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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

41-50
L’Ecole et l’Assemblée
Considerant à la Constituante, 1848-1849
Article mis en ligne le 15 décembre 2008
dernière modification le 23 août 2017

par Bouchet, Thomas

Pendant un an, Victor Considerant est à la fois chef de l’Ecole sociétaire et représentant du peuple à l’Assemblée constituante de la Deuxième République. Il s’agit ici d’analyser cette expérience à la fois décisive et cuisante. Persuadé que ses deux engagements sont complémentaires, Considerant déploie une grande énergie à l’Assemblée mais son rêve de fouriérisme en république irrite, amuse ou indiffère. Malgré l’échec, il persiste ensuite à se déclarer « phalanstérien, [...] membre de la démocratie européenne, citoyen français et Représentant du Peuple ».

L’histoire de l’École sociétaire, dont les premiers développements significatifs sont à dater du début des années 1830, rencontre entre le printemps 1848 et le printemps 1849 celle de l’Assemblée constituante de la Deuxième République. Pour savoir quelles relations se tissent alors entre l’École et l’Assemblée, il est suggestif de prendre comme point de repère Victor Considerant, chef de l’École sociétaire et représentant du peuple. Certes, d’autres phalanstériens que Considerant ont eu à voir, et parfois de très près, avec l’Assemblée. Certains ont été comme lui représentants du peuple - l’Assemblée compterait selon lui dans ses rangs, au printemps 1849, une quinzaine de phalanstériens « patents » ou latents », mais il exagère quelque peu pour les besoins de la cause [1] ; d’autres n’ont pas manqué de s’exprimer pour soutenir ou pour dénoncer le choix de l’engagement dans la vie parlementaire de la Deuxième République, ajoutant un chapitre à l’histoire des polémiques sur les avantages et les inconvénients du combat politique, leitmotiv dans l’histoire du fouriérisme. Pourtant, après d’autres - et notamment, et surtout, après Jonathan Beecher [2] -, je pense qu’il vaut la peine de se pencher sur la singulière expérience sociétaire et politique de Victor Considerant au cours de douze mois décisifs [3].

Ce qui retient ici l’attention, c’est précisément une volonté d’appartenance conjointe et de double identification de la part de Considerant. Il se veut, se déclare très clairement à la fois membre de l’École et membre de l’Assemblée. Le 13 avril 1849, au plus fort du plus long discours qu’il ait prononcé à l’Assemblée - ce discours sera dans les pages qui viennent une sorte de fil conducteur -, il le revendique et il s’emploie à caractériser pour les représentants qui l’écoutent ce que propose « l’École à laquelle [il] appartient. [4] »

Mais la conciliation entre les deux espaces d’identification et d’action est- elle simplement concevable ? Dans le contexte exceptionnel de la Deuxième République et tandis que le combat d’essence politique tend à s’affirmer face à l’action d’essence sociale [5], l’équilibre semble précaire, problématique, voire contre-nature... Considerant n’est pas le seul à vivre en 1848-1849 les tensions qu’alimentent des engagements hybrides. Louis Blanc - socialiste et représentant du peuple - ou Victor Hugo - poète et représentant du peuple - vivent des expériences au fond assez proches. Comme eux, Considerant s’essaie à être là, mais autrement. De quelle manière et avec quels résultats ? C’est ce que je voudrais tenter d’examiner maintenant.

Trois épreuves

23 juin 1848 : difficile, décidément, d’entendre Considerant qui s’épuise à la tribune. Le Moniteur universel du lendemain rapporte successivement, tandis que l’orateur s’exprime, une « explosion de murmures » et de « vives réclamations » ; ici, « le bruit couvre la voix de l’orateur » ; là, des « rumeurs, bruits, interruptions » brisent son élan. A un moment « plusieurs membres se lèvent et interpellent le président » ; au plus fort de l’agitation, fait rare, celui- là « ne peut dominer le tumulte ; il se couvre et la séance reste suspendue dix minutes. »

D’où vient une telle agitation ? Tandis que Considerant parle, Paris résonne des échos tragiques d’une insurrection en marche ; des combats d’une violence extrême se déroulent dans les rues ; l’Assemblée, sur le qui- vive, est très majoritairement favorable à une répression implacable contre les insurgés. Or l’orateur propose à l’inverse que l’Assemblée, es qualités, se montre pacifique et conciliatrice. Tonnerre de protestations. Il n’est pas question, s’entend-il dire, que sa proposition soit lue en séance. Pourquoi ne pas nommer une commission chargée d’examiner la proposition, ou désigner un comité secret, suggère-t-il alors ? Refus marqué dans les deux cas. Puis les représentants du peuple votent à une très large majorité la clôture du débat avant de se prononcer pour la question préalable. C’est ainsi que la proposition de Considerant ne pourra pas même être débattue dans l’avenir.

Considerant vit là des minutes pénibles. Le Moniteur universel - ma source, ici encore - a tendance à euphémiser les situations de violence pour un ensemble de raisons sur lesquelles il n’est pas utile de s’attarder ici, si bien que le chahut a sans aucun doute dépassé ce qui en est retranscrit. Lorsque Considerant avance que l’insurrection tient à un « malentendu fatal », il est pris à partie (« vous appelez malheureux égarés des assassins »). Il croit en la performativité d’une parole apaisante de l’Assemblée au moment précis où elle déclare révolu le temps des paroles. L’Assemblée répond « guerre civile » à « démocratie pacifique ».

13 septembre 1848 : cette fois, l’intervention de Considerant suscite d’abord quelques remous (« murmures », « interruption prolongée ») puis déclenche des salves de rires moqueurs et ironiques lorsque l’orateur propose d’exposer en quatre conférences les principes du fouriérisme. Qu’il organise ces conférences « avec publicité et concurrence », raille La Rochejacquelein ; « Au lieu de quatre, prenez six jours pour créer votre nouveau monde », renchérit Bérard ; puis Marrast, le président de l’Assemblée, remet à sa place l’infortuné réformateur :

L’Assemblée nationale n’est pas une classe dans laquelle on développe ses idées, c’est une enceinte législative où chacun apporte le tribut de ses lumières et les soumet à la discussion publique (Très-bien !)

Cette scène. Honoré Daumier l’immortalise quelques jours plus tard par une caricature cruelle et drôle. Considerant y est « dessiné d’après nature à la tribune le jour mémorable où orné de tous les attributs d’un disciple de Fourrier [sic] et prenant la pose de l’anti-lion, il chercha à phalanstériser tous les membres de l’Assemblée nationale [6] ».

De quoi s’agit-il cette fois ? Question à l’ordre du jour le 13 septembre : le droit au travail doit-il figurer dans le préambule de la constitution ? Avec beaucoup de malignité et un sens consommé du débat parlementaire Adolphe Thiers vient de lancer un défi à ceux qu’il flétrit comme socialistes et communistes : « quels sont vos moyens pour réformer la société ? » Partisan du droit au travail dans une assemblée qui lui est majoritairement hostile, Considerant répond maladroitement à Thiers dans un discours improvisé où il proclame que « l’organisation sociale actuelle est à refaire du haut en bas, de îa base au sommet. » Il n’a pas le loisir d’argumenter très avant. On le traite en séance non comme un représentant du peuple digne d’être écouté mais en petit maître d’école naïf et outrecuidant.

13 avril 1849 : au rire succède l’indifférence. Il y a bien au fil du discours de Considerant quelques plaisanteries jetées çà et là - une allusion, par exemple, à la queue des fouriéristes. Mais, pour l’essentiel, les auditeurs ne prennent plus la peine d’écouter l’orateur. Quelques réactions fusent de temps à autre, soit agressives (« faites imprimer et distribuer [votre discours], lance Parrat. Nous avons autre chose à faire que d’écouter la lecture d’un livre »), soit ironiques et goguenardes (« Monsieur le Président, demande Taschereau, voulez-vous faire prévenir dans les couloirs. Il n’y a plus personne, l’Assemblée va être un désert. »). La presse du lendemain s’accorde majoritairement à considérer que l’Assemblée a perdu son temps.

Victor Considerant a depuis la monarchie de Juillet l’expérience du débat public, il a de la présence et de la voix. Mais la fin de la législature se rapproche. La dénonciation des travers de la société actuelle indispose et l’exposition du système fouriériste n’intéresse personne ; le socialisme, fourre- tout pratique, fait figure d’épouvantail dans l’Assemblée. Défié en septembre 1848, Considerant répond longuement en avril 1849 mais cet homme qui sait parler ne parvient pas à se faire entendre.

Il importe de relativiser de qui pourrait ne passer à première vue que pour une suite de cinglants échecs. Considerant n’est pas la seule victime de violences parlementaires : l’importance des enjeux et la profondeur des clivages expliquent une grande âpreté dans les débats et peu d’orateurs en ressortent indemnes ; Considerant est certes malmené - ce qui contribue à expliquer, par exemple, qu’il ressorte aphone du discours de septembre 1848 [7] -, mais il serait très réducteur de le peindre en victime ou en martyr. Son activité à l’Assemblée est par exemple lisible ailleurs que pendant certaines scènes montées en épingle. L’observer au travail pendant la législature, c’est se convaincre qu’il ne cède pas si facilement au découragement.

L’opiniâtreté du représentant Considerant

Il est possible de se figurer le représentant Considerant plongé dans la préparation d’un de ses discours - celui du 13 avril 1849 : l’École normale supérieure en conserve en effet un brouillon partiel, de sa main, qui porte la trace de réécritures successives [8]. Il en ressort que l’homme fait consciencieusement son travail d’orateur politique. Il soigne son intervention, modifiant son texte vers toujours plus de concision et de dynamisme, de relief. À l’encre rouge clair, des phrases (dont l’incipit, si décisif pour un discours) sont biffées, des expressions réécrites de manière à prendre les auditeurs à témoin (« je veux exposer » devient « je veux vous exposer ») ; le rythme évolue au fil des modifications : un « et j’ai la prétention » somme toute assez terne et plat devient « je veux en outre, telle est ma prétention » ; Considerant, comme tout orateur qui se respecte, cherche enfin à prévoir les interruptions qu’il risque d’essuyer et prépare des réponses adaptées. Le brouillon livre la métamorphose discrète d’un écrit en discours.

Cet exemple d’avril 1849 montre que Considerant ne renonce jamais définitivement à prendre la parole au cours des douze mois de Constituante malgré de forts vents contraires. Il intervient une bonne vingtaine de fois au total (encore ne sont recensées ici que les interventions relayées par le Moniteur). Il aborde de multiples thèmes, de l’état de siège de juin 1848 - il en conteste le bien-fondé - aux droits d’entrée sur la viande de boucherie - il en soutient le principe -, des ordres du jour de certaines séances - il les discute - à un projet de banque générale foncière - il s’en déclare partisan [9]. Il argumente vaille que vaille face à ses contradicteurs ; plus d’une fois, il signale combien il est difficile de se faire entendre face à tant d’obstructions. Il est assidu aux séances ; il vote régulièrement. Il démontre à plusieurs reprises son intérêt pour les conditions, les règles, les garanties de l’activité parlementaire. Sa première intervention (16 mars 1848) est une proposition : si un projet formulé par un représentant du peuple est soutenu par 20 (ou 30) de ses collègues, un renvoi en comité sera automatiquement prononcé pour qu’il soit mis à l’étude. Sa dernière intervention (10 mai 1849) est une protestation : le général Changarnier, qui vient de donner l’ordre à la troupe de ne pas obéir à une réquisition du président de l’Assemblée, doit être mis en accusation pour rébellion. L’Assemblée ne suit pas davantage l’orateur en mai 1849 qu’en mars 1848. Il en conçoit tout naturellement une certaine lassitude et ses interventions ont tendance à s’espacer. Mais il reste présent et actif jusqu’à la fin de la législature.

Il intervient par ailleurs avec énergie au printemps 1848 en périphérie des séances, lors des débats qui occupent commissions et comités issus de l’Assemblée. La parole peut (du moins en théorie) s’y déployer plus librement qu’en séance. Comme cet aspect de l’engagement de Considerant est bien connu, je n’en reprendrai que l’essentiel [10]. Il siège au comité du travail, dont il a demandé avec d’autres représentants la mise en place dès le 6 mai 1848 - 3e séance de la Constituante ; il est désigné par le comité membre de la sous-commission sur les Ateliers nationaux et de la sous-commission chargée d’établir le programme du comité. Il est peu écouté. Neutralisé par le redoutable Falloux, essuyant les remarques ironiques ou condescendantes de quelques membres du comité dont son président Corbon, il se bat, s’enflamme, s’emporte à propos du droit au travail... puis rentre dans le rang. À la Commission de constitution, pendant la même période, il vit quasiment la même expérience. Il défend ses idées, n’est que peu écouté, insiste, se fait battre. C’est au sein de la commission, par exemple, qu’il défend le 13 juin 1848 un projet en faveur du suffrage féminin ; refus amusé de ses collègues ; colère de Considerant.

La place qu’il occupe dans des groupes réunissant de manière informelle une partie des représentants reste en revanche assez peu connue. Il choisit d’emblée de s’asseoir en haut et à gauche de la salle de séances, mais à une époque où les partis n’existent pas le monde des représentants est extrêmement bigarré et difficile à décrypter. Il n’empêche qu’il fait partie de la « Société des représentants républicains », forte d’une soixantaine de membres [11] et qu’à l’automne 1848 il se rapproche d’un groupe montagnard en cours de structuration ; le voilà donc, en fin de session de la Constituante, au nombre des représentants qui figurent sur les mouchoirs de cou à la gloire de « la Montagne » : placé au 2e rang, il voisine avec Leroux, Proudhon, Lamennais, Pyat [12]. C’est en outre comme représentant avancé qu’il fait entendre sa voix au cours de certains banquets d’opposition aux modérés majoritaires de l’Assemblée : il participe à celui de Paris le 22 septembre 1848 ; absent de celui de Dijon (22 octobre 1848), il envoie une lettre aux organisateurs pour leur présenter ses excuses et pour leur affirmer son soutien. Il est aussi membre et trésorier de la Société des amis de la Pologne démocratique [13].

Assidu, actif, combatif, engagé, il ne rechigne pas à se jeter dans la mêlée politique au fil de ces mois ardents. Pourtant, ses idées et ses manières d’agir le situent en décalage par rapport à ses voisins et à ses alliés.

L’Assemblée, autrement

Le fouriérisme de Considerant colore son engagement parlementaire. Le phénomène est souvent perceptible lors des débats : dans ses interventions de juin 1848, de septembre 1848 et de mai 1849 il prône une démocratie pacifique, le droit au travail, l’établissement d’une société nouvelle. Et, plus ponctuellement, lorsqu’il s’exprime à l’été 1848 en faveur d’un droit d’entrée sur les viandes de boucherie - notamment à Paris - c’est parce qu’il craint l’engorgement des grandes villes et prône une circulation, un flux, une respiration dans le corps social [14].

Plus généralement, il désire que soient modifiées les conditions mêmes de la vie parlementaire. C’est le sens de son intervention de la mi-septembre 1848.

Les conférences sur le fouriérisme qu’il se propose d’animer gagneraient à se tenir, explique-t-il, non dans la salle provisoire de l’Assemblée de 1848, mais dans l’ancienne Chambre des députés. La salle provisoire ne favorise pas la discussion : sa forme en fer à cheval est moins propice aux échanges que l’hémicycle, on ne s’y entend pas car elle résonne, 900 représentants doivent pouvoir y trouver place. Dans l’ancienne Chambre les débats seront plus feutrés d’autant que seuls les représentants intéressés s’y déplaceront ; et le caractère informel des exposés aussi bien que l’heure tardive des conférences protégeront contre les flambées de passion si fréquentes en séances plénières. Même si sa proposition reçoit l’accueil que l’on sait, elle vaut la peine d’être signalée car elle traduit un souci de déplacer le centre de gravité de la vie politique, le projet de transformer l’arène en espace de d’exposition et de discussion.

À quoi ressemblerait l’Assemblée façon Considerant ? Autre cadre, mais aussi autres membres, autres domaines d’action, autre rôle, autre mission. Aux hommes s’adjoindraient, propose-t-il, ces femmes que la République ferait à la fois électrices et éligibles. L’Assemblée serait en outre le pilier d’un régime à vocation non seulement politique mais aussi (surtout) sociale : car, en 1848-1849, Considerant observe, regrette, refuse que la réforme sociale tende à se dissoudre dans le flot des agitations politiques alors qu’elle en est le remède.

Posez nettement la question sociale et ses conditions, et vous anéantissez d’un coup, dans la société, tous les ferments révolutionnaires. [...]

Ainsi le plus épineux de tous les problèmes de mécanique sociale, celui de « l’agencement des intérêts et des facultés », est selon Considerant déjà résolu grâce à Fourier et grâce à l’École sociétaire. C’est ce qu’il annonce fièrement comme une « bonne nouvelle » à quelques poignées de représentants inattentifs le 14 avril 1849. Mais, dans ce cas, quel rôle revient à l’Assemblée ? Une fois les lois générales découvertes il ne reste plus qu’à les appliquer. Les représentants du peuple auraient ainsi pour fonction d’observer, d’exposer, de faire apparaître en pleine lumière les solutions qui ont déjà jailli ailleurs [15].

D’où la déception de Considerant au printemps 1849. Le jeu parlementaire en vigueur a éteint une flamme et des siècles semblent s’être écoulés depuis le « Manifeste électoral de la Démocratie pacifique », au printemps 1848. L’Assemblée à venir était alors décrite comme « foyer brûlant d’amour, foyer éclatant de lumière » ; les signataires du manifeste - Considerant au premier rang - appelaient à l’élection d’une « seconde Convention [qui] organise le travail et la richesse. »

Dans ces conditions, à défaut de se fixer une véritable mission, l’Assemblée ne peut-elle pas remplir un autre rôle ? Qu’elle encourage, stimule, imprime un élan salutaire. Qu’elle décide la création d’un ministère du Progrès, de Chambres pour l’agriculture et l’industrie, d’une commune sociétaire ! Telles sont les idées que Considerant lance à ses collègues à la mi-avril 1849.

L’idée d’un ministère du Progrès est défendue par l’École sociétaire depuis la monarchie de Juillet. Considerant appelle dès 1841 à la création d’un département ministériel qui, « sous la dénomination de ministère du Progrès industriel et des améliorations sociales (ou tout autre équivalent) a pour fonction de donner à la Société la garantie du progrès en le régularisant [16] ». Il ne fait donc que réactiver le projet dans son discours d’avril 1849. En relation avec ce premier projet, Considerant en décrit un autre :

Il sera organisé, dans un délai de deux mois et dans chaque arrondissement de la République, à l’instar des chambres de commerce et par des voies et moyens analogues, une chambre des producteurs de l’agriculture et une chambre des producteurs de l’industrie. Le ministre de l’agriculture, de l’industrie et du commerce, est chargé de l’exécution immédiate de la présente loi.

Quant à l’expérimentation d’une commune sociétaire, elle est réclamée à l’Assemblée par le Congrès phalanstérien d’octobre 1848, puis Considerant la définit en tribune. Cette commune serait la traduction d’une « société parfaite, celle où chacun est investi de la plénitude absolue de son droit et amené à faire librement, sans cesse, de son droit le meilleur usage. » Et l’orateur s’adresse directement aux représentants qui peuvent s’ils le désirent (mais ils ne le désirent en aucune manière), le mettre à l’épreuve : « Prêtez-moi pour quelque temps un terrain de 1 200 à 1 600 hectares appartenant à l’État ».

Même si Victor Considerant se montre actif dans la « boite en carton peint » (ainsi George Sand désigne-t-elle la salle des séances de l’Assemblée constituante [17]), il n’abandonne pas pour autant certaines autres formes d’action, contrairement à ce que lui reprochent certains fouriéristes très hostiles à l’engagement parlementaire. : il ne déserte pas la « petite boutique peinte en vert » (ainsi un journaliste décrit-il la librairie phalanstérienne [18]) ; il collabore régulièrement à la Démocratie pacifique ; à l’automne 1848 il publie Le Socialisme devant le vieux monde [19].

Il se retrouve sans conteste marginalisé à l’Assemblée mais son engagement n’est pas vain. Il suffit pour s’en convaincre de se pencher sur les conditions de son élection à l’Assemblée législative, au printemps 1849. Il n’a aucune chance, pensent (espèrent) ses détracteurs. Dans une caricature de campagne électorale, Cham - hostile aux « utopistes » - le représente au cours d’un « déménagement pour cause de fin de bail » : quelques locataires indésirables (Considerant, mais aussi par exemple Leroux) quittent sans gloire l’Assemblée dans un camion traîné par une haridelle famélique ; Marianne guide l’attelage [20]. Or Considerant est élu 18e sur 28 dans la Seine alors qu’à la Constituante il avait été élu de très peu, 8e sur 8, dans le Loiret. L’audience que rencontre Considerant se mesure aussi au-delà des résultats électoraux. Son discours d’avril 1849 est non seulement proposé en édition populaire, mais traduit au Mexique [21].

Les quelques semaines passées par Considerant à l’Assemblée législative sont une autre histoire. Deux remarques, cependant, peuvent être formulées à propos de cette période. D’abord, le chef de l’École sociétaire ne trouve pas davantage d’audience à la législative qu’à la constituante. Le projet de ministère du progrès qu’il a déposé en avril est certes mis à l’étude mais la commission rend des conclusions très défavorables. Son président, le citoyen Turck, s’en justifie :

Nous avons été unanimes pour reconnaître que les encouragements donnés aux progrès des arts et des sciences sont une des choses les plus utiles à un grand peuple. Mais, pour combler cette lacune, faut-il créer un nouveau ministère ? Votre commission ne le pense pas, citoyens représentants [22].

Ensuite, lors du mouvement insurrectionnel du 13 juin 1849, et même si le cœur du mouvement - locaux de la Démocratie pacifique, rue du Hasard, Conservatoire des Arts et Métiers - est éloigné d’une Assemblée peu belliqueuse, Considerant tient à ce que, de l’intérieur, l’Assemblée proteste elle aussi contre les agissements du pouvoir exécutif [23]. Une fois encore, est-il besoin de le souligner, il échoue dans sa tentative...

Après l’échec du mouvement de juin 1849 et avec l’exil, Considerant porte sur l’Assemblée des jugements sévères. C’est une institution stérile, « un monarque absolu à neuf cents têtes (et quelles têtes !) à terme non déterminé. [24] » ; une assemblée d’oiseaux, dont se détachent quelques perroquets multicolores [25]. Pourtant il continue de s’identifier comme membre d’une Assemblée législative si hostile à ses idées et à sa personne. Au début de son exil, de Belgique, il signe « Victor Considerant, représentant constitutionnel du peuple » un texte où il renouvelle sa profession de foi :

En même temps que je suis phalanstérien, je suis homme, je suis membre de la démocratie européenne, citoyen français et Représentant du Peuple. Or, sans me détourner une heure de notre but supérieur, que nous atteindrons ensemble, j’ai mon devoir de Représentant, de citoyen, de démocrate à faire [26].

Voilà de nouveau affirmée par Considerant l’alliance d’identifications multiples et à ses yeux complémentaires. Mais qu’entend-il précisément par représentant du peuple ? son statut d’ex-membre de l’Assemblée n’a pour lui de valeur qu’adossé à la légitimité que le suffrage universel (masculin) lui a accordé. Ainsi ce phalanstérien engagé en politique invite-t-il à s’interroger sur les conditions de possibilité d’une assemblée représentative, sur le problème de la délégation en politique. C’est dire que l’histoire courte de 1848-1849 est à replacer en ce qui concerne Considerant dans le contexte un peu plus large des années que bornent, en 1846, De la sincérité du gouvernement représentatif ou Exposition de l’élection véridique et, en 1850, La Solution, ou le Gouvernement direct du peuple [27]