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Les derniers fouriéristes français aux Etats-Unis. Notes et documents
Article mis en ligne le 7 avril 2007
dernière modification le 9 avril 2007

par Cordillot, Michel

De tous les pays, les Etats-Unis sont sans doute celui où l’impact du fouriérisme fut le plus profond et le plus durable. D’abord parce que s’y développa, entre 1834 et 1846, un fort mouvement fouriériste autochtone autour d’Albert Brisbane, Horace Greeley (le fondateur de la New York Tribune ) et Parke Godwin, mouvement qui compta plusieurs milliers d’adhérents, eut une presse florissante, suscita une trentaine d’expériences pratiques de phalanstères et ne fut pas sans exercer une influence notable sur l’école transcendentaliste [1] ; mais aussi parce que le Texas, alors même qu’il venait d’accéder au statut d’Etat et était encore très peu peuplé, accueillit en 1855 la tentative faite par Victor Considerant et plusieurs centaines de disciples français et européens de Fourier de fonder à Réunion, village situé à quelques kilomètres de Dallas, une colonie où les principes de l’association, du travail attrayant et de la solidarité des intérêts seraient véritablement mis en pratique [2]. Mais après quelques mois d’euphorie, confrontés aux pires difficultés, les colons déchantèrent rapidement. Après l’échec de cette expérience, les trois cents participants se dispersèrent. Beaucoup repartirent pour l’Europe, amers et déçus ; d’autres tentèrent d’aller exercer leur métier d’origine dans diverses régions des Etats-Unis ; quelques-uns enfin, qui avaient reçu des terres ayant appartenu à la colonie en guise de dédommagement financier, s’installèrent définitivement aux alentours de Dallas [3]. Peu après, éclata la guerre de Sécession (1861-1865), laquelle fut suivie, une fois les Etats du Sud vaincus et l’esclavage aboli, par une longue période d’instabilité et de tensions économique et sociales.

Ce fut dans ce contexte difficile que le mouvement socialiste francophone, en sommeil depuis 1861, se réorganisa un peu partout aux Etats-Unis, d’abord au sein de "l’union républicaine de langue française", fondée à St Louis en octobre 1868, puis au sein des sections francophones de l’AIT (Première Internationale), dont le nombre crût rapidement à partir de la fin de l’année 1870 [4]. De tels groupes d’orientation socialiste apparurent également, avec quelques mois de décalage, parmi les communautés francophones du Texas et de la Louisiane. Or, il est à noter que les fouriéristes, et en particulier plusieurs anciens compagnons de Considerant, jouèrent un rôle clef, à la fois dans l’organisation et dans l’orientation idéologique de ces groupes.

C’est ainsi qu’au printemps 1871, le vétérinaire Louis (Lewis) Louis, qui s’était formé sur le tas en s’occupant du bétail de la colonie de Réunion, fut à la Nouvelle-Orléans - ville où il s’était installé peu après la dissolution - l’un des membres fondateurs du "Club international et républicain", lequel allait devenir quelques mois plus tard la section 15 de l’AIT aux Etats-Unis. Et le bon Docteur Louis, qui occupait la fonction de trésorier au sein du premier bureau élu (séance du 7 mai 1871), n’avait à l’époque aucunement renoncé à ses convictions premières, comme en témoigne la réunion-banquet organisée chez lui le dimanche 9 avril 1871 pour célébrer la naissance de Charles Fourier (né le 7 avril 1772). Improvisant un discours à la gloire de ce dernier, le Dr Louis sut se montrer "éloquent et souvent sublime" [5]. Ce fut sans doute encore lui qui chercha peu après à constituer un "groupe en état de travailler à la propagande fouriériste", multipliant dans ce but les interventions dans les colonnes de la presse locale [6]. Un autre au moins des membres fondateurs du "Club international", Jean Soulié, proscrit du Deux Décembre, avait également participé à l’aventure de Réunion [7]. Quant au principal animateur de la section 15, Charles Caron, il paraît avoir été très profondément influencé par la pensée de Fourier, ainsi qu’on le verra.

De même, la petite section 46 fondée en 1872 à Dallas était entièrement composée d’anciens compagnons de Considerant. Elle resta très active jusqu’en 1876 (date à laquelle on perd sa trace du fait de la disparition du Bulletin de l’Union républicaine), compensant le nombre restreint de ses adhérents par un dévouement financier constant, comme le prouvent les fréquents versements aux diverses souscriptions lancées pour venir en aide aux ouvriers en lutte ici et là, ou encore aux victimes de la répression versaillaise. Fidèles à leurs principes socialistes, les vieux fouriéristes de Dallas contribuèrent également pour une part non négligeable à la survie durant plusieurs années d’une presse révolutionnaire francophone [8]. Deux des dirigeants de la section 46, Charles Capy et F. L. Willemette, furent même élus conseillers municipaux de Dallas en 1875, rien n’indiquant toutefois qu’ils aient alors publiquement fait état de leurs convictions socialistes [9].

Un des problèmes les plus sérieux auxquels fut d’emblée confronté le mouvement socialiste francophone fut celui qui résultait de son attitude vis-à-vis de la Commune de Paris. Car si la proclamation de la République le 4 septembre 1870 avait été quasi-unanimement approuvée dans une communauté où les victimes du Deux Décembre étaient nombreuses et influentes, la Commune suscita au contraire des controverses, nombre de républicains modérés refusant de se prononcer en faveur d’un mouvement qu’ils considéraient comme un mauvais coup porté à la France, alors même que celle-ci, après avoir connu l’humiliation de la défaite, subissait les épreuves de l’occupation prussienne. Les informations mensongères de la presse versaillaise, largement répercutées par les feuilles américaines, firent le reste. Cela n’empêcha pas pourtant la petite phalange internationaliste de se dresser, non sans courage, à contre-courant, en prenant ouvertement la défense des vaincus, et en organisant l’aide financière aux veuves et aux orphelins de la Commune, puis aux déportés des bagnes de la Nouvelle Calédonie - cela suite aux révélations faites par Henri Rochefort lors de sa tonitruante traversée des Etats-Unis en 1874, au lendemain de son évasion de la presqu’île Ducos. Les derniers fouriéristes n’hésitèrent pas alors à choisir leur camp, ainsi que le montre la lettre passablement ironique bien qu’en même temps fort modérée, que le Dr Louis adressa au rédacteur en chef du très conservateur - et très catholique - journal L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, lequel avait violemment pris à parti les communards et ceux qui, dans sa ville, avaient osé prendre leur défense (doc. n° 1) ; de leur côté, les membres de la section 46 ne manquèrent jamais d’envoyer leurs contributions aux différentes souscriptions (voir par exemple le doc. n° 2).

Pour autant, au contact de la dure réalité américaine et du fait de leur échec à Réunion, ces vétérans du fouriérisme n’avaient-ils pas évolué de manière sensible dans leurs conceptions doctrinales ? Les différents documents reproduits ci-après (documents n° 2, 3 et 4) attestent que, devenus membres de l’AIT, les fouriéristes français du Texas avaient intégralement conservé les convictions qui les avaient poussés à émigrer, et en particulier une foi inébranlable en l’association intégrale, qui à leurs yeux pouvait seule "refaire progressivement l’individu et la société".

Il est même sans doute nécessaire de pousser l’analyse plus loin, car non seulement il apparaît que les compagnons de Considerant n’avaient pas varié dans leurs idées, mais qui plus est l’on est en droit de penser qu’ils influencèrent tout un pan du mouvement socialiste francophone. En effet, après la scission intervenue au sein de l’Internationale aux Etats-Unis (décembre 1871), puis son éclatement au Congrès de La Haye (septembre 1872), il devint clair que l’AIT n’était plus à même de présenter un projet politique cohérent et viable. Pour les sections françaises, qui s’étaient volontairement mises à l’écart des factions rivales, l’organisation à intervalles réguliers de souscriptions ou de cérémonies commémoratives (24 février, 18 mars, 14 juillet, 22 septembre) ne suffisait pas à tenir lieu de programme politique constructif. Or, force est de constater que les seules alternatives formulées concrètement furent divers plans de colonies agricoles socialistes. Et ce n’est probablement pas un hasard si les deux projets les plus élaborés émanèrent l’un de la section 15 (La Nouvelle-Orléans), dès janvier 1872 et sous l’impulsion de la "Société socialiste de colonisation" fondée et animée par Charles Caron, l’autre de la section de Galveston (Texas) de "l’Union républicaine de langue française" [10]. Ces deux projets étaient clairement d’inspiration fouriériste. L’agriculture y était l’occupation principale, et les principes de base restaient l’association, pour la production comme pour la consommation ou encore l’éducation des enfants. Les membres de la colonie - et, dans le cas du projet de la section 15, les sections de l’AIT qui avaient souscrit des actions - devenaient des actionnaires co-propriétaires, et le salariat était aboli pour être remplacé par une participation aux bénéfices. La conviction sous-tendant ces propositions restait l’idée chère à Fourier - mais aussi aux Icariens installés aux Etats-Unis, ainsi qu’aux amis de Jules Leroux qui avaient fondé en 1870 une colonie sociale au Kansas - qu’une communauté sociétaire modèle obtiendrait des résultats suffisamment positifs pour entraîner une imitation générale et amorcer un processus de transformation radicale du monde par l’évidence de son succès. Et les réactions du vétéran Athanase Crétien (doc. n° 5), en dépit de quelques réserves (notamment à propos de la construction de logements individuels, problème qui avait déjà envenimé les rapports entre colons au sein de plusieurs phalanstères américains) [11], ne laissent aucun doute quant à la tonalité générale du projet de Galveston, parfaitement compatible avec une stricte orthodoxie fouriériste, du moins telle que la concevaient les vétérans de l’expédition au Texas.

L’expérience de Réunion restait donc bien présente dans les esprits et servait à la fois de point de référence et d’objet de réflexion à nombre d’Internationaux francophones, et, devant l’échec de l’AIT, la seule alternative crédible leur paraissait être une sorte de retour aux sources fouriéristes.

Ces projets, ainsi que quelques autres allant dans le même sens, suscitèrent un peu partout de l’intérêt, y compris de la part de certains réfugiés de la Commune comme Henri Delescluze (le frère de Charles) ou Charles Marin [12]. Mais il se trouva au total peu de volontaires pour tenter (ou retenter) l’aventure, et les divers essais lancés au Honduras et au Venezuela ne semblent pas avoir donné de résultats probants [13]. Après ces derniers échecs, les idées fouriéristes tombèrent progressivement dans l’oubli aux Etats-Unis, à mesure que disparaissaient les derniers survivants de l’épopée de Réunion [14].

Pourtant, près d’un siècle plus tard, à l’heure du triomphe de la société de consommation, la floraison de centaines d’expériences communautaires allait ressusciter une tradition que l’on croyait à jamais disparue [15].

Documents

Document n° 1 : Extrait d’une lettre adressée par le Dr Louis au rédacteur en chef de L’Abeille de la Nouvelle-Orléans.

La Nouvelle-Orléans, 17 juin 1871

Monsieur le rédacteur de L’Abeille,

(...) Quant à la politique du Club international, elle n’est pas la vôtre, je le sais ; les partisans de la Commune sont des fous, des fanatiques, des monomanes... tout ce que vous voudrez, mais n’admettriez-vous pas, monsieur le rédacteur de L’Abeille, qu’il y a comme cela des quarts d’heure dans la vie où l’homme mû par des sentiments qu’il croît honnêtes, généreux, se voit cependant honni, conspué, traqué, emprisonné, déporté par des adversaires qui n’ont pour eux que le droit du plus fort, et ne comprendriez-vous pas, monsieur le rédacteur, qu’à Paris comme à Elbeuf, comme à Rouen, comme à la Nouvelle-Orléans [16], cet homme affolé de désespoir, de rage, se portât à des excès qu’il déplorerait peut-être le lendemain, mais que certes il commettrait ? Oui, n’est-ce pas monsieur, vous qui êtes l’indulgence par excellence, vous m’accorderez ce point, et vous comprendrez, mieux que tout autre, qu’on peut plaindre cet homme terrassé, cet homme fût-il même notre ennemi ; car nous ne savons pas si au fond de son coeur il n’avait pas une foi ardente, une croyance sans borne dans un principe généreux. Pardonnez donc, afin qu’il nous soit beaucoup pardonné ; n’envenimons pas les discussions, ne nous faisons pas brandons de haine et de vengeance. Majorité ne crions pas toujours aux minorités canailles, misérables prolétaires, repris de justice, assassins, etc. etc. Instruisons nous par l’étude impartiale du passé à faire mieux dans l’avenir, et, permettez moi, monsieur le rédacteur, de terminer par une phrase bien simple mais pourtant bien grande d’idées.
Salut et fraternité
Dr Louis
Source : L’Abeille de la Nouvelle-Orléans, 21 juin 1871.

Document n° 2 : Lettre de François Santerre [17] adressée au Bulletin de l’Union républicaine

Réunion, Dallas County, Texas,
8 novembre 1874

Cher concitoyen,
Je vous envoie deux dollars, un pour un abonnement d’un an au Bulletin, et l’autre pour secours aux transportés de la Nouvelle-Calédonie : je devrais plutôt dire aux martyrs du despotisme des jésuites à robes courtes. Je lis toujours votre Bulletin avec recueillement et attention. Je suis partisan de l’organisation de la commune agricole et industrielle, libre et volontaire. Ici, le terrain ne manque pas, mais les sujets ne sont pas bien communs, surtout pour l’agriculture, où chaque individu est responsable de son travail. Pour réussir il faut d’abord savoir, pouvoir et vouloir. Quand on sait, on peut toujours si on veut ; rien n’est impossible avec de la bonne volonté et de la persévérance. Cependant, un petit capital pour l’achat du sol est indispensable. Celui qui vous écrit ce griffonnage est un pauvre diable de paysan, né en 1809, père de 6 enfants, 4 garçons et 2 filles mariées à Dallas. Dans la ferme que je cultive avec l’aide de mes fils, personne n’use de tabac ni de whisky que comme médicament ; mon garçon le plus jeune a 17 ans ; tous mènent la charrue et usent plus de livres de poudre et de plomb qu’ils ne font de prières ; pour la chasse ce sont de véritables Bas-de-cuir. Ici la vie est facile quand on sait s’y prendre : nous faisons 100 acres de culture [18], 30 acres de blé, autant d’avoine ; le reste en maïs, sorgot, coton et jardinage. Nous élevons chevaux, bêtes à cornes et moutons. Nous ne prenons pas de main étrangère pour faire notre travail. Nous avons peu de moustiques, beaucoup de sauterelles, et des sangsues en abondance, telles que marchands, avocats, prêcheurs, docteurs et autres engeances de toutes espèces, véritables fléaux de la société, que l’on nomme civilisation. Citoyen, je ne suis pas riche, et je n’ai pas envie de le devenir ; seulement j’ai besoin de ne pas devenir pauvre. Je me suis toujours moqué de l’opinion publique, et je n’ai jamais voulu faire comme tout le monde. Je suis partisan de l’association intégrale. Quand on sera prêt pour acheter une propriété par actions, je prendrai pour cent dollars de titres garantis par le sol, trois ans sans intérêts ; la durée de la société ne peut être moindre de quinze ans ; au bout de trois ans, les intérêts seront 4 1/2 p. c. Dans une commune agricole, il y a certains travaux où tous les gens de bonne volonté doivent mettre les mains à la pâte. Je suis plutôt routinier et praticien que théoricien ; j’aime ce qui est bon et admire ce qui est beau : je reste en extase devant les oeuvres de la nature ; je m’incline devant la science, que je ne comprends pas toujours, vu mon défaut d’éducation ; j’espère toujours un avenir meilleur et je crois à une vie progressive et sans fin de tout ce qui vit et respire. La nature, ou le bon Dieu comme vous voudrez, a mis sur la terre tout ce qui est nécessaire pour que l’humanité soit heureuse.
Il y a bien des siècles d’écoulés depuis qu’Archimède demandait un levier pour soulever le monde ; nous avons ce levier, apprenons à nous en servir, et faisons notre possible pour le démontrer aux autres si nous voulons réussir. Je vous demanderai d’abord si vous n’avez pas parmi vos connaissances des hommes ayant travaillé, dans leur jeunesse, aux travaux de la campagne comme laboureurs, ou bergers, ou même agronomes, ce qui ne serait pas à dédaigner. Pour commencer, il faut d’abord produire pour consommer ; ne gaspiller ni le temps ni l’argent et aller suivant ses forces et ses moyens, choisir un emplacement convenable et salubre, de bonne eau en abondance, un terrain facile à travailler, et n’être pas trop éloigné du bois de chauffage. Je pense que si on se donnait la peine de chercher dans nos contrées, en s’éloignant un peu à l’ouest, on trouverait une position convenable. Voilà 19 ans que je suis établi à 4 miles ouest de Dallas ; je ne suis en fait d’agriculture que de troisième classe tout au plus : quoique n’étant point chimiste, je connais le sol et je sais quelle culture lui convient. En France j’ai travaillé pendant plus de trente ans dans les fermes comme journalier, batteur en grange, semeur et faucheur, et j’ai été soldat par-dessus le marché. J’ai passé une filière où beaucoup seraient morts à l’oeuvre. Je suis retourné deux fois en France depuis que j’habite au Texas ; je me suis trouvé à Paris quand Victor Noir a été assassiné [19]. J’ai été visiter l’établissement de Godin Lemaire, à Guise (Familistère) ; j’ai parcouru une partie de la France pour aller serrer la main aux vieux amis de l’école de Fourier, que j’ai revus avec plaisir. Voici mon idée en fait de socialisme : il faut, comme les abeilles, butiner partout, et se servir, pour commencer, de ce qu’il y a de plus praticable. Nous ne pouvons prendre la société que telle qu’elle est, et non telle qu’elle sera.

SANTERRE

Source : Bulletin de l’Union républicaine de langue française, n° 48, 16 décembre 1874.

Document n° 3 : Lettre d’A[thanase] C[rétien] au Bulletin de l’Union républicaine.

Dallas, 11 février 1875

J’ai reçu les séries de votre Bulletin telles que vous me les avez expédiées. Au lieu de vous en accuser réception, je me suis mis à les lire. J’ai lu de bons articles, dont je partage les idées, et j’estime beaucoup le Petit Dictionnaire [20]. Je suis prêt à aider de tout mon pouvoir pour que le Bulletin se propage et se publie chaque semaine dans ces conditions. Je souscrirai pour cinq abonnements.
Je réponds à l’avis à tous les Socialistes (Voir le numéro 44 du Bulletin, 16 août 1874).
UNE PROFESSION DE FOI.
Je ne crois pas que l’homme fasse le mal parce qu’il le veut ; tout mal est une erreur, toute erreur est due à une défectuosité physique ou sociale. Notre premier besoin est de naître pur et bien constitué. Le second est d’être placé dans un milieu convenable à notre développement intégral. Nous connaître nous-même est l’étude la plus nécessaire à l’homme ; plus la société sera juste, équitable, plus elle perfectionnera la nature humaine. Ce n’est pas l’individu isolé qui peut perfectionner la société, mais bien les efforts des hommes les plus parfaits réunis en sociétés collectives, qui peuvent refaire progressivement l’individu et la société. Je veux une société conforme à notre destinée, proportionnelle à nos attractions, nos besoins, et comme le tohu-bohu qu’on nomme civilisation est basé sur l’erreur, l’injustice, fondons l’ordre nouveau basé sur la justice, l’équité, ordonnons le travail, créons l’harmonie, sortons du cercle vicieux dans lequel nous souffrons tous, plus ou moins. Socialistes, n’ayons plus de haine que pour l’erreur ; plaignons ceux qui nous persécutent, suivons le plus possible la morale la plus pure ; celle du plus grand des socialistes, Jésus de Nazareth !
POURQUOI JE SUIS FOURIERISTE.
Parce qu’aucun des philosophes anciens ou modernes n’a donné une étude plus parfaite de l’homme par rapport à sa destinée. Rien n’ébranlera ma foi, à moins qu’on ne me fasse voir un ordre de choses supérieur aux découvertes de C. Fourier.
Je veux l’association intégrale, parce que hors de là il ne peut y avoir équité, justice distributive, répartition proportionnelle au travail de chacun. La terre n’est à personne ; elle est à tous. Bien ou mal acquise, je ne veux dépouiller personne de ce qu’il appelle sa propriété privée.
Prouvons que la société collective sera plus prospère que la propriété individuelle ; prouvons que dans la propriété collective il y aura plus de sécurité que dans la propriété individuelle ; prouvons que le travail collectif créera vite la richesse, source de tout bien-être, alors que le travail isolé ne fait qu’accroître la misère pour celui qui le fait, en entretenant une foule de parasites qui deviendraient inutiles dans l’ordre nouveau.
Oui, socialistes, assez de théorie, passons à la pratique. Quand nous pourrons dire à nos adversaires : Voici ce que nous faisons, là seulement nous pourrons les confondre. Fondons la commune agricole, industrielle et sociale, basée sur l’association intégrale. Pour cela, il faut nous connaître, nous compter, que chaque adhérent fasse une profession de foi de ses principes, qu’il indique les meilleurs moyens pratique pour le début, et que les plus aptes, les plus dévoués, prennent l’initiative.
Mes connaissances ne me permettent pas de donner une étude sur les meilleurs moyens pratiques ; mais je dois donner mes idées, tout en souhaitant que d’autres en donnent de plus étendues, de plus justes. Nous ne pouvons rien entreprendre sans capitaux. Ceux qui viendraient dans les conditions proposées par notre ami Santerre doivent être reçus de grand coeur, mais ne comptons pas sur d’autres genres de capitalistes ; il faut nous passer d’eux et leur laisser leur richesse fictive en leur prouvant que le travail est la seule richesse, source de tout bonheur.
Si chaque adhérent pouvait apporter 100 dollars, et que nous soyons 100, voyez avec 10.000 dollars on pourrait commencer. Il faudrait que ce capital fût employé pour l’achat d’une parcelle de terre et tout ce qui est nécessaire pour l’installation d’une grande ferme-modèle (ferme qui devrait déjà exister si les grangers étaient dans le vrai) [21].
Je voudrais que ce premier apport soit un don garanti sur la propriété foncière en cas de non réussite. Le début doit être basé sur un système égalitaire, parce qu’il faut que nous soyons riches avant de penser à une répartition proportionnelle. Nous devons avoir un fonds de réserve suffisant à tous les besoins avant qu’il y ait des salaires proportionnels ; donc il faudrait se conformer à la table commune et au système le plus économique dans les répartitions indispensables, tels que logements, vêtements, etc. etc.
Que devront être les premiers colons ? Des agriculteurs. Tous ceux qui savent se servir des outils pour féconder la terre ; ensuite les industries nécessaires dans le début. Il faudra se consulter sur la localité qui offre le plus d’avantages naturels ; il y aura beaucoup d’obstacles à surmonter, beaucoup de privations à supporter ; il faudrait que les hommes qui seront élus dans les premiers groupes trouvent dans leur conscience la récompense de leurs peines ; il faut qu’ils soient unis dans leurs principes : l’unité de principes créera l’unité d’action ; l’unité d’action est chacun pour tous, tous pour chacun.
En avant, socialistes ! Si vous avez la foi dans la réalisation de vos principes. En avant, ceux que l’église ne retient plus dans cet enfer qu’on nomme civilisation.
Quand on sera prêt à jeter les bases de la commune agricole, industrielle et sociale, je souscris pour 200 dollars et dans les conditions citées plus haut.
En attendant l’oeuvre pratique de nos idées.

A.C. [22]

Source : Bulletin de l’Union républicaine de langue française, n° 51, 17 mars 1875.

Document n° 4 : Lettre d’un fouriériste anonyme de Dallas au sujet du projet d’installation de la statue de Bartholdi à l’entrée du port de New York [23].

La liberté éclairant le monde, ce n’est pas l’immense statue qu’on va élever sur l’îlot de Bedloe, mais la connaissance que chacun doit avoir de soi-même d’abord, et ensuite la puissance d’agir moralement par la pensée, et physiquement par nos bras ; ce qui éclairera le monde, c’est la société qui accordera l’instruction à tous, sans distinctions et sans privilèges, et qui aura pour base le travail de chacun pour tous et celui de tous pour chacun en vertu des lois de l’attraction.
La société actuelle étant basée sur l’erreur, le mensonge et le vol, ce sont ceux qui ne font rien ou qui travaillent le moins qui reçoivent le plus et qui le reçoivent au détriment des producteurs, qui eux y perdent la part de leurs travaux et leur liberté. De cette société de parasitisme et d’inéquité il faut sortir, et c’est à ceux qui savent à mettre en pratique leurs idées d’organisation et d’émancipation sous peine d’être taxés d’égoïsme et de manque de foi.
Quoi, nous connaîtrions le remède à nos maux et nous ne l’appliquerions pas ? Nous n’agirions pas avec ensemble ? mais alors, nous serions possédés et desséchés par l’égoïsme, au lieu d’être mus par la fraternité ? La liberté éclairant le monde sera donc le premier groupe d’hommes se connaissant et travaillant sous les lois de la collectivité et de la solidarité.
Charles Fourier, ce puissant génie qui a tant fait pour l’affranchissement des masses, nous l’a dit il y a longtemps déjà, son organisation sociale est basée sur les lois de l’attraction qui sont d’une rigueur mathématique absolue et qui veulent que rien ne s’impose, que toutes les actions justes soient faites avec amour. Car hors les lois de l’attraction, pas de liberté, comme pas de liberté hors le travail associé, combiné avec ordre. Pas de justice hors la répartition proportionnelle suivant un travail utile fait.
Le milieu social qui nous entoure s’oppose à notre amélioration physique et morale et c’est nous qui avons créé ce milieu faux, parce que nous sommes sortis des lois de justice et de vérité où il nous faut immédiatement rentrer si nous ne voulons pas voir augmenter directement la misère et conséquemment grandir le mal qui nous pervertit et nous dévore.
Qui est-ce qui nous tient enchaînés dans le milieu faux dans lequel nous sommes ? Le mirage d’une position qu’on croit améliorer de peur de quitter cette fausse position pour une autre qu’on ne croit pas assurée. Socialistes, consultez votre conscience (je parle à ceux qui comprennent), elle vous répondra : tu n’as pas la foi et tu ne veux pas ; si tu n’as pas la foi, il n’y a rien à faire avec toi ; si tu crois et que tu ne le veuilles pas, alors tu n’es qu’un égoïste, mais si tu crois et veux mettre tes actions en concordance avec celles des autres, agissez tous conformément à la vérité, à la justice, et vous serez libres et heureux !

Source : Bulletin de l’Union républicaine de langue française, n° 65, 20 mai 1876.

Document n° 5 : Observations d’A. Crétien sur le projet de colonie agricole élaboré par les socialistes français de Galveston (Texas) (Extraits)

Dallas, Texas, 25 avril 1875

Je viens répondre selon ma conscience et suivant mon jugement au projet de colonie proposé par le groupe de socialistes de Galveston, et développé dans un article du Bulletin de l’Union Républicaine de Langue Française du 16 août 1875, intitulé : Projet d’organisation d’une colonie socialiste, agricole et industrielle. (...)
J’ai cherché, mais en vain, quelle forme on donnerait à l’association, et je n’ai vu que cette demi-phrase : "A chacun suivant ses oeuvres". Mais cela ne définit pas sous quelle forme les oeuvres de chacun s’accompliront. Est-ce de l’association simple ou coopération garantisme ou association composée ou intégrale que vous voulez donner à chacun suivant ses œuvres ? Voilà pour moi un point que je désire connaître avant de prendre aucun engagement, car l’unité de principes créera l’unité d’action ; pas d’unité de principes vrais hors l’association intégrale ; pas de justice et d’économie réelle hors de là. Tous les hommes composant le groupe initiateur doivent agir en parfaite connaissance de l’oeuvre et être mus par une foi sincère, un dévouement et des aptitudes aux travaux utiles à toute épreuve. J’ai passé par un échec, cela ne m’empêchera pas de recommencer. L’élément convenable et la somme nécessaire au début est tout, mais c’est indispensable. Donc n’entreprenez rien avant que vous ayez de 10 à 15,000 dollars de souscrits et que cela soit sûr et même versé avant de commencer, par le groupe initiateur dans les conditions ci-dessus énoncées.
Il est dit à l’art. 10 : "Il sera acheté des provisions pour trois mois, etc., etc.". Ce n’est pas assez, il en faut au moins pour une année, à moins que vous ayez l’argent nécessaire pour renouveler vos provisions tous les trois mois pendant au moins une année.
"Article 12. Il sera construit une maison pour chaque ménage, etc., etc.". Quand ceux qui voudront une maison à part en seront là, sous prétexte de liberté, ils voudront une cuisine à part, un jardin à part, un champ à part, etc., etc. A ce compte là, que ceux qui veulent cela restent dans l’individualisme ; ce ne sera plus l’association qu’ils voudront. Je n’adopte pas l’article 12 ni l’article 13.
Article 16. Toute perte de temps dans le début et avant que la richesse soit créée, sera nuisible à l’association. Le malade seul doit être préservé du travail. Tous les autres articles me paraissent assez justes, seulement on a oublié le cas de dissolution de la société ; il faut tout prévoir. Pas de rétribution en dehors du nécessaire avant que d’avoir créé la richesse ; comptez sur trois à quatre années et même plus.
Je vous répète ce que j’ai déjà dit et résume mes principes sur l’association que je veux intégralement. La terre et tout ce qui est indispensable pour travailler, tout, excepté les vêtements et le linge, appartient à tous ; tous ont le même droit à la richesse collective, tous ont le même droit d’y puiser selon leur apport de travail qui est nécessaire pour créer toutes les jouissances, tous les besoins de la vie. Les enfants, les malades, les infirmes à la charge de la société. La société doit prendre l’homme au berceau et ne le quitter qu’à la mort. La société doit à l’homme son développement intégral ; l’homme ne peut se développer que dans un milieu conforme à sa destinée, qui est le bonheur. Pas de bonheur hors la justice, l’équité, le bien, le bon, le beau, le vrai. Plus de riches, plus de pauvres : il ne doit y avoir de différence entre les hommes que celle que la nature leur a donné, c’est-à-dire plus ou moins d’aptitudes, selon la perfection de l’individu, comme l’individu est susceptible de se modifier en bien suivant le milieu. A l’oeuvre, j’ai posé mes conditions et je suis prêt.

A. CRETIEN

Source : Bulletin de l’Union républicaine de langue française, n° 57, 18 septembre 1875.