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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

9-16
Des inédits de Fourier dans les archives de Moscou
Article mis en ligne le décembre 2001
dernière modification le 10 mars 2006

par Beecher, Jonathan

Une des conséquences de l’effondrement de l’Union Soviétique fut l’ouverture de ses archives. Elle n’a pas été immédiate et certains dépôts importants restent fermés aux chercheurs. Toujours est-il que les biographies de Staline, Trotsky et Lénine par Dimitri Volkogonov montrent la valeur des archives aujourd’hui disponibles. C’est aussi le cas, et même de façon plus frappante, pour les ouvrages passionnants écrits par Vitali Shentalinski à partir des archives du KGB sur les écrivains arrêtés, interrogés, persécutés et liquidés sous le régime soviétique [1].

Un fonds très important s’est ouvert sans bruit au début des années 90 sans qu’il en ait été beaucoup question jusqu’à présent. Il s’agit d’une richissime collection de lettres et de manuscrits se rapportant à l’histoire du socialisme en France et en Allemagne au XIXe siècle. Cette collection se trouve dans les anciennes Archives Centrales du Parti Communiste à Moscou, rebaptisées depuis Archives de l’État Russe en histoire sociale et politique [2]. Elle a été constituée grâce aux achats faits en France, en Belgique et en Allemagne par une équipe de spécialistes, sous la direction de David Riazanov, le fondateur de l’Institut Marx-Engels. Il semble qu’un rôle important ait été aussi joué dans l’acquisition des documents français par Boris Souvarine, qui continua à participer au rassemblement des documents longtemps après sa rupture avec Staline [3].

La collection comprend deux fonds considérables consacrés à Gracchus Babeuf et à Marc-Antoine Jullien, le robespierriste devenu libéral : chacun comporte plus d’un millier de dossiers. Mais on y trouve aussi beaucoup de documents sur Barbès, Louis Blanc, Auguste Blanqui, Cabet, Considerant, Enfantin, Fourier, Lamennais, Pierre Leroux, Benoît Malon, Proudhon, Saint-Simon, Vinçard, et tant d’autres [4]. ces fonds fermés aux étrangers pendant la période soviétique sont maintenant accessibles, mais ils ne semblent guère fréquentés par les chercheurs français - ou russes.

Le fonds Fourier n’est pas très fourni : on n’y trouve que dix pièces, et selon l’inventaire dactylographié (en russe) toutes ont été achetées en France entre 1925 et 1930. Elles portent la cote : fond 471, opis’1, dela 1-10.

Les quatre premières pièces sont des articles ou des brouillons d’articles :

delo 1 : compte rendu du Traité de l’Association domestique-agricole, par Fourier lui-même, avec une annotation de sa main (« Article proposé à l’insertion. »). 12 feuilles [1822-1823].

delo 2 : article d’une feuille (2 pages) « Sur les lenteurs et retards en progrès social » [1826-1829] publié dans le Bulletin du mouvement sociétaire en Europe et en Amérique. 1-5 (1857-1858).

delo 3 : photocopie d’un article de 12 pages, « Les garanties sociales en sens positif ». [s.d.]

delo 4 : fragment d’un article de 2 pages, « Analyse de la chute de l’homme », publié dans La Phalange, 21 [1837], 672.

On trouve aussi six lettres autographes de Fourier :

delo 5 : Fourier à sa sœur, Sophie Parrat-Brillat, le 15 décembre 1809, 1 feuille.

delo 6 : Fourier à sa sœur, Sophie Parrat-Brillat, le 9 juillet 1810, 1 feuille.

delo 7 : Fourier au rédacteur du Courrier français, le 6 juillet 1820, 2 feuilles.

delo 8 : Fourier à un inconnu sur « les Owenistes en Amérique », le 3 octobre 1829, 2 feuilles.

delo 9 : Fourier à Précorbin sur « un moyen de faire capituler Enfantin », le 31 décembre [1831], 2 feuilles.

delo 10 : Fourier à Chapelain en réponse à une invitation à déjeuner, le 6 août [1832-1837], 2 feuilles.

Le fonds Fourier réserve peu de surprises. Parmi les articles, deux ont été publiés, le troisième est une photocopie et le quatrième, bien que plus intéressant, n’apporte rien de bien neuf.

Quant aux lettres, il y en a deux dans lesquelles Fourier reprend des attaques élaborées en détails dans sa brochure sur Les Pièges et charlatanisme des deux sectes Saint-Simon et Owen (1831). Deux autres lettres sont de peu d’importance. Mais les deux lettres adressées par Fourier à sa sœur Sophie Parrat-brillat ont un grand intérêt en raison de la lumière qu’elles apportent sur la biographie de Fourier pendant ses obscures années lyonnaises.

Dans la première lettre, écrite à Lyon le 15 décembre 1809, Fourier prie sa sœur de demander que son mari Philibert intervienne en faveur de madame Gabriel Jars, de Lyon, dans un procès qui se déroulera au tribunal de Belley - une querelle à propos d’un petit terrain dans le village de Villebois [5]. Fourier explique qu’il fait cette demande car il désire payer de retour les nombreuses politesses reçues de la part de madame Jars et de son mari. Fourier est un ami de leur fils, l’ingénieur Antoine-Gabriel Jars, et il a souvent rendu visite aux Jars dans leur château d’Ecully, près de Lyon.

« Nous y allons souvent en été. On y vit grandement et joyeusement. Il y a table ouverte, théâtre d’amateurs, et comme je prends ma part de tout cela sans pouvoir rien rendre, je serais bien aise de leur être utile ».

L’ami de Fourier, Antoine-Gabriel Jars (1774-1857), était officier de génie et natif d’Ecully. Son père, Gabriel Jars (1729-1808) et son oncle Antoine-Gabriel Jars (1732-1769), ont fait œuvre de pionniers dans le développement de la métallurgie française [6]. Mais la grande passion du fils, qui allait prendre sa retraite du corps du génie en 1810, était le théâtre. Au début de la période napoléonienne, il écrivit deux comédies, toutes deux représentées à l’Opéra-Comique de Paris : Les Confidences, sur une musique de Nicolo Isouard (première le 10 germinal an XI) et Julie ou le pot de fleurs, sur une musique de Fay et Spontini (première le 21 ventôse an XIII). Pendant les Cent Jours, Jars fut nommé maire de Lyon, et il fut élu en 1827 à la Chambre des députés, où il siégea jusqu’en 1842. On lit ce portrait de lui dans un rapport de police datant du début de la Restauration :

« [D]e caractère doux et conciliant... le chéri du parti opposé au Gouvernement, sans avoir l’inimitié de l’autre. Au reste nullement ambitieux et n’ayant occupé les fonctions de maire que par condescendance pour le vœu de ses amis... [U]n homme à gagner » [7].

En 1809 Jars était bien connu de Fourier. En effet, le concours d’énigmes organisé par Jars dans le Bulletin de Lyon en 1803 avait donné à Fourier l’occasion de faire non seulement ses débuts littéraires, mais aussi la première annonce publique de sa grande découverte de la théorie de l’harmonie universelle. À l’évidence, Fourier et Jars étaient bons amis pendant le Consulat et l’Empire, et il est possible que pendant les Cent Jours Fourier obtint par Jars une place à l’état civil de la mairie de Lyon [8]. Quinze ans plus tard ils restaient en contact : en mai 1830, Fourier évoqua dans une lettre à Muiron un dîner à Paris avec Jars et une conversation sur le génie. Mais la distance sociale s’était accrue entre Fourier et son vieil ami, qui n’était pas seulement « ingénieur distingué » et député, mais encore « « un littérateur, un homme de grand ton. » Ainsi Fourier pouvait-il parler de Jars, en 1830, sans aménité :

« Ce n’est pas une nouvelle connaissance pour moi que M. Jars. Il n’est pas précisément partisan de ma Théorie ; il ne l’étudie même pas : il est de ceux qui n’examinent pas ces genres de calculs ; il n’en est que pour la littérature et la Charte » [9].

Ce qui est digne d’intérêt dans la lettre de Fourier à sa sœur, ce n’est pas tant ce qu’elle nous apprend sur les rapports entre lui et Jars, que ce qu’elle révèle du monde dans lequel Fourier vivait au cours de ses années lyonnaises. Nous savons, grâce aux travaux d’Hémardinquer, de Riberette, de Lehouck et d’autres encore, que Fourier était loin d’être isolé pendant cette période. Mais cette lettre montre que, même si la plupart de ses amis lyonnais étaient des gens modestes - employés et courtiers comme Fourier - son cercle comprenait aussi des gens très aisés. Il l’a dit lui-même dans une lettre de 1818 à son neveu, parlant de ses « liaisons avec des amis riches et répandus » à Lyon [10]. Mais la lettre à sa sœur nous offre quelques précisions complémentaires. Elle nous permet de nous représenter Fourier en train de faire du théâtre, ou à la table du château, partageant une vie « grande et joyeuse ». La lettre livre aussi le contexte pour comprendre l’affirmation de Fourier sur ses « liaisons avec des amis riches et répandus » qui lui avaient fourni « par ricochet » plus de femmes qu’il ne lui en fallait. Elle nous invite même à nous demander si les soirées estivales d’Ecully n’auraient pas été le cadre de quelques-unes des « parties carrées et sextines », des intrigues amoureuses et des « orgies de bonne société » auxquelles Fourier dit avoir assisté pendant ses années lyonnaises [11].

La seconde lettre de Fourier à sa sœur a été écrite sept mois après la première. Elle est en partie obscure : il semble que la « consultation » que Fourier évoque sans préciser davantage soit un avis ou une ordonnance qu’il avait obtenu d’un médecin lyonnais pour sa sœur. Mais ce qui ressort nettement de cette lettre, c’est l’importance que Fourier, adversaire et critique de la famille « civilisée », attache à ses rapports avec sa propre famille : les Parrat-Brillat auxquels il propose de rendre visite, et les nièces Rubat. Alors même qu’il se chamaillait souvent avec sa sœur Sophie, il s’efforçait de lui rendre des services et de rester en contact avec elle. À propos de ses nièces, Fourier s’exprime ici d’une manière formelle, chez lui habituelle, priant sa sœur de leur faire parvenir ses « civilités ». Mais nous savons que, quelques années plus tard, Fourier ira vivre à la campagne chez les Rubat et auprès des Parrat-Brillat, et que bientôt une de ses nièces, Hortense, recevra de la part de son oncle une déclaration d’amour [12].

Prise dans son ensemble - avec les références aux étapes à Bruxelles et à Verviers (« à l’hôtel du prince de Liège »), et à un possible voyage en Italie -, cette lettre d’Aix-la-Chapelle souligne l’importance des voyages d’affaires dans le vie de Fourier sous l’Empire. Soit à son propre compte, soit comme commis-voyageur pour un marchand de draps, il a passé une bonne partie de l’époque napoléonienne en voyage. Et ses observations sèches sur le « beau monde » d’Aix-la-Chapelle ou sur les « oisifs » qui « viennent prendre des bains sans en avoir besoin » démontrent combien ses voyages n’ont cessé de lui fournir des exemples des « vices » de la société « civilisée ».


Retranscription des deux lettres de Fourier

Lyon le 15 décembre 1809

Ma chère Sœur

Je t’écris au sujet d’un procès qui doit être jugé au tribunal de Belley et que je suis chargé de faire recommander. Je serais bien aise que mon beau frère y donnat quelque soin et je lui aurais écrit directement si j’avais plus de renseignemens sur cette affaire, elle est de peu de conséquences puisque la personne ne se rendra pas à Belley pour la suivre.

Il s’agit d’un petit terrain contesté à Villebois par un nommé Besson qui plaide à cet effet contre Madame Jars de Lyon. Cette dame don’t j’ai fréquenté la maison et chez qui je reçois beaucoup de politesses m’a engagé à écrire à mes parens pour faire parler aux juges en sa faveur c [’est] à d[ire] pour solliciter leur attention sur cette affaire, car tu sais que d’ordinaire on est peu disposé en faveur des gens qui ne sont pas du pays et qui n’y paraissent que par avocat.

Mad. Jars a pour avocat un sieur Pesson Chalarien [?], elle désirerait savoir si c’est un homme intelligent et capable de la bien défendre. Je te prie de m’écrire à ce sujet ce qui sera à ta connaissance. Ton mari pourra t’informer la dessus.

Autant que je puis me rappeller, M. Roux se trouve au nombre des juges. Je présume qu’il aura égard à ma recommandation, ne connaissant pas le fond de l’affaire. Je ne puis que recommander les individus qui sont les meilleurs gens du monde et les plus éloignés de tout esprit de chicane.

Il est bon de te faire connaître pourquoi je prends interêt à ce qui les concerne. Je suis depuis plusieurs années lié avec leur fils qui est ingénieur de la place de Lyon. M. et Madame habitent le château d’Ecully par Lyon. Nous y allons souvent en été. On y vit grandement et joyeusement. Il y a table ouverte, théâtre d’amateurs, et comme je prends ma part de tout cela sans pouvoir rien rendre, je serais bien aise de leur être utile dans cette occasion par l’entremise de mon beau frère. Je le sollicite de prendre quelque intérêt à cet affaire. Communiques lui ma lettre. Je sais qu’il s’intéresse volontiers aux bons gens et ceux-ci sont tout l’opposé au sieur Beniquet que je lui recommandai il y a longtems. D’ailleurs ceci n’est pas une affaire qui puisse donner du désagrément aux protec teurs puisqu’il n’y a aucun recouvrement de fonds comme il y en avait dans l’affaire de Beniquet.

Je vous aurai à tous deux beaucoup d’obligation de ce que vous ferez en cette occasion pour les intérêts de Madame Jars. Attendant ta réponse sur le contenu de ma lettre pour le lui communiquer.

Ch Fourier

Rue St Côme no. 74


À madame Parrat Brillat

À Belley par Lyon

Dept. de l’Ain

Aix-la-Chapelle le 9 juillet 1810

Ma chère sœur

Étant absent de Lyon depuis un mois sans t’en avoir prévenu, je présume que tu pourrais m’avoir écrit au sujet de la consultation que je t’ai laissée. Tu en as eu le tems de la mettre à exécution et je présume que tu t’en seras bien trouvée si tu l’as suivie exactement. Mais de peur que tu ne sois surprise de mon silence je t’avise d’un voyage que je ne croyais pas devoir être de si longue durée. Car je comptais aller et venir sans m’arrêter. Ce n’est que à Bruxelles que j’ai appris qu’il faudrait faire un long séjour dans ce pays d’où je ne serai de retour que la fin de juillet.

Il se pourra qu’au retour je fasse un voyage en Italie. Ce sera un motif de plus d’aller en passant séjourner une huitaine de plus à Belley. En attendant je souhaite le bon jour à toutes mes nièces et te prie de faire parvenir aux Dlles Rubat mes civilités que je leur envoye par ton entremise comme à Hortense et Celeste.

CF

PS Si tu as quelque chose d’important à m’écrire tu pourras m’adresser ta lettre à Verviers par Liège à l’hôtel du prince de Liège.

Il y a ici affluence de beau monde : plus de cent voitures roulantes remplies d’oisifs qui viennent prendre des bains sans en avoir besoin.