Bandeau
charlesfourier.fr
Slogan du site

Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

15-18
Le Fouriérisme aux Pays-Bas
Notices complémentaires
Article mis en ligne le décembre 1997
dernière modification le 28 octobre 2004

par Moors, Hans

Dans l’article « Réseaux et trajectoires fouriéristes aux Pays-Bas. Quelques réflexions à propos de H.F.L. Droinet » (Cahiers Charles Fourier, n° 7 (1996), pp. 69-97), j’ai montré, que les points de contact entre les fouriéristes français et les intéressés néerlandais ont été peu nombreux et assez faibles [1]. Néanmoins il y avait, dès la fin des années 1830, un petit cercle d’industriels à La Haye, avec lequel Victor Considerant et l’École sociétaire se sont entretenus [2]. Comment ce contact s’est produit ? Et - question importante - quel en était le but ? Par manque d’informations, j’ai dû laisser ces questions sans réponse définitive. Maintenant, grâce à Jonathan Beecher qui a eu la bonté de signaler quelques sources que j’ignorais en écrivant l’article, je peux m’y exprimer plus fermement.

En avançant que Considerant vint une fois aux Pays-Bas, pendant l’hiver 1837-1838, et que cette visite ne fut suivie d’une autre, j’ai fait une erreur [3]. C’était pendant la deuxième semaine de janvier 1839 seulement, que Considerant passa, pour la première fois, quelques jours en Hollande. Cette visite, de courte durée d’ailleurs, servit - avant tout - à solliciter, auprès du gouvernement néerlandais, un brevet d’invention au profit de son frère Gustave, qui avait inventé ‘un nouveau moteur obtenu par l’action du calorique sur l’air ou sur tout autre fluide [4].

Une fois à La Haye, Considerant s’adressa à son épouse pour la mettre au courant du projet de son voyage. « Je compte voir aujourd’hui », écrivit-il, « le fonctionnaire qui est à la tête des affaires de brevet d’invention et arranger avec lui demain tout ce qui j’aurai à faire. Il ne me restera plus qu’à tâcher de voir le roi ou le prince d’Orange et à causer avec quelques industriels et professeurs et puis voir un village de Moraves... Je pourrai faire tout cela en trois jours et repartir immédiatement pour Bruxelles » [5].

Selon toute probabilité ce fut Chapman Israel Enthoven, l’entrepreneur distingué d’origine juive avec lequel Considerant s’était lié d’amitié déjà avant 1839, qui l’a mis en contact avec le fonctionnaire idoine. Bien que Enthoven ait disposé de bons contacts à la cour et dans les milieux professionnels et intellectuels (« progressistes »), dont Considerant a espéré profiter, je ne suis pas sûr que Guillaume I, le « Roi-Entrepreneur », ni son fils, le futur Guillaume II, lui aient donné audience. Il n’est pas clair non plus avec quels professeurs et industriels Considerant a eu l’ocassion de s’entretenir. Peut-être avec l’économiste et statisticien Jan Ackersdijck ? On sait du moins que ce professeur s’intéressait vraiment aux pré-socialismes et à la Science sociale en particulier, et qu’il publiait une critique remarquablement bienveillante de la seule « brochure fouriériste » néerlandaise [6]. Par contre il n’y a pas de doute, que Considerant a rencontré, pendant son séjour à La Haye, l’industriel connu Louis Israel Enthoven (le frère cadet de Chapman), son compagnon l’ingénieur français Félix Droinet, et quelques gens dans leur réseau professionnel [7]. Aussi Considerant semble d’avoir rendu visite à la communauté des frères Moraves à Zeist, près d’Utrecht (le domicile d’Ackersdijck) [8]. Finalement il rentra à Paris par Bruxelles.

Début juin 1839 le gouvernement néerlandais accorda le brevet d’invention demandé. Chapman Enthoven s’était consacré à la bonne marche des choses [9]. Fin décembre Considerant vint de nouveau (et, probablement, pour la dernière fois) en Hollande. Je ne sais rien de ses activités pendant cette deuxième visite [10]. S’agissait-il de l’achèvement de son premier séjour ? Ou bien du renforcement de ses contacts initiaux ? Au début des années 1840, de toute façon, le phalanstérien Sauzet, son ami Droinet et les frères Enthoven se sont rencontrés à La Haye et/ou Utrecht. Chapman Enthoven (au moins jusqu’en 1841) et Droinet (depuis 1842) restèrent en correspondance avec l’École sociétaire [11].

Dans les années 1840 c’était Droinet le phalanstérien le plus actif des Pays-Bas. Son petit cercle à La Haye a-t-il été le seul « réseau fouriériste » en Hollande ? Apparemment non. Hans von Santen a bien voulu attirer mon attention sur le fouriériste Marie Eugène Bour, né à Besançon et ingénieur de formation, qui a travaillé la plupart de sa vie professionnelle dans l’industrie néerlandaise. En 1848 il fut employé dans une raffinerie de sucre à Amsterdam. À cette époque il fit la connaissance du publiciste Gerrit de Clercq - le plus intelligent parmi le peu de gens qui écrivit sérieusement sur le fouriérisme [12].

Deux ans plus tard, en 1850, Bour et Alexandre Mendel (ancien diplomate et entrepreneur moderne d’origine juive, sympathisant assez ouvertement avec les vues financières-industrielles du saint-simonisme) ont établi conjointement une fabrique de garancine à Amsterdam : la firme Mendel Bour & Co [13]. De plus, quelques ans plus tard, des liens familiaux se sont produits entre les deux hommes. L’épouse de Mendel (depuis 1858) était la sœur du banquier Leo Lippmann, connu pour ses activités dans le monde du « crédit mobilier », et la veuve de Louis Keyzer, de son vivant le rédacteur en chef du quotidien libéral Algemeen Handelsblad  [14]. En 1861 Bour se maria avec la fille de l’épouse de son associé. Dans ses vieux jours Bour quitta les Pays-Bas et se fixa à Paris en 1884.

Von Santen a donc souligné, et justement alors, que les rapports d’ingénieurs-entrepreneurs français fouriéristes (tel Droinet, ou Bour) avec des milieux financiers-industriels de juifs libéraux (tel Enthoven, ou Mendel, ou Lippmann) n’ont pas été tout à fait exceptionnels aux Pays-Bas. Sans doute il serait fructueux de sonder l’histoire des réseaux et trajectoires fouriéristes en Hollande (et, pour ce qui est, également celle d’autres pays) de ce point de vue [15]. Comment ces points de contact se sont produits ? Quand, et - question encore plus intéressante - pour quelles raisons ? La Science sociale, c.à.d. une vraie persuasion idéologique, y a-t-il été pour quelque chose ? C’était le cas pour Droinet. Mais il est assez vraisemblable, que des raisons commerciales ou bien personnelles (comme fut le cas pour Considerant en 1839), y ont joué un rôle tout aussi important.