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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

97-104
La métaphysique de Charles Fourier
Article mis en ligne le 15 décembre 2007
dernière modification le 5 janvier 2011

par Vergez, André

Ce texte, reprise d’une conférence donnée par André Vergez en 2000, consiste en une mise au point générale sur la pensée de Fourier et en un ensemble de remarques sur sa dimension métaphysique.

Note de la Rédaction : le texte qui suit est celui d’une conférence prononcée par André Vergez à l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Besançon et de la Franche-Comté, le 15 mai 2000. Le texte a paru d’abord dans les Procès-verbaux et Mémoires de l’Académie (volume 194, année 2000). Nous remercions chaleureusement le président de l’Académie, Monsieur Vichard, pour l’autorisation de republication qu’il nous a accordée. Voir dans le Cahier Charles Fourier 17 (2006), l’hommage rendu par Chantal Guillaume et Louis Ucciani à André Vergez.

François Marie Charles Fourier né à Besançon le 7 avril 1772 est mort à Paris le 9 octobre 1837. De nombreux disciples, beaucoup d’artistes et d’hommes de lettres assistèrent à ses obsèques. Victor Considerant, ancien polytechnicien, prononça un grand discours exalté, il salua Fourier du nom de « Christophe Colomb du monde social, révélateur de la loi des destinées ».

Fourier, qui de l’Ancien régime jusqu’à la monarchie de Louis-Philippe a vécu sous tous les régimes, est parfaitement indifférent à la politique politicienne. Il se veut l’inventeur d’un monde nouveau, d’une société « harmonieuse ». Le phalanstère dont il rêve est d’abord un gros village de mille six cents habitants où chacun et chacune exercent en alternance (changeant d’activité toutes les deux heures, pour satisfaire à la passion dite papillonne) les divers métiers. Ce « phalanstère d’essai » est censé exercer un attrait irrésistible, si bien que sans violence, par le jeu de la seule « attraction », en moins de cinq ans le globe entier « passera à l’harmonie » !

Dans tous ses ouvrages Fourier décrit en un tableau richement coloré diverses scènes de la vie dans le monde futur. Lire Fourier c’est découvrir le rêve éveillé d’un poète, amoureux des fleurs et de l’horticulture. Voici par exemple les « cerisistes », les « poiristes », et même puisqu’il faut des groupes infinitésimaux pour satisfaire à toutes les vocations des « blanc-rosistes » et des « jaune-rosistes ». Fourier parle peu de l’industrie. Aux chemins de fer qui commencent à s’installer à la fin de sa vie il préfère les « chemin de fleurs » du phalanstère. Pour évacuer une fois pour toutes le problème de l’industrie Fourier déclare sans rire qu’au phalanstère les objets manufacturés ont une telle perfection que « le mobilier et le vêtement atteignent une prodigieuse durée, deviennent éternels » (Œuvres complètes, éditions Anthropos, t. IV, p. 209).

On peut s’étonner, dans ces conditions, que Fourier ait trouvé des disciples prêts à fonder un phalanstère. Du vivant de Fourier un député de Seine-et-Oise nommé Baudet-Dulary fit commencer des travaux à la lisière de la forêt de Rambouillet. Aux Etats-Unis même, à cinq kilomètres de Dallas, des disciples réunis autour d’Horace Greely (le fondateur du New York Tribune) tentèrent d’établir divers phalanstères. Tous ces essais échouèrent et aujourd’hui, il n’y a plus stricto sensu de fouriéristes. Dans les dernières années de sa vie, Fourier était devenu un personnage célèbre avec des amis et des adversaires. Au sein même de notre compagnie tandis que Genisset secrétaire de l’Académie de Besançon parlait avec sympathie des œuvres de Fourier (en août 1825) un membre associé correspondant de la même Académie, J.-A. Marc, ne voyait en Fourier qu’une « imagination fiévreuse ».

Donc les fouriéristes ont disparu mais les fouriérologues sont aujourd’hui très nombreux. Le travail universitaire le plus ancien, c’est l’ensemble des articles publiés en 1883 par le philosophe Renouvier dans sa revue Critique philosophique. L’économiste Paul Leroy-Beaulieu, pendant toute l’année 1891, professa au Collège de France un cours sur Fourier. Parmi les fouriérologues d’aujourd’hui, citons Madame Simone Debout qui a publié en 12 volumes les Œuvres complètes de Fourier aux éditions Anthropos. Le Nouveau Monde amoureux impubliable au temps de Fourier a été ainsi édité pour la toute première fois en 1967 (il constitue le tome VII des Œuvres complètes). Les fouriérologues se sont souvent trompés sur Fourier. René Schérer, dans son petit ouvrage sur Fourier, prétend que Fourier voulant faire table rase de l’ancienne société, « propose de brûler tous les livres » (1970, éditions Seghers, p. 22). Fourier, qui a plus d’humour que M. Schérer, proclame que dès la fondation sociétaire, les ouvrages les plus notoires seront reproduits à des milliers d’exemplaires. Témoins des erreurs de la civilisation (c’est à dire de la société actuelle) ces livres resteront à titre de monuments plaisants de l’enfance de l’esprit humain, destinés à l’amusement du globe. Ce n’est donc pas la destruction des livres sur le bûcher que promet Fourier mais leur réédition à titre humoristique, ce que Fourier appelle drôlement « la métempsychose des bouquins ». Erreur plus grave, nombre de fouriérologues méconnaissent l’inspiration radicalement métaphysique et religieuse du grand utopiste. Emile Lehouck (Fourier aujourd’hui, Paris, 1966) ose écrire : « Fourier pousse la critique de la religion élaborée par le mouvement philosophique du XVIIIe siècle jusqu’à ses conséquences extrêmes et logiques, jusqu’au refus de la morale familiale et de hiérarchie sociale traditionnelle ». C’est là interpréter Fourier à rebours. Fourier, loin d’approuver, condamne « les critiques philosophiques et antireligieuses qui déshonorent le XVIIIe siècle ». Fourier déteste l’athéisme des « civilisés ». Il est scandalisé notamment par la publication en 1790 du Dictionnaire des athées anciens et modernes de Sylvain Maréchal, qu’il considère comme une « ordure scientifique » (t. XII, p. 557).

Il est en revanche exact de dire et c’est même fondamental, que Fourier refuse la morale familiale et d’une façon générale toute morale du devoir, toute morale fondée sur la contrainte et sur la répression de nos « attractions » c’est à dire de nos désirs naturels. Fourier, loin d’abolir la religion, entend au contraire la restaurer et c’est sur cette restauration religieuse que se fonde chez lui la critique de la morale répressive. « Les attractions, répète Fourier, sont proportionnelles aux destinées » : le désir (ou « attraction ») est « un indice de destinée », non pas un simple fait psychologique subjectif, mais un signe qui a valeur ontologique et théologique. L’attraction, « le seul interprète entre Dieu et l’univers » (t. III, p. 112) est ainsi « boussole de révélation sociale permanente » (t. III, p. 278). Nous devons donc, non certes dans la société d’aujourd’hui qui porte les marques de la « subversion civilisée », mais dans la société harmonieuse de demain, « nous livrer à toute l’étendue de nos désirs ». La morale du devoir qui exige de nous que « nous fassions ce qui nous déplaît, que nous ne fassions pas ce qui nous plaît » part en guerre contre l’attraction. Elle met l’homme non seulement en conflit avec lui, même, mais en désaccord avec Dieu, auteur de nos désirs et de nos passions. La répression du désir, réclamée par le moraliste, suppose que « Dieu est un mécanicien absurde s’il a placé dans nos âmes des ressorts et des pièces dont il faut entraver le jeu ».

Si la soumission douloureuse au devoir était vraiment notre destinée, voulue par Dieu, Dieu serait également en conflit avec lui-même et tomberait en duplicité de système : les astres, en effet obéissent à la « loi d’attraction » (Fourier prend Newton pour modèle ; mais il donne au mot « attraction » un sens psychologique : attrait, désir). Des animaux comme les castors, de petits insectes comme les abeilles organisent une harmonie sociale par l’effet de l’attraction. Toute la nature a pour ressort l’attraction ; pourquoi seule l’humanité devrait-elle agir par contrainte ? C’est le problème que pose Fourier dans son premier grand livre Théorie des quatre mouvements et des destinées (1808). Trois mouvements de l’univers (matériel, organique, instinctuel) ont pour ressort l’attraction. Pourquoi la vie sociale de l’homme serait-elle soumise à la répression ?

Certes, dans la société actuelle « l’attraction pousse au mal ». L’homme fait le malheur de son prochain et finalement le sien propre en voulant assouvir ses passions. L’attraction ne conduit l’abeille à « un beau mécanisme social » que si elle trouve des fleurs. De même l’humanité a besoin d’institutions susceptibles de s’harmoniser avec ses désirs. La « science religieuse et sociale » se propose d’inventer une nouvelle organisation collective, de nouvelles institutions où les activités les plus utiles seront en même temps délicieuses.

Fourier, jusqu’à la fin de la vie, est dans son œuvre écrite resté silencieux sur les textes de ses disciples, à une exception près. Deux ans avant sa mort, dans le premier tome de La Fausse industrie, il fait l’éloge sans réserve de Clarisse Vigoureux (1789-1865) belle-mère de Victor Considerant et auteur de Parole de providence. Lamennais dans son illustre Parole d’un croyant n’est selon la fouriériste Madame Vigoureux qu’un demi-croyant : il pose des limites à la Providence : il lutte en effet contre les passions que Dieu nous a données et invite les femmes à la résignation et à la soumission.

On voit que c’est bien à tort qu’Emile Zola appelle Proudhon (1809-1865) le petit-fils spirituel de Fourier. Au vrai, Proudhon et Fourier sont antinomiques. Tandis que l’antithéiste Proudhon va jusqu’à dire : « Dieu c’est le mal », Fourier rejette le moralisme de Proudhon et proclame que la morale répressive, ennemie de l’attraction, est véritablement « une insulte à Dieu » II faut également opposer Marx et Fourier. Pour Marx la religion est le « cœur d’un monde sans cœur, l’opium du peuple » c’est à dire une compensation hallucinatoire aux souffrances du prolétaire exploité. L’homme de la société future, selon Marx, serait délivré de l’illusion religieuse. Pour Fourier c’est au contraire la « société civilisée » avec ses injustices et ses souffrances qui engendre l’athéisme. Et le croyant d’aujourd’hui qui vit dans ce monde à rebours est lui-même contaminé. Ses prières, toujours plaintives et récriminatrices, sont des « malédictions déguisées ». Tant il est vrai que l’athéisme « se fonde sur le triomphe permanent du mal et sur l’immensité de la misère humaine ». (t. III, p. 46). Pour Fourier l’homme heureux de la société future, qui volera de plaisir en plaisir, éprouvera tout du long de l’existence l’harmonie admirable du monde, la présence vivifiante de la providence universelle. La « féerie sociétaire » apportera avec elle un grand élan mystique : « De cet océan de délices produit par la seule attraction ou impulsion divine, on verra naître une frénésie d’enthousiasme pour Dieu ». Si les contemporains de Fourier n’ont pas toujours aperçu le fondement religieux de sa doctrine c’est que le jansénisme marquait encore la société française. L’anti-naturalisme des jansénistes paraissait à Fourier trop pessimiste pour être vraiment religieux. Fourier critique par exemple un Traité du mépris de soi-même d’un certain R. P. Franchi, paru à Lyon en 1802 : « C’est, bien à tort, dit Fourier, qu’on a pris pour une idée religieuse cette manie de ravaler l’homme passionnel ». Ce que condamne Fourier c’est « la fausse piété ou crainte de Dieu sans amour ».

Les contemporains de Fourier lui ont surtout reproché son éloge systématique du désir et des passions. N’y a-t-il pas, disait-on, et dit-on encore aujourd’hui, des passions mauvaises, des passions criminelles ? Fourier a très probablement lu le marquis de Sade et partage avec lui sa revendication d’une complète liberté sexuelle. Mais sur un point fondamental Fourier s’oppose au marquis de Sade. Selon Fourier nos passions telles que Dieu nous les a données ne nous poussent jamais au mal. Le marquis de Sade lui-même aurait sa place au phalanstère. Il serait par exemple un grand chirurgien ou travaillerait dans une boucherie. Plus profondément Fourier note que les passions mauvaises ne sont pas les passions primitives mais des passions viciées par une répression maladroite. Fourier a longuement parlé de « l’engorgement » des passions et ce terme doit être pris au sens exact du « refoulement » freudien. Si on ne peut détruire nos « attractions » on peut malheureusement les contraindre, pour citer les termes mêmes de Fourier, à « s’exercer en essor faussé ou récurrent ». Sur ce point Fourier a même anticipé certaines analyses, parmi les plus subtiles, de Sigmund Freud.

Rappelons par exemple qu’en 1911 Freud avait montré qu’un malade, haut magistrat prussien, le président Schreber, qui se croyait persécuté par son médecin le docteur Flechsig et voulait se venger de lui, était en réalité victime d’un refoulement. Le président Schreber éprouvait un désir homosexuel pour ce médecin, et refoulant ce désir interdit, avait construit un délire où il s’apparaissait à lui-même non plus coupable d’un amour, mais victime d’une haine. Or Fourier exactement cent ans avant Freud explique la paranoïa par une homosexualité refoulée. Fourier dans Le Nouveau Monde amoureux parle d’une dame Strogonoff, princesse de Moscou, qui faisait torturer une esclave qu’elle prenait pour une dangereuse ennemie. En réalité Mme Strogonoff était inconsciemment amoureuse de sa servante : « Si quelqu’un, dit Fourier, avait donné l’idée du saphisme à Mme Strogonoff ces deux personnes seraient devenues amantes très passionnées. » Mme Strogonoff persécutait celle qu’elle aurait pu chérir et « cette fureur était d’autant plus grande que l’engorgement venait du préjugé qui cachait à cette dame le véritable but de sa passion, ne lui laissant même pas d’essor idéal ».

Tous les concepts freudiens sont préfigurés dans ces quelques lignes : l’engorgement qui cache le vrai but de la passion c’est le refoulement ; l’amour refoulé qui devient la haine, c’est « l’ambivalence » de la passion : l’amour dont on se croit coupable est transformé en une haine dont on s’imagine victime. Enfin « l’essor idéal » serait ce que Freud appelle « sublimation ». Freud, tout comme Fourier, parle du « malaise de la civilisation ». Mais il n’y voit pas de remède. Fourier est aux antipodes du pessimisme freudien. Pour Fourier une autre société viendra qui réalisera l’harmonie entre « nos attractions et nos destinées ». Fourier est ici guidé par sa croyance en Dieu infiniment bon. C’est cette « espérance en Dieu » qui est la vraie boussole du phalanstérien, la clef de son optimisme systématique.