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129-131
LALLEMENT Michel : Le travail de l’utopie, Godin et le familistère de Guise, biographie (2009)
Paris, Les Belles Lettres, 2009
Article mis en ligne le 23 février 2010
dernière modification le 5 janvier 2011

par Verlet, Bruno

Saluons d’abord le mérite de l’éditeur qui, en ces temps difficiles, s’est lancé dans un tel projet. Et souhaitons un plein succès à son initiative. Pour faire court, on jugera inutile tout préambule sur J. B. Godin (1817-1888), le fondateur du Familistère de Guise (Aisne), presque exact contemporain de Marx (1818-1883). Deux mots sur Michel Lallement, déjà connu entre autres pour son livre précédent : Le travail, une sociologie contemporaine (Gallimard, 2007), qui l’a hissé aux côtés de R. Castel et D. Méda parmi nos meilleurs spécialistes actuels - suivant le terme convenu - de la question sociale. Sa position au CNAM le mettait en mesure d’exploiter sur place une masse d’archives sur l’œuvre aux multiples facettes de Godin. S’y trouve en effet déposée toute une somme de documents rédigés par ce dernier et sa seconde épouse, concernant entre autres l’expérience du Familistère, ainsi qu’un fonds qu’on hésite à dire annexe, tant il touche de près les travaux du couple : le fonds Prudhommeaux, du nom d’un universitaire des années 1900 qui, après s’être intéressé à Cabet, a consacré des années à l’expérience de Guise, au départ comme collaborateur de Marie Moret pour la rédaction du troisième tome de ses volumineux Documents pour une biographie complète de J.B.A Godin, paru deux ans après la mort de celle-ci. Il publia plus tard un très important travail, Les Expériences sociales de J.B.A. Godin, Paris, 1919), portant sur la phase centrale 1865-1880 du programme et reprenant en partie sa contribution aux Documents. Cela posé, comment se situe le travail de Michel Lallement par rapport à ses deux prédécesseurs ? D’autant plus favorablement qu’il leur doit beaucoup et que le lecteur d’aujourd’hui, outre l’ouvrage sous rubrique, doit savoir gré à son éditeur d’une réactualisation indirecte des deux autres, dont on ne peut plus guère prendre connaissance que dans de rares bibliothèques. Je laisse ici de côté l’aspect biographique, figurant en sous-titre, qui ne me semble pas faire état d’éléments très nouveaux, mais décrit bien le double parcours de penseur un peu besogneux et surtout d’innovateur infatigable en matière industrielle ou sociale que fut la vie du chef d’entreprise picard. Il en va autrement de la partie centrale de l’ouvrage, les analyses consacrées au travail de l’utopie, qui situe au mieux l’apport de l’inspiration fouriériste au départ des principaux projets de Godin, une mise au point originale, qui à elle seule devrait inciter les lecteurs des Cahiers à se référer aux chapitres 7 à 9 en particulier, sur le travail et l’association.

Le livre porte ensuite (une bonne part des chapitres 10 à 12, notamment) sur les déceptions de Godin dans ses tentatives d’émancipation intellectuelle des ouvriers du Familistère, qui, logés et dotés d’équipements (scolaires et autres) rares à l’époque, participant peu à peu aux résultats et au capital d’une entreprise prospère, initiative encore plus rare, renâclent à jouer le jeu de la promotion au mérite et de la désignation des capacités, pour concerter leurs votes, car Godin s’avère un méritant partisan du suffrage ouvrier, et se répartir les primes en fonction de leur seule ancienneté. Cela qui fit peu à peu des pensionnaires du Familistère en quelque sorte des petits bourgeois calculateurs et nantis, profitant d’une rente de situation qu’ils se refusèrent à étendre aux ouvriers nouveaux venus, représentant bientôt jusqu’à plus de 90% des travailleurs de l’entreprise et moins de 20% des chefs de famille habitant les logements construits par elle : « En 1888, à la mort de Godin, l’assemblée générale des associés compte 102 membres, soit l’équivalent d’un douzième environ des travailleurs de l’usine et d’un sixième du personnel habitant au Familistère. » (p. 293). La place me manque pour détailler l’adaptation contrainte de ce que l’auteur appelle justement les « stratégies gestionnaires » de Godin au manque de vision de ses salariés, des fils de paysans thiérachois pour la plupart, dont on ne pouvait guère attendre un tel effort prospectif. Le chef d’entreprise eut beau monter des niveaux démultipliés de groupes et d’élus du personnel, calquant la nouvelle démocratie politique, rien n’y fit. La base ne s’intéressait guère qu’aux avantages directs et indirects du système de « Palais ouvrier ».

Le dernier chapitre réserve deux surprises. Commençons par la mauvaise : un essai « syntaxique » assez confus pour cerner la « langue de l’utopie ». Non qu’une tentative en ce sens ou que « l’attention aux contextes d’énonciation ainsi qu’aux intentions des locuteurs » (p. 387) soit à repousser a priori, bien au contraire. Disons simplement que le résultat n’est pas au rendez-vous et qu’il eût sans doute mieux valu partir de la rhétorique que du vocabulaire pour approcher le concept par ailleurs flou (pace Goffman, diraient les Américains) d’institution globale. Constat plus agréable, la bonne surprise : en fin de chapitre (p. 387 sq.) et dans la conclusion qui suit l’auteur nous donne une preuve de son talent à résumer en quelques pages très denses les leçons à tirer des étapes et errements (au sens positif du terme) de l’expérience Godin à Guise. Je laisse chacun en prendre connaissance.

Malgré le lieu de mémoire toujours présent et même peu à peu restauré du Familistère, pourquoi l’image et les mérites de Godin ont-ils souffert d’un certain oubli, alors qu’on trouve là un succès indéniable sur le plan humain et collectif ? Du fait sans doute que le domaine de l’entreprise est méconnu, pour ne pas dire suspect en France : qu’on songe à titre comparatif au culte patrimonial entourant l’expérience d’Owen à New Lanark (Ecosse) ou celle de Noyés à Oneida (Etat de New York), et l’on comprendra tout l’effort qui a manqué durant près d’un siècle pour préserver le souvenir du pionnier français. En fait, les premiers à mal servir sa cause furent, de son vivant même, ceux qui auraient dû le mieux l’honorer, je veux dire ceux qui défendaient par le verbe - sinon par les actes - les rêves fouriériste et socialiste. Les sectaires orthodoxes du premier courant ont fait la fine bouche devant la manière dont les groupes de travail et de suffrage mis en place à Guise incarnaient mal les séries ns le principe d’attraction préconisés dans les écrits de Fourier. Quant aux socialistes, qui suspectèrent toujours le rôle de Godin patron, ils dénonçaient la hiérarchie subsistant dans son schéma tout comme le fait que « le Familistère n’est pas dû à l’effort propre de la classe ouvrière [...], son caractère prolétarien et socialiste ne s’affirmera que lorsque les travailleurs du Familistère auront transformé l’usine et s’y sentiront réellement chez eux. » (Encyclopédie socialiste, 1913, p. 429, cité par Lallement, note p. 488). Trahi ou dénigré sur ses ailes, côté réformateur et côté radical, par des esprits à tendance doctrinaire ou tout au moins imbus de théorie plus que de pratique, il ne resta pour défendre un Godin, réalisateur solitaire d’options à poursuivre au quotidien et incompris des élites dites pensantes, qu’un noyau d’épigones aux qualités souvent ternes. Tel fut le sort d’un meneur d’hommes autodidacte et innovant, à l’œuvre au ras du sol dans la longue durée et non dans les prestations d’un jour. Chez les utopistes comme ailleurs, le travail opiniâtre sans mise en scène se voit rarement reconnu : leçon finale de cet ouvrage très complet sur Godin et son destin. En matière de sciences sociales appliquées à l’histoire industrielle, il s’agit là sans doute aucun d’une des publications marquantes de l’année.