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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

« Description du monstre ». L’Atelier (1849)
Article mis en ligne le 9 octobre 2009

par Bouchet, Thomas

Ce monstre, c’est le socialisme - un monstre à quatre têtes : Louis Blanc, Pierre Leroux, Pierre-Joseph Proudhon et Victor Considerant. Après quelques semaines de république démocratique et sociale à la fin de l’hiver et au début du printemps 1848, les partisans d’une république modérée, républicains du lendemain, monarchistes ralliés sans enthousiasme au nouveau régime, font entendre leur voix contre l’ennemi socialiste, communiste, anarchiste. Les journées de juin 1848 sonnent le glas d’une république sociale. A l’automne 1848 Adolphe Thiers fait paraître De la Propriété, un ouvrage en quatre parties dont une s’intitule « Du socialisme » et une autre « Du communisme » : il y agite la menace du chaos social. Une célèbre caricature de Bertall intitulée « La Foire aux idées » fait au même moment rire aux dépens des faiseurs de systèmes (les quatre cités précédemment, mais aussi par exemple Cabet), présentés sous les traits de grotesques bateleurs de foire. L’antisocialisme s’installe en 1849 ; les socialistes, très minoritaires, ne parviennent pas à se faire entendre.
Le 28 novembre 1849, lorsque L’Atelier dénonce dans un très long article une « Nouvelle croisade contre le socialisme », Victor Considerant vit à Bruxelles. Il a participé à la journée du 13 juin 1849, dirigée contre la politique romaine de la République. Poursuivi, en fuite, il vient d’être condamné par contumace en Haute Cour à la déportation (15 novembre). A cette période Louis Blanc a fui à Londres, et Proudhon n’est plus représentant du peuple à l’Assemblée (il a perdu aux élections législatives du printemps 1849).
L’Atelier n’est pas l’allié naturel des quatre hommes qu’il présente dans sa « description du monstre ». Ce journal mensuel fondé en 1840 par des artisans défend des idées plus modérées. Ses rédacteurs font partie des franges les plus aisées du monde ouvrier (typographes, notamment). Les « ateliéristes » s’inspirent de la pensée de Buchez ; ils prônent un socialisme chrétien hostile à tout interventionnisme d’Etat, à toute idée de révolution ; ils défendent l’associationnisme ; sous la Deuxième République ils sont en décalage avec une presse ouvrière radicale, plus populaire, qui s’épanouit quelques mois avant d’étouffer, victime de la répression contre les journaux d’opposition. Sous la monarchie de Juillet, déjà, les rédacteurs de L’Atelier polémiquent à plusieurs reprises avec les rédacteurs de La Démocratie pacifique (sur la théorie des passions et sur les questions de moralité publique, par exemple, en juillet 1846).
Mais L’Atelier est plus hostile encore à ceux qui gouvernent la France à l’automne 1849 : le président Bonaparte, le parti de l’ordre majoritaire à l’Assemblée législative. C’est pourquoi l’article de novembre 1849 est la défense, certes moqueuse et condescendante, des socialistes bien inoffensifs, contre les excès du pouvoir en place. Le rédacteur de l’article, qui garde l’anonymat, s’adresse plaisamment et sous une forme dialoguée aux « bons bourgeois » que le socialisme inquiète et qui sont très attachés à « la religion, la famille et la propriété ». Il n’est pas très éloigné du Bertall de « La foire aux idées » - il évoque par exemple la queue des fouriéristes -, à ceci près cependant qu’il souligne aussi tout l’intérêt que peuvent revêtir les pensées socialistes. Il connaît bien ces pensées, même s’il les caricature. A propos de la tête « Considerant » du monstre, il rappelle que selon Fourier « les attractions sont proportionnelles aux destinées », il reprend le terme de « civilisation », il évoque sans le citer directement les discours prononcés par Considerant à la Constituante le 13 septembre 1848 et le 13 avril 1849, à propos du « droit à l’expérimentation ».
Les quelques paragraphes centrés sur Considerant, on va le voir, sont donc à insérer dans une histoire plus générale de la dénonciation moqueuse de l’« utopie ». Ils donnent des éléments sur l’état des représentations politiques et sociales de l’Ecole sociétaire au milieu du XIXe siècle.

Nouvelle croisade contre le socialisme. Description du monstre

[...]

Nous allons prendre le monstre sous ses facettes principales, caractéristiques, et vous verrez qu’il n’est pas si épouvantable qu’on veut le faire croire. - Suivez-nous.

Le monstre se révèle tantôt sous la forme d’un jeune et éloquent lycéen, et prend le nom de Louis Blanc ; tantôt sous la forme plus élancée d’un disciple de Fourier, et porte le nom de Considerant. C’est sous le masque de Pierre Leroux qu’il siège à l’Assemblée législative. La réaction crut avoir saisi le Socialisme dans son incarnation la plus vigoureuse, et le mettre sous grilles, comme un ours, en la personne de P.-J. Proudhon. Mais le monstre quitte l’homme et, malgré grilles et verroux [sic] ne vient pas moins prendre ses ébats au milieu de nous ; nous vous le montrerons également.

[Il est d’abord question de Pierre Leroux]

Voici Victor Considerant, le farouche démocrate pacifique. Vous cherchez sa queue et l’œil au bout. Le temps n’est pas venu où l’homme jouira de ce précieux annexe pour voir ce qui se passe derrière lui.

En attendant, le principal disciple de Fourier a voulu descendre au niveau de la civilisation. Il a laissé de côté toutes les hypothèses plus ou moins bizarres du maître, et ne demande que la possibilité de fonder une commune sociétaire, et d’y organiser le travail attrayant pour faire honte à la civilisation de sa longue résistance au progrès.

Les exigences de l’école phalanstérienne ont été exprimées à la Constituante par l’apôtre principal de la doctrine. Il demande le droit à l’expérimentation, c’est à dire un terrain assez vaste pour une commune de quinze à dix-huit cents âmes, et une douzaine de millions pour les frais de premier établissement.

Pour organiser la commune sociétaire et le travail attrayant il faut, en effet, d’assez grandes dépenses, puisqu’il faut joindre le travail agricole au travail industriel, et que pour développer les attractions il faut toute la variété des industries. C’est pourquoi la commune modèle ne peut se fonder rationnellement qu’avec une population assez nombreuse, quinze à dix-huit cents âmes, avons-nous dit.

Que deviendront, allez-vous demander, la religion, la famille et la propriété, dans ce phalanstère ? Elles suivront la loi de l’attraction. Les attractions sont proportionnelles aux destinées. Dans l’ordre des relations conjugales, l’attrait sera la règle, comme il sera l’unique loi de tout le travail sociétaire. Vous plaît-il d’aller à la charrue le matin ? Vous y allez. Vous plaît-il, étant rentré, de rêver ou de peindre, ou d’écrire, ou de raboter, ou de limer, ou de danser ? Vous dansez, ou vous limez, ou vous rabotez, ou vous rêvez, conformément à l’action qu’exerce sur vous la loi d’attraction.

C’est très-agréable et très-séduisant, vous le voyez. Sans doute, vous allez dire qu’on rêvera au soleil, qu’on dansera à l’ombre et qu’on chantera beaucoup plus qu’on ne travaillera. Qu’est-ce que cela vous fait ? Le phalanstère tombera plus vite, et vous offusquera moins longtemps, voilà tout.

Il y a aux Etats-Unis des sectes qui professent des doctrines les plus bizarres ; on les laisse faire. Laissons un peu faire aussi. Les idées socialistes sont une sueur intellectuelle qu’à tous les points de vue il serait extrêmement malheureux de faire rentrer.
Si le bien se produisait dans la phalanstère, il faudrait en profiter ; si le mal, on en profiterait également.
Dans tous les cas, il n’y a pas lieu de craindre une insurrection populaire pour la réalisation de la commune phalanstérienne. Ce n’est pas dans le peuple que la doctrine trouve généralement ses apôtres ; c’est dans la jeunesse savante, et l’Ecole polytechnique, si elle fournit beaucoup d’officiers distingués, ne fournit guère moins de disciples de Fourier.

En résumé, si toutes vos peurs du Socialisme pouvaient se dissiper au prix de la douzaine de millions et du terrain, fût-il pris dans la forêt de Saint-Germain, la société n’en mourrait pas, ni vous non plus, n’est-ce pas ?
Passons donc à un autre.

[Il est ensuite question de Louis Blanc, et de Proudhon]

L’Atelier, 28 novembre 1849.

Pour aller plus loin :

Jonathan Beecher, Victor Considerant and the Rise and Fall of French Romantic Socialism, Berkeley, Univ. of California Press, 2001.
Thomas Bouchet, « L’Ecole et l’Assemblée. Considerant à la Constituante, 1848-1849 », dans Thomas Bouchet et Michel Cordillot (dir.), Victor Considerant, 1808-2008, Cahiers Charles Fourier, 19, 2008.
Christophe Charle, Le siècle de la presse, 1830-1930, Paris, Seuil, 2004.
Armand Cuvillier, Un journal d’ouvriers, l’Atelier (1840-1850), Paris, Editions ouvrières, 1954
Armand Cuvillier, Hommes et idéologies de 1840, Paris, Rivière, 1956
Michel Vernus, Victor Considerant, démocrate fouriériste, Paris, Virgile, 2009 (réédition)
Remi Gossez, « Presse parisienne à destination des ouvriers, 1848-1851 », dans Jacques Godechot (dir.), « La presse ouvrière, 1819-1850 », Bibliothèque de la Révolution de 1848, 1966.