Dans le Cahier 17, nous avions entrepris de faire connaître l’œuvre de Charles Gide et tout particulièrement sa lecture de Charles Fourier par rapport au mouvement coopératiste (ou coopérativiste) dont Gide est à la fois, dans les années vingt, le militant et le théoricien. Il nous paraît intéressant pour alimenter notre réflexion sur les expérimentations sociales et économiques actuelles de poursuivre cette approche de Gide par l’étude qu’il a conduite en 1917 sur les coopératives de consommation [1]. En effet, nous avons pu constater que dans la société contemporaine, des alternatives au système agro-alimentaire et marchand se mettent en place pour contrer à la fois les aberrations de la mondialisation et pour défendre la qualité des produits consommés qui renouent avec les exigences des premières coopératives (voir les AMAP ou Association de Maintien d’une Agriculture Paysanne et autres expériences de nouveaux liens ou réseaux entre producteurs et consommateurs). On retrouve dans ces initiatives l’esprit de certaines expérimentations du XIXe siècle et début du XXe siècle. Nous avions d’ailleurs aussi présenté l’expérience de Derrion inspirée par la pensée Fourier, le Commerce Véridique et Social à Lyon.
Dans Les sociétés coopératives de consommation, Gide entreprend de présenter ces expériences par une enquête précise sur ces entreprises à l’échelle de l’Europe. Il constate d’ailleurs que la France privilégie les coopératives de production plutôt que les coopératives de consommation, peut-être à cause de son histoire sociale, des luttes ouvrières du XIXe et de sa tradition de penseurs socialistes.
Avant d’en retracer l’historique, Gide la définit par ses objectifs : la coopérative de consommation a pour finalité d’établir « le juste prix » ou prix de revient, de faire régner la justice dans l’ordre économique et de mieux nourrir les plus démunis (souci de qualité que notre société d’abondance ne réserve aujourd’hui qu’à une frange limitée de la population). Mais plus encore la coopérative de consommation est un instrument de transformation économique dans la sphère du commerce, et aussi par contre-coup, dans la sphère de la production et de la répartition des richesses. En effet elle a vocation à être reliée ou harmonisée avec des coopératives de production. Il s’agit ainsi dans un esprit fouriériste de se rapprocher de l’économie domestique et de rompre avec le mensonge et l’anarchie de production et de distribution. Ne pouvant changer ou révolutionner le système sans violence, dans le combat coopératiste, il faut s’attacher à créer des îlots d’associations économiques basés sur d’autres principes, ceux de la solidarité et de la plus grande justice mais aussi de la rationalisation de la production et de l’échange. Essaimer, multiplier les coopératives dit Gide peut contribuer à la transformation économique de la société. La création de coopératives peut être comme une contamination du système qui finirait par le changer insensiblement. Charles Gide se veut le penseur d’une alliance possible de l’utopie, de l’idéalisme et de l’empirisme : un utopiste pratique. Secréter des contre-sociétés, des alternatives ce serait se distancier de la société existante par le bas, sans attendre des solutions politiques par le haut. Ainsi la coopérative n’est pas seulement un moyen mais une fin comme possibilité élargie et généralisée d’alternative concrète au capitalisme.
Charles Gide situe les pionniers de la coopération à Rochdale en Angleterre en 1844 ; ces équitables pionniers sont eux mêmes les enfants d’Owen : devenez vous mêmes vos propres fabricants et commerçants. Owen fait confiance au « self-help » ou dans « le mutual help » même s’il est préoccupé par un socialisme intégral.
En France on connaît en 1828, à Guebwiller, une Caisse du pain. En 1835, c’est l’expérience de l’épicerie coopérative de Derrion à Lyon. En 1855, à Saint-Étienne la Ruche stéphanoise est une tentative. En 1885, le groupe des coopérateurs de Nîmes fait école. En 1895, la Bourse coopérative des sociétés socialistes de consommation est active et défend la coopérative d’esprit socialiste. Il est intéressant de constater que le socialisme n’a pas toujours eu vocation à n’être qu’un parti de gouvernement totalement détaché du mouvement social. On trouve les mêmes entreprises, des coopératives de consommation, en Espagne, en Allemagne, en Italie...
Ce qui est plus stimulant pour la pensée, ce sont les principes défendus par les coopératives de consommation. La coopérative est fondée sur la base d’une réunion de sociétaires qui sont égaux ; cela signifie un homme = un vote. Ce principe différencie toute coopérative de l’entreprise capitaliste dans laquelle le nombre de suffrages est proportionnel au nombre d’actions. L’égalité dans la décision, dans le pouvoir de choix est ainsi préservée.
Le capital de la coopérative est composé par la souscription d’actions. Le prix moyen de celle-ci est modique, 25 francs comparés au prix moyen d’une action dans une société capitaliste, 500 francs, précise Gide. La coopérative de consommation n’exige pas un gros capital et même limite le nombre d’actions possédées par un quelconque membre. En effet un gros actionnaire aurait trop de pouvoir et pourrait même mettre en danger, s’il voulait être remboursé, la coopérative. La coopérative sert des intérêts aux sociétaires mais le capital n’a aucune part au profit. Charles Gide précise que pour casser la logique de l’intérêt individuel, il faudrait ne pas servir d’intérêt mais il reconnaît aussi que c’est un vœu pieux et que ce principe s’avère inapplicable.
Quel emploi faire des bénéfices, en sachant que la coopérative s’efforcera de pratiquer des prix bas ? La répartition des bénéfices témoignera de l’application des principes coopératistes. Le capital n’est en effet pas prioritaire dans cette répartition des bénéfices et même il peut en être privé.
Ces bénéfices de la coopérative, que l’on nomme bonis, peuvent être transformés en bons échangeables en marchandises. Mais dit l’auteur, cela est peu moral car c’est obliger à consommer. Cette somme pourrait avoir d’autres finalités surtout pour les plus démunis. A Rochdale on distribue les bénéfices en fonction des sommes versées dans les achats à la coopérative. Ce principe individualiste peut selon Charles Gide être aussi discutable : faire de l’intérêt individuel le grand moteur de l’entreprise coopératiste. L’association coopérative exige de la vigilance dans la mise en œuvre et le respect des principes de justice et solidarité. L’assiduité à la coopérative doit être, selon l’auteur, affaire d’éducation et non de coercition. Mieux, les bonis peuvent être placés dans une caisse sociale, une caisse d’épargne ou une caisse de secours mutuel ou un syndicat... Cet usage collectif des bénéfices paraît plus conforme à l’esprit de l’entreprise coopérative défendu par Gide. A Rochdale 2,5 % des bonis étaient consacrés à l’éducation. Les Maisons du Peuple ont été créées selon le même principe par la Fédération des coopératives de France. Et Gide de préciser que la coopérative de Saint-Claude, La Fraternelle [2], constitue l’idéal de perfection de la coopérative socialiste par sa pratique d’affectation à des œuvres sociales des bénéfices réalisés. Ainsi doivent être accomplies les finalités de solidarité et de répartition équitable pour ne pas trahir la conviction coopérative.
La question se pose aussi de la meilleure utilisation du capital en surabondance. Il serait contraire à la nature de la coopérative de faire des placements spéculatifs. Ainsi la coopérative de consommation doit s’efforcer de créer des associations de production pour mettre en application les principes d’une organisation économique plus juste. Les coopératives de production associées à celles de consommation doivent contribuer à transformer progressivement le régime économique actuel. Multiplier les coopératives en les mettant en liens concourt à l’autonomie et au renforcement du système coopératiste. Ainsi la fin poursuivie, échapper au système capitaliste par une autre forme d’organisation économique, peut être atteinte. Leur donner du poids, c’est aussi favoriser la création de richesses plus justement réparties. Ainsi l’entreprise de consommation pourra peser sur la production pour obtenir « le juste prix ». On retrouve dans cet effort de suppression des intermédiaires la pensée de Fourier. Les Fédérations d’achat peuvent imposer des prix plus conformes au prix de revient. A Rochdale, la « wholesale » ou magasin de gros suppose des fabriques associées, une banque en coopération. Mais Charles Gide ne veut pas être dupe, il y a risque à faire de la coopération une grande machine bureaucratique et centralisée qui perdrait bel et bien l’âme coopérativiste. Il faut se garder de toute dérive vers les mammouths de la coopération. Gide souligne que dans cette évolution, les droits des producteurs (et donc aussi des travailleurs) pourraient être mis à mal car pour faire baisser les prix à la consommation, il faut sacrifier les prix de la production. La coopérative atteinte de gigantisme pourrait avoir un pouvoir exorbitant sur les producteurs.
Plusieurs fois dans son ouvrage l’auteur insiste sur ce principe qui impose une limite à tout accroissement d’une entreprise économique : les sociétaires trop éloignés des centres de décision, du conseil d’administration, perdent tout pouvoir dans ce type de coopérative. Ce serait trahir le projet démocratique d’une République coopérative. L’auteur défend le participationnisme effectif de tout coopérateur à l’entreprise. Gide est aussi le témoin de la naissance des grands magasins tentaculaires et des magasins à succursales qui, de fait, suppriment les petits commerces. Est-ce un progrès ? Est-ce conforme à la leçon de Fourier ? : réduire le nombre d’intermédiaires dans les échanges. Mais l’auteur doute de la nature de ces grands commerces car il ne s’agit nullement dans ces entreprises de mettre en application les principes sociaux et moraux de l’esprit coopératif mais d’appliquer avec plus d’efficience la logique économique dominante. Il a raison et que dire des hypermarchés actuels et de leurs rapports avec les producteurs ? Le gigantisme a servi les intérêts concentrés du commerce et aggravé l’anarchie de consommation et production.
Enfin Gide s’interroge sur les relations conflictuelles entre les coopératives de consommation et celles de production : si la première n’est pas reliée à la seconde, il y a maintien de la même logique économique de concurrence et de production/consommation anarchique. On peut même reconnaître que la coopérative de consommation en cherchant la baisse des prix maintient par la concurrence les bas salaires et entraîne une baisse de qualité des produits. Ainsi la finalité des coopératives associées, changer les rapports du capital et du travail est occultée au profit des intérêts du seul consommateur. Jean-Baptiste Godin dans « Solutions sociales » déplorait déjà lui aussi ce risque en s’opposant au « bon marché » qui signifie à la fois dévalorisation du travail et avilissement des produits.
Le consommateur ne peut vivre aux dépens du travailleur en sachant d’ailleurs que les deux ne font qu’un. Gide serait tenté de remplacer la lutte des classes par la lutte des consommateurs et pourtant la question se pose de savoir si le consommateur peut être le seul juge de l’organisation de la production. Cela induirait que la coopérative de consommation se passe de l’idéal d’affranchissement et d’émancipation du travailleur. L’hégémonie du consommateur serait nuisible au producteur-travailleur. Ainsi s’il faut défendre le consommateur, il faudrait aussi en connaître le prix à payer !
A cette étape de la réflexion, il faut revenir sur l’essence de la coopérative, sur ce qui en fait la différence spécifique avec l’entreprise capitaliste. C’est le théoricien de la coopérative Henri Desroche, qui nous livre la définition la plus appropriée : « Dans la pratique coopérative la solidarité se manifeste dans la limitation des droits du capital, dans l’affectation sociale des résultats, dans la dévolution désintéressée de l’actif net : tous dispositifs inassimilables par un calcul de pur homo oeconomicus » [3].
Il faut ajouter que la pratique coopérative en bouleversant les rapports entre capital et travail, fait du travail associé la charpente du projet coopérativiste. Ainsi, de fait, elle doit émanciper le travailleur des rapports d’aliénation et d’exploitation du travail. Donc la réussite de la coopérative de consommation ne préjuge pas d’une réforme profonde de l’organisation du travail. L’homo coopérativus exige plus que le consumérisme pour se réaliser.
Cette réflexion sur les coopératives de consommation est rétrospectivement passionnante car elle pose des problèmes qui n’ont pas été résolus et qui même se sont aggravés. Depuis les travaux de Charles Gide, la lutte des consommateurs et même « leur libération » a pris une tournure autre et génère des questions nouvelles. Les réticences de Gide et ses mises en garde ont un accent de vérité aujourd’hui. Le bon traitement du consommateur, la défense de ses intérêts, conditionnerait le mauvais traitement du producteur. A l’échelle économique internationale, la défense des consommateurs occulte les enjeux des conditions de la production (misère des salaires, conditions de travail, dégradation écologique, épuisement des ressources...) Le consommateur ne peut être le seul juge de l’organisation économique et de son efficacité, la pensée économique libérale ne cesse d’ailleurs de nous faire accroire que la logique du profit est acceptable car elle est bénéfique pour le consommateur. Pourtant l’aboutissement d’un tel système est la surconsommation couplée à la surproduction de marchandises encore plus avilies comme le déplorait Jean-Baptiste Godin, sans compter la catastrophe écologique. Ainsi les expérimentations actuelles qui visent à rétablir des liens plus justes et plus rationnels entre les consommateurs et les producteurs remettent en question un certain nombre de présupposés de l’économie capitaliste mondialisée : la baisse continue des revenus des producteurs, la qualité médiocre des marchandises en surproduction (Fourier faisait déjà ce constat !), l’allongement des circuits de production-consommation, la surexploitation des ressources. Le génie visionnaire de Fourier s’alarmait des dégradations climatériques, à cause de l’exploitation accélérée des forêts et des rivières. Le système de concurrence pourfendu par Fourier et après lui Gide génère toutes ces aberrations que le consommateur des pays riches au XXIe siècle n’entrevoit toujours pas.
Comme Gide on serait porté par cette pensée de l’autonomie et de l’auto-organisation de la production et consommation en dehors du système capitaliste. Il s’agirait de retrouver cet esprit du self et du mutual help pour créer des îlots de résistance et en même temps d’expérimentation. Fourier lui même pense ces associations en demi-germe, en demi-coopérative... La pensée sociale et politique ne peut s’atrophier dans les urnes de la démocratie représentative. Le contre-pouvoir ne trouvant plus d’espace public (impossibilité de la visibilité d’un authentique discours critique), des contre-activités et projets réalisés peuvent constituer une alternative.