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BARTIER John : Fourier en Belgique (2005)

Bruxelles, Bibliothèque de l’Université Libre de Bruxelles et Du Lérot, 2005, édité et présenté par Francis Sartorius

Article mis en ligne le 15 décembre 2006
dernière modification le 6 avril 2023

par Dubos, Jean-Claude

Après des années de travail pour la mise au net d’un manuscrit en partie inachevé, Francis Sartorius présente enfin l’œuvre capitale de John Bartier, le grand spécialiste de l’histoire des idées sociales en Belgique, au XIXe siècle, sur la réception de Fourier outre-Quiévrain. Le premier chapitre est consacré à la plus connue des fouriéristes belges, Zoé Gatti de Gamond. John Bartier établit avec évidence qu’elle n’est venue à Paris et n’a connu Fourier qu’en 1837, ce qui infirme le récit de Pierre Joigneaux cité notamment par Jonathan Beecher (Fourier, p. 457-459). Dans ses Souvenirs Historiques, Joigneaux raconte qu’en 1832, étudiant à Centrale, il a rencontré Fourier rue Joquelet au siège du Phalanstère. Joigneaux fait part à Fourier de ses convictions républicaines et s’attire en retour une véritable mercuriale : « Vous êtes un de ces affreux jacobins qu’aucune violence n’arrête. Vous ne songez qu’à mettre la société sens dessus dessous, qu’à faire verser le sang. » Complètement décontenancé Joigneaux dit qu’il est réconforté par madame Gatti de Gamond « qui me prit par la main et me dit que monsieur Charles Fourier avait des convictions si fortement arrêtées, après vingt-quatre ans d’études et de recherches, qu’il ne pouvait souffrir ni les contradictions ni les conseils. » De toute évidence, il ne s’agissait pas de Zoé Gatti de Gamond mais de Clarisse Vigoureux qui faisait partie de l’équipe de fondation du Phalanstère. La confusion est certainement due au fait que l’une et l’autre ont publié un ouvrage fouriériste, Parole de Providence (1834) pour Clarisse Vigoureux, Fourier et son système (1838) pour Zoé Gatti de Gamond.

Les autres fouriéristes Belges sont moins connus et le mérite de l’ouvrage de John Bartier est de nous les faire découvrir : Ducpetiaux, Fourdrin, Delhasse, Formanoir. Notons au passage (p. 53) que John Bartier met en doute la conversion au fouriérisme d’Eugène Sue en 1841 telle qu’elle est relatée par Félix Pyat qui l’avait présenté au graveur Fugère (voir notre article : « Fourier-Hugo, une OPA manquée », Cahier Charles Fourier, 9, 1998, p. 31-32), parce que Eugène Sue « appartenait encore au monde orléaniste ». Cela n’était nullement incompatible : en 1839, Considerant est candidat du gouvernement à la députation à Montbéliard contre Silas Tourangin qui fut élu, et le 27 mars de cette même année 1839. Charles Weiss relate dans son Journal que « Considerant a été reçu en audience particulière par le duc d’Orléans qui l’a entretenu de ses ouvrages d’économie politique. » C’est certainement la mort accidentelle du duc d’Orléans, prince ouvert et libéral, en 1842, qui a amené Considerant au républicanisme en 1843, annihilant l’espoir d’une monarchie plus attentive aux questions sociales. Ce sont précisément des tournées de conférences de Considerant et aussi de Victor Hennequin en 1846 et 1847 qui impulsent un mouvement fouriériste belge qui témoigne alors d’une activité considérable : projets de création de fermes industrielles de rénovation urbaine, de cités-jardins ouvrières, expérience de boulangeries sociétaires, de crèches, etc.

Quand éclate la Révolution de 1848, Considerant est à Liège. Il rentre aussitôt à Paris, mais s’arrête à Bruxelles et, dans la nuit du 25 au 26 février, rédige une lettre à son ami, le ministre belge Charles Rogiers. Il y affirme que le mouvement qui vient de triompher en France va s’étendre à toute l’Europe. Il prévoit « cent mille hommes criant ‘Vive la République’ dans les rues de Bruxelles dès le lendemain. Tout le midi de l’Europe, ajoute-t-il, sera avant un mois une République fédérative et le star Nicolas lui-même sera chassé de chez lui, ou réduit à la Moscovie. » Le gouvernement belge évite une révolution « à la Française » en appliquant la mesure refusée par Guizot, l’abaissement du cens électoral. En même temps il expulse quelques étrangers dont « Charles Marx, docteur en philosophie ». Le 9 mars, Engels, resté à Bruxelles, lui écrit : « tu n’as pas idée du calme qui règne ici. Hier soir, carnaval comme d’habitude. C’est à peine s’il est question de la République française. » C’est à l’Université catholique de Louvain que durant les années 1848-1850 se déroule un débat qui est loin de manquer d’intérêt entre professeurs catholiques et étudiants fouriéristes qui font assaut de brochures. Citons le fouriériste Louis Defré qui insista sur le contraste entre « la morale du Christ venu prêcher l’Evangile aux pauvres et la pratique suivie dans le monde catholique : le Christ était venu pour changer ce monde d’iniquité en un monde de fraternité et il avait été cloué sur la croix par les Pharisiens. » Pour Defré, il n’y avait aucun doute : « les Pharisiens se firent catholiques et les Evangiles se firent le code de leur tyrannie. Ils firent du Christ mort pour l’égalité le Dieu des riches. » Semblable débat existait aussi en France et il n’est pas inutile de rappeler que parmi ceux qui se rangeaient aux côtés des fouriéristes il y avait Honoré de Balzac qui dans la Revue parisienne du 25 août 1840 écrivait : « Jésus a donné l’Ame au monde. Réhabiliter les passions qui sont les mouvements de l’âme c’est se constituer le mécanicien du savant. Jésus a révélé la théorie, Fourier invente l’explication. » Texte remarquable qui montre que de tout ses contemporains, c’est Balzac qui a le mieux compris Fourier.

Après le Deux-Décembre c’est le fouriériste belge Henri Samuel qui de concert avec Hetzel publie à Bruxelles Châtiments en novembre 1853 puis en 1854 deux autres ouvrages de Hugo (l’Appel aux concitoyens et la Lettre à lord Palmerston). D’autres fouriéristes - Defré, Formanoir, Franchot -, s’intéressèrent à la pédagogie et à l’éducation des enfants. John Bartier s’étend longuement sur Fourdrin, auteur dramatique d’origine française. Sa tragédie Les Esséniens met en scène Jésus considéré comme inspirateur de Fourier (le poète romantique Brizeux qualifiait Jésus de « philosophe essénien amoureux de symboles »). Fourdrin a fondé en 1848 à Liège « l’Ecole du travail par l’attrait » réservée d’ailleurs aux enfants de la bourgeoisie libérale liégeoise, mais inspirée des idées pédagogiques de Fourier : « travail libre, spontané ». L’ouvrage de John Bartier se termine par un long chapitre (qui pourra servir de complément au Cahier Charles Fourier 4) consacré aux fouriéristes belges qui ont participé à la tentative avortée de Réunion : Vincent Cousin, Crépel, Louck, Haek, Edmond Roger. Mais il commet l’erreur que nous ne cessons de dénoncer et qui remonte sans doute à Maurice Dommanget, d’affirmer que Considerant a séjourné au Brésil (San Antonio est au Texas) avant de rentrer en France en 1869. L’ouvrage s’arrête de manière abrupte en 1854, probablement parce que les notes de John Bartier ne s’étendaient pas au-delà. Il est dommage que Francis Sartorius qui a fait un remarquable travail de bénédictin en publiant et annotant l’ouvrage de John Bartier n’ait pas fait un résumé, même succinct, de l’évolution du fouriérisme belge après cette date. Une ultime critique, mais le mot revient trop souvent pour être un simple lapsus : John Bartier qualifie les fouriéristes belges de « coreligionnaires ». Ni Fourier, ni ses disciples n’ont jamais présenté le fouriérisme comme une religion. A leurs yeux c’était une science.