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Lyon, ville d’expérimentations : la décroissance, utopie ?
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 7 mai 2007

par Guillaume, Chantal

En 1999 paraissait à Lyon le premier numéro de Casseurs de pub, la « Revue de l’environnement mental » directement inspirée de la revue canadienne Adbusters (« Casseurs de pub », 11 place Croix-Pâquet, 69001 Lyon). Revue de l’environnement mental car la solution de la crise écologique ne se trouve pas dans un ordinateur mais dans la tête de chacun de nous. Changeons et le monde changera, tel est le slogan de Casseurs de pub qui est aussi une exhortation à consommer et à vivre autrement. Cette publication est une invite à inverser nos conduites et notre culture de la consommation, à pratiquer « l’écart absolu » (Fourier). L’image publicitaire détournée et revisitée avec de l’humour et d’autres valeurs, redonne du sens à l’existence sociale soumise aux injonctions publicitaires permanentes. Les campagnes d’affiches : journée sans achat, journée sans télévision sont des incitations à se questionner et à résister aux impératifs de la consommation et à sa normalisation. C’est encore La Croix-Rousse, la colline des canuts lyonnais, qui fait naître cette forme de résistance sociale. Le 5 mars 2004 Casseurs de pub lance La Décroissance, le Journal de la joie de vivre, un bimestriel dont la page de titre annonce l’esprit de cette publication : « 20 % de l’humanité consomment 80 % des ressources naturelles. Nous consommons deux planètes, alors on arrête les bêtises ». Ce journal vise à opérer une prise de conscience : la décroissance est une urgence imposée d’une part par la finitude de la planète et d’autre part par les inégalités croissantes au niveau mondial.

La décroissance est un appel raisonné et réfléchi à inverser la marche de notre civilisation : favoriser la sobriété dans nos modes de produire et de consommer pour enrayer ce mouvement inexorable des sociétés industrielles de destruction des matières premières et des sources d’énergie de la planète. Les dégâts de la croissance sont aujourd’hui connus et toujours plus alarmants car ils sont irréversibles : dégâts sociaux, environnementaux, changements climatiques. Les mots croissance et développement sont toxiques car ils ne sont jamais questionnés ni analysés : exploiter, tirer profit dans une expansion illimitée des ressources humaines et naturelles. Le constat est sans appel et impose de nouvelles catégories de pensée. Par exemple : le concept de bioéconomie forgé par Nicholas Georgescu-Roegen (qui lui même est l’inventeur du concept de décroissance). Il faut selon lui intégrer dans le cycle économique le métabolisme global de l’humanité car le processus économique mis en place depuis deux siècles est de nature entropique : il produit plus de désordre que d’ordre, il épuise irréversiblement nos ressources. Dans le cycle économique entrent énergies et matières premières et des déchets irréductibles en ressortent. Ce nouveau paradigme, la bioéconomie, n’entre pas dans le discours orthodoxe de l’économie de la croissance qui ignore les conséquences de cette sacro-sainte croissance dont sans cesse au contraire on invoque les bienfaits indiscutés. Et on prie tous les jours le Dieu-croissance qui devrait résoudre tous nos problèmes. Cette civilisation va à contre-marche, aurait pu dire Fourier. La pensée de la décroissance est aussi une révolution épistémologique car elle incite à changer nos modèles de pensée et de représentation des activités économiques en intégrant les biocapacités de la nature mais aussi tous les coûts de nos pratiques : coûts sociaux, environnementaux, climatiques ; elle inverse les paramètres de la comptabilité économique. Pour l’économie orthodoxe, le cyclone Katrina est bon pour le produit intérieur brut et la croissance. Contre-marche, encore !

La décroissance comme choix personnel invite à tester, expérimenter de nouveaux modes de consommation, de travail, de déplacement et d’organisation sociale. Utopie si ces expérimentations demeurent dans la sphère de l’imaginaire politique, mais comme pour les projets concrets de phalanstères de Fourier, elles peuvent être des embryons d’expériences réelles d’inversion sociale, des « essais en miniature » et surtout des sorties partielles des aliénations multiples de la société du produire-consommer. Mais la décroissance comme choix démocratique est aussi un combat politique car il ne faut pas attendre la décroissance imposée par les lois mêmes de la nature, par l’épuisement des ressources et les catastrophes climatiques. L’écofascisme serait cette possibilité que notre aveuglement, c’est à dire notre incapacité à prendre des décisions aujourd’hui, nous prive du pouvoir de choisir demain notre organisation politique et économique. Jean-Pierre Dupuy avertit : « Ou le débat démocratique au sujet des nouvelles menaces va porter de plus en plus sur les limites que les sociétés industrielles vont devoir s’imposer à elles-mêmes, en coordination les unes avec les autres, ou bien c’est un écofascisme terrifiant qui risque d’imposer sa loi à la planète. » (Jean-Pierre DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, coll. Points, 2002. p. 96). Remarquons au passage que le paradigme de la bioéconomie exige de penser global non pas local. « Plus, c’est mieux » : il faut se défaire de cet imaginaire économique du capitalisme. La croissance comme but de toute organisation sociale ne conduit pas à favoriser les échanges humains, la solidarité, la valorisation des talents et la jouissance du temps de vie. La décroissance en ce sens n’est pas un renoncement à ce que les Lyonnais nomment en sous-titre la joie de vivre.

Fourier aurait-il été un partisan de la décroissance ? Question saugrenue ? Il est certain qu’il interrogeait déjà les aberrations de nos circuits économiques, la dégradation de la qualité de nos produits, la surproduction inutile... la misère engendrée par l’abondance même. Il invitait à retrouver les modes du produire et du consommer de proximité. Il se plaisait déjà à fustiger l’économisme. La décroissance fait aussi le pari de s’accompagner de plus de relations sociales de solidarité et de convivialité. Elle se veut joyeuse, équitable, en rupture avec les frustrations et les faux désirs de la société de consommation. Est-ce fouriériste ? Sûrement si pour Fourier le but social n’est pas accumuler et produire mais favoriser l’émergence des attractions passionnelles réprimées par la civilisation et refonder des liens sociaux multiples.

On ne peut pourtant s’empêcher de pointer un malaise qui nous envahit parfois à la lecture de La Décroissance. En effet le catalogue des ordres et recommandations pour atteindre ce but ressemble étrangement à un catéchisme d’un nouveau genre : tu te débarrasseras de ton ordinateur, de ton aspirateur, tu renonceras à acheter des livres, tu ne te laveras pas aussi souvent, tu te déplaceras exclusivement à vélo... Les conduites requises, quasi religieuses, de la décroissance seraient à même de générer elles aussi leur lot de culpabilité. Il faudrait se garder une nouvelle fois de toutes « les lignes politiques » et de toutes les formes de fondamentalisme. Dans le dernier numéro, Paul Ariès a cette initiative heureuse de préciser que la décroissance est encore le choix de la simplicité volontaire, c’est dire qu’il n’impose aucune ligne de conduite, aucune normalisation. Chacun pourrait choisir la décroissance à son rythme, selon ses impératifs et ses nécessités. On préfèrerait cette version de la pensée de la décroissance. Fourier serait d’un grand secours pour nous rappeler que les êtres sont multiples, pluriels, que leurs passions différent et que l’on peut les faire converger dans l’harmonie de leurs différences.