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21-36
"La Treizième revient"
la passion "grandiose et pivotale" de Fourier dans Les Chimères de Gérard de Nerval
Article mis en ligne le décembre 1996
dernière modification le 11 janvier 2015

par Fornasiero, Jean

En 1854, Gérard de Nerval rassembla, sous le titre des Chimères, un groupe de douze sonnets mystérieux et troublants, dont le caractère volontairement obscur [1] a toujours offert une résistance efficace aux tentatives acharnées de la critique pour trouver codes secrets et autres clefs de lecture [2]. Ainsi, malgré les nombreux volumes consacrés aux exégèses de ces poèmes que l’on qualifie le plus souvent d’hermétiques ou d’ésotériques, nous sommes encore si loin de l’explication globale qu’il est parfois question d’y renoncer tout à fait [3]. Attitude prudente peut-être, si l’on considère, d’une part, la mise en garde de l’auteur [4], et, d’autre part, le lien étroit entre la rédaction des sonnets et ses crises de folie [5]. Et pourtant, certains continuent de croire que Nerval, peu désireux de livrer ses plus beaux rêves à une critique sceptique et railleuse [6], a cherché à occulter les secrets de leur composition, laquelle porte les traces d’un dessein conscient et prémédité [7]. En effet, plusieurs indices plaident en faveur d’une pensée organisatrice gouvernant le nombre et l’ordre des sonnets [8], tandis que le jeu des variantes, constructeur de sens, met en valeur la cohérence idéologique de l’ensemble [9]. Ainsi le débat sur l’unité des Chimères se poursuit sans relâche jusque dans les dernières éditions de ce recueil singulier [10].

Néanmoins, en l’absence de nouveaux indices, il reste encore suffisamment d’éléments contradictoires pour rendre difficile tout prononcement définitif sur l’architecture des Chimères et le rapport de cet ensemble avec Les Filles du Feu. Le terrain paraît si peu solide, sur cette question comme sur bien d’autres, que le nervalien éminent, Jean Guillaume, dans son évaluation de vingt ans de recherches systématiques et assidues, nous rappelle que « la matière nervalienne est de celles qu’il faut constamment reprendre » [11]. En particulier, il indique un domaine largement inexploré qui pourrait amener « l’explication fondamentale » - le travail de Nerval dans le milieu journalistique et le rapport entre ces activités méconnues et l’apparition soudaine des œuvres majeures des années 1850 [12]. Il constate notamment que :

Ce métier dans lequel il a vécu longtemps l’a mis en présence de multiples univers qu’il n’avait pas toujours choisis - tant s’en faut -, enfin qui étaient là, et dont il devait parler. Alors, qu’il s’y soit intéressé volontiers ou non, peu importe. L’essentiel est que ces mondes-là ont défilé dans la vie de Nerval. Or on peut remarquer précisément à partir des grandes œuvres que, si elles sont fortes, c’est tout de même un peu en raison du sol dont elles émergent, qui les rend solides et puissantes, et anciennes [13].

Ces remarques s’appliquent tout particulièrement aux Chimères, l’une des grandes œuvres « puissantes » et « anciennes », où l’on voit défiler toutes les préoccupations d’une vie d’homme et d’artiste. Mais, jusqu’à présent, il a été peu question de déterminer ce que doit exactement ce recueil au sol dont il émerge, c’est-à-dire au milieu des salons et des journaux qui a été le monde familier de Nerval [14]. Des recherches récentes commencent à apporter un début de réponse en confrontant les opinions du poète à celles de ses contemporains. Dans une étude chronologique de l’œuvre nervalien, Paul Bénichou discerne chez le poète les idéaux de ce grand mouvement humanitaire réunissant artistes progressistes et militants socialistes sous la Monarchie de juillet [15]. Cependant, si les rapports intellectuels entre le poète et ce milieu progressiste ne semblent plus faire de doute, il reste à faire l’inventaire définitif des relations que Nerval entretenait avec ce monde-là [16]. En particulier, on a tendance à sous-estimer l’influence du groupe fouriériste où Nerval avait des amitiés durables et dont le discours présente de fortes ressemblances avec le langage poétique qui caractérise Les Chimères. C’est en examinant ces liens, au moyen de l’allusion à « La Treizième » qui figure dans le premier vers d’« Artémis », le poème pivotal du recueil, qu’il devient possible enfin de rendre pleinement compte du « sol » dont émergent les grandes œuvres nervaliennes, tout en posant les bases d’une lecture globale du recueil.

Avant d’aborder une telle étude, il importe cependant d’établir par quels moyens Nerval entra en contact avec la plus importante des sectes socialistes des années 1840 et comment leur vocabulaire et leur vision du monde avaient pu s’infiltrer dans une œuvre que l’on citait autrefois en exemple de « poésie pure » [17] et où, avant Paul Bénichou, l’on distinguait rarement les traces d’un commentaire sur le monde ou des rapports avec une réalité historique [18]. Or il est vrai que nous avons depuis quelque temps une idée plus claire des activités journalistiques de Nerval, grâce à l’étude rigoureuse de Michel Brix [19]. D’autre part, la biographie récente du poète que nous devons au travail à la fois minutieux et passionné de Claude Pichois et Michel Brix apporte de nouveaux renseignements importants sur les amitiés nervaliennes [20], même s’il reste encore dans cette vie de besogne et de bohème suffisamment de zones d’ombre pour rendre problématique chez Nerval la distinction entre simples relations de travail et collaborations nées de convictions plus profondes.

Et pourtant, les indices sont déjà là qui nous permettraient d’examiner de plus près les rapports du poète avec la doctrine fouriériste et ceux qui la professaient [21]. Néanmoins, pour des raisons complexes relevant à la fois de la critique nervalienne et de l’histoire du fouriérisme [22], l’on continue de minimiser l’importance de certains détails biographiques qui, réunis, forment un ensemble cohérent [23]. Pour en résumer les faits les plus significatifs, Nerval contribua une première version de sa nouvelle « Isis » à La Phalange [24], il assista à des séances de magnétisme dans les salons de La Démocratie pacifique en 1845 [25], comme en 1853, lorsqu’il figure parmi ceux qui continuent de se réunir dans les appartements laissés vides par Considerant lors de son exil [26]. D’ailleurs, on lui connaît des relations avec Considerant [27], et, surtout, avec l’un de ses plus proches collaborateurs, Allyre Bureau [28], lequel fut d’ailleurs l’auteur d’une critique très favorable d’un des rares ouvrages politiques de Nerval - Léo Burckart, pièce où l’écrivain développe, comme il l’a fait dans « Isis », des thèses qui étaient très proches de la doctrine de l’Ecole [29]. D’autre part, ces relations et ces liens intellectuels ne passèrent pas inaperçus, car un critique contemporain n’hésita pas à classer Nerval parmi les plus « brillants défenseurs » de la doctrine phalanstérienne, aux côtés de son ami Weill et de Considerant lui-même [30]. Il n’est pas sans intérêt que le nom de Nerval figure parmi les doctrinaires plutôt que dans la liste des poètes amis de la cause - tels Leconte de Lisle et Jean Journet - car ce classement signale la perception - erronée ou non - chez les contemporains de Nerval qu’il se serait impliqué dans les projets politiques de l’Ecole. Ce détail n’est pas non plus sans rapport avec ce que nous savons des activités du poète en 1848 et sous le Second Empire - notamment, la création d’un club politique en compagnie de ses amis fouriéristes, dont Weill [31], et ses relations ininterrompues avec des exilés politiques en Belgique - dont Tessié du Motay [32]. Dans une lettre étrange qu’il adressa en 1850 à cet ami socialiste qui se trouvait alors en exil, Nerval évoque l’invention de la boussole escargotique, révélée au public parisien par le chroniqueur fouriériste Jules Allix [33]. Même si le texte de la lettre donne peu d’indications sur les rapports entre les deux hommes à cette époque, la prise de contact entre Nerval et ce militant de premier plan, ami de Toussenel et de Proudhon [34], reste en elle-même significative, surtout lorsqu’on la met en rapport avec les déclarations de Nerval sur les événements de 1849 qui entraînèrent l’exil de Tessié et d’autres camarades [35]. Vu ces associations et cette fidélité en amitié, il est surprenant que l’on traite encore avec scepticisme l’intérêt que le poète déclare porter aux enthousiasmes de ceux qui sont ses camarades de toujours - c’est-à-dire la politique et le socialisme [36] - surtout lorsqu’on considère que cette liste des relations fouriéristes de Nerval est loin d’être définitive [37].

Néanmoins, tout ce qui précède serait encore d’une importance limitée s’il ne s’avérait pas aussi que le poète possédait une connaissance de la terminologie et de la doctrine phalanstériennes, connaissance autrement plus profonde que ne le laissent paraître ses rares déclarations à ce sujet, mais bien en rapport avec ce que nous savons de ses relations parmi les militants de l’Ecole. D’abord, si l’on se réfère au Dictionnaire de sociologie phalanstérienne  [38], il est assez facile de relever chez Nerval quelques mots clefs qu’il emploie dans le même sens que Fourier et ses disciples, ce qui indique une certaine parenté de vues. D’autre part, nous savons, d’après le portrait que Nerval trace de Restif de la Bretonne, que le poète comprenait l’œuvre de Fourier, savait se servir avec précision de son vocabulaire et était conscient de sa place dans l’histoire des idées [39]. D’autres textes nous indiquent qu’il gardait une sympathie pour la démarche de Fourier [40], même s’il n’approuvait pas toujours les prononcements de l’Ecole [41]. Etant donné le nombre de ces rapprochements, il semble donc que les conditions soient réunies pour postuler une influence, consciente ou inconsciente, qui se serait exercée d’une manière un peu plus précise que ne le laisserait supposer la thèse d’une vague sympathie pour les doctrines humanitaires en général [42], et dont l’intérêt dépasserait donc la simple question biographique ou historique. Car, si l’examen de ce groupe socialiste nous offre certainement une meilleure connaissance de la vie du poète dans son siècle, c’est surtout l’analyse de son langage qui fournit le moyen de déterminer si le milieu fouriériste constitue une partie du sol dont émerge le grand œuvre nervalien, puisque le vocabulaire du groupe, omniprésent, pénètre jusque dans le langage intensément personnel de la poésie des Chimères.

En effet, la doctrine de Fourier érigée en « science [...] qui promet d’expliquer tant de mystères impénétrables, de lever tant de voiles d’airain » [43] offre la possibilité de rendre intelligibles certaines expressions particulièrement obscures en les plaçant dans le contexte d’un système de pensée ayant une base analogique et mythologique commune. Ce faisant, la référence fouriériste donne, non pas la clef tant recherchée des Chimères, mais une herméneutique qui permet de réconcilier plusieurs niveaux de lecture - religieux, politique, personnel - et de relier des images isolées à l’interprétation globale du recueil. Par exemple, il est généralement accepté que les douze sonnets de Nerval constituent une quête de l’harmonie individuelle et collective [44], et que chaque poème représente une époque ou une tradition religieuse ayant marqué une étape dans cette quête. Ensemble, les poèmes forment une série, allant du chaos à l’harmonie, au nouvel âge d’or où les mystères de la nature seront enfin déchiffrés et où les êtres humains retrouveront leur vraie place dans l’ordre universel. Et pourtant, si ce schéma correspond assez bien à l’orientation générale du recueil, il ne suffit pas à expliquer la place significative qu’occupe « Artémis », le sixième sonnet de l’ensemble. Par conséquent, les opinions sur cette question sont aussi nombreuses que diverses. Certains critiques mettent en valeur les aspects païens d’« Artémis », poème de synthèse qui clôt un cycle de six sonnets, tandis que d’autres y discernent une déclaration de foi chrétienne [45], qui ouvre le cycle suivant, et d’autres encore interprètent ce poème « pivotal » comme s’il s’agissait d’un poème isolé, n’ayant aucun rapport avec les sonnets qui l’entourent [46]. En fait, les formules mystérieuses et déroutantes,quidonnent l’impression de multiplier les possibilités d’interprétation sans en privilégier aucune, sont précisément la source d’une explication qui relie « Artémis » à sa place dans le recueil et permet de rouvrir le débat sur l’architecture des Chimères. Mais ce sont surtout les deux premiers mots du sonnet, dotés de majuscules et fortement accentués par leur position en tête du poème, comme par la syntaxe du premier vers, qui rendent claire l’attitude du poète. En annonçant le retour de « La Treizième », Nerval choisit comme formule d’ouverture l’un des éléments clefs de la doctrine de Fourier, conférant ainsi à sa poésie une dimension sociale et un contenu idéologique, tout en éclairant la structure globale des Chimères.

Charles Fourier et ses disciples développèrent la théorie - dont les grandes lignes correspondent aux thèses développées dans Les Chimères - selon laquelle la Terre subirait une série de transformations avant de voir s’instaurer la période de l’Harmonie, ou le nouvel âge d’or. Durant le règne de l’Harmonie, il deviendra possible de connaître toute la gamme des passions humaines - douze en tout ; c’est donc le douze qui est le nombre harmonique par excellence, comme dans Les Chimères, où « Vers dorés », douzième sonnet de l’ensemble, évoque l’harmonie universelle. Néanmoins, à ce nouvel âge harmonien correspondra un bonheur si intense qu’il verra l’essor d’une nouvelle passion - « la treizième » [47]. Celle-ci, nommée « harmonisme » ou « unitéisme » [48], réunit en elle les douze passions fondamentales, de même que « les sept rayons colorés du spectre solaire se résolvent unitairement dans le rayon blanc. » [49] « La treizième » n’est pas complètement inconnue sur cette terre, puisque l’Harmonie existait autrefois et que « son germe existe dans nos âmes » [50] ; elle constitue la passion dominante chez les hommes de génie, qui, animés par l’esprit harmonien, deviennent les prophètes du nouvel âge d’or [51] ; grâce à leur message, le retour de « la treizième » est sans cesse annoncé ; son retour constitue la promesse d’une transformation du monde.

Lorsque le narrateur annonce, au début d’« Artémis », que « La Treizième revient » [52], il exprime la même promesse. Le retour tant attendu de « La Treizième » a deux conséquences : il entraîne la destruction des forces présentées comme malveillantes et hégémoniques (dans les vers 12-13) ; il libère ceux qui étaient opprimés et emprisonnés au fond de l’abîme (vers 14). Chez Nerval, comme pour Fourier, le retour de « La Treizième » signale le début d’une nouvelle ère d’harmonie et de justice. Mais les ressemblances se poursuivent sur d’autres plans : si « La Treizième » de Nerval a la même fonction sociale que celle de Fourier, elle a aussi les mêmes attributs. Pour le poète, « La Treizième » est à la fois la « première » et la « seule » (vers 1 -2) - celle qui englobe et surpasse les autres, tout comme la treizième passion, première et seule parce que supérieure, ancienne et unitaire. Ensuite, « La Treizième » de Nerval s’associe à une période qui se prolonge indéfiniment ; elle est « le seul moment » (vers 2). Encore une fois, la comparaison avec Fourier s’impose. L’essor de la treizième correspond à la période où l’Harmonie s’instaure sur tout le globe. Selon sa doctrine, c’est aussi le seul moment, le moment qui dure plus longtemps que tous les autres [53], le moment parfait auquel tend l’Humanité depuis son éviction du paradis. Victor Considerant constate, dans les tomes qu’il consacre à l’exposition de la doctrine du maître, que la treizième passion ou l’unitéisme est le terme de l’évolution humaine. Selon lui, l’unitéisme est aussi une fin et un tout ; c’est la passion grandiose et pivotale, le divin besoin de l’unité, de l’ordre universel, de l’Accord supérieur et final, de l’union des parties dans le tout, de la conjonction hiérarchique de l’être intégrant avec l’infini [54].

Cette passion « pivotale » qui annonce et instaure cette période que Fourier lui-même décrit comme « la période pivotale » [55], offre la clef des destinées humaines. Il est donc du plus haut intérêt que Nerval lui-même, dans une note qui figure au manuscrit Eluard d’« Artémis », ait inscrit les mots « la XIIIe heure (pivotale) » [56]. Cet adjectif, qui fait partie du vocabulaire caractéristique de Fourier et qui est employé par Considerant pour décrire la treizième passion, est signalé explicitement par le poète comme ayant un rapport à « La Treizième » et à ses attributs temporels. Vue dans ce contexte, « La Treizième » de Nerval, moment bienheureux, emblème de toutes les promesses, porte une ressemblance marquée à la passion pivotale de l’utopiste.

Mais cette ressemblance qui porte sur les attributs déterminants de cette figure emblématique se constate aussi sur d’autres plans. En effet, dans les deux derniers vers du quatrain, l’on trouve, grâce aux images associées à « La Treizième », le moyen de situer la pensée nervalienne sur le plan idéologique. En effet, dans les vers 3 et 4 -

Car es-tu reine, ô toi ! la première ou dernière ?

Es-tu roi, toi le seul ou le dernier amant ?...

- il est possible de constater des parallèles entre le vocabulaire du poète et les notions politiques qui définissent la position du groupe fouriériste. C’est dans ces vers que le poète, après avoir affirmé le retour de « La Treizième » et l’avènement d’un moment privilégié, commence à interpeller deux êtres familiers, les sommant de révéler leurs vraies identités de « reine » et de « roi ». Chez les Fouriéristes, longtemps indifférents à la forme de l’Etat, fidèles en cela aux opinions du Maître, il reste un attachement profond à la notion de la hiérarchie, comme à l’institution de la monarchie. C’est ainsi que, dès l’instauration de la cité idéale à l’époque bénie de l’Harmonie universelle, non seulement l’être humain, qui est porteur de ce signe de royauté qu’est l’unitéisme [57], sera reconnu comme le « roi de la Terre », mais, sur le plan de l’organisation sociale, les titres de roi et de reine seront accordés à ceux qui sont élus comme représentants de leur phalange. Le plus grand honneur qui puisse échouer à l’˙Harmonien, c’est d’être élu roi des rois et de se trouver ainsi au treizième rang dans la hiérarchie, c’est-à-dire l’« omniarchat ou présidence du globe » [58]. Ceux ainsi élus se font accorder le titre de Roi ou Reine « de passions ». Nerval, pour qui « La Treizième » annonce l’ère des rois amants et des reines, qu’il s’agisse de ceux qui occupent le premier rang ou de ceux qui se retrouvent au dernier, emploie une terminologie restreinte et donc frappante dans un contexte qui souligne des rapports entre figures emblématiques, amour et moment privilégié, que ne renieraient pas les militants de l’Ecole. Il importe de noter aussi que Fourier situe la capitale du globe, le siège du Roi et de la Reine de passions, à Constantinople, tandis que Nerval, dans d’autres textes des années 1850, accorde la même signification à cette ville en plaçant son narrateur « sur le trône de Stamboul » [59], et en lui faisant prédire la fin du monde dans « septante-sept mille ans » [60], fin que Fourier lui-même prévoit comme inévitable, après la période harmonienne, au bout de 80,000 ans [61]. Encore une fois, le poète semble se mouvoir avec aisance dans un univers de signes qui rappelle celui de l’utopiste.

Aussi dans le premier quatrain Nerval a-t-il créé une association frappante entre des images, qui, rassemblées de la sorte, ont aussi une signification dans le système phalanstérien. En accentuant les liens entre le retour de « La Treizième » et l’avènement de l’ époque pivotale, caractérisée par l’amour - l’un des attributs du roi amant - et gérée par une monarchie multiple et unitaire, Nerval procède, comme les Fouriéristes, à l’évocation d’un ordre universel grâce auquel seront abolis le morcellement et l’incohérence des sociétés limbiques : à leur place régneront le syncrétisme et la série, aspects de cette unité retrouvée où le premier et le dernier seront encore le seul. En fait, c’est à partir de cette constatation que s’éclaire le poème tout entier - et surtout ces vers perçus comme problématiques. Par exemple, les questions que pose le narrateur dans les vers 3 et 4 ont surtout été considérées comme des expressions de doute quant à l’identité du roi et de la reine. Et pourtant, l’emploi de la conjunction « car » (vers 3) nous permet de voir que l’interrogation porte sur les attributs de ces personnages, plutôt que sur leur essence, lecture que renforce la ponctuation de ces vers. Ainsi, les formes interrogatives ne remettent nullement en cause l’existence du roi et de la reine et la certitude entraînée par le retour de « La Treizième » peut se maintenir tout au long du quatrain ; le narrateur ne cherche qu’à déterminer si ces monarques sont les représentations ultimes de l’amour ou l’une de ses incarnations passagères [62]. Cette lecture fait ressortir la conviction du poète que le changement viendra ; le seul doute exprimé concerne la nature de ce changement - sera-t-il le premier, le dernier ou le seul, c’est-à-dire précurseur du grand changement ou étape ultime ? De plus, cette lecture à la fois unitaire et idéologique permet d’établir le lien entre ce quatrain et le suivant dans lequel l’amour - en particulier l’amour de l’Eternel féminin - est la condition préalable de ce changement radical. Le glissement de l’attribut « amant » dans le vers 4 à la forme impérative (« aimez »), et la substitution d’une forme du pluriel pour une forme du singulier, souligne la nécessité de passer du plan individuel au plan collectif pour que le changement annoncé dans le premier quatrain puisse s’effectuer.

Analyse stylistique et lecture idéologique se rejoignent donc pour éclairer le sens du premier quatrain en rapport avec la suite du poème, comme le confirme un bref résumé de l’argument qui se développe tout au long du sonnet. Dans le second quatrain, la présence de la Mère Sainte et l’abolition des frontières entre la vie et la mort annoncent l’avènement de l’ère promise où régnera éternellement l’amour. Ces deux éléments sont aussi des constantes de la pensée fouriériste, laquelle insiste sur la notion de métempsychose [63] comme sur le triomphe de l’idéal féminin dans le règne de l’Harmonie [64]. Par conséquent, quand le poète exprime sa foi en l’existence de l’amour et de la Bien-aimée, en dépit de l’angoisse qu’il ressent à l’idée de pénétrer dans l’autre monde (vers 7), il continue de croire en le changement promis par « La Treizième », tout en insistant sur des principes qui ressemblent à ceux de l’Ecole. Dans les tercets, pourtant, l’amour cède à la colère lorsque le narrateur fulmine contre la religion qui a usurpé l’image de la Mère et tout mis en œuvre pour empêcher les changements prévus pour son règne. L’iconographie chrétienne des vers 9 et 10, d’abord auréolée de lumière, est renvoyée ensuite au néant ; incapable de réaliser ses promesses de plénitude, d’amour ou de vie éternelle, le christianisme a assuré plutôt le dépeuplement des cieux et la mort de l’idéal féminin, idéal que l’on cherche désormais en vain dans « le désert des cieux » (vers 11). L’image de la Mère sainte a été donc trahie ; le salut dont elle représentait la promesse s’étant évanoui, le narrateur crie sa révolte contre la religion néfaste qui a transformé les « roses » des vers 8 et 10 en de pâles représentations d’elles-mêmes [65]. Il déclare sa fidélité au Vrai Idéal - dont le christianisme n’a pas l’exclusivité - et réaffirme sa foi en le changement radical qu’impliquait déjà le retour de « La Treizième ». De cette manière, Nerval prépare le terrain non seulement pour le poème suivant, « Le Christ aux Oliviers », dans lequel le monde chrétien se meurt, mais aussi pour le dernier sonnet du recueil,« Vers Dorés », dans lequel il dépeint le retour de l’Harmonie par son recours à une technique qui rappelle la démarche analogique des Fouriéristes, c’est-à-dire en donnant une âme à toute la nature, en montrant que « la vie éclate en toute chose » et même dans le métal [66].

De là, on peut conclure qu’« Artémis » occupe effectivement la place pivotale du recueil, car ce sonnet révèle le choix conscient que fait le narrateur de participer à la destruction d’un vieil ordre stérile - le « désert » évoqué dans le vers 11 - afin de hâter l’avènement du nouvel ordre où s’imposeront l’amour et l’harmonie. Les Fouriéristes, ennemis d’un système social perçu comme un désert moral et spirituel [67], et prophètes de l’amour, cette « colonne de feu » qui mènera l’humanité à la Terre promise [68], ne devaient pas manquer de voir en ce chantre de l’unité universelle une âme sœur, animée elle-même par le feu, élément pivotal, emblème de l’unitéisme et attribut de l’artiste [69].

En fait, c’est cet emblème, étroitement lié chez les Fouriéristes à « la treizième », qui offre le moyen d’entrevoir les liens secrets qui unissent tous les poèmes du recueil au titre collectif des Chimères, comme au titre de l’œuvre en prose dont Les Chimères font intimement partie - Les Filles du Feu. Pour les Fouriéristes, le feu est le symbole même de l’harmonie. Ceux qui le possèdent font partie des élus : ce sont des êtres supérieurs - prophètes, artistes et philosophes - qui annoncent l’avènement de la nouvelle ère d’amour et d’unité. Enfants du feu, gardiens de la flamme sacrée et même « vestals » [70], ils propagent la bonne nouvelle, préparant le monde pour la grande conflagration, la lumière radieuse de l’harmonie. Considerant proclame comme imminent le moment où la terre connaîtra de nouveau « le temps de la passion, l’ère de la liberté ». Selon lui, le feu a pris, les flammes courent [...] ; les langues de feu de l’esprit sont descendues ; sur tous les fronts humains le nom d’homme se lit, et c’est la passion qui a restauré sur ces faces dégradées l’inscription divine [71].

En suivant la « nuée lumineuse » [72], la race humaine sera régénérée par le feu et régénérera à son tour la terre, dont « l’âme est consubstantielle au feu et à la lumière » [73]. Les enfants du feu sont ces êtres qui, gardiens de la flamme, perpétuent l’idéal en attendant de le voir triompher et enflammer tout le globe. De même, la « fille du feu » est gardienne de la lumière : par sa beauté, elle rappelle la lumière céleste et inspire les chercheurs d’absolu. Alphonse Toussenel, le militant fouriériste bien connu pour ses écrits sur l’analogie universelle, signalait comme le type féminin le plus perfectionné « la blonde aux yeux noirs » [74] - le type même que louaient Nerval et Gautier dans de nombreux écrits [75] - dont la présence compensait l’homme de « l’absence du soleil » [76], puisque « son noble front rayonna toujours du feu de l’intelligence céleste » [77]. La femme porteuse du feu apparaît sous sa forme la plus évoluée dans le personnage de la Mère sainte, qui porte sur son front « l’étoile du matin » [78], signe de la régénération du globe et de la réconciliation avec les cieux. L’une des « filles du feu » dépeinte par Nerval est la déesse Isis, qu’il voit comme la préfiguration de la Mère sainte, et qui représente « le principe de l’unité » [79]. Dans sa robe étoilée, elle est l’aube qui annonce « le grand jour » [80]. Elle est feu, lumière et unité ; sous son règne, l’humanité connaîtra l’amour et la lumière éternels.

Dans d’autres ouvrages appartenant à la grande époque nervalienne - dont Aurélia, Le Voyage en Orient et Les Illuminés - , il figure de nombreux portraits où l’Idéal féminin est associé à la lumière, au feu et au salut éternel. Tout en confirmant la définition de la fille du feu, ces portraits soulignent la présence de l’homme du feu, l’être complémentaire qui, artiste ou prophète, chante la gloire de l’Idéal [81]. Propagateur du feu, ou porteur du message de la rédemption universelle, il glorifie « la fille du feu » en qui il reconnaît le principe de l’amour et de l’unité. En révélant la nature du message que transmet le poète, Nerval se trouve de nouveau très proche des Fouriéristes, comme le démontre le vocabulaire employé par Considerant lui-même pour décrire le message transmis par son Ecole. Le chef de l’Ecole sociétaire avait toujours ironisé sur ses propres idées en les qualifiant de « rêves », « illusions », « utopies » ou, plus important, « chimères » [82], cherchant ainsi à ridiculiser ceux qui se référaient en ces termes aux doctrines de Fourier et qui ne se rendaient pas compte que les soi-disant chimères du philosophe étaient le bon sens même. Dans l’un des textes où il donnait libre cours à sa verve satirique, Considerant alla jusqu’à constater que si l’on s’en tenait à la définition actuelle du bon sens, il faudrait considérer Dieu comme l’exemple même de l’utopiste car ce « socialiste » ou « pur esprit », « totalement dénué d’esprit pratique », « s’égare sur le plan réel » [83]. Aussi met-il en évidence la nature perverse d’une société qui traite de fous et d’utopistes tous ceux qui s’obstinent à croire en la bonté du Créateur. Selon Considerant, ceux qui nomment « chimères » les déclarations de foi en la félicité éternelle sont alors coupables de la plus grande impiété, car ils s’opposent à la volonté divine de faire réintégrer au paradis l’humanité souffrante. Dans cette société corrompue qu’est la civilisation, le message d’espoir que véhiculait le christianisme est repoussé par les incrédules qui considèrent la quête du bonheur universel comme l’illusion absolue, « la chimère par excellence » [84].85 Bref, dans ce monde où règne l’inversion des valeurs, la promesse de la rédemption, « le bonheur de l’espèce, le bonheur de tous, le bonheur solidaire, l’Harmonie sociale étaient une chimère ; y croire était une insigne folie ou une impiété. » [85]. Par conséquent, le messager - l’homme du feu qui porte la bonne nouvelle, celui qui propage « la chimère par excellence » - est un fou aux yeux du monde.

Nerval, dont la poésie transmet précisément ce message d’espoir, exprime sa foi en la même chimère. L’objectif de la quête que poursuit le narrateur des Chimères, c’est l’unité, l’ultime chimère. Puisqu’il persiste dans cette voie, comme le démontre la conclusion de son recueil au titre révélateur, il s’ensuit que, selon l’opinion populaire, il est « fou », au même titre que tous ceux qui sont doués de la treizième passion, et qui, selon Fourier, sont considérés comme des « originaux, gens qui semblent mal à leur aise en ce monde » [86].87 Voilà le destin malheureux du prophète qui devance son époque ; voilà le sort des hommes du feu qui, d’après Nerval lui-même, seront méconnus par leurs contemporains -

Supérieurs aux hommes, ils en seront les bienfaiteurs et se verront l’objet de leurs dédains [...]. Géants de l’intelligence, flambeaux du savoir, organes du progrès, lumières des arts, instruments de la liberté, eux seuls resteront esclaves, dédaignés, solitaires [87].

« Artémis », Les Chimères et Les Filles du Feu relèvent d’une seule vision harmonieuse du destin de l’humanité et du rôle du poète comme interprète de la volonté de Dieu, ou gardien du « culte négligé du feu » [88]. Que Nerval ait continué de croire, après 1848, que ses « chimères » représentaient la vraie sagesse, ou qu’il ait admis que ses « chimères » étaient en fait des chimères, des illusions de jeunesse que les récents événements politiques achevaient de rendre caduques, le fait est qu’il n’y renonça pas, choisissant de les publier en 1854, à l’époque de tous les désenchantements, soit pour rappeler avec nostalgie l’époque où il y croyait encore, soit pour marquer avec amertume la marginalisation de ses espoirs. Sa poésie reflète indéniablement les aspirations qui ont préparé la Révolution de 1848, ainsi que le dépit éprouvé par une génération d’intellectuels renvoyée à ses « chimères » et à sa « folie », en compagnie des combattants politiques proprement dits, autres utopistes et quarante-huitards. Pour Nerval, dont la lutte personnelle pour inverser les termes de « folie » et de « sagesse » venait de perdre sa dimension sociale, il ne restait plus que la poésie comme moyen de continuer la lutte pour retrouver le vrai sens des mots et pour réhabiliter l’idée de bonheur, lutte qui, pour lui, a été perdue en 1855. Doit-on ajouter, pour mieux souligner le parallélisme entre le sort du poète marginalisé et celui du groupe brisé, où il comptait des amis de ses années heureuses, que 1855 est effectivement l’année de la fin ? Si l’espoir du bonheur reste tenace, le moment s’y oppose - en janvier, Considerant part en Amérique pour réaliser la colonie de Réunion, tentative malheureuse qui consacrera définitivement l’échec de son mouvement ; en janvier, le poète fait entrevoir sa croyance en « la cité merveilleuse de l’avenir » [89], avant de sombrer, le 15 février, dans la solitude et le dénûment de ceux que le rêve abandonne [90].

Abréviations

OC 1 G. de Nerval Œuvres complètes, tome 1 (éd. J. Guillaume et C. Pichois), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1989.
OC 2 G. de Nerval Œuvres complètes, tome 2 (éd. J. Guillaume et C. Pichois), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1984.
OC 3 G. de Nerval Œuvres complètes, tome 3 (éd. J. Guillaume et C. Pichois), Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1993.
TQM Charles Fourier Théorie des quatre mouvements et des destinées générales, Paris, Librairie sociétaire, 1846, réimpression Éditions Anthropos, 1971.
NMIS Charles Fourier Le Nouveau monde industriel et sociétaire, Paris, Librairie sociétaire, 1845, réimpression Éditions Anthropos, 1971.
DS 1 Victor Considerant Destinée sociale, tome 1, Paris, Chez les libraires du Palais-Royal, 1834.
DS 2 Victor Considerant Destinée sociale, tome 2, Paris, Chez les libraires du Palais-Royal, 1838.
SVM Victor Considerant Le Socialisme devant le vieux monde, Paris, Librairie phalanstérienne, 1849.
EB Alphonse Toussenel L’Esprit des bêtes, Paris, Librairie sociétaire, 1847.