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214-216
SCHERER René : Pour un nouvel anarchisme (2008)
Paris, éditions Cartouche, 2008
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 5 janvier 2009

par Bouchet, Laurence

Dès son introduction où il évoque avec poésie son parcours anarchique au cœur de Paris, René Schérer place la passion et l’attraction au cœur de son écriture. Si l’anarchie est exaltation de l’individu contre toute oppression venue de l’Etat, de la loi, de la religion comme l’a montré Max Stirner, cette affirmation n’est pas repli égoïste mais élargissement du moi par la prise de conscience de l’infini en nous. Prise de conscience, expérience bouleversante propre à l’enfance relatée par Sartre ou Jacobi. C’est qu’en nous, il y a cette aspiration vers l’autre, cet appel vers ce qui à la fois nous dépasse et nous constitue. C’est par ce mouvement d’ouverture que nous nous réalisons et sommes nous-même en avant de nous. « L’anarchisme n’est pas complet si l’affirmation de soi qui lui sert de base et de tremplin n’est pas ouverte sur quelque rencontre. Il est de nature hospitalier [1]. » (page 14) La passion est donc le fil rouge de ces pages dans lesquelles René Schérer convoque la philosophie, la littérature, mais aussi les mathématiques et leur calcul différentiel provoquant de la sorte un recul intempestif nécessaire à une meilleure compréhension de l’actualité.

Dans les premières pages l’auteur se fixe une gageure : « faire entrer la passion dans la philosophie et inversement rendre philosophique la passion. » (page 28) Notre société serait-elle victime d’un excès de passions, comme on l’entend dire parfois ? Il faudrait alors cantonner ces dernières dans l’espace privé de la vie domestique tandis que l’espace public serait le lieu du déploiement de la raison et de ses lois. Hypocrisie, manipulation, s’insurge René Schérer car sous couvert de séparation de la vie publique et de la vie privée on tente de juguler et d’amoindrir les passions. C’est le politique voulant préserver son statut et son autorité qui délimite l’espace domestique, en dessine les contours par les lois du mariage et de la famille (aussi recomposée soit-elle, la famille n’en demeure pas moins famille, espace clos et le modèle du couple monogame n’est nullement remis en cause par le PACS et la revendication du mariage homosexuel). Ainsi la sexualité et les affects sont-ils régulés par la « société de contrôle », pour reprendre les termes de Foucault. Pour un nouvel anarchisme s’inscrit dans la lignée des écrits utopiques puisqu’on y trouve d’une part une critique lucide et minutieuse des contradictions dans lesquelles nos sociétés contemporaines s’enferrent (mondialisation uniforme et revendications identitaires, libéralisme économique et contrôle sécuritaire, circulation des biens et élévation de murs-frontières) mais d’autre part aussi la possibilité d’un espoir empruntant des chemins de traverse, des voies différentes. Toutefois c’est bien en direction de Fourier que René Schérer mène ses pas. Tout comme lui, son originalité d’utopiste ne consiste pas à proposer les plans d’une société idéale mais plutôt à repérer les mouvements passionnels et anarchiques qui débordent par les marges [2] et à les accompagner pour tenter de favoriser leur plein essor. En ce sens, rien de plus réaliste que l’utopie qui se déploie sur un « plan d’immanence » comme le montre René Schérer empruntant ce concept à la philosophie deleuzienne. Contre toutes les formes de transcendance et d’autorité, qu’elles soient celles du sujet, de la religion ou de l’Etat, c’est sur un plan d’immanence que l’anarchie se développe, faite de flux, de différentiel mais ne s’érigeant jamais elle-même en principe. L’anarchie agit comme une antinomie : elle est au principe même de la politique sans être principe elle-même, elle incarne cette nécessité de remettre en cause les principes dans leur rigidité et dans leur institutionnalisation. Comment sortir de l’oppression mortifère où le désir d’étiole et avec lui tout le mouvement vital de la société ?

Pour terminer ce rapide parcours à travers ce livre de René Schérer nous ne résistons pas au plaisir ne nous attarder encore quelque peu sur ces pages dans lesquelles il est question de nouveaux agencements du désir. Dans son chapitre intitulé « le différentiel amoureux », René Schérer fait l’éloge de la différence, de la différenciation, du différentiel, de la nuance, de l’infinitésimal bien plus aptes à rendre compte du réel que l’identité, l’homogène ou « la chose en soi » kantienne. Il applique cette attention à la variété des amours, des agencements amoureux et des « manies » érotiques qui n’ont rien à voir avec l’avènement d’un « sexe-roi » trop univoque et uniforme pour rendre compte de cette réalité polymorphe. Contre une mondialisation-uniformisation il envisage alors une mondialisation où ces différences affichées dans l’espace public s’exalteraient les unes par les autres. René Schérer revisite alors et détourne avec humour le mythe de Gygès mobilisé par Platon dans La République. Dans le dialogue entre Socrate et Glaucon sur la justice, il s’agissait de montrer que nos passions inavouables détruiraient l’espace social et politique si elles pouvaient se déployer au grand jour. En effet l’anneau permettant à celui qui le détient de devenir invisible serait utilisé à des fins destructrices pour satisfaire les passions tyranniques qui sommeillent en chacun de nous. Heureusement, cet anneau est une légende et l’espace de la société par le jeu des regards impose un contrôle permanent des uns sur les autres, l’inavouable restant dissimulé. René Schérer, s’appuyant sur la version de ce mythe par Hérodote donne un tout autre éclairage à l’inavouable, laissant la part belle au désir et au rôle de la femme congédiée par Platon. C’est le roi Candaule qui pour avoir confirmation de la beauté de son épouse aurait demandé à son garde favori Gygès de se cacher pour la contempler nue, son plaisir paraissant alors démultiplié par ce partage des regards. Que se passerait-il si nos désirs inavouables qui ne sont pas nécessairement des désirs de pouvoir apparaissaient à la lumière du jour dans un mouvement de libre circulation ? Quelle transformation cela opérerait-il dans l’espace social ?