ” [25]
Dans Eros et Civilisation (1955) [à qui nous empruntons ici le titre pour notre exposé, sans bien sûr faire l’assimilation à l’identique de l’utilisation du terme de “ Civilisation ”] et dans Das Ende der Utopie (1967), Herbert Marcuse formule son jugement sur Fourier. Nous avons déjà développé ce rapport dans notre principal ouvrage sur Fourier et nous y renvoyons [26]. Il vaut néanmoins la peine de revenir sur deux concepts du discours de Marcuse qui renvoient pour le premier à une valorisation très nette de l’utopie érotique phalanstérienne et pour le second à une critique drastique, et à notre avis fondée, des mécanismes proposés en vue de sa réalisation. En rappelant la difficulté, à l’époque, de lire les textes de Fourier (Marcuse utilise le recueil de Textes choisis, de Maublanc et Armand [Paris, 1937]), on voit le jugement élogieux qu’il tourne vers l’inventeur de la théorie du Travail attrayant : “ Fourier s’approche plus que les autres utopistes socialistes, de la démonstration de la dépendance de la liberté de la sublimation non répressive ”, avant d’ajouter : “ mais, dans son schéma de la réalisation de cette idée, il la considère prise dans une organisation et une administration gigantesques, et donc lui conserve les éléments répressifs. ” [27]
Marcuse se trouvait effectivement dans les meilleures conditions théoriques pour envisager la projection utopique de la pensée érotique fouriériste vers la vraie substance de la théorie psychanalytique vue sous l’angle de la répression de la libido, comme l’exprime Freud dans divers ouvrages et notamment dans Das Unbehagen in der Kultur [Malaise dans la Civilisation] (1929-31). [28]
La thèse principale de ce travail était que le développement des sociétés humaines se réalise contre les pulsions instinctuelles (pulsion libidinale ou pulsion sexuelle) qui sont détruites, modifiées ou utilisées par ces mêmes sociétés à des fins de reproduction sociale (de reproduction des rapports sociaux de production, dirait un marxiste freudien, mais ici ce n’est pas l’essentiel). La répression sexuelle est la première et indispensable arme de tout regroupement social, et l’individu en est la première victime. Renoncer à la réalisation des instincts érotiques est le prix payé pour appartenir au genre humain et la privation de la liberté d’expression (ou assouvissement de la libido) devient la forme “ normale ” d’existence. Frustrations, névroses et malaises sociaux “ compenseront ” de telles privations à travers les mécanismes de la sublimation répressive. De Sigmund Freud au Wilhelm Reich de La psychologie de masse du fascisme, la ligne est clairement tracée, et il n’est pas difficile pour Marcuse d’en dessiner la suite en s’appuyant sur les transformations intervenues dans la société capitaliste de l’après-guerre.
Si les formes de la gestion autoritaire du système peuvent changer, la substance ne change pas. La perte de la liberté sexuelle est canalisée par des institutions adaptées et les mécanismes de la sublimation répressive ne sont pas abandonnés au hasard, à la “ spontanéité ” du système. Ils sont créés, couvés et utilisés par une hiérarchie de pouvoirs (historiquement constitués en rapport avec les époques et les conditions dans lesquelles se réalise la reproduction du système social) avec l’objectif plus ou moins déclaré de graduellement s’attaquer aux autres libertés. Dans la société industrielle tout cela arrive à l’échelle des masses, dans un contexte où les exigences du développement du capital favorisent l’émergence et l’organisation des instincts destructeurs - alors que l’amélioration de la circulation des biens et les développements continuels de la technique offrent apparemment le mirage de plus grands espaces de liberté conquise ou à conquérir par l’homme dans sa lutte pluri-millénaire contre la nature.
Fourier est complètement pris dans ces problématiques (après bien sûr qu’ont été faites les distinctions d’époques historiques, de niveau de développement des forces productives et du niveau de la division internationale du travail). Il en a été un pionnier et à sa façon un passionné propagateur. On voit déjà tout cela dans sa Théorie des quatre mouvements, dans sa critique des aberrations civilisées et dans sa découverte de la dynamique des passions comme ressort moteur à l’agir collectif de l’individu dans la société. Mais c’est à partir des fondements de son discours érotique - libération et combinaison collective des instincts sexuels (tous ou presque tous), réhabilitation du principe du plaisir, valorisation sociale des tendances libidinales naturelles - qu’explose littéralement toute la possibilité éversive de sa vision d’un possible, désirable et réalisable nouveau monde amoureux.
C’est à partir de là que la critique de l’ordre civilisé devient 1) un authentique “ humanisme sociétaire”, 2) la revendication de la plus interdite des libertés (le droit collectif à la plus grande jouissance sexuelle possible), 3) une proposition pour la nécessaire combinaison des exigences biologiques de la structure caractérielle de l’humain (dans le sexe, dans le goût alimentaire, dans les sensations, dans les diverses formes conceptualisables de la jouissance psychophysique). Fourier parle et écrit en authentique utopiste visionnaire. Cela ne se mesure pas à l’aune des standards de son époque ; il utilise les termes littéraires, porté par un irrépressible besoin esthétique de rompre la quadrature du cercle de la médiocrité répressive de l’ordre civilisé. Mais aussi, poussé par une éthique d’opposant antagoniste, il est conduit à empoigner l’arme du paradoxe pour renverser en termes positifs (une espèce de géométrie des opposés) ces manifestations spontanées de la nature humaine que la société de l’égoïsme considère comme dépravations. En ce sens nous reconnaissons l’intention parodique dont parle Jonathan Beecher.
Le fait qu’aujourd’hui, à deux siècles de distance, on s’interroge encore sur la validité idéale du modèle érotique de Fourier (dépouillé cependant des extravagances et de la trop grande minutie de son créateur) est une preuve irréfutable que la tentative devait être faite. Qu’elle répondait, peut-être mal ou imparfaitement, à un besoin réel de la société humaine. La répression de la liberté sexuelle a, depuis, fait des pas de géant, même si elle est cachée par l’industrie d’une apparente permissivité, et ce au niveau des masses. Elle continue à exercer un rôle qualitativement toujours plus coercitif, surtout vers les sujets culturellement plus exposés pour des raisons physiologiques et générationnelles : principalement le monde des jeunes. Du message solidaire harmonien, mis en relation avec le minimum sexuel garanti aux vieux, on ne parle pas dans notre époque, alors que d’autres thématiques de revendication, comme celles des gays ou des lesbiennes, ont considérablement fait évoluer les choses depuis Fourier, surtout dans certains pays-pilotes. Dans une autre époque, un lointain futur, une autre organisation sociale et dans une humanité qui aura progressé, on reparlera de cette assistance sexuelle aux anciens. Il est cependant difficile d’imaginer quand, vu le caractère vraiment contraire et contradictoire qu’une telle revendication revêt aux yeux du monde des conventions religieuses, des institutions autoritaires (toujours plus totales et globalisantes), de la faiblesse idéologique des actuelles soi-disant “ avant-gardes ” culturelles les plus radicales.
Il y a néanmoins un aspect important où la vision érotique fouriériste n’a pas de futur, et c’est aussi bien ! Nous faisons ici référence à cette idée que la liberté sexuelle des individus ou des groupes pourrait être organisée d’en haut, de l’extérieur, par les élites du pouvoir, institutions ou autorités superposées aux sujets directement intéressés. Cela équivaudrait à canaliser l’exigence de liberté et la relative mobilisation, dans un cadre fonctionnel propre à reproduire la force répressive du système. L’impossibilité de décider de façon autonome de son propre comportement sexuel, affectif ou sentimental (présent et futur) signifie que quelqu’un d’autre peut le faire à la place de l’individu, en réduisant ses niveaux de compétence et en-dehors de son contrôle effectif. Ce ne serait qu’une forme d’aliénation (au sens de la dépossession de la faculté de décision), et de toutes façons une privation de liberté.
La liberté de pratiquer le sexe sans imposition normative d’ordre prohibitif (avec son cortège de fétichismes, manies, incestes et autres goûts sexuels particuliers), mais dans un contexte où les leviers essentiels du pouvoir de décision (même dans la simple forme de responsabilité d’organisation au niveau érotique) continuent à échapper au contrôle direct des intéressés, devient à son tour instrument de répression. C’est une forme plus avancée de conformisme, un facteur de stabilisation de l’autoritarisme sexuel dominant. Cela peut se traduire par de nouvelles formes répressives, plus “ participatives ” - comme celles que diffusent actuellement les mass media, surtout la télévision - et donner vie à des instruments de manipulation et de diffusion d’un “ consensus critique ” de masse. Celui-ci serait encore plus efficace que les formes traditionnelles de la répression sexuelle, en accordant sa légitimité au nouveau système de répression.
Enrôler la liberté dans le champ de l’érotisme va de pair avec l’enrôlement de la communauté phalanstérienne dans le champ de l’ergonomie et du travail, quel que soit le caractère “ attrayant ” de l’activité productive et la valorisation des passions qui sous-tendent la division du travail dans la société d’Harmonie. Cela est dû au fait que dans la vision utopiste de Fourier subsiste non résolu le problème lié aux mécanismes globaux de formation des décisions sociales et des modalités par lesquelles les producteurs associés (donc directement intéressés) pourront exercer démocratiquement leur contrôle sur tels mécanismes. Telles sont les limites du projet de la société d’Harmonie, apparemment insolubles. Nous le disons fraternellement, sans condamner le pauvre Fourier et en reconnaissant l’énormité du problème rapporté aux limites historiques du contexte de son époque.
Mais si, en définitive, tout cela n’était qu’un jeu ? Si les différentes hypothèses de lecture de l’érotisme fouriériste - ergonomiques, ético-normatives, hygiénico-sociales, paradoxales, parodiques... - étaient infondées (ou partiellement fondées) et si nous nous trouvions face à une grande allégorie ludique d’une forme possible de libre existence humaine ?
Dans le passé, nous avons eu l’occasion d’écrire que, pour Fourier, il est “ inévitable que le jeu devienne l’expression la plus générale, compréhensible par tous, des multiples activités de l’homme et particulièrement du travail. ” [29] Aujourd’hui, nous n’aurons aucune difficulté à étendre ce jugement au monde de la sexualité fouriériste. On pourrait ainsi ajouter que, notamment dans la construction imaginée par Fourier, en vue de l’assouvissement collectif du plaisir érotique, l’aspect ludique pourrait devenir le fil rouge réunissant toutes les activités. Le jeu sexuel échapperait par nature aux mécanismes de la répression ; il échapperait aux règles de la “ fausse industrie ” (du marché), il permettrait le passage à une dimension esthétique de la vie associée.
La problématique du temps de non-travail et l’attention montante portée à l’usufruit communautaire dudit “ temps libre ” devraient, dans ce contexte, donner une modernité à la vision sociétaire fouriériste. Au fond, elle donnerait à voir non seulement une société libérée de l’exploitation du travail, de toute indigence matérielle et de la commercialisation de la répression sexuelle, mais aussi une organisation humaine solidaire, libre de toute auto-coercition culturelle, prête à collaborer dans la recherche de nouvelles formes collectives de l’épanouissement érotique. Libération des pulsions libidinales, victoire de la jouissance sur le principe de réalité et sur l’angoisse de la mort. En fait, pour le dire dans une langue antique, le triomphe de l’amour...
Alors, si le premier à avoir imaginé les règles de ce nouveau jeu avait été Fourier ? Et si le premier à jouer, c’était encore lui, s’amusant comme un fou à remplir de rêves les pages que nous, aujourd’hui, connaissons sous le titre de Nouveau monde amoureux ?