par Cordillot, Michel, Dubos, Jean-Claude
Né le 12 octobre 1808 à Salins (Jura), mort à Paris le 27 décembre 1893 ; polytechnicien, officier, journaliste ; homme politique et théoricien socialiste, disciple de Charles Fourier, chef de l’École sociétaire en France, animateur malheureux de l’expérience fouriériste de Reunion au Texas ; membre de l’Internationale et franc-maçon.
Un engagement fouriériste précoce
Victor Considerant est le fils de Jean-Baptiste Considerant, un homme de mérite et de caractère, ancien volontaire de la Révolution devenu officier, installé comme imprimeur en 1808, et, par la suite, professeur au collège de Salins. Victor est d’abord élève de son père au collège de Salins, où il a pour condisciple et ami son futur beau-frère Paul Vigoureux, de Besançon. C’est la mère de ce dernier, Clarisse Vigoureux qui est sa correspondante quand il vient préparer le concours d’entrée à Polytechnique au collège de Besançon (1824-1826). Fourier en a été l’élève avant la Révolution et Proudhon, son cadet d’un an, fait ses études en même temps que lui, sans que les deux adolescents entrent jamais en relations. C’est pendant son séjour dans la capitale franc-comtoise que Considerant est initié aux théories de Fourier par sa correspondante, qui se passionne pour ces idées nouvelles. En septembre 1825, Just Muiron évoque déjà l’intérêt de Considerant dans une lettre à Fourier qu’il doit rencontrer chez leur ami Adrien Gréa, cousin germain de la mère de Considerant : « Il y a ici un jeune homme de 17 ans, parent de Gréa, qui se faisait une grande joie de vous voir parce qu’il s’enthousiasme pour vos théories. » Reçu à l’École polytechnique en 1826, Victor Considerant emporte avec lui à Paris les ouvrages du maître alors parus, la Théorie des Quatre Mouvements de 1808, et le Traité de l’Association domestique-agricole de 1822 ; tous deux se rencontrent peu après pour la première fois.
L’année 1827 est marquée par deux deuils cruels pour le jeune Victor : le 27 janvier, la mort de Claire, fille aînée de Clarisse Vigoureux, à peine âgée de 17 ans et qui est le premier amour de Considerant avant sa sœur Julie ; le 27 avril, le décès de son père Jean-Baptiste, mort selon les apparences de chagrin à la suite de sa destitution. Lors de l’incendie de Salins, détruite aux deux tiers par le feu le 27 juillet 1825, ce dernier a pourtant laissé brûler ses deux maisons (dont celle où est né Victor) pour se précipiter au secours du collège, qu’avec ses élèves il est parvenu protéger des flammes ; mais mal vu du fait de ses idées libérales, il n’en a pas moins fait l’objet d’une nomination d’office à Sarlat en mars 1826, et, ayant refusé de quitter Salins, il a été considéré comme démissionnaire.
À l’École d’application de Metz (fin 1828-janvier 1831), où il suit les cours du génie, Victor Considerant est considéré par ses chefs comme un sujet attachant, et il garde durant de longues années des rapports amicaux avec le général Bugeaud (avec lequel il finit par rompre à cause des méthodes barbares employées en Algérie). Ses camarades, qu’il tente de convaincre, l’appellent « Phalanstère ». Dans de longues lettres, il essaie de convertir son compatriote salinois, Charles Magnin, rédacteur au Globe (voir documents 1 et 2).
Mais c’est Le Mercure de France qui accueille en 1830 son premier article de propagande fouriériste consacré au Nouveau Monde industriel.
En mars 1831, Considerant est, ainsi que plusieurs de ses camarades de l’École d’application du génie de Metz, placé en congé sans solde par le maréchal Soult pour avoir adhéré à une « Association nationale » hostile aux Bourbon et aussi au ministre Casimir Perier. Il se rend alors à Paris, où il gagne sa vie comme professeur de mathématiques à l’Institution Barbet, fondée par un ancien élève de son père Jean-Baptiste, et qui prépare aux concours de Polytechnique et de l’École normale (quelques années plus tard elle accueille Louis Pasteur, ainsi qu’un grand ami de Considerant, Jules Marcou). De retour à Metz fin décembre (il a été réintégré en septembre), Considerant écrit dans une lettre adressée à un ami de son père : « J’avais une vie charmante, vie d’artiste au milieu des artistes, que je regrette d’avoir abandonnée. » Il fréquente aussi la bibliothèque de l’Arsenal, et c’est là qu’il fait la connaissance de Désiré Laverdant (qu’il amène au fouriérisme), ainsi que celle d’Alexandre Bixio. Ce denier a fondé l’année précédente avec Buloz La Revue des Deux Mondes, et il en ouvre les portes à Considerant qui y publie en octobre 1831 une nouvelle intitulée « Un pressentiment », nouvelle inspirée par la mort de son premier amour [1].
En même temps Considerant réunit autour de lui un premier groupe de jeunes « fouriéristes » - le terme n’a pas encore été inventé -, tous Bisontins, comprenant Paul Vigoureux (son futur beau-frère), le polytechnicien Coste, Marlin, futur architecte, et Jeanneney, élève à l’École centrale et qui avec un de ses camarades originaire de Nevers, André Morlon, anime dans cette ville un autre groupe fouriériste.
En juillet 1831, le saint-simonien Jules Lechevalier, qui, sans être polytechnicien, a été l’élève de Cousin à Paris et de Hegel à Berlin, vient prêcher une mission saint-simonienne à Besançon. Ses prédications sont interdites par la municipalité, mais L’Impartial - journal fondé par le fouriériste Muiron - lui ouvre ses colonnes, en même temps que Muiron et Clarisse Vigoureux tentent de l’amener au fouriérisme. Ébranlé, mais non convaincu, Jules Lechevalier vient à Metz en novembre 1831 et sa conversion est achevée lors de ses discussions avec Considerant. Ce dernier rend compte des résultats de sa propagande en général et des efforts qu’il tente en particulier du côté du groupe des saint-simoniens pour les convertir dans une lettre adressée à Fourier (7 décembre 1831).
Devant le succès des conférences prononcées à Paris sur « L’Art d’associer » par Jules Lechevalier dès février 1832 - destinées aux saint-simoniens elles ont aussi eu pour auditeurs attentifs Th. Jouffroy et Béranger - les fouriéristes décident de lancer un journal intitulé Le Phalanstère, ou la Réforme industrielle, dont le premier numéro paraît le 1er juin 1832. Le comité de direction se compose de trois gérants, Fourier, Muiron et Paul Vigoureux (ce dernier est le simple prête-nom de sa mère, une femme ne pouvant être gérante d’un journal politique), de deux syndics, Adrien Gréa, député du Doubs et Baudet-Dulary, député de Seine-et-Oise et de deux directeurs, Lechevalier et Considerant. Ce dernier, alors encore à Metz, y expose clairement les principales idées de Fourier en les élaguant. Quoique Fourier se plaigne amèrement d’être tenu en lisière par ses disciples, il n’en est pas moins le contributeur le plus prolixe. Les autres collaborateurs, outre Lechevalier, Considerant et Clarisse Vigoureux, sont César Daly, Julien Blanc, Chambellant, Pecqueur, Paget, Maurize, Pellarin, Lemoyne, Aynard de La Tour du Pin, Tamisier, Hippolyte Renaud, Allyre Bureau et Abel Transon. Le dernier numéro, rédigé entièrement par Fourier, paraît le 28 février 1834. Considerant met également en place, en 1832, une librairie phalanstérienne qui fonctionne encore en 1850 (et survit même bien au-delà sous un autre nom).
Victor Considerant prend une part active à la tentative malheureuse de colonie sociétaire à Condé-sur-Vesgre (Seine-et-Oise), lancée par Baudet-Dulary avec l’accord de Fourier (1833). Son échec l’amène à commencer des tournées de conférences en province (Houdan en Seine-et-Oise, Montargis et Orléans dans le Loiret, Besançon). Pour éviter d’avoir à faire face à ses obligations d’officier, Considerant est contraint de prendre des congés successifs à compter du 1er août 1832, puis de démissionner le 16 août 1836. Tout en multipliant les réunions publiques, il prépare, parmi les nombreux essais de l’école, ce qui s’impose comme le meilleur exposé d’ensemble de la doctrine sociétaire. C’est en effet son ouvrage, Destinée sociale, paru en septembre 1834, qui, après le départ de Jules Lechevalier et d’Abel Transon cette même année, l’impose comme le principal porte-parole de la doctrine sociétaire. Le premier volume est dédié « au Roi, comme étant, à titre de chef du gouvernement et de premier propriétaire de France le plus intéressé à l’ordre, à la prospérité publique et particulière, au bonheur des individus et des nations ». Un second volume suit en 1838 ; un troisième en 1844. Le succès est assez notable pour que le pape Grégoire XVI condamne le premier volume, le 22 septembre 1836.
L’Ecole et la politique
Considerant fait une première incursion remarquée dans le domaine politique, avec une brochure conséquente intitulée Nécessité d’une dernière débâcle politique en France qui paraît durant l’été 1836, et dans laquelle il avance des conclusions dépassant certainement la pensée de Fourier (encore que ce dernier a eu des paroles de compréhension pour les insurgés lyonnais de 1834). Il va en effet très loin : les insurgés de Lyon, dit-il, ont posé la question sociale, il n’y a qu’une seule façon de la résoudre, c’est d’organiser la commune sociétaire comme point de départ d’une complète réorganisation sociale.
Toujours sous la direction de Considerant, la publication de la nouvelle revue de l’École, La Phalange, commence le 10 juillet 1836. Il se trouve alors des mécontents pour critiquer l’importance du rôle joué par Considerant. Ils se déclarent ouvertement en août 1837 par la fondation de l’Institut sociétaire (à l’initiative d’Eugène Tandonnet, Édouard Ordinaire, Fugère et Doherty) : ils reprochent à Considerant de ne pas vouloir transformer les groupes vaguement définis des disciples en une société avec affiliation, initiation et rites divers. Considerant bénéficie du soutien de Fourier contre cette première dissidence, et l’Institut sociétaire fait rapidement long feu.
Voyant que Considerant persiste à traiter de l’actualité dans les colonnes de La Phalange, ceux qui veulent voir l’école ne s’intéresser qu’à l’expérimentation de phalanstères forment bientôt une seconde vague de protestataires. Entre temps, convaincu que la politique ne saurait être laissée de côté par un mouvement de pensée agissant, Considerant a décidé de se présenter aux élections en 1839, à Colmar et à Montbéliard. À Colmar extra-muros, il soutient le gouvernement, et s’il fait des exposés sur la doctrine sociétaire, c’est uniquement après la proclamation des résultats, c’est-à-dire après sa défaite. Insuccès aussi à Montbéliard, où Considerant a cru que le député sortant, Silas Tourangin (frère du préfet du Doubs et de Zulma Carraud, l’amie de Balzac), ne se représenterait pas, et qu’il obtiendrait lui, Considerant, l’appui du gouvernement. C’est en tout cas ce qu’il écrit le 9 février au Montbéliardais Frédéric Dorian : « Le gouvernement me soutient à Montbéliard. C’est arrêté définitivement et le ministre écrit au préfet de me faire nommer. » En réalité Silas Tourangin se représente et est élu le 9 mars. Considerant n’obtient pour sa part que 27 voix sur 174 votants.
Pour pouvoir se présenter à la députation, il faut que Considerant paie un cens supérieur à 500 francs, ce qui est devenu possible grâce à son mariage en février 1838 avec Julie Vigoureux. La mère de celle-ci a placé toute sa fortune et le patrimoine de ses enfants dans les affaires de son frère, le maître de forges Joseph Gauthier, qui, exploitant plus de vingt-cinq forges, est alors le troisième sidérurgiste de France. Mais en janvier 1841, la faillite de Joseph Gauthier ruine complètement Clarisse Vigoureux et ses enfants. Après avoir posé sans succès sa candidature au poste de bibliothécaire de Polytechnique, Considerant se décide à s’octroyer un salaire comme directeur de La Phalange, fonction que jusque-là, il a exercée bénévolement. La fortune de Clarisse Vigoureux ayant disparu définitivement (et n’ayant donc pu aider en rien à l’établissement de la colonie de Réunion au Texas, contrairement à ce qui a parfois été écrit), il faut chercher pour les publications de l’École d’autres sources de financement, en particulier auprès du philanthrope anglais Arthur Young. Il entretient avec Clarisse une correspondance suivie ces années-là ; il lui envoie de longues lettres où il aborde quantité de sujets, et qu’il lui arrive de piqueter de croquis rapides (voir document 3).
Les fouriéristes réfractaires à la politique se récrient davantage encore au cours les années suivantes devant les développements donnés par Considerant à l’idée d’un « parti social », qui coexisterait avec l’École. Considerant définit plus tard ainsi leurs rôles respectifs : « À l’école, la science, la direction du mouvement, la réalisation pratique de la théorie sériaire. Au parti, l’exaltation des principes généraux de paix, de liberté, de justice, d’organisation du travail et d’unité sociale, l’application de ces principes aux choses de la politique intérieure et de la politique extérieure et aux questions de transition. Le parti puise dans le monde, et l’école dans le parti. » (1849).
Considerant écrit beaucoup au tournant des années 1830 et 1840 : il publie De la politique générale et du rôle de la France en Europe, d’abord pour partie dans La Phalange (1839), puis sous forme d’ouvrage en 1840 ; Contre M. Arago en 1840 (voir document 4) ; Bases de la politique positive. Manifeste de l’Ecole sociétaire fondée par Fourier en 1841 (voir document 5).
Le Manifeste de l’École sociétaire et l’Exposition abrégée du système phalanstérien, en 1841, accentuent l’évolution de Considerant vers la démocratie. Et, le 1er août 1843, Considerant lance un quotidien, La Démocratie pacifique. La scission avec les fouriéristes conservateurs du Nouveau Monde s’approfondit, mais le fouriérisme démocratique de Considerant, en entrant, comme il le déclare lui-même, dans la « politique active », élargit son audience et se transforme en socialisme militant. Le Manifeste de la Démocratie pacifique, paru dans le premier numéro du journal, débute par une critique de la société capitaliste, et demande à la « démocratie moderne » de militer pour la reconnaissance du droit au travail, pour l’organisation de l’industrie sur la base de l’association du capital, du travail et du talent, pour le suffrage universel, etc. Considerant le réimprime en 1847 sous le titre de Principes du Socialisme. Manifeste de la Démocratie au XIXe siècle.
Le socialisme de Considerant attire la bourgeoisie progressiste beaucoup plus que la classe ouvrière. Les électeurs censitaires de Paris font de lui un conseiller général de la Seine en novembre 1843. Alors qu’en 1836 il proclamait sa méfiance à l’égard des chemins de fer, qu’il voyait en eux de fragiles créations des « féodalités industrielles », il en est devenu un partisan convaincu, s’intéressant au chemin de fer de Reims à Strasbourg en 1844 et se rendant à Reims du 26 septembre au 4 octobre 1845. Il y donne des « leçons sur l’Association agricole et industrielle », rencontre Allyre Bureau, dont il a fait la connaissance en 1831, et qui, de son propre chef, a fait imprimer en brochure chez l’imprimeur Régnier à Reims le Manifeste de la Démocratie pacifique du 1er août 1843. Il conquiert de nouveaux adeptes, tels Alfred Lejeune et Eugène Courmeaux, tous les deux des intellectuels.
Il prend également position, avec une grande vigueur, contre les agissements de Bugeaud en Algérie. Les « enfumades de Dahra », notamment, le révulsent. « Quoi donc ! Vous comparez votre odieuse intervention du Dahra où vous avez suivant votre cynique expression ‘chauffé et fumé’ comme des bêtes immondes une population entière de femmes, d’enfants, de vieillards avec la marche progressive et lente de la disette dans une place assiégée. M. le maréchal Bugeaud est parti en Afrique avec cette belle devise : Ense et aratro. Il n’était pas alors question de chauffer des femmes et des enfants dans les terriers où ils se seraient réfugiés. M. le maréchal Bugeaud, et nous croyons qu’il était sincère parlait en homme qui avait compris la belle et noble mission de gouverneur. Aujourd’hui, il agit en homme qui ne comprend plus que la guerre brutale, la guerre d’extermination et de dévastation, la terreur. Aujourd’hui, voici qu’il rétrograde au-delà de la barbarie et qu’il se glorifie d’emprunter les procédés de guerre les plus efficaces aux sauvages eux-mêmes. Nous aussi, nous sommes tenté de nous réjouir des atrocités du Dahra. Nous espérons que des excès aussi horribles feront enfin ouvrir les yeux et prendre une résolution à la France. Nous verrons bien si la France continuera à souffrir que cette terre d’Afrique qu’elle a entendu conquérir à la civilisation sur la barbarie devienne un atelier de dix mille lieues carrées destiné à exercer ses nobles enfants à des boucheries de chair humaine et à transformer ses régiments de braves soldats en bandes de brigands et de chauffeurs. » [2]
Considerant échoue aux élections législatives de 1846 à Montargis. Il sort à peine d’un procès de presse pour « excitation au mépris du gouvernement [..], à la haine contre diverses classes de citoyens », intenté également à François Cantagrel, le gérant de La Démocratie pacifique, quand survient la révolution de Février [3].
Considerant et la Deuxième République
La Démocratie pacifique du 25 février titre « Vive la République ! » et déclare : « La République de 1789 a détruit l’ordre ancien. La République de 1848 doit constituer un ordre nouveau. La réforme sociale est le but : la République est le moyen. Tous les socialistes sont républicains ; tous les républicains sont socialistes. » Revenu à la hâte de Belgique, où il donnait une série de conférences suivies par un public enthousiaste, Considerant ne parle plus que de concorde et de fraternité entre les classes sociales, adjurant les riches de secourir les pauvres afin d’empêcher que « le peuple affamé ne soit poussé par le besoin à de cruelles extrémités ». Il siège brièvement à la commission du Luxembourg, rédige inlassablement articles et brochures, prend la parole dans les clubs parisiens, s’affirme partout ennemi de la violence et socialiste. La direction du journal, muée en comité électoral central pour les élections à l’Assemblée constituante des 23 et 24 avril, répète dans un manifeste les mêmes propos, en les nuançant de christianisme vague. Considerant est élu dernier de liste dans le Loiret. Son élection n’en est pas moins célébrée par les fouriéristes comme un événement historique.
Victor Considerant est déçu par son expérience de représentant du Peuple à la Constituante (voir document 6).
Il a beau dire dans les couloirs que son socialisme n’est pas le communisme révolutionnaire de Blanqui, qu’il ne songe pas à une réalisation brutale, mais à des passages graduels, les républicains conservateurs de l’Assemblée ne le croient pas, se moquent de lui, de sa naïveté (très réelle) et même de sa bonté (tout aussi réelle). Élu à la vice-présidence du Comité d’agriculture, il y est rapidement remplacé. Il siège ensuite à la Commission de la Constitution, où il se distingue par sa modération, tout en restant intraitable sur la nécessité d’inclure la notion de « droit au travail » dans le texte final. De même, quoique La Démocratie pacifique et lui-même, n’aient pas soutenu la campagne développée par Eugénie Niboyet, Désirée Gay et Jeanne Deroin en faveur du vote des femmes, il propose le 13 juin 1848 à la commission de la Constitution de leur accorder le droit de vote. Il est le seul à voter en faveur de cette proposition et rédige cette déclaration que l’Assemblée refuse de consigner dans les comptes-rendus officiels mais que l’on trouve aux archives de la Chambre des Députés parmi les procès-verbaux inédits : « M. Considerant dit que dans une Constitution où l’on admet le droit de vote pour les mendiants et les domestiques, il est injuste de ne pas l’admettre pour les femmes. Il veut qu’il reste un souvenir de la protestation qui a été faite contre cette exclusion inique. »
Il siège également dans le Comité du Travail, qui a notamment à se prononcer sur le sort des Ateliers nationaux. Considerant ne conteste pas la nécessité de les fermer, mais il tombe malade au moment où les modalités finales doivent être arrêtées.
Lorsque éclatent les tragiques journées de Juin, Considerant tente en vain de jouer un rôle de conciliation. Quand il demande à deux reprises, alors que les combats font rage, que le « malentendu » soit dissipé, il ne provoque que des cris hostiles. Horrifié par la brutalité de la répression, il se prononce contre la proclamation de l’état de siège et en appelle au général Cavaignac pour qu’il mette un terme aux exécutions sommaires.
En s’opposant à Thiers, le 13 septembre, Considerant prie l’Assemblée de lui accorder son attention pour qu’il expose ses conceptions. Il déclare : « Je crois que la transition à un ordre social nouveau peut être faite sans apporter le moindre trouble dans la société ; je crois qu’elle est si peu attentatoire aux lois qui nous régissent que je ne vous demande pas le moindre changement dans les lois civiles, dans les lois politiques, religieuses, industrielles qui régissent aujourd’hui la société. » Mais il essuie rires et quolibets. « Ce qui se passe continuellement, se plaint-il, permettez-moi de vous le dire, quand ce n’est pas un orateur de premier ordre qui est à cette tribune, est la preuve qu’il serait absolument impossible d’y accomplir la mission dont je vous parle en ce moment. Il est certain qu’au milieu des interruptions, des conversations et des murmures, qui sont un peu, permettez-moi encore de le dire, dans les habitudes de l’Assemblée nationale, et dans un vaisseau aussi considérable que celui-ci, il serait parfaitement impossible à une poitrine même beaucoup plus forte que la mienne de faire trois ou quatre séances de deux heures pour développer des idées comme celles que j’annonce, des idées qui exigent de la suite et de l’attention. [4] » C’est peine perdue.
Pendant ce temps, il travaille fiévreusement à la rédaction de l’ouvrage Le Socialisme devant le vieux monde, ou le vivant devant les morts, paru fin novembre 1848, dans lequel il tire les leçons des premiers échecs de la Révolution de février en les replaçant dans une perspective élargie. Sa thèse est que la Révolution n’était pas encore achevée, et que le mouvement révolutionnaire commencé en 1789 n’a pas pris fin avec l’accession des adultes de sexe masculin à l’exercice de leurs droits politiques. Il prophétise ceci : « la révolution restera EN PERMANENCE jusqu’à l’entrée en voie d’organisation d’une société capable de substituer [...] l’Association au Morcellement, l’accord à la lutte, la paix à la guerre, la liberté de tous à l’esclavage du grand nombre, la richesse générale enfin à tous les degrés de la misère. » Selon lui, le socialisme « restera la grande et irrésistible aspi¬ration du temps, le grand courant des sentiments et des idées appe¬lées à rendre applicables la Philosophie, la Démocratie et le Christianisme, à en réaliser les grandes formules. [...] Et le Socialisme ne serait que l’Anti-Socialisme s’il ne possédait pas cette puissance de socialisation, de conciliation, d’union universelle. »
Lors des élections présidentielles de décembre, Considerant qui a « lancé » la candidature du général Cavaignac, se rallie finalement de manière tardive à la candidature de Ledru-Rollin.
Toute la candeur de Considerant reparaît le 14 avril 1849, jour où il exhorte une Constituante de plus en plus mal disposée à son égard à créer un Ministère du Progrès et de l’Expérience, et à patronner des essais de Phalanstère, de colonie icarienne, et d’une Banque du peuple proudhonienne. Proudhon, que Considerant vient de malmener dans Le Socialisme devant le vieux monde, ne daigne pas secourir son compatriote empêtré (voir document 7)
Réélu à l’Assemblée législative en mai 1849, cette fois par le département de la Seine, Considerant réunit les chefs montagnards, le 11 juin, dans les bureaux de la Démocratie pacifique. Il propose lui-même d’organiser une démonstration de force, et il est au rendez-vous le 13. Avec quelques dizaines de représentants emmenés par Ledru-Rollin, il se rend en cortège jusqu’au bâtiment des Arts et Métiers (alors même que la grande manifestation de soutien populaire venait d’être brutalement dispersée par la troupe), et s’y retrouve pris au piège, manquant de peu d’être exécuté sommairement. Mais les principaux chefs de parti radical parviennent finalement à s’échapper, et après être resté caché plusieurs semaines à Paris, il prend le chemin de l’exil, tandis que la Haute Cour de Versailles le condamne à la déportation.
Reunion, San Antonio
Victor Considerant s’installe d’abord en Belgique. C’est là que, cédant aux instances pressantes du fouriériste américain Albert Brisbane, il décide de partir aux États-Unis pour y effectuer un voyage exploratoire. Il débarque à New York le 14 décembre 1852. Après un séjour au cours duquel il vit durant six semaines dans la North American Phalanx (pour y perfectionner un anglais qui demeure toujours rudimentaire), rencontre divers fouriéristes américains, et explore le Texas, il se convertit à l’idée de fonder une colonie en Amérique. De retour en Europe le 29 août 1853, il commence à réfléchir à ses projets. Le 6 février 1854, il renvoie à Paris les épreuves corrigées de son Rapport à mes amis, écrit qui paraît début mai.
Le 14 septembre 1854 est fondée à Bruxelles la Société européenne de colonisation du Texas (société en commandite par actions), dont la gérance est confiée à Allyre Bureau, Guillon et Godin-Lemaire. Victor Considerant, fondateur et agent exécutif au Texas, n’y exerce aucune responsabilité.
Le 3 octobre 1854, les premiers colons quittent le port d’Ostende sous la responsabilité de Cantagrel. Parti le 17 janvier 1855 en compagnie de son épouse Julie et de sa belle-mère Clarisse Vigoureux, Victor Considerant arrive pour sa part à New York le 4 février. Après y avoir entrepris diverses démarches, il part le 19 février pour la capitale fédérale Washington, où il rencontre plusieurs membres du Congrès. Il y reste jusqu’au début d’avril, en compagnie de César Daly qui l’y a rejoint. Tous partent ensuite pour La Nouvelle-Orléans (Louisiane) où ils arrivent le 28 avril [5].
Considerant rejoint finalement Réunion (Texas) le 30 mai 1855 en compagnie de sa famille, de Daly et de l’épouse de Cantagrel. Le 7 août est fondée la Société de Réunion qui, sous sa direction, doit prendre en charge l’exploitation du domaine acquis dans le comté de Dallas.
Pourtant, très vite, devant les problèmes et les difficultés qui s’accumulent, et surtout devant l’afflux prématuré de colons alors que rien n’était vraiment prêt pour les accueillir (ils étaient 128 en juillet), Victor Considerant se persuade que l’expérience va à l’échec, échec qu’il faut conjurer en relançant la colonie ailleurs et sur des bases différentes (lui-même a toujours plaidé en faveur d’une colonie expérimentale ouverte à toutes les écoles et non pas aux seuls fouriéristes). En octobre 1855, il part pour Austin (Texas), puis San Antonio. Il ne revient à Réunion qu’à la fin du printemps suivant. La crise latente est précipitée par les démissions de Cantagrel et du Docteur Savardan le 6 juillet. Le 8, Considerant et Vincent Cousin « s’enfuient » de la colonie au moment où doit être signée la convention dédommageant les membres de la colonie en leur cédant la moitié des parts réservées. En attendant l’arrivée d’Allyre Bureau, dépêché par la gérance, Duthoya prend la succession de Considerant à la tête de la colonie.
Victor Considerant se trouve alors à San Antonio (où il demeure jusqu’en 1869). Il souhaite procéder à la liquidation de Réunion pour pouvoir lancer une nouvelle expérience sur des bases plus ouvertes dans les cañons d’Uvalde, où il a acquis des terres. Il s’ouvre de ces plans à Allyre Bureau qui, arrivé à Austin le 19 décembre, vient le voir avant de gagner Réunion (17 janvier 1857).
Quelque temps après, bien qu’averti de l’état de santé de Bureau (celui-ci est tombé malade peu après son arrivée dans la colonie), Victor Considerant refuse de regagner Réunion, se contentant d’y déléguer son ami Vincent Cousin. En mai 1858, Considerant reçoit la visite de Bureau qui, remis, passe avec lui près de trois semaines à visiter les cañons d’Uvalde. Peu de temps après, Considerant retourne à Paris et tente de lancer une nouvelle souscription pour financer l’acquisition des terrains visités avec Bureau, après s’être efforcé d’expliquer son échec dans un livre intitulé Du Texas (Paris, Librairie sociétaire, 1857). N’ayant guère obtenu d’écho, il repart pour le Texas à la mi-janvier 1859, et y arrive un mois plus tard.
Victor Considerant est pendant de nombreuses années une des figures de la micro-société française de San Antonio. Du fait de l’éclatement de la guerre de Sécession, il vit coupé du monde durant cinq années. Devant subvenir aux besoins de sa famille et de son ami (qui est dans un état « proche de la décrépitude »), il se retrouve finalement obligé « de piocher la terre » pour vivre. Cette période est également marquée par la disparition en janvier 1865 de Clarisse Vigoureux, dont la santé avait décliné jusqu’à la faire retomber en enfance.
Averti de la situation matérielle difficile dans laquelle se trouvent les Considerant peu après la fin des hostilités, leurs amis parisiens ouvrent une souscription pour leur permettre de revenir en France, ce à quoi ils parviennent après que Victor a été amnistié en 1869. Leur retour, en compagnie de Vincent Cousin est annoncé par La Démocratie le 12 septembre 1869.
Un quart de siècle à Paris
Rentré à Paris en 1869, Considerant trouve une société profondément changée. Au printemps 1870, Julie et lui s’installent définitivement dans un petit appartement situé au n° 48 de la rue du Cardinal-Lemoine.
Renonçant à reprendre sa place de chef d’école, Considerant ne se désintéresse pas pour autant de la vie politique, adhérant notamment à l’Association Internationale des Travailleurs (Première Internationale). L’Internationale de Bruxelles l’annonce dans son numéro du 31 juillet 1870, et confirmation en est fournie par un rapport de police du 29 juillet 1871 qui donne la liste des 82 adhérents de la Section du Panthéon.
Lorsqu’éclate la guerre contre la Prusse en juillet 1870, il se montre pacifiste comme le sont tous les socialistes. Patriote après le 4 septembre, il demande au Gouvernement de la Défense nationale de ne pas recommencer simplement 1792, mais de fonder sa politique sur l’« organisation juridique » de la paix, sur les États-Unis d’Europe, et sur des principes d’internationalisme proches de ceux qui sont professés par les Internationaux parisiens (19 septembre 1870).
Lorsque la Commune est proclamée au printemps 1871, les sympathies de Considerant vont clairement vers les communards plutôt que vers les Versaillais. Pourtant, lorsqu’il se décide à intervenir publiquement, c’est pour jouer un rôle conciliateur, en joignant ses efforts à ceux de la Ligue d’Union républicaine des Droits de Paris pour parvenir à une médiation entre Paris et Versailles. Toutefois, dans sa brochure La Paix en vingt-quatre heures, dictée par Paris à Versailles. Adresse aux Parisiens, (20 avril 1871), il prend implicitement parti pour la Commune, forme de démocratie qui se rapproche de la démocratie directe qu’il appelle de ses vœux, déniant à l’Assemblée de Versailles le droit de contester l’autonomie de Paris, de ruiner cette autonomie par les armes, et la sommant de réorganiser le gouvernement national en s’entendant avec toutes les communes de France.
Après la Commune, Considerant s’efforce de venir en aide à certains de ses amis poursuivis (Gustave Courbet, Eugène Bestetti). La fin de la vie de Considerant, consacrée par lui à de nouvelles études, est attristée par la mort de sa femme Julie en 1880 (sa tombe se trouve à Besançon, cimetière des Chaprais : voir document 8)
Il suit les cours des Facultés, interroge les professeurs et s’en fait des amis. C’est une célébrité du quartier Latin, que son costume de paysan mexicain définitivement adopté désigne à l’attention et au respect. Avec les étudiants et avec les socialistes de toutes les nuances, ses relations sont cordiales. Après la mort de sa femme, Victor Considerant a été accueilli par son petit-cousin, Auguste Kleine, gendre de Clarisse Coignet, ingénieur des Ponts et Chaussées à Laon puis à Paris, qui l’entoure de soins filiaux et à qui l’on doit la conservation des archives de l’École sociétaire.
Considerant meurt fin 1893. Jean Jaurès et de nombreux communards suivent son cortège funèbre vers le columbarium du Père-Lachaise. Peu après sa mort, son compatriote salinois le géologue Jules Marcou fait paraître sur lui une notice biographique dans le journal Le Salinois des 4, 11 et 18 février 1894. Marcou envoie cette notice au comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, dont il a fait la connaissance aux États-Unis. Ce dernier lui envoie en réponse la lettre suivante : « Vous avez eu raison de croire que cette biographie m’intéresserait. En effet, vous avez peint là un type absolument perdu aujourd’hui, le rêveur qui croit pouvoir refondre la société entière par le seul effet de la parole, de ses raisonnements et par le seul exemple de ses vertus privées, qui est presque indifférent à la forme politique du gouvernement et qui répudie l’emploi de la force pour faire triompher son système ne se rencontre plus aujourd’hui. On ne rencontre plus surtout l’homme parfaitement honnête et désintéressé dans la vie privée qui mourra pauvre après avoir consacré toutes ses forces et toute son intelligence à la réalisation de ses chimères. » Venant d’un adversaire politique il est difficile de trouver plus bel éloge.
En 1901, une statue est érigée à Salins à la mémoire de Considerant. Une cérémonie est organisée pour marquer l’importance de l’événement (voir document 9)
Le buste est l’œuvre de la sculptrice Syamour (voir documents 10 et 11)
A l’arrière de la colonne qui le soutient, on peut notamment lire cette phrase : « Il a consacré sa vie à la cause du peuple et à la propagation de la doctrine de Fourier. » .
Actualisation par Michel Cordillot en février 2010
Compléments ponctuels et documents par Thomas Bouchet en mars 2010