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207-209
Marcel Barbu
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 6 janvier 2009

par Guillaume, Chantal

Faire des hommes libres retrace la vie des communautés de travail créées par Marcel Barbu à Valence à partir de 1941. En pleine guerre, ce fabricant de boîtiers de montres invente une nouvelle forme d’entreprise. Il est question de produire et de vendre mais aussi de faire vivre une communauté d’hommes et de femmes qui partageront ensemble plus que le travail. Les Editions Repas, installées à Valence, qui ont l’ambition de donner à connaître des expériences d’hier et d’aujourd’hui témoignant d’une autre conception de l’entreprise, de la démocratie sociale, ne pouvaient pas manquer de s’intéresser à cette expérience de communauté de travail. L’auteur de l’ouvrage est Michel Chaudy. Il s’est attelé à présenter cette expérience, son créateur Marcel Barbu, et toutes les difficultés qu’une telle entreprise soulève. Elle préfigure les expériences d’entreprise autogérée, les tentatives de gouvernance démocratique en entreprise et les principes de l’économie sociale et solidaire. C’est d’ailleurs Charles Piaget, figure emblématique du conflit Lip en 1973 à Besançon, qui a signé la préface de l’ouvrage. Piaget a occupé un emploi dans la première entreprise d’horlogerie de Marcel Barbu à Besançon qui travaillait pour Fred Lip. Henri Desroche s’est intéressé à cette expérience singulière de communauté de travail parce qu’elle met en application des principes d’organisation et de vie communautaire s’apparentant à une tradition fouriériste et coopérative. Mais son créateur est plutôt inspiré par des principes et valeurs chrétiennes, voire même spirituelles.

L’entreprise que Marcel Barbu veut promouvoir est un centre de vie totale, une communauté politique, sociale et spirituelle. Elle ne doit pas comporter plus de cent à cent vingt familles et on y entretient l’esprit communautaire par des activités diverses : sports, fêtes, chorales... La propriété du capital est collective. Surtout Marcel Barbu imagine une Règle pour cette communauté de travail et de vie - cent douze pages au total. Cette règle a pour objectif de mettre en œuvre la démocratie dans l’entreprise. Ainsi dans les Assemblées générales qui ont lieu tous les semestres, toutes les décisions sont prises à l’unanimité pour éviter que les mêmes prennent toutes les décisions. Les assemblées de contact sont là pour faire le point sur les événements de la semaine. Les groupes de quartier sont les plus petites unités de la communauté pour parfaire la participation. Le Conseil général compte neuf membres élus par l’assemblée générale pour deux ans. Le Tribunal est chargé de juger du non respect de la Règle et de la morale communautaire (sept membres élus par l’AG pour un an).

On note que la gouvernance démocratique exige d’être instituée et protégée par des règles nombreuses, strictes et peut-être lourdes dans le fonctionnement. On ne peut entrer ici dans le détail de la Règle de la communauté mais on peut penser qu’elle contraint et impose des principes et valeurs chargés de mettre en œuvre non pas seulement l’efficacité économique mais aussi une autre forme d’organisation sociale. La règle et la surveillance de son application créent sans doute de la suspicion, voire de la culpabilité. Elle doit aussi selon nous être vécue comme destructrice du choix et de la conduite individuelle et s’opposer à tout esprit libertaire. Il y a là un paradoxe car la règle a aussi pour finalité d’abolir toute situation hiérarchique et d’inégalité. Dès qu’il fonde sa première entreprise, Marcel Barbu instaure une relative égalité des salaires et fait afficher la fiche de paie de chacun.

L’idéal de Marcel Barbu est inspiré par celui des Compagnons de France et comporte une dimension spirituelle qui pouvait être étrangère à la culture ouvrière des années 1940-1950. Chaque compagnon dans l’entreprise est jugé, évalué pour sa valeur humaine qui elle-même est fonction du respect d’un certain nombre de critères (valeur sociale, culturelle, physique, professionnelle, morale...). Puisque l’entreprise est plus qu’un lieu de production, elle a pour vocation de promouvoir des conduites et valeurs fortement communautaires et morales. Marcel Barbu est convaincu que l’organisation démocratique pouvait changer les hommes. D’ailleurs, pour faire des hommes plus libres, il institue les principes du partage des savoirs et de la formation permanente qui seuls peuvent contribuer au progrès social et culturel. Sur une semaine de quarante heures dans la communauté Boimondau (Boîtiers de montres du Dauphiné), huit heures sont consacrées à la formation continue. On doit évoquer aussi le Service social de la communauté, fondé dans un esprit mutuelliste, chargé de faire face aux risques de la vie et de favoriser l’éducation.

Pour retracer l’histoire de cette communauté de travail on doit faire intervenir un autre personnage, Marcel Mermoz, qui à l’opposé de l’autre Marcel est matérialiste et communiste. Cette alliance est d’ailleurs intéressante d’un point de vue fouriériste puisqu’elle repose sur des contraires et fait le pari de l’unité dans la différence. Ils se sont rencontrés en captivité pendant la guerre et portent ensemble la communauté Boimondau jusqu’à une séparation qui leur permet de mener chacun de son côté d’autres expériences de communautés dès les années 1950. Ce qui les rapproche, c’est leur volonté de changer l’ordre social et économique. Ce qui les éloigne, c’est la difficulté de cohabiter dans la même entreprise. Marcel Mermoz, plus proche d’une culture syndicale et ouvrière, se focalise sur les problèmes de production en accordant apparemment une moindre place à l’édification morale et politique des membres de la communauté. Le contexte historique n’est pas facile : l’emprisonnement de Barbu (il refuse pendant la guerre le Service du travail obligatoire) l’éloigne de la communauté, comme son mandat d’élu. En effet, il devient député en 1945 sur une liste indépendante d’actions et de réalisations républicaines. Il démissionne dès 1946, impuissant à proposer des projets de loi qui mettraient en application ses idées sociales. Les deux hommes quittent Boimondau qui abandonne progressivement la Règle et devient une coopérative ouvrière évoluée (selon les termes de Marcel Barbu) pour disparaître en 1971, victime d’une escroquerie.

Entre temps, d’autres communautés de travail fondées par Marcel Barbu et une cité horlogère fondée par Marcel Mermoz demeurent liées à Boimondau. Le premier poursuit dans cette logique communautaire susceptible de changer l’organisation sociale puisqu’il crée la cité Donguy-Hermann, qui elle-même abrite sept communautés de travail dans différents domaines : coopérative de consommation, biscuiterie, menuiserie, bâtiment, mécanique, fonctions administratives communes aux communautés...Mais dès 1958 la Règle n’est plus la référence, la gouvernance démocratique n’est plus une exigence. A Boimondau, la CGT et le Parti communiste ne contribuent nullement à la réussite de l’idéal communautaire et considèrent plutôt que le projet émane d’un patron paternaliste. L’histoire se répète : Godin avec son familistère était lui aussi réduit injustement dans son projet de démocratie sociale à cette figure du patron paternaliste. L’environnement de ces communautés est hostile, les banques ne les soutiennent pas, les valeurs individualistes triomphent. On peut de multiples causes à cet échec mais il n’en reste pas moins que des initiatives semblables voient encore le jour, qui mettent en application des principes d’économie solidaire et sociale. L’auteur de l’ouvrage précise que les entreprises, quelles qu’elles soient, ont en moyenne une durée de vie de vingt à vingt cinq ans ; en quarante ans, une dizaine d’expériences de communautés toutes reliées à Boimondau ont été tentées.

L’ouvrage de Michel Chaudy, Faire des hommes libres ; Boimondau et les communautés de travail à Valence est paru aux éditions Repas en 2008.