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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

L’unitéisme en harmonie
Article mis en ligne le 7 avril 2007
dernière modification le 11 avril 2007

par Guillaume, Chantal

Le fait est connu : les disciples de Fourier ont cru bon de mutiler sa pensée en la tronquant de ce qui en constitue le fondement : la théorie de l’amour.

Fourier lui-même fut poussé à pratiquer la "rétention", à repousser aux calendes la description détaillée de sa société harmonienne basée sur l’amour. Il a lui-même conçu une manière progressive d’établir un nouvel ordre passionnel, ménagé des transitions vers le nouvel ordre amoureux. Henri Desroche a peut-être raison : "même dans cette œuvre libre de censure extérieure et livrée par une écriture spontanée, on ne dispose encore que d’un modèle phalanstérien refoulé". L’auteur de cette remarque n’ignore pas bien sûr l’existence de la censure extérieure maniée par les éditeurs de l’oeuvre sous forme "d’élagage", de coupures de tout ce qui pouvait leur paraître excessif, en matière de moeurs amoureuses.

Une parabole, celle du char à quatre roues, va permettre à Fourier de désavouer par avance, toute interprétation amputée de la théorie de l’amour. "Les équilibres cardinaux dont nous traitons sont comparables à un char qui pour marcher a besoin de ses quatre roues. Il est perclus du moment où l’une des quatre est brisée et enlevée : c’est ce qui arrive dans la théorie des ralliements. Le préjugé enlève au char une de ses quatre roues, en excluant la théorie des ralliements d’amour qui doivent donner à la passion les plus vastes développements en accord de tous degrés" (Œuvres complètes, Paris, Anthropos, t. V).

La société harmonienne dont Fourier conçoit le plan futur, son équilibre repose toute entière sur l’attraction passionnelle. Ceux qui s’avisent de la soustraire de son système, le rendent boiteux. Fourier use d’une autre métaphore [l’insistance fournit la preuve de l’importance du problème], celle du cordon de la peste qui entourerait une ville de soixante mètres et laisserait libre une vingtaine de mètres. La passion seule est le moyen de la combinaison, de l’association agricole et industrielle. La satisfaction des intérêts ne tire sa cohérence que de l’association des plaisirs. La raison de cette nécessité des ralliements d’amour est plus profonde encore. Si le nouveau mécanisme social de Fourier intègre l’amour c’est que comme dans le mécanisme de la nature, l’attraction passionnelle est une loi. Il y aurait continuité et analogie parfaite entre l’attraction physique découverte par Newton et l’attraction amoureuse. Si Newton a établi les lois du monde matériel, à Fourier revient l’initiative de poser les lois du monde social. Si Christophe Colomb a découvert un nouveau monde, Fourier à l’instar de cet explorateur aventurier, découvrira et projettera les fondements d’un nouvel ordre sociétaire. Il sait qu’il lui faudra de l’audace et pratiquer l’écart absolu avec l’ordre existant. Si les philosophes, que Fourier je le rappelle n’épargne pas, avaient trouvé la loi fondamentale de tout mécanisme social, ils cesseraient depuis longtemps de débattre de leurs vieux problèmes métaphysiques qui n’ont jamais fait avancer d’un iota le bonheur de l’humanité. C’est ce que ne cesse de répéter Fourier : question des plus naïves, pourquoi les hommes sont-ils dans leur majorité si malheureux ? La réponse est celle-ci : parce qu’ils continuent à ignorer la loi qui les a fait se grouper en société, celle de l’attraction passionnelle.

Ainsi Fourier inverse-t-il l’ordre causal habituel : les passions de phénomènes à expliquer, effets du monde et du corps deviennent causes premières, sources et principe explicatifs. Elles ne sont plus des accidents, avec lesquels il faut composer, et même qu’il faut tenter d’annihiler mais bien le substrat de toute réalité humaine. Les philosophes ont posé le problème inverse en cherchant tous les moyens, y compris en se servant de la connaissance elle-même, pour calmer le jeu dangereux des passions. Cette myriade de passions (800 pour chaque sexe !) est même la preuve de l’infini pouvoir de création d’un Dieu qui se révèle dans la combinaison illimitée des passions. Le Dieu de Fourier régit l’univers par attraction et les hommes aussi, non par contrainte. Ce serait, la seule arme dont il dispose pour maîtriser les créatures et les amener à l’exécution de ses vues. "Ainsi les jouissances des créatures sont l’objet le plus important des calculs de Dieu" (Œuvres complètes, t. I). Comme il met l’attraction dans l’univers pour que toutes choses se tiennent et se maintiennent, il place l’attraction entre les désirs humains pour parfaire l’ordre social dont l’existence appartient au programme divin. A l’image convenue du désordre entraîné par l’amour, Fourier oppose l’ordre réglé par l’amour. Au plaisir représenté comme un dérèglement que la créature s’octroie en général contre la volonté divine, Fourier substitue l’amour comme loi et fondement.

Et si c’est par une inversion que commencent toutes les utopies, toutes les projections de nouvelles sociétés, Fourier remet bien les choses à l’endroit. La civilisation actuelle dit-il en brimant les passions, en les empêchant de s’exprimer, contrevient à la loi fondatrice d’attraction et fonctionne en "contre-marche".

La coercition qui produit "l’engorgement" des passions (qui n’est rien d’autre que le refoulement conçu par Fourier bien avant Freud) contredit la nature même des lois sociales. C’est le plein essor des passions, la multiplication des voies de satisfaction de celles-ci qui engrangent le nouvel ordre sociétaire et lui révèlent sa seule vérité. Il faudra rendre leur liberté aux désirs, aux goûts les plus variés et favoriser le développement de ceux que l’ordre civilisé ne connaît encore point. Ainsi l’association agricole et industrielle qui n’est que l’une des roues du carrosse a pour préalable l’extension des ralliements d’amour c’est-à-dire des liens les plus fondamentaux. Dans le beau texte qu’il a consacré à Fourier, Roland Barthes remarque que le Fouriérisme, n’est pas une utopie politique mais domestique , car traditionnellement, le politique organisé forclôt le désir. La polis, imaginée par Fourier est envisagée à son plus petit échelon, sa plus petite unité, l’individu capable de s’associer à d’autres, de former des sectes progressives. Ce n’est pas le gouvernement qui structure l’ordre social, mais les individus qui par ralliement de passions, des intérêts organisent des séries, des phalanstères.

Je me risque à penser que la théorie de l’amour, sa valeur heuristique, permet à Fourier de repenser la collectivité, l’idée de collectif. On ne voit pas après la lecture de Fourier ce qui pourrait constituer une collectivité sinon la multiplication des liens d’amour, d’affection, d’amitié. C’est l’idée la plus neuve et la plus dérangeante. L’amour comme sortie hors de soi, hors des limites de l’individualité est nécessaire pour créer un collectif viable. Tous les ordres politiques et sociaux possibles ont été fondés sur la répression des passions, leurs sublimations pour instituer l’alternative de la civilisation. Les philosophes ont conçu toute société pour dévier les désirs et inclinations nécessairement destructrices. Au contraire l’ordre harmonien de Fourier utilise et favorise le plein développement de toutes les passions. Le mouvement vers l’Autre est postulé de manière positive, car l’amour est consubstantiel au sujet social. Et c’est là, selon moi, la grande invention de Fourier, la pensée de l’unitéisme, de la collectivité réconciliée avec elle-même.

La question est celle-ci : comment édifier un ordre social où la concertation, la collaboration à la communauté sont de l’ordre du possible et même source d’harmonie et de plaisir ? L’harmonie est préétablie, à la manière dont Leibniz concevait l’harmonie entre monades. Elle est endogène aux relations interindividuelles à la condition que l’organisation sociale libère des débouchés à toutes les passions. Mais alors que chez Leibniz, l’harmonie est postulée pour des monades individuelles qui n’ont ni portes, ni fenêtres vers l’extérieur, chez Fourier l’unitéisme suppose une sortie hors de soi, un mouvement vers l’Autre.

Pourquoi, dit Fourier, trouve-t-on plus de plaisir à danser en groupe plutôt que seul ? à faire de la musique en orchestre plutôt qu’en soliste ? "Il est donc certain que dans tout exercice matériel de passion développée harmoniquement ou par masses concertantes, on a beaucoup plus de plaisir à subordonner tous les mouvements aux intérêts de la masse qu’on en aurait à exercer librement et isolément, et ce genre de plaisir très différent de la jouissance même est un plaisir d’unitéisme qui a la propriété de doubler l’intensité d’un plaisir tout en le contrariant, et l’asservissant dans son essor mais ces contrariétés sont balancées par un sentiment d’unité et [...] qui répand un charme puissant sur l’asservissement et le transforme en voluptés réelles parce qu’il flatte l’amour propre de l’individu, en lui attribuant l’honneur du bel ordre qui a régné dans les développements collectifs" (Œuvres complètes, t. I). Cette longue citation résume la pensée de Fourier problématise et résout l’idée du collectif : l’individu contre la collectivité contre la totalité ou l’individu malgré tout dans la collectivité.

Comment favoriser l’unité, l’harmonie en préservant l’individu ? Le plaisir d’unitéisme est la règle de l’organisation collective, qui subordonne sans l’asservir l’Un au Tout. C’est le développement harmonique des passions ou par "masses concertantes" qui institue l’ordre communautaire et non pas je ne sais qu’elle organisation totalitaire des intérêts structurée par des institutions de nivellement et d’égalisation des individus. Le collectif, tel que notre esprit s’est habitué à le concevoir repose sur l’accord forcé, contraignant. Le génie de Fourier est de penser l’unité comme produit des différences et oppositions passionnelles dans le respect de celles-ci. L’unité différenciante fonde la société harmonienne en faisant prévaloir le plaisir et la volupté dans l’unité.

Il faut ici revenir à la théorie des passions et à cette intuition de l’unitéisme ou passion de l’unité, la plus intrigante des passions. Fourier dénombre douze passions [comme par analogie, il y a 12 notes musicales] plus une qui les subsume toutes, l’unitéisme : cinq passions sensitives ou des sens, quatre passions affectives et trois passions distributives dont la civilisation actuelle a entravé le libre essor. Ces trois types de passions favorisent ce que Fourier nomme trois foyers d’attraction, le luxisme ou plaisir des sens, le groupisme où l’amour, l’amitié, l’affection tendent à la formation de groupes et le sériisme qui concourt à l’unité et constitue le pôle d’interférence de toutes les autres passions. Toute l’organisation de l’ordre harmonien est expliquée par ces foyers d’attraction qui sont les causes déterminantes des combinaisons en séries ou sectes progressives. Ceux-ci vont permettre le rassemblement et la coopération d’individus dissemblables en âge, en conditions.

Les quatre passions affectives, socles des alliances, contribuent à former des groupes d’affinité qui eux-mêmes vont être englobés dans des séries. Les divers groupes dont chacun exerce quelque espèce de passion composent une série (une série comporte au moins trois groupes). Fourier donne l’exemple de douze groupes qui cultivent douze fleurs différentes. L’ensemble de ces groupes forme une série de fleuristes qui a pour fonction de genre le soin des fleurs et où chaque groupe a pour fonction d’espèce le soin de telle fleur. Dans les séries "passionnelles puissancielles" se trouvent combinés l’intérêt d’opérer avec le plaisir de coopérer. Tout travail devient passion de groupe et par là même plus productif. Les différents groupes se trouvent toujours en situation d’émulation, de rivalité, ce qui ne cesse d’accroître leur talent. Les trois passions distributives inconnues en civilisation sont la source de la coopération, du sériisme : la première passion distributive, la cabaliste fomente les intrigues entre séries, attise la rivalité et l’esprit de compétition. La deuxième, la composite, aiguillonne l’enthousiasme et l’exaltation en unissant les éléments spirituels et matériels. La dernière passion, la papillonne ou alternante, révèle un profond besoin, celui du changement, de la variété. C’est cette passion qui défait les groupes, pour en créer d’autres, qui fait alterner les passions et enchaîne les plaisirs (pour Fourier, on ne peut exercer plus de deux heures la même occupation !). La mobilité des individus dans le groupe et celle de leurs passions maintiennent la diversité des ralliements d’amour, des liens sociaux. Cette combinatoire ne fige pas les désirs toujours variables et leurs objets infinis. Le temps des passions ménage des alternances, des changements de voies d’essor de celles-ci. Papillonner en Harmonie est considéré comme un facteur de réussite et non comme déstabilisant. La société de Fourier ne connaît pas la spécialisation et la division permanente du travail. C’est donc le mouvement, la dynamique des passions qui sont les principes moteurs de l’association en séries. Il faut concevoir le programme passionnel de Fourier comme une animation interne et mutuelle par le jeu des accords affectifs. Et l’association industrielle et agricole ne peut découler que de l’essor de ces trois foyers d’attraction. Ce serait aller en "contre-marche" de vouloir réduire celle-ci, à l’organisation raisonnée d’activités et de tâches communes sans prendre en compte les ralliements passionnels.

Ainsi toute la combinatoire sociale de Fourier se déploie à partir de ces passions "souches" que sont le luxisme (amour des sens, de la santé et de la richesse que Fourier ne récuse pas), le groupisme (groupe d’amitié, d’honneur, d’amour et de parenté sans exclusive) et le sériisme. Enfin l’unitéisme, c’est la passion foyère qui les réunit toutes, le point de départ et d’arrivée de la systématique de Fourier. Roland Barthes dit que l’unitéisme c’est la tige de l’arbre passionnel. Fourier lui même le définit comme "le penchant de l’individu à concilier son bonheur avec celui de tout ce qui l’entoure et de tout le genre humain" (Œuvres complètes, t. I). "C’est le rayon blanc qui contient les sept rayons solaires". L’harmonie n’est pas réalisable sans ce présupposé de bienveillance, de philanthropie sises en chaque être. Le groupe d’unitéisme est en fusion de liens. Au contraire, la civilisation cultive l’égoïsme, le repli sur soi et le non déploiement des liens affectifs.

Cette treizième passion est donc facteur d’accord omnimode, d’équilibre entre intérêts et goûts opposés. L’unitéisme est le miracle de la jonction des désirs différents. Les Harmoniens ne songent jamais à changer, corriger leurs désirs. A l’inverse, Descartes conseillait d’adapter ses désirs au monde c’est-à-dire éventuellement de les troquer pour d’autres. Dans le phalanstère chaque goût et manie les plus étranges sont au contraire affirmés et renforcés. Les séries passionnelles laissent jouer les goûts affinitaires, les assemblent et emphatisent les discordances. L’association n’annule pas les passions mais les contraste pour mieux exploiter les rivalités, les conflits dans l’unité de plaisir réalisée. D’où peut venir l’unitéisme sinon du plaisir de l’association qui seul a permis la satisfaction de toutes les passions ? Il n’y a rien à corriger dans les passions sauf à produire une contre-nature comme en civilisation. L’égoïsme en civilisation n’est point une disposition naturelle mais le résultat d’une combinaison défaillante des passions et de la répression de celles-ci. L’a priori de la bienveillance ou de l’unitéisme n’est concevable qu’en organisation harmonique des séries. Cette espèce de "philanthropie" généralisée est donnée comme la conséquence de la liberté des passions. Fourier anticipe les critiques à cette idée vague d’unitéisme. Comment pondérer les appétits individuels dans la distribution ? L’accord obtenu suppose des tensions, des résistances à l’organisation collective. Cette distribution repose sur deux mécanismes contrastés : un accord-direct ou équilibre de cupidité. Chacun dans l’association cherchera à s’approprier la plus grosse part et ce d’autant qu’il possède et apporte une partie du capital. (L’association ne supprime pas la propriété privée). Mais comme chacun participe à plusieurs séries, il sera tenu de mettre des freins à ses exigences. En effet ce qu’il gagne dans une série, il sera capable de le perdre dans une autre. Ainsi se met en place automatiquement, sans intervention extérieure un mécanisme d’équilibre favorisant une justice distributive. Le deuxième mécanisme est l’accord inverse ou équilibre par générosité. L’économie du don résistera à l’économie de la cupidité. L’ordre composé en harmonie par la liberté et le plaisir qu’il dispense produira une espèce de bienveillance nouvelle, le mécénat passionnel. L’unitéisme n’est rien d’autre que ce type inédit de mécénat qui désagrège les inclinations égoïstes. Le collectif tel que le pense Fourier repose bien sur l’attraction ou l’amour qui fait se rejoindre, ce qui aurait tendance à se séparer, se disjoindre. En ce sens l’unitéisme est bien le résultat de la multiplication des liens affectifs, dans toutes leurs composantes et de la liberté passionnelle qui engendre l’association agricole et industrielle.

L’unité est fondée non sur la synthèse des mêmes mais sur celle des différences. Pour cette raison, Fourier ne crut pas à la révolution, dont il fut le témoin et même la victime, trop nivelante, trop égalitariste. L’unité n’absorbe pas les oppositions mais les maximalise pour une meilleure utilisation de tous les talents. Fourier a bâti son Harmonie sur des règles, des calculs : "L’harmonie n’opère pas avec confusion ; elle a des règles pour tout harmoniser, quelques innombrables que soient les relations" (Œuvres complètes, t. I). Si toutes les passions sont admissibles et encouragées c’est qu’elles concourent à l’efficacité des multiples combinaisons. Tous les travaux collectifs sont assurés, couverts par la variété des passions entretenues. Les séries passionnelles sont pour Fourier l’objet d’un calcul de rendement. Ainsi les tâches les plus rebutantes sont accomplies par ceux qui possèdent la passion même la plus étrange appropriée à celles-ci. L’engagement passionnel en Harmonie fait soulever des montagnes (dans le détail, Fourier prévoit que les travaux les plus difficiles seront les mieux rétribués, la passion seule ne suffisant pas !).

Ainsi il n’y a dans ce modèle social nulle anarchie, nulle absence de cadres ordonnateurs, de calculs de combinaisons de passions. L’organisation collective a prévu des degrés de liens, des passages ritualisés d’un groupe à l’autre, des fêtes qui renforcent l’union, des cérémonies qui structurent les liens d’amitié, d’amour. L’unitéisme doit être travaillé, aménagé. L’ordre combiné instaure des apprentissages d’amour, des unions sacrées, des rites de rencontres (festins, oenologie) et même distribue des diplômes, des honneurs. L’extension des liens de socialité est engendrée par la multiplication des occasions de ralliement social. Ainsi le collectif ne naît pas ex nihilo, de simples dispositions naturelles existantes mais présuppose une organisation des relations intersubjectives.

Dans le nouvel ordre sociétaire la polygamie est un moyen supplémentaire parmi tous les accords passionnels possibles d’étendre les liens sociaux. Le collectif a tout à gagner, à favoriser ce genre de pratique amoureuse parce qu’en Harmonie si on a eu douze amants, on conservera douze liens amicaux. L’inconstance en amour est donc pensée comme un instrument d’essor des ralliements et non comme un élément de désordre ou de vice. La polygamie entre dans la combinatoire raisonnée de Fourier. La collectivité actuelle souffre de l’atomisation de ses membres, de leur enfermement dans des cercles trop étroits de relations. Chez les Harmoniens la richesse et l’étendue des liens interindividuels construisent l’association : "L’association ne s’accroît que par l’extension des liens : pour la pousser au plus haut degré, il faut élever chaque lien du simple au composé, au puissanciel, à l’omnimode et à tous les mixtes ou ambigus" (Œuvres complètes, t. VII). Ainsi, pour saisir la finalité de l’amour en Harmonie, il faut se défaire d’une représentation vulgaire de celui-ci, de l’image trop réductrice du grand lupanar. Fourier préconise des degrés d’amour, du simple céladonique qui ne s’adresse qu’au coeur à l’amour polygame composé. Les cinq ordres d’amour admettent la variété des relations amoureuses sans exclusive car l’amour comme toute passion a besoin de l’alternance. Le polygame en Harmonie précise Fourier ne l’est pas à vie. A l’amour pour plusieurs succède l’amour pour un seul. Le temps de l’amour alterne le plus spirituel ou céladonique avec le plus matériel. Il est vrai que pour Fourier, on atteint plus facilement l’amour transcendant lorsque les besoins matériels sont satisfaits ! L’amour est comparable aux deux branches des mathématiques : la matérielle ou géométrique et la spirituelle ou algèbre. Qui d’autre que Fourier aurait pu posé une analogie entre mathématiques et amour ?

Ainsi toujours à contre-courant, la systématique fouriériste bouleverse les conceptions de la vertu. Il entend par vertu "toutes les coutumes propres à multiplier les liens cardinaux : amitié, sectisme, amour, familisme" (Œuvres complètes, t. I).

Fourier prend le projet collectif au mot : si l’homme est destiné à vivre en société, il faut alors multiplier les possibilités d’accord qui instituent une communauté d’intérêts, de plaisirs. Le plaisir est toujours ce qui doit conduire l’ordre combiné et l’Harmonie.

Peut-être y a-t-il comme le postulait Kant, une "insociable sociabilité" mais l’unité des différences fait prévaloir en dernier ressort l’intérêt collectif sur le particulier. Pour Kant, l’homme n’est pas disposé à accepter l’intérêt général. Il manifeste une forte tendance à se singulariser - à s’isoler car il rencontre en lui-même dit Kant "ce caractère insociable qu’il a de tout vouloir diriger seulement selon son point de vue". Mais poursuit-il, il possède aussi une inclinaison à s’associer car dans un tel état, il se sent plus homme. En s’opposant à l’Autre, en lui résistant il est porté à créer, "à se tailler un rang parmi ses compagnons". C’est cette opposition selon Kant qui développe les goûts et les talents. "L’insociable sociabilité" de l’homme, récuse l’apparition des "moutons d’Arcadie" dit Kant, la concorde parfaite étant nuisible à toute culture. Ce que Fourier ajoute à cette insociable sociabilité c’est la force de l’attraction, l’unitéisme comme réservoir de plaisirs partagés. L’insociabilité irréductible est contrebalancée par la satisfaction des passions. Le plaisir d’unitéisme surmonte toutes les tendances individualistes. L’individu kantien reste seul avec son impératif catégorique même si la loi morale universelle le fond malgré tout dans une collectivité. L’individu en Harmonie se trouve dans un mouvement qui l’associe par tous les liens possibles aux autres sans renoncer à ses déterminations singulières. La grande loi d’attraction donne sens à l’institution du collectif. Même si, pour Fourier, l’ordre sociétaire ne supprime pas les contrastes, les différenciations. J’en veux pour preuve les inconciliables, les passions intraitables que Fourier nomme les ambigus ou mixtes. Dans n’importe quel classement dit-il, il subsiste toujours une part réservée, un passage ou transition ambiguë.

Dans la nature existent de tels exemples de transition tel le brugnon qui amortit l’opposition entre la prune et la pêche, ou le coing celle de la poire et de la pomme. Dans l’ordre animal, la chauve-souris, le poisson volant font partie de ces mixtes ou ambigus. Fourier n’a cessé de traquer les analogies dans les règnes humain, animal, végétal au risque de rapprochements cocasses. Dans l’ordre harmonique, les individus ambigus parachèvent le passage d’une série à une autre. Est transition ou ambigu tout ce qui est duplicité, jonction des extrêmes. L’ambigu déroute le sens, la normalité par son caractère mixte et complexe. Fantasque, papillonneur, il intrigue d’une série à l’autre. Mais dit Fourier l’ambigu est aussi utile en Harmonie que le fumier pour le paysan. S’il est perfide et malfaisant, le "mixte" est nécessaire pour déstructurer ce qui se fige, pour rompre la monotonie en amour, déjouer le despotisme. Sa marginalité même est exploitable pour "miner" de l’intérieur une unité qui deviendrait trop totalisante. Le collectif se nourrit de ces "trous", de ces béances taillés dans l’ordre harmonique. Fourier manipule cette notion de manière paradoxale, la glissant dans l’ensemble de son mécanisme social, comme si l’unitéisme ne pouvait se concevoir trop monolithique. La différence, l’écart creusent l’unité introduisant les déraillements irréductibles. C’est Nietzsche qui pensait que les périodes de plus haute culture sont celles où les individus les plus dangereux, les plus audacieux défont les bases de la société, refusent "l’apprivoisement" de la civilisation". Ainsi la pensé, du collectif chez Fourier s’alimente aux sources des déviances, des ambiguïtés de rôle, de fonction. Son modèle social se construit sur le rejet des totalisations "lisses et closes". Si l’unitéisme postule une espèce de bienveillance inconnue en civilisation un nouveau "mécénat passionnel" ce n’est pas en éliminant les intraitables. Mais c’est certain, Fourier croit vraiment qu’une "bonne" combinatoire des passions favorisant la liberté de leur essor, porte à son comble la générosité qui doit présider à toute association. Douce utopie ? Fourier a le mérite de ne vouloir ni redresser, apprivoiser, domestiquer ou réprimer ce qui ne peut l’être, la passion.