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7-20
L’animal ou la visibilité du Moi
Article mis en ligne le décembre 2002
dernière modification le 6 mai 2007

par Ucciani, Louis

L’animal est pour Charles Fourier une trace achevée dans la nature du projet divin. Il devient modèle hiéroglyphique de ce projet. Mais il est aussi un vivant et à ce titre il faut voir en lui un autre moi, qui peut être un espace expérimental de préfiguration de ce qui adviendra à l’homme et l’icône caractéristique des tendances humaines.

Le degré de barbarie contenu dans une époque se mesure à la relation entretenue avec l’animal. Les rapports de l’homme à l’animal sont toujours significatifs des rapports que l’homme entretient avec lui-même. Et la proposition suivante pourrait bien être la mesure de ces relations : l’homme expérimente sur l’animal ce qu’il ne tardera pas à expérimenter sur lui-même. Ici en notre époque, l’animal domestiqué, mis en réserve, destiné à la boucherie et matériel d’expérience illustre à la fois ce qui attend l’homme et ce qui le caractérise. C’est à la même mesure que l’on pourrait estimer la portée implicite des utopies. On repère en ce sens chez Fourier une cinquantaine de références explicites à toutes sortes d’animaux qui signe une présence réelle. Peut-on en tirer une délibération théorique ? Et peut-on de celle-ci dégager ce qu’il en peut inférer pour la conception générale de l’homme ? En plusieurs endroits [1] Fourier note la misère dans laquelle les civilisés enferment l’animal. Cela commence par « l’impéritie de la civilisation qui ne sait qu’effaroucher et vicier les animaux » et se prolonge dans la brutalité exercée à leur encontre. Fourier répète cette caractéristique de la civilisation qui inscrit son rapport à l’animal sous la marque de la brutalité. Et dans une optique totalement opposée, les petites hordes voient dans leurs attributions celle de « haute police du règne animal » et « veillent à ce qu’on donne à la bête de boucherie la mort la plus douce ». La prise en compte de la condition animale et la possibilité de juger de la qualité d’une période au traitement des animaux est de l’ordre d’une évidence pour Fourier. Cette évidence prend racine dans une conception plus globale où l’animal occupe une fonction théorique centrale ouvrant sur deux des principes conceptuels majeurs de la théorie générale. Celle-ci, articulée autour d’une dynamique des passions, oscille entre la dimension du constat de l’entrave et des traces du libre épanouissement. Si celui-là relève du décompte de la misère, celles-ci trouvent dans la naturalité l’origine de la logique des destinées tant humaines qu’institutionnelles devant conduire au règne d’harmonie. Fourier décèle dans ce que laisse la nature et que la civilisation n’a pas encore perverti, les signes du projet divin. Si nombre d’entre eux ne sont pas encore connus ni bien sûr décryptés, comme c’est le cas pour l’aromal (« l’élément aromal, la théorie du mouvement aromal, sa distribution et ses influences nous sont inconnus »), d’autres sont à notre disposition. L’animal serait en ce registre exemplaire : « créatures simples, bornées à l’impulsion divine ou jeu de l’attraction et de l’instinct, sans concours de la raison ou du raffinement passionnel ». L’animal uniquement dirigé par le projet divin qui le porte est condamné à être stationnaire (« Aussi l’animal est-il stationnaire et n’avance-t-il pas au-delà des limites de son instinct primitif. Les abeilles dans dix mille ans ne sauront pas mieux faire la ruche qu’elles ne la firent aux premiers âges du monde »). Ce qui permet d’envisager la nature du mouvement qui porte l’homme comme relevant d’une dimension autre que la simple application du projet divin. Entre en lui la possibilité délibératrice :

« Il n’en est pas ainsi de l’homme, il est pourvu d’une raison progressive et alliable avec le levier divin ou Attraction. Il est premier anneau d’échelle composée, d’où il suit qu’il y a dans le mouvement des sociétés humaines deux leviers de Mouvement à tenir en balance, et qu’en opprimant l’un des deux, soit le levier divin ou Attraction, soit le levier humain ou Raison, l’on aboutit qu’à les paralyser tous les deux ; effet ridicule de nos sciences qui, voulant donner l’une tout à Dieu, et l’autre tout à l’homme, n’arrivent qu’à fausser l’un et l’autre ».

L’Animal dépourvu de raison n’est soumis qu’à la logique de l’attraction. Nous pourrons dès lors de son observation et de son étude dégager ce qui serait une forme « pure » de l’attraction, difficilement perceptible chez l’homme saisi entre les deux leviers antagoniques de l’attraction et de la raison.

Être de l’attraction, l’animal subit néanmoins les effets de la raison humaine. Traité avec cruauté et domestiqué, il perd ses qualités de pur être de l’attraction pour, lui aussi, à l’image de l’homme, entrer dans une perte de qualité : « les animaux qui entouraient les premiers hommes étaient d’espèces plus parfaites que ceux d’aujourd’hui ». Cependant de ce qui lui reste on peut tracer un premier axe de la logique d’attraction. Il y a tout d’abord la ligne de destinée. Si l’essentiel de la « science » élaborée par Fourier consiste en une théorie des Destinées, l’animal dans son mode d’être - même s’il est perverti par l’action humaine - peut permettre d’en esquisser le schéma. C’est paradoxalement son aspect « stationnaire » qui éclairerait le plus le mouvement destinal. Si l’homme a à trouver sa destinée, elle est donnée à l’animal : « L’animal n’ambitionne pas de s’élever à un autre bonheur que le sien », il est dans sa destinée. Tandis que « si l’homme seul désire davantage, c’est qu’il n’est point fait pour les misères civilisées, point arrivé au sort que Dieu lui réserve » [2]. La problématique du désir et des passions trouve ici son origine : l’animal ne désire que ce qu’il désire suivant l’ordre de son désir, quand l’homme désire ce qu’il n’a pas. Le désir à proprement parler, comme recherche de ce qui n’est pas là, est propre à l’homme. Faut-il en rechercher l’origine dans ce qui le distingue de l’animal ? Outre la raison et le désir, deux caractéristiques supplémentaires distinguent l’homme de l’animal » : « Les animaux ne peuvent connaître Dieu » et « l’animal ne prévoit pas sa mort, serait inquiet toute sa vie ». On verrait se dessiner ici les quatre bornes séparant l’homme de l’animal. Mais en même temps c’est la structure logique de Fourier qui apparaît. Outre l’opposition Raison/attraction, il y a celle du bonheur acquis opposé au désir et les deux connaissances fondatrices de Dieu et de la mort. Nous trouverons ici dans ce carré fondateur mort-Dieu-Raison-Désir, les signes de la modernité de Fourier et comprendrons comment les contemporains ont pu s’y reconnaître. Mais ce qui est d’autre part dégagé, ce sont les conditions de viabilité du discours fouriériste, autour des axes que suivront Nietzsche, Freud, mais aussi Bataille et Heidegger. Cela dit, l’animal n’en poserait cependant pas moins l’axe sur lequel devra se résoudre le conflit Raison-Attraction. Lui dont l’horizon est fermé et à Dieu et à la mort, décline cependant une logique de vie purement attractive. Fourier insiste sur la liberté dont il peut jouir ; l’animal est heureux, son insouciance [3] échappe à l’homme civilisé, ce qui lui fait dire que « les animaux libres sont plus heureux que l’homme civilisé, qui est ravalé au-dessous de la condition des bêtes ». Dans une diatribe contre les moralistes et les politiques et autres « Apôtres de l’erreur », Fourier précise :

« Vous n’avez su que ravaler l’Homme au-dessous de la condition des animaux. Si l’animal est parfois privé du nécessaire, il n’a pas l’inquiétude de pourvoir à ses besoins avant de les ressentir. Le lion, bien vêtu, bien armé, prend sa subsistance où il la trouve, et sans se mettre en peine du soin d’une famille ni des risques du lendemain. Combien son sort est préférable à celui des pauvres honteux qui fourmillent dans vos cités ».

On verra ici une perte dans le passage de l’animalité à l’humanité fourvoyée. Du côté de l’animal, l’immédiateté (du besoin), l’autosuffisance (vestimentaire et de défense), le hic et nunc (du nourrissement), l’individualisme (pas de famille), et la non inquiétude par non projection dans le futur. On en déduirait que le trouble humain se noue autour de ce qui le constitue et le différencie : la médiation ou rupture de l’hic et nunc et la perte de l’individualisme au profit du communautarisme familial puis social. La question alors posée tend à déterminer si les caractéristiques humaines sont constitutives. La raison, Dieu et la médiation sont-ils à ranger sous le même registre ? Dans l’affirmative, ils sont constitutifs et fondamentaux, sinon ils sont des erreurs issues de la civilisation. Or pour Fourier rien de cela, la civilisation est un mode de perversion mais non de fondation. On peut ici faire détour par le rapprochement que nous soumet Lacan, qui met en relation Sade et saint Augustin. Cette idée de la corruption présente chez ces deux auteurs qui ont à voir avec Fourier [4], Augustin et le combat de la nécessaire corruption et l’apologie de l’anarchie par Sade : « Ce n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent. Vous ne les voyez s’élever qu’à l’ombre des lois, s’autoriser d’elles ». Fourier, dans cette logique, considère l’organisation humaine comme un moment de rupture, sans doute mal pensé et mal géré, ne pouvant conduire qu’à perversion. On comprendrait ici que la chose humaine, c’est-à-dire la capacité à penser le monde, en se structurant comme raison aurait perdu sa boussole ou accroche au sens. L’animal pourrait alors être une trace vestige du sens avant que la raison ne vienne le pervertir. Il serait ainsi, même s’il a subi les méfaits de la civilisation qui ont pu aller jusqu’à le dénaturer, un pôle de redéfinition où l’homme pourrait retrouver le monde d’avant sa chute. Le problème qu’entrevoit Fourier est celui-ci : le monde s’est perdu dans une sorte de vertige humain, où l’homme n’a développé qu’une partie de ce qu’il avait la potentialité d’agir. Ce développement inégal conduit à la généralisation de la misère et celle-ci n’est que le produit d’une réduction des possibles. La perspective fouriériste envisage toujours le développement simultané de tout ce qui est à développer. La civilisation n’a su développer qu’une partie de ce qu’il y avait à développer. On pourrait voir ici ce que serait la perversion dans la vision fouriériste. Il ne s’agirait pas d’un détournement d’objet mais plutôt d’un développement dysharmonique. Certaines qualités seraient développées, d’autres ignorées. Or l’animal est pour Fourier l’être animé qui a su développer ce qu’il portait de potentialités ; les abandons de caractère ne sont que des effets de l’influence néfaste de l’homme. Dans Sommaires et annonce du Traité de l’unité universelle, Fourier énonce le principe de la perfection des espèces comme perfection dans le caractère propre : « le tigre et le serpent-sonnette ne doivent pas avoir la douceur de l’agneau, la franchise du chien. Tous deux seraient faussés en caractère : il sont d’autant plus parfaits dans l’espèce, qu’ils sont l’un plus atroce, l’autre plus venimeux ». C’est sous le titre latin Suum Cuique que Fourier formule ce principe, on en retiendra à la fois l’appartenance du caractère à l’espèce, mais aussi l’attribution qui ne saurait être que dans la logique du caractère. Suum Cuique est le principe de ce qui est et doit être, on en trouve une permanence chez l’animal et on en note la perte chez l’homme. Dans son rapport à l’animalité, tout ce qu’a su faire l’homme c’est effaroucher et vicier l’animal, alors que dans la logique évolutive et harmonique il devrait se nourrir de la logique animale, pour retrouver son cap et collaborer à l’évolution animale, pour enrichir l’univers. Il y a chez Fourier en effet une théorie de la domestication et de l’apprivoisement, dans laquelle nous pouvons inclure l’antinomie de la voie civilisée. Là où la civilisation effarouche et vicie, l’état sociétaire apprivoise (vs effarouche) et dénature (vs vicie) [5]. La dénaturation est à comprendre comme l’appropriation par l’homme du projet non réalisé par la nature. L’animal relève de cette nature incomplétée :

« S’il est une erreur pardonnable, c’est d’avoir ignoré pendant 3 000 ans que nos animaux domestiques sont faits pour l’harmonie mesurée, et ne peuvent prospérer sans son intervention. Quand on n’a pas su découvrir cette obstination chez les hommes où l’on en voit tant d’indices, faut-il s’étonner qu’on ait commis pareille bévue à l’égard des bêtes qui offrent bien peu d’indices d’aptitude à l’harmonie » [6].

Si la période de l’apprivoisement passe par l’apprentissage de l’harmonie, celui-ci ne saura être dirigé que par des hommes, ou plus précisément leurs enfants initiés aux rythmes de l’opéra : « Préalablement il faut former à ce talent l’homme qui doit les diriger. Or ce n’est qu’à l’Opéra qu’on peut former à la mesure ce peuple, ces enfants qui doivent en communiquer le goût aux quadrupèdes et volatiles » [7]. Dans cette perspective l’homme s’approchant d’harmonie entraînera l’animal à sa suite. Ce passage ou dénaturation, envisage pour l’animal un changement de rythme non prévu par la nature :

« D’où vient qu’on voit si peu de quadrupèdes favorisés de cette propriété d’harmonie matérielle ? C’est que la nature ayant été excessivement gênée et restreinte dans le système des créations post-diluvielles n’a pu admettre les quadrupèdes qu’en très-petite exception aux propriétés d’harmonie mesurée » [8].

L’animal devient ainsi un espace expérimental, non pas de préfiguration de ce qui adviendra à l’homme, mais de preuve de la réussite. L’homme ici, dans son rapport à la nature, en visant le dépassement du projet divin, ne fait qu’utiliser un signe de dépassement possible. Car si la nature a placé l’animal dans une logique aboutie, le rapport que celui-ci entretient avec l’homme montre les possibilités d’évolution que la nature n’a pu, faute de temps, imposer. La relation demeure cependant utilitariste ; Fourier explique comment en Harmonie les chiens « peuvent intervenir très utilement » [9] et comment, élevés orchestralement, ils permettent de conduire en Harmonie « plus aisément 50 000 moutons qu’aujourd’hui 500 » [10]. Puisque « l’animal est une des principales richesses de l’homme », en Harmonie il sera éduqué et apprivoisé. On pourrait voir dans cet utilitarisme un prolongement de l’attitude humaine vis-à-vis du monde animal et considérer par exemple cette remarque sur la miniaturisation des animaux comme relevant de l’habituelle arrogance humaine : « la création des quadrupèdes miniatures a avorté ; nous les recevrons à la prochaine création ». En fait cette position rejoint les préoccupations que Fourier développe à propos de l’humain. Si pour lui le devenir harmonique part de ses passions, pour l’animal il s’agirait de partir de l’instinct : « N’est-ce pas être au-dessous des animaux que de méconnaître la déférence qu’on doit à leurs instincts ? Ils ne sont profitables pour nous, qu’autant que nous assurons leur bien-être » [11]. Aussi dans l’Harmonie on verrait à la fois se développer et se combiner instincts animaux et passions. Les deux mondes animaux et humains ne cohabiteront qu’en se développant à partir de leurs principes et en se réunifiant. Dans l’éducation des enfants, cette préoccupation devient essentielle :

« On exigera d’un enfant d’Harmonie qu’il sache, avant tout, vivre unitairement avec les animaux ; qu’il connaisse leur vocabulaire d’appels et de commandements principaux, afin de ne pas contrarier le système adopté pour les régir. L’enfant qui à 4 ans 1/2 manquerait de ces notions pratiques, serait refusé au chœur des chérubins : le jury chérubinique lui répondrait, qu’on ne peut admettre au rang des Harmoniens un être qui n’est pas encore l’égal des animaux, puisqu’il ne sait ni leur langage, ni leur convenance » [12].

En quoi il s’agira d’être animal pour devenir homme. Et dans le projet humain d’une Harmonie tournée vers le bonheur généralisé, celui des animaux compte autant que celui des hommes ; voire davantage puisque celui des hommes ne peut que passer par celui de l’animal.

« Les animaux sont heureux dans l’Harmonie, par la douceur et l’unité des méthodes employées à les diriger, par le choix et la variété des subsistances, par les soins de sectaires passionnés, observant toutes les précautions propres à embellir l’espèce : aucun de ces soins ne peut avoir lieu dans la brutale civilisation, qui ne sait pas même disposer commodément les étables. On peut assurer sans exagération, que les ânes, dans l’Harmonie, seront bien mieux logés et mieux tenus que les paysans de la belle France » [13].

Se dessine le projet global où la nature travaillée en un de ses points c’est l’ensemble qui est touché. Fourier insiste sur la liaison qu’elle impose. [« Tout est lié dans le système de la nature »] et sur le mode d’approche que suppose cette liaison. Dans les Prolégomènes  [14], Fourier dégage les bases d’une connaissance dans la prise en compte de la liaison. C’est la théorie de l’analogie : « Le connu nous apprend que Dieu fait des codes sociaux pour des créatures supérieures à nous, comme les arbres ; qu’il en fait pour des êtres inférieurs à nous, comme les insectes, abeilles, guêpes, etc. : d’où l’on peut inférer, par analogie, qu’il a fait un code social pour l’Homme, créature moyenne entre les arbres et les insectes ». Il y aurait donc d’abord ici cette idée de l’Homme enclavé entre deux mondes organisés ; savant de ces deux mondes, il serait aveugle au sien propre. Et cela serait de lire son propre monde à l’aune des deux autres connus qu’il en connaîtrait le sien. L’animal devient alors autre chose : de compagnon de misère ou d’étalon de déchéance, il devient un axe de signification. Nous l’avons vu être l’être de l’attraction pure où donc nous pouvons déchiffrer la logique attractive. Toujours dans les prolégomènes nous trouvons ceci à propos de la relation entre attraction et destinée :

« Le renne est destiné à vivre dans les glaces ; Dieu ne lui donne pas attraction pour les prés fleuris et les végétaux de nos climats ; ce quadrupède préfère les neiges et la mousse qu’elles recouvrent ; son attraction est donc proportionnelle avec sa destinée essentielle » [15].

Sur le même mode Fourier comprend le devenir viande de l’animal, comme une destinée encadrée par un registre attractif particulier :

« Un bœuf est condamné à périr dans nos boucheries ; Dieu ne lui donne pas, comme à nous, la faculté de réfléchir sur la mort et les genres de mort. Cet animal serait inquiet toute sa vie, en prévoyant sa triste fin » [16].

On peut certes considérer ici que nous serions, en guise d’utopie, dans une justification du monde, et de la supériorité humaine voire occidentale, quand l’exemple est prolongé on trouve ceci : « la nature en agit de même à l’égard d’un sauvage destiné à encourir les risques de famine ; elle lui inspire une apathie qui lui cache le péril ». On mange de la viande en utopie et en Harmonie, ce qui apparaît alors c’est dans la logique des destinées celle du bœuf à devenir viande et par delà la précision d’un modèle fouriériste partant de ce qui est. L’Harmonie ne saurait ni ne voudrait contrecarrer la nature. Ce qu’il s’agit d’éradiquer, ce sont les pulsions malsaines qui accompagnent en civilisation la nécessité naturelle. Le mauvais traitement exercé sur les animaux ne vient que signaler comment la civilisation surenchérit sur la nature ; comment la violence naturelle est dépossédée de sa naturalité pour être transformée en une violence de civilisation. Celle-ci se comprendrait dans la levée de l’apathie et de la résignation pour l’homme et, pour l’animal, dans ce qui deviendrait un mépris de la nature par l’introduction de la peur et de la crainte là où la nature les avait précisément évacuées. L’axe de signification est ici la reconnaissance de ce qui est par nature sous les scories de ce qu’y ajoute la civilisation. L’animal est alors l’élément de la nature animée où se liraient le plus clairement possible les volontés de la nature. Pour cela il faudra arriver à séparer dans ce qu’il donne à voir, ce qui est naturel et donc indice et, ce qui est de civilisation et donc trompeur.

C’est après avoir levé la part impure que l’animal trouve sa vraie force d’analogie. Mais ici encore c’est par un détour pour le moins troublant que Fourier développe son discours. On dit comme une évidence le respect de Fourier vis-à-vis de la femme. De fait, c’est dans un propos délibérément adressé à elle qu’il développe sa théorie. Elle saurait comprendre là où les savants ne voient qu’incohérences :

« Je veux en deux courtes digressions sur les allégories végétales et animales, initier les dames au grand mystère de l’unité de l’univers, et les mettre en état de faire la leçon sur ce sujet aux compagnies savantes, si bien désappointées sur ce problème de l’unité » [17].

Sans doute faut-il voir ici combien la science des analogies nécessite pour être comprise une autre forme de rationalité que celle habituellement en usage. La femme est alors celle dont la sensibilité permettrait le passage à ce qui s’est perdu ou n’a pas su être développé. Le langage des analogies retrouverait la sensibilité féminine (« si vous vouliez engager les dames à lire un de vos chapitres, il fallait, au lieu de dissertations transcendantes sur l’univers, allier vos calculs d’Association avec les amours, avec les roses et les œillets ; c’est ainsi qu’on présente la science au beau sexe ») autant qu’elle s’éloigne de la raison.

Que dit la science des analogies ? En établissant des correspondances entre les différents règnes elle dessinerait un système de relations qui permettrait de rattacher le règne humain au règne astral et aux règnes animal et végétal. En même temps elle tente de conférer au règne humain une trame de références en désignant un réseau de contraintes autour desquelles il se structure. Ce que la science des naturalistes a entrevu, il faut désormais l’exploiter :

« Naturalistes, qui saviez entrevoir que la Rose est emblème de la pudeur ; la vipère, emblème de la calomnie ; le gui, emblème du parasite ; le chien, emblème de l’amitié ; pourquoi n’avoir pas étendu à tous les objets créés ce rapport d’analogie passionnelle ? ».

Selon Fourier ce qui est vrai pour quelques exemples doit l’être dans la généralité

(« le système de la nature serait donc bien vague, bien contradictoire ! elle aurait modelé dans quelques animaux et végétaux des images de nos passions, tandis que d’autres animaux et végétaux seraient dépourvus de ces rapports symboliques, et par suite dépourvus d’unité et d’analogie avec l’homme, avec le monde passionnel ») [18].

L’animal devient une visibilité ou une « icône » des passions humaines et l’homme établit avec lui un rapport symbolique. Celui-ci, lisible par analogie, signe l’unité de tous les composants de l’univers. Il y aurait donc, notamment dans le monde animal, une image projetée de nous-mêmes, dont nous serions le reflet sans reconnaître qu’il est notre image :

« l’analogie est complète dans les différents règnes ; ils sont dans tous leurs détails, autant de miroirs de quelqu’effet de nos passions : ils forment un immense musée de tableaux allégoriques où se peignent les crimes et les vertus de l’humanité » [19].

Il y aurait donc une centralité du règne humain qui trouverait dans les autres règnes autant de miroirs de lui-même. La théorie de l’analogie permettrait de déceler ce qu’on aurait du mal à lire dans notre règne. Apparaîtrait cette idée d’inachèvement de notre monde face à un univers comprenant l’achèvement. Les autres règnes seraient en effet à la fois la visibilité de notre inachèvement et de notre achèvement. On trouverait en eux la trame de notre destinée. En ce sens ils deviennent les observatoires de ce que l’on est. Les Anciens qui percevaient cette interdépendance n’en avaient cependant pas dégagé les modalités d’explicitation :

« Les Anciens avaient donc entrevu le secret de la nature, l’analogie générale. Ils partaient d’un principe juste, mais ils ne savaient pas l’appliquer ; leurs allégories étaient fantastiques : il leur manquait la théorie d’interprétation, l’art d’expliquer méthodiquement le sens de chaque hiéroglyphe animal, végétal et minéral (Je n’ajoute pas le mot aromal, puisque le règne aromal n’est pas encore connu ») [20].

Dans la construction en miroir l’absence de l’aromal signale une particularité de la dialectique de l’achèvement. Le miroir reflète le monde même s’il ne nous apparaît pas. On trouve ici une des particularités de la vision fouriériste où l’achèvement est visible dans la mesure où il est logique, même si non encore réalisé. Ici, c’est le caractère de la visibilité qui doit être interrogé. « Fantastique » chez les Anciens, Fourier voudrait y substituer l’explication méthodique. Sur elle se fonderait la portée scientifique de ce que Fourier dessine de théorie. L’idée de base pose la correspondance que Fourier considère comme admise dès les Anciens, entre un caractère humain et sa visibilité (en miroir) dans les règnes environnants : « Il est dans les productions de la nature des tableaux frappants, comme le cheval et l’âne, où l’on reconnaît aisément les portraits et caractères du militaire et du paysan » [21]. Tout ce qui ressortit du règne animal (et des autres règnes) est image soit de ce qu’est actuellement l’humain soit de ce à quoi il est destiné ; ainsi n’a-t-on pas encore l’usage de référence de la ruche :

« D’autres tableaux comme la ruche d’abeilles et la fleur de pensée doivent nous sembler bien incompréhensibles ; car ils peignent des effets sociaux qui n’existent pas encore, et qui sont réservés à l’Association » [22], et Fourier de préciser les périodes 7e et 8e ; la ruche alors devient le tableau des « 5 fonctions d’industrie unitaire ».

Lire le monde animal c’est donc lire le miroir de l’homme tel qu’il est, mais aussi son devenir. Éviter les « fantasmagories » dans la lecture du futur impose d’être muni de la théorie de ce futur. C’est ce qui manquerait à Linné ou Buffon, c’est ce que comprend Rousseau [23]. La théorie du futur, comme réalisation des destinées, dont la visibilité est comprise dans le monde, c’est proprement l’œuvre de Fourier. Et c’est donc armé de sa théorie qu’on saurait reconnaître dans le monde animal (et les autres) notre propre destinée. Dans cette perspective, Fourier donne quelques pistes relevant de sa théorie du détail. Et à l’arrière-plan transparaît sa conception du module théorique de base. Là où la raison pose le concept, Fourier le décompose en une grille de différences qui annihile sa pertinence et le découpe en une multiplicité de modules : « Dans ces descriptions il faudrait appuyer l’analogie de détails sur les formes, couleurs, habitudes et propriétés » [24]. La nature étant miroir, sa diversité devrait être renvoyée à la raison :

« Où donc est le lien entre les végétaux et les passions ? À quel effet de passion se lie cette fleur nommée iris ; à quelle passion correspond chacun des 40 000 végétaux ? Même question sur les animaux et minéraux » [25].

Fourier se targue de faire le lien là où la raison n’a su que faire arrêt :

« Mais quel rapport entre les analogies et un calcul sur l’Association agricole ? Ces deux sujets sont en rapport très intime : la théorie d’Association étant fondée sur les propriétés des passions, il faudra démontrer par des emblèmes de tous règnes que les lois de l’organisation sociétaire sont écrites dans la nature [...] On distinguera donc les hiéroglyphes animaux, végétaux, minéraux et aromaux, en deux choses principales ; celle de subversion qui, comme le buis et le gui, peint des effets de civilisation, de barbarie, de travail morcelé ; puis la classe harmonique où sont représentées les dispositions de l’Harmonie sociétaire, et les caractères qu’elle donne au monde social ».

Suit un long chapitre d’application qui aboutit à deux Mosaïques de tableaux en règne végétal et en règne animal. On trouvera dans cette dernière mosaïque des renvois tels que le cygne ou la vertu inutile ; le poulet ou les amants inconstants ; le pigeon ou les jeunes amants ; le faisan ou les amants jaloux [26]... Autant de liens qui sont repris, voire modifiés tout au long des traités de Fourier. Subsistent dans la référence à l’animal deux classes de relations. La première articule le monde animal à celui de l’humain autour des grandes sphères que sont la politique [Abeille, Aigle, Âne, Cheval...], le commerce [Porc, Araignée] la « dégouttante civilisation » [Chenille], et les catégories initiées par Fourier, à savoir l’Association [Castor] ; l’ordre sociétaire [Paon] ; l’harmonie [Porc, Singe] ou encore la société primitive [Éléphant]. La seconde décline les modes de la relation qui se distribuent autour de trois actions (dépeindre, présenter, représenter), de deux notions (emblème, image) et de trois référentiels (hiéroglyphe, tableau et portrait). On pourrait en tirer une logique esthétique où le monde animal serait l’esthétisation de l’humain ou la projection esthétique de l’homme. Celui-ci s’approprie une centralité mais l’animal agit alors comme un point d’ironie lui renvoyant une image déformée, animalisée. En ce sens l’animal est un autre moi, la vérité de ce que je produis comme image de moi. C’est ainsi que se comprendra l’animal comme image des passions ... en lui l’homme verrait la forme idéalisée et réalisée de ce qui le meut. D’où une relation où l’homme a besoin de l’animal qui le constitue au même titre que son reflet ou son ombre. En cela la conception de Fourier opère comme en contrepoint de ces mythes où l’homme vendu au diable perd son reflet ou son ombre. Un monde totalement diabolisé serait celui où l’homme perdrait son reflet en l’animal, celui donc d’où l’animal serait ôté.