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Site internet de l’Association d’études fouriéristes et des Cahiers Charles Fourier

39-50
L’Union agricole d’Afrique
Projet phalanstérien, oeuvre philanthropique ou entreprise capitaliste ?
Article mis en ligne le décembre 2005
dernière modification le 16 juin 2018

par Desmars, Bernard

En 1845-1846, des fouriéristes, en majorité lyonnais, ont fondé une société, l’Union agricole d’Afrique (ou Union du Sig), propriétaire d’une exploitation dans la région d’Oran, avec pour objectifs le développement de la colonisation en Algérie et l’expérimentation de l’association entre capital et travail. On a souvent écrit que cette société avait très tôt perdu son inspiration fouriériste. Cet article, qui étudie l’Union de la fin des années 1860 au début des années 1890, s’intéresse à la façon dont les disciples de Fourier, restés à la tête de l’entreprise, ont tenté de renouer avec les ambitions initiales au début des années 1870, puis ont essayé d’utiliser le domaine à des fins philanthropiques en y installant un orphelinat, avant, au début des années 1890, d’abandonner toute préoccupation sociale. Plus largement, il s’agit à travers l’Union du Sig de s’interroger sur le devenir des entreprises fouriéristes et sur la reconversion des espérances phalanstériennes.

Que deviennent les entreprises fouriéristes quand elles durent - au-delà des quelques mois ou des quelques années qui leur sont habituellement impartis ? Les essais phalanstériens les plus fréquemment cités, Condé-sur-Vesgre, Cîteaux ou Réunion au Texas, semblent prouver le caractère nécessairement éphémère du projet fouriériste, voué à l’échec dès qu’il est confronté à des situations concrètes. Au premier abord, l’Union agricole d’Afrique ne déroge pas à cette règle. Conçue lors de rencontres entre un officier de l’armée d’Afrique et des fouriéristes lyonnais en 1845, cette société, qui obtient la concession d’un terrain sur la commune de Saint-Denis-du-Sig au cours de l’année 1846, veut contribuer à la colonisation et au progrès social par l’association du capital et du travail dans une grande exploitation [1] ; les rédacteurs des statuts se défendent de vouloir créer un phalanstère, même si cette perspective n’est sans doute pas absente chez ceux qui soutiennent le projet. Cependant, l’Union rencontre très tôt une série de difficultés : le capital réuni est nettement insuffisant pour réaliser les investissements prévus ; les premiers exercices comptables sont médiocres, en raison de mauvaises conditions climatiques, mais aussi de la gestion très contestée des responsables ; des dissensions internes provoquent une succession de directions dès 1847 et le transfert du conseil d’administration de Lyon à Besançon, puis à Oran, où il est dominé par une majorité de non-fouriéristes au début des années 1850 ; les autorités militaires, qui ont d’abord favorisé l’installation au Sig, abandonnent cette attitude bienveillante et, en 1852, menacent de reprendre les terrains concédés en 1846, puisque les conditions alors acceptées par l’Union n’ont pas été remplies. En mars 1853, selon un officier stationné à Saint-Denis-du-Sig, « la ferme de l’Union agricole du Sig est [...] entièrement abandonnée, il n’y a plus de directeur et partant plus d’ouvriers. Les terres sont en friches et sauf quelques hectares de blé, nulle autre culture n’existe sur les 3059 hectares concédés [...]. Une partie des chevaux, 3 ou 400 moutons, poules, canards, cochons, ont été vendus [...]. Les domestiques ont été renvoyés, et il ne reste plus aujourd’hui dans toute la ferme que le jardinier pépiniériste qui paraît avoir été établi directeur, un domestique qui soigne le reste des bestiaux, un meunier et le gardeur de moutons. On ignore jusqu’à présent ce que les sociétaires désirent faire de cette vaste exploitation » [2].

Aussi a-t-on pu considérer que l’Union agricole d’Afrique avait totalement disparu dans la première moitié des années 1850, ou, tout au moins, qu’elle avait abandonné tout caractère fouriériste. C’est ce qu’affirme Victor Demontes, dans une thèse soutenue en 1918 [3]. Ses conclusions sont reprises dans les décennies suivantes par les différents auteurs qui consacrent quelques lignes à la colonie [4]. En 1974, dans une étude approfondie sur l’Union de 1846 à 1853, David R. Prochaska estime qu’à cette date ou dans la période immédiatement postérieure, l’Union du Sig est devenue une société anonyme et a abandonné tout projet d’association entre capital et travail [5]. Et dans les ouvrages ou les articles plus récents mentionnant l’Union du Sig, l’on a généralement continué à affirmer qu’« en 1847, quelques fouriéristes fondent une éphémère colonie à Saint-Denis-du-Sig, près d’Oran » [6] ou « que très rapidement on abandonna les principes fouriéristes et on revint au régime du salariat pur et simple » [7].

Or, des ambitions fouriéristes continuent à inspirer les dirigeants de l’Union du Sig pendant plusieurs dizaines d’années. C’est la façon dont elles s’expriment et les transformations qu’elles subissent qui vont être envisagées ici, de la fin des années 1860 aux environs de 1890.

Retrouver « l’idéal des fondateurs »

Les fondateurs de l’Union du Sig prétendaient contribuer simultanément au développement de l’Algérie et à la résolution de la question sociale. Dans les années 1850 et 1860, les dirigeants de la société cherchent seulement les moyens d’assurer la survie de l’Union ; celle-ci, menacée en 1853 de retrait des terrains concédés sept ans plus tôt, a finalement pu en garder un peu plus de la moitié (1792 hectares), qu’elle détient désormais à titre définitif. Cependant, la société est endettée et incapable de réaliser les investissements nécessaires (matériels, animaux) pour mettre en valeur son domaine. Aussi procède-t-elle à la location de l’essentiel de son territoire et ne garde-t-elle que quelques hectares en faire-valoir direct : elle pratique « l’agriculture morcelée » que dénonçaient Fourier et ses disciples. Quant aux constructions, sur les vingt-cinq familles hébergées au Sig, dix-sept sont très mal logées d’après le directeur de l’Union [8]. Il n’est plus question de proposer un modèle d’exploitation original, fondé sur les avantages de la très grande exploitation et sur l’association entre le capital et le travail, qui conduirait vers la prospérité et l’harmonie...

Cependant, plusieurs éléments montrent la persistance d’une dimension fouriériste dans l’entreprise : les statuts de la société, modifiés en 1865, annoncent toujours « la fondation et l’exploitation d’une commune agricole industrielle » (article 1) avec pour principe « l’association du travail et du capital pour l’exploitation ainsi que pour le partage des bénéfices » (article 2) ; ils prévoient la gratuité des soins médicaux, le versement de retraites à ceux qui auront effectué de longs services à l’Union (article 52), la création de crèches, de salles d’asile (c’est-à-dire d’écoles maternelles) et d’écoles primaires (articles 53 et 54) [9]. D’autre part, les liens restent étroits avec le mouvement fouriériste : le siège de la société, transféré d’Algérie à Paris en 1864 ou 1865, se situe à la Librairie des sciences sociales. Le conseil d’administration est constitué d’une nette majorité de fouriéristes dont quelques-uns des disciples les plus prestigieux : François Barrier, l’un des fondateurs lyonnais de l’Union en 1845 et réorganisateur de l’Ecole sociétaire dans les années 1860 ; Jules Duval qui a vécu au Sig entre 1847 et 1850 et qui dirige L’Economiste français depuis 1862 ; l’officier Henri Gautier, à l’initiative de l’Union en 1845 et premier directeur du domaine à partir de 1846. Barrier et Duval, morts en 1870, sont remplacés par d’autres fouriéristes dans la décennie suivante, dont Victor Considerant à partir de 1873.

L’amélioration de la situation financière, qui se traduit par la distribution de dividendes à partir de 1864, puis par la fin du remboursement de la dette en 1869, permet à ces fouriéristes d’envisager un mode d’exploitation plus conforme aux principes sociétaires. Ces intentions, exprimées dès avant 1870, se traduisent par plusieurs initiatives dans les années qui suivent.

Remettre l’Union dans la voie sociétaire

A la demande du conseil d’administration, Henri Gautier effectue au printemps 1872 un voyage à Saint-Denis du Sig, pour examiner l’état du domaine et se concerter avec le directeur afin de déterminer les travaux les plus urgents. Le rapport qu’il présente aux administrateurs, puis aux actionnaires, décrit les « baraques élémentaires plus ou moins délabrées » dans lesquelles vivent les habitants (d’une soixantaine à une centaine selon les années), « l’absence de caves et de magasins suffisants, nos maigres attelages, le matériel agricole tombé en vétusté ou hors de service, l’absence de bêtes à cornes »... Surtout, il critique le système de faire-valoir indirect : « il n’est que trop vrai que nos revenus s’obtiennent principalement à l’aide de locataires dénués de ressources, toujours à la merci d’une mauvaise récolte et dont la plupart sont débiteurs d’arrérages importants ; de plus, tous cultivent sans employer d’engrais, ils demandent tout au sol sans lui rien restituer et abusent de l’irrigation qui épuise rapidement l’humus et amènerait inévitablement la stérilité » ; « il y a loin de cet état précaire à la commune industrielle et agricole, pourvue d’un riche bétail et entouré de 30 000 pieds d’arbre que se promettaient de créer les fondateurs de l’Union », conclut-il. Pendant son séjour, à la demande des habitants qui réclamaient une école pour leurs enfants - il y en a alors 36, de 3 à 14 ans -, il a installé une institutrice à l’Union [10].

Gautier a aussi élaboré un plan selon lequel les terres du domaine reviendraient progressivement à un régime d’exploitation directe ; dès 1872, le conseil d’administration décide de reprendre 134 hectares jusqu’alors loués à des fermiers, et de les mettre en culture, ce qui exige l’emploi d’un personnel plus important et l’achat de matériel et d’animaux. Ceci, déclarent les administrateurs aux actionnaires, « inaugure pour notre domaine une nouvelle phase qui nous promet, avec l’accroissement de notre prospérité, le relèvement de notre dignité morale et doit nous rapprocher progressivement de l’idéal rêvé par nos fondateurs » [11].

Dans les années suivantes, les administrateurs et les actionnaires confirment l’orientation fouriériste : « nous devons sur notre domaine élever des habitations commodes et bien entendues, ouvrir des ateliers de travail agricole et autres, installer une nombreuse population de travailleurs associés auxquels nous assurerons le complet développement de leurs facultés morales et matérielles ; nous devons en un mot fonder une grande et riche exploitation sociétaire, agricole et industrielle » déclare le conseil en 1873 qui veut inscrire le Sig dans les réflexions du moment sur les problèmes sociaux : « les idées de participation, de coopération, d’association du capital et du travail sont à l’ordre du jour ; elles pénètrent dans la pratique de la vie industrielle ». Le conseil affirme ainsi rechercher des formules permettant aux salariés, européens et indigènes, de devenir actionnaires, afin que les travailleurs soient progressivement associés aux résultats et à la direction de la société [12].

Les difficultés de l’Union

Le passage progressif au faire-valoir direct - 240 hectares environ en 1875 - a des conséquences sur la situation financière de l’entreprise : il implique simultanément la baisse des revenus procurés par les fermages et l’augmentation des charges et des investissements. De surcroît, ces changements interviennent alors que plusieurs mauvaises années agricoles se succèdent en Afrique du Nord : de médiocres récoltes de coton en 1873 qui empêchent un grand nombre de fermiers de payer leur location ; une sécheresse qualifiée d’exceptionnelle dans l’hiver 1873-1874 ; des maladies qui déciment les troupeaux de moutons en 1875-1876 ; en 1876-1877 une nouvelle sécheresse qui a provoqué un « désastre presque général de toutes les branches de l’exploitation » [13]. Outre ces conditions climatiques et ces épizooties, les administrateurs déplorent « l’insuffisance d’instruction [du] personnel », qui se traduit par « une mauvaise interprétation des instructions du conseil, de fausses manœuvres, des assolements sans méthode et des pratiques routinières » [14]. Ceci est aggravé par la mort en août 1876 du directeur, Bleur, qui avait commencé à travailler au Sig dès les premières années de la colonie ; son remplaçant, Battachon, un ancien élève de l’Ecole d’agriculture de Grignon arrivé l’année précédente à l’Union afin de s’y former, n’a pratiquement aucune expérience des conditions culturales propres à l’Afrique du Nord. A toutes ces difficultés, l’on peut ajouter le naufrage au large de Gibraltar d’un bateau transportant des machines commandées par l’Union, le vol du coffre-fort, un procès intenté par un ancien sous-directeur...

En 1874, le conseil d’administration contracte un emprunt afin de compenser les pertes et d’acheter le matériel d’exploitation indispensable ; la société continue toutefois à distribuer des dividendes en 1874, puis en 1876, probablement pour ne pas mécontenter les actionnaires et rassurer ceux qui s’inquiètent du nouveau cours de la société. Mais, en 1875 et à partir de 1877, les bénéfices sont insuffisants pour réaliser de tels versements. Les comptes et plus généralement la gestion de la société font d’ailleurs l’objet de contestations de la part de certains actionnaires. C’est désormais l’orientation adoptée au début de la décennie par Gautier et ses amis qui est remise en cause.

Les débats sur l’avenir du Sig

Les critiques ont principalement deux origines : d’une part des actionnaires non fouriéristes qui ont investi en 1846 ou 1847 dans une entreprise qui leur promettait des profits élevés, ou qui ont hérité leurs actions de parents dont ils n’ont pas adopté les convictions ; ils souhaitent, afin d’améliorer la rentabilité financière de l’entreprise, que l’on abandonne tout projet de type sociétaire. D’autre part, des disciples de Fourier qui, considèrent au contraire que le caractère phalanstérien de la société n’est pas suffisamment prononcé ; ils mettent en cause les choix et les compétences des administrateurs et veulent s’y substituer. Ce second courant est principalement animé par Jean Griess-Traut, un ancien voyageur de commerce de Colmar, qui s’est installé avec son épouse en Algérie en 1849 et y est resté jusque vers 1870 ; il a fait partie du conseil d’administration de l’Union au début des années 1850 et continue à militer au sein de l’Ecole sociétaire dans les années suivantes. Il propose en 1871 la liquidation de la société afin d’en réinvestir le produit dans une association phalanstérienne qui serait créée dans le Midi de la France [15]. En 1875 et 1876, il demande, en vain, qu’on lui cède une portion du domaine afin d’y installer un « ménage sociétaire ». Puis, il lance une campagne contre les dirigeants de la société, avec des circulaires adressées aux actionnaires et des articles publiés de 1877 à 1880 par La Finance nouvelle, une feuille boursière fondée et en partie rédigée par des sympathisants de l’Ecole sociétaire ; il s’en prend violemment aux directeurs de l’Union (« des hommes ignorant les principes les plus élémentaires de l’agriculture ») et aux administrateurs qui seraient incompétents, peut-être malhonnêtes et en tout cas infidèles aux ambitions des fondateurs de l’Union. Il réclame lors des assemblées d’actionnaires le renversement du conseil et « la constitution d’une nouvelle société qui pourrait appliquer l’idée de Fourier et donner au monde l’exemple de ce qu’est l’association » [16] Le conseil d’administration le qualifie de « sot », à l’esprit traversé par des « hallucinations chroniques, produits d’une présomption excitée et extravagante » [17].

Quant aux fouriéristes qui dirigent la société, ils sont eux-mêmes très divisés : Considerant souhaite la vente d’une partie des terres afin d’assainir les comptes, pour, ensuite, appliquer les principes de l’association du capital et du travail sur l’exploitation [18] ; mais la majorité des administrateurs a déjà renoncé à l’idéal phalanstérien : « nous proclamons hautement, quelque pénible que soit cet aveu, l’impuissance de la société à poursuivre l’établissement de la commune agricole et sociétaire qui était le but de sa fondation », déclarent-ils en 1878 [19]. Considerant démissionne en 1880, suivi par Gautier en 1881 ; cette même année meurt Collard, l’un des fondateurs de l’Union et administrateur de la société depuis une vingtaine d’années. Sur les huit nouveaux membres qui entrent au conseil entre 1879 et 1881, quatre seulement sont liés à l’Ecole sociétaire et ils ne font pas partie des premiers acteurs de l’Union.

De l’Union aux Orphelinats du Sig

Il est cependant difficile pour ces disciples de Fourier de renoncer à l’un des lieux où devait s’édifier peu à peu le monde nouveau, à une expérience qu’ils ont suivie depuis de nombreuses années et dans laquelle ils ont pu fonder de nouveaux espoirs au début des années 1870. L’Union du Sig peut-elle devenir une société avec des objectifs uniquement lucratifs ? Peut-elle n’avoir pour seuls buts que la distribution de dividendes aux actionnaires ? Henri Couturier leur propose au début des années 1880 une reconversion de leur engagement fouriériste dans une activité philanthropique.

Henri Couturier et l’Union du Sig

Henri Couturier est un disciple de Fourier depuis les années 1840 ; ce médecin viennois, grand propriétaire, a fondé sous le Second Empire la société de Beauregard, qui réunit des activités agricoles, commerciales et industrielles, ainsi qu’une maison de sevrage, une école et une bibliothèque. Cette entreprise connaît son apogée à la fin des années 1860 ; elle est alors citée comme un exemple de réussite coopérative. Dans les années 1870, cependant, ses affaires déclinent ; son fondateur et dirigeant omniprésent avant 1870, Henri Couturier, est pris par ses activités politiques : membre du conseil général de l’Isère à partir de 1871, puis élu député en 1876 et sénateur en 1885, il accorde sans doute moins de temps à une œuvre qui périclite dans les années 1880, même si certaines de ses activités subsistent jusqu’au début du XXe siècle.

Couturier entre au conseil d’administration de l’Union du Sig en 1879, à la faveur des critiques adressées à ceux qui dirigent la société depuis les années 1860. Tout en se désolidarisant des attaques personnelles lancées par Griess-Traut, il s’oppose aux mesures qui pourraient, soit provoquer la disparition de l’Union, soit réduire son domaine par la vente d’une partie de son sol. Alors que la situation de la société semble bloquée, il propose au début de l’année 1881 la reprise du domaine par une société qu’il est alors en train de constituer, les Orphelinats agricoles d’Algérie.

La Société des orphelinats agricoles

Cette société a principalement deux objectifs : accueillir des orphelins et favoriser la colonisation en Algérie. En effet, observent ses fondateurs, un grand nombre de colons qui s’installent en Afrique du Nord ne parviennent pas à s’adapter au climat, et beaucoup retournent en métropole ou s’installent dans les villes du littoral. Afin de fixer durablement les colons sur des exploitations dans l’intérieur des zones conquises, il faut donc les habituer dès leur plus jeune âge aux conditions locales, par exemple en faisant venir des orphelins de la métropole. Ceux-ci, éduqués en Algérie, formés aux travaux des champs, deviendraient de bons agriculteurs qui pourraient participer à la mise en valeur du sol africain et à la densification de la présence française.

Cette idée n’est pas nouvelle : dès les lendemains de la conquête de l’Algérie, l’on a vu des sociétés caritatives émettre, et parfois tenter de réaliser, de tels projets « en faveur » des enfants abandonnés [20]. Dans les années 1880, le thème de l’enfance malheureuse ou en danger revient avec une plus grande force et se traduit par des initiatives similaires à celle de Couturier et des Orphelinats agricoles.

Cette société est constituée de fait au cours de l’année 1881, avant d’être légalement reconnue comme société anonyme en 1883. Elle absorbe une seconde association, dirigée par une autre fouriériste, la romancière Marie-Louise Gagneur, qui, sous le patronage de Victor Hugo, avait fondé peu auparavant l’Adoption, société protectrice des enfants abandonnés ; celle-ci comprenait plusieurs membres ou sympathisants du mouvement phalanstérien (Faustin Moigneu, Virginie Griess-Traut, la féministe Marie Deraismes, le secrétaire de la Ligue de l’enseignement Emmanuel Vauchez...).

Les Orphelinats agricoles d’Algérie, qui ont pour présidents d’honneur Victor Hugo et Victor Schoelcher, comprennent eux-mêmes de nombreux militants de la cause sociétaire dont beaucoup sont également actionnaires de l’Union du Sig ; on y observe aussi des députés et des sénateurs, le maire de Grenoble, des conseillers généraux de l’Isère et des habitants de Vienne, des Français établis en Algérie... Le conseil d’administration, présidé par Couturier, est secondé par un très traditionnel « comité des dames patronnesses », où l’on retrouve également des fouriéristes.

Les statuts et les textes qui rendent compte de l’activité de la société ne font aucune référence explicite à Fourier et à la théorie phalanstérienne ; ils invoquent plutôt un « sentiment de bienveillance, de prévoyance sociale et de solidarité commun à tous ceux qui s’occupent aujourd’hui d’arracher les enfants abandonnés à l’ignorance et à la dépravation » [21]. Cependant, à l’issue de leur formation scolaire et professionnelle, les orphelins pourront être employés dans des exploitations de la société dont ils recevront des actions et deviendront des « travailleurs associés » : « ainsi d’humbles asiles d’orphelins pourront se transformer, par l’accès ouvert pour les jeunes colons à la propriété actionnaire, en des organisations communales de type supérieur où l’association introduira peu à peu ses procédés, et fera paisiblement les plus intéressantes et les plus fécondes expériences » [22]. On peut donc reconnaître quelques intonations fouriéristes dans un projet qui appartient cependant d’abord au domaine de l’assistance et qui veut aussi préparer « les meilleurs éléments d’une colonisation durable, employant les procédés de la grande culture pour tirer de la terre tout ce qu’elle peut produire, et formant des centres de défense redoutables contre les déprédations et les incursions des Arabes » [23].

La société a prévu de créer plusieurs orphelinats, mais commence modestement par la création d’un premier établissement ; celui-ci doit donc s’installer au Sig en louant le domaine de l’Union agricole pour 27 ans, Couturier et ses amis ayant l’intention d’acheter ultérieurement la propriété, dont ils acquièrent déjà le matériel et le cheptel. Ils prévoient d’y accueillir environ 300 enfants, ce qui nécessite la construction de nouveaux édifices. Ils continuent la location d’une partie des terres à des fermiers et à des métayers, mais gardent 200 hectares qu’ils font mettre en valeur par un personnel salarié.

L’orphelinat du Sig : « libre essor des facultés » ou discipline des corps et des âmes ?

Les premiers orphelins n’arrivent qu’en 1883, non de la métropole, mais de l’Assistance publique du département d’Oran. La scolarité est assurée par un instituteur (deux femmes et un homme se succèdent sur moins de dix ans) et doit comprendre une formation professionnelle, avec une forge, un atelier de menuiserie, des activités maraîchères, des cours de couture et de cuisine... Des travaux agricoles occupent le temps hors scolaire : ainsi, dans l’été 1883, « les jeunes garçons sont conduits dès 6 heures du matin sur un point du domaine où a été disposé un travail à leur portée. En ce moment, c’est l’arrachage du chiendent dans les vignes. Ils partent après leur premier déjeuner, la pioche sur l’épaule, en rangs et guidés par le mari de l’institutrice, ancien sous-officier de l’armée. Ils passent une heure seulement au travail et rentrent pour l’heure de la classe », avant d’y retourner le soir. D’après Couturier, « ces sorties et travaux extérieurs sont pour eux une récréation, et des recommandations instantes ont été faites pour qu’on s’appliquât à leur conserver ce caractère, en évitant de les entourer de tout ce qui ressemblerait à une contrainte et à des punitions. Une pareille disposition du temps, où l’étude en classe est chaque jour coupée par des diversions et des exercices corporels satisfaisant aux conditions d’une bonne hygiène, a permis de supprimer le repos du jeudi, et nul d’eux ne s’en est plaint ou ne l’a même remarqué » [24]. On peut retrouver dans les propos de Couturier un écho des conceptions fouriéristes de l’éducation, avec le souci de diversifier les activités, de donner à l’enseignement un contenu concret, de favoriser l’exercice physique et de limiter le recours à la contrainte. Il n’est pas sûr toutefois que cette dernière intention ait été respectée ; Couturier lui-même, à la fin de la décennie, considère que seule une « discipline sévère [...] parmi cette petite population d’enfants très difficiles à conduire » peut « corriger les vices et mauvaises habitudes qu’ils ont contractés avant d’être soumis à ce régime de redressement parfois bien efficace » ; il a en effet remarqué que « sous les armes, pendant leurs exercices ou leurs promenades militaires, ils ne laissent rien à reprendre. Le rang, le pas symétrique, le son du clairon leur font accepter, avec une docilité constante, tous les commandements. Il faudrait pouvoir faire militariser la plupart des actes de leurs journées. Est-ce impossible ? » [25]. On est donc désormais bien loin du « libre essor des facultés » ou de l’épanouissement des passions.

La fin de l’établissement et le retour du domaine à l’Union

La société des Orphelinats reste bien en deçà de ses objectifs : elle avait prévu de placer 2 000 actions ; mais le tiers seulement est souscrit, et tous les versements n’ont pas été effectués. Elle devait rétribuer ses actionnaires avec des dividendes, grâce à l’exploitation agricole et aux locations ; ses comptes sont constamment déficitaires. Elle voulait recevoir des enfants de la métropole et ainsi contribuer à peupler l’Algérie « de colons façonnés dès le bas âge au climat et au travail du sol africain » [26] ; tous ses pensionnaires viennent du département d’Oran. Elle prétendait accueillir 300 enfants ; ses effectifs restent toujours inférieurs à 55. Elle souhaitait construire d’autres établissements en Algérie ; l’orphelinat du Sig constitue sa seule réalisation, dont l’existence est elle-même très menacée à la fin des années 1880. Des inspections de l’Assistance publique relèvent la mauvaise situation sanitaire de l’orphelinat et les conditions de logement tout à fait insuffisantes ; elles soulignent également que les ateliers qui devaient assurer une formation professionnelle aux enfants n’ont pas été installés. Le conseil général du département d’Oran décide de fonder son propre établissement, ce qui provoque le retrait des enfants qu’il plaçait au Sig. La société des orphelinats, désormais sans objet, est dissoute au début des années 1890.

Du reste, dès le milieu des années 1880, elle a cessé d’exploiter le domaine de l’Union. En effet, celui-ci est victime en février 1885 de la rupture d’un barrage, qui, en amont de Saint-Denis, retenait les eaux du Sig et permettait d’irriguer les terrains agricoles. Aussi les Orphelinats souhaitent-ils ne conserver du territoire qu’ils ont en location, que la partie nécessaire à son activité éducative : les bâtiments et quelques ares pour les exercices et les travaux des enfants. Commencent alors de longues négociations entre les deux sociétés pour la résiliation du bail, compliquées par l’appartenance simultanée de plusieurs personnes, et de Couturier en particulier, aux deux conseils d’administration. Ceci provoque la suspicion des autres administrateurs et des actionnaires de l’Union du Sig, d’autant que les années précédentes, les Orphelinats ont déjà bénéficié de réductions de loyer et de délais pour s’acquitter de ce dernier. Les désaccords se manifestent de plus en plus vivement au conseil d’administration, que quittent plusieurs adversaires de Couturier pour protester contre l’attitude de ce dernier [27], et les assemblées deviennent plus houleuses avec deux parties qui s’opposent : les uns, des fouriéristes, qui considèrent qu’il existe une « complète solidarité entre les deux sociétés au point de vue humanitaire » [28] et qui souhaitent même leur fusion [29] ; les autres, parmi lesquels quelques disciples de Fourier, mais surtout des non fouriéristes, selon lesquels l’Union du Sig est lésée par les conditions trop favorables faites aux Orphelinats. Ceux-ci obtiennent en effet des indemnités élevées pour les constructions et plantations qu’ils ont réalisées, ainsi que pour le matériel et le cheptel repris par l’Union. Cette dernière, pour payer ces sommes, doit contracter de nouveaux emprunts. A la fin des années 1880, certains envisagent à nouveau la liquidation, tant la situation financière est dégradée [30].

La collection des Bulletins de l’Union agricole d’Afrique, dont provient l’essentiel de l’information pour cette période, s’interrompant pendant quelques années, l’on ignore ce qui se passe au début des années 1890. Quand la série recommence, en 1894, Couturier n’est plus aux commandes de la société. Ses adversaires, désormais majoritaires au conseil d’administration, abandonnent toute préoccupation sociétaire ou même philanthropique. Certes, figure parmi les administrateurs, jusqu’à sa mort en 1933, un membre du « Ménage sociétaire de Condé », Louis Guébin, qui milite vers 1900 au sein d’un petit groupe phalanstérien ; cependant, on ne le voit pas, dans les comptes rendus des assemblées générales du premier tiers du XXe siècle, intervenir en faveur d’un retour aux sources fouriéristes de l’Union.

Celle-ci, au contraire, supprime en 1916 ce qui pourrait rappeler les intentions des fondateurs et en particulier les articles prévoyant l’association des salariés aux bénéfices, voire leur intégration parmi les actionnaires : en effet, ces dispositions « n’avai[en]t aucune importance tant que la Société se débattait au milieu des difficultés financières ; mais il pourrait en être autrement si, comme nous l’espérons, la situation devenait régulièrement prospère, et certaines prescriptions restées dans nos statuts actuels pourraient servir de prétextes à des revendications de la part des travailleurs [...] qui pourraient prétendre que les statuts leur donnent droit d’ingérence dans les comptes de la Société. Nous pensons donc qu’après 70 années d’existence le moment est venu de supprimer de nos statuts tous les articles qui ne sont pas en harmonie avec la véritable situation de notre entreprise ». Ainsi, en 1916, le but de la société n’est plus « la fondation d’une commune agricole industrielle » (Statuts de 1849 repris de façon presque identique en 1865), mais « l’exploitation d’un terrain » [31].

Une inspiration fouriériste reste présente au Sig jusqu’aux environs de 1890, même si elle échoue à se concrétiser dans les années 1870 et si elle s’exprime dans la décennie suivante sous une forme plus philanthropique que véritablement phalanstérienne. L’abandon de « l’idéal des fondateurs » est lié aux difficultés financières de l’Union et à l’évolution de son actionnariat qui compte de plus en plus de non-fouriéristes. Créée au milieu du siècle pour associer le capital et le travail et pour répondre à la question sociale, l’exploitation agricole du Sig est évaluée par un nombre croissant de ses propriétaires en fonction des dividendes qu’elle peut leur procurer.

D’autre part, même chez ceux qui se déclarent phalanstériens, les efforts déployés pour faire du Sig une exploitation sociétaire se réduisent au fil des années, Considerant soulignant en 1879 la « lassitude » qu’il observe chez plusieurs condisciples qui siègent au conseil d’administration [32]. D’ailleurs, les actionnaires fouriéristes n’envisagent pas, sauf exception, de quitter la métropole et d’aller s’installer au Sig, comme avaient pu le faire certains entre 1846 et 1850 ; ceci peut s’expliquer par l’âge, les charges familiales, les activités professionnelles, les responsabilités diverses (politiques, associatives...) ; mais plus généralement, si l’adhésion à la doctrine demeure, l’espoir de parvenir rapidement à l’Harmonie a disparu chez beaucoup de disciples. La création des Orphelinats apparaît alors comme une dernière tentative pour maintenir le domaine entre les mains des fouriéristes et pour lui préserver une fonction sociale dans laquelle on pourrait retrouver des échos, de plus en plus faibles, des ambitions phalanstériennes.