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COLOMBO Arrigo : La società amorosa. Appunti a Fourier per une revisione dell’etica amorosa e sessuale (2002)

Bari, Edizioni Dedalo srl

Article mis en ligne le décembre 2003
dernière modification le 21 février 2006

par Schérer, René

Depuis près de deux décennies, Arrigo Colombo dirige à Lecce, magnifique bijou baroque au talon de la botte italienne, un « centre de recherches sur l’utopie ». Ce centre a organisé chaque année un colloque donnant lieu à de précieuses publications. A Charles Fourier fut consacré le colloque de 1986 qui réunissait, avec Simone Debout, Emile Lehouk et moi-même, des Italiens comme Roberto Massari (Fourier e l’utopia societaria), Maria Monetti (La mecanica delle passioni), Laura Tundo (L’utopia de Fourier) fidèle et précieuse collaboratrice d’Arrigo Colombo qui, de son côté, après un ouvrage fondateur (Utopia e distopia) a consacré son œuvre à l’étude systématique des divers courants utopiques de l’histoire moderne, traitant de l’utopie comme un de ses moteurs essentiels, accumulant, par un infatigable labeur et grâce à une érudition sans faille, des « matériaux » en vue d’une « société juste et fraternelle ». Ce dernier ouvrage se présente, sinon comme un achèvement, du moins comme l’aboutissement d’enquêtes comme celle sur la communauté d’Oneida aux États-Unis, sur les avatars de la démocratie directe (Il remergiere della democrazia diretta), et d’une passionnante monographie sur le mal « le diable », comme obstacle immémorial, mais essentiellement concrétisé dans sa figure chrétienne : Il diavolo. Genesi, storia, orrori di un mito cristiano che avversa la società di giustizia, paru en 2000.

C’est dire déjà que la relecture du Nouveau monde amoureux proposée dans ces pages situe systématiquement les notes non publiées de Fourier (et seulement, on le sait, en 1966, par Simone Debout), dans le cadre global d’un « nouveau monde industriel et sociétaire » dont il est, tout à la fois, le principe et le couronnement. Un des points essentiels et une des plus justes vues de ce livre est bien que, pour Fourier, l’amour et la sexualité (il s’agit, en effet, des deux dans leur intime connexion), ne sont pas question privée mais publique. L’amour ne se limite pas au couple, à « l’être à deux » comme on a pu croire et dire, mais implique, appelle, une multiplicité. Que ce soit dans ses variétés qualitatives ou dans les « partenaires », il a pour fonction première de rassembler. Il « crée des liens sociaux », le plus grand nombre de liens possible. Et, par là, il est en lui-même infini, « divin ». Cette « passion toute divine », Arrigo Colombo y insiste et le développe, ne l’est pas grâce à une spiritualisation désexualisante ou à travers quelque aspiration au supraterrestre : l’amour est divin dans sa matérialité même, par la sexualité qu’il exalte ; et les « accords transcendants » chers au Nouveau monde amoureux le sont par mobilisation de l’éventail de toutes les autres passions, animiques et sensuelles, et grâce aux « masses » qu’ils associent. L’amour rayonne, se diffuse, imprègne et enrichit une « fraternité » universelle. Il est à comprendre comme un mouvement pour aller toujours plus loin dans la voie de la réalisation totale de l’être de l’homme et du progrès.

Il s’agit certes là d’un discours insolite, d’un « écart absolu », relativement, non seulement, aux conceptions civilisées, mais à toute autre utopie. Arrigo Colombo le montre excellemment, qu’il s’agisse des utopies classiques, confinées généralement dans l’exaltation du couple et du mariage, ou dans le voisinage de la pensée utopique, s’y mêlant parfois (Restif de la Bretonne) d’un libertinage de transgression. L’auteur, en particulier et très pertinemment, tout en soulignant les rencontres et convergences avec la libération sadienne des passions, met l’accent sur la différence entre Sade et Fourier qui consiste, chez celui-ci, en un renversement total dans les perspectives, un changement radical de « pivot ». On passe de l’accroissement de la simple puissance individuelle, de l’égoïsme, à l’amplification des relations, au collectif, à « l’unitéisme ». L’amour chez Fourier, pourrait-on dire, en empruntant à ce propos ce qu’écrivait Antonio Negri dans un autre contexte - spinoziste - consiste à transformer « le propre en commun », c’est à dire à ne jamais s’enfermer en soi-même, mais à s’élargir toujours plus vers l’être collectif. En un autre langage, que n’hésite pas à emprunter A. Colombo, on reconnaîtra aussi que l’amour, chez Fourier, est toujours une affaire « politique » - bien que cette allusion au politique, généralement tournée en dérision par l’auteur d’une utopie si « domestique », puisse paraître incongrue, voire aller à contresens. Il n’en est rien, pourtant, si l’on envisage une telle qualification comme connotant, en tout lien amoureux, « l’agencement collectif » (j’emploie ici l’expression deleuzienne) qu’il établit, son affirmation publique, son arrachement au secret honteux, à l’hypocrisie civilisée (ou « bourgeoise » comme on a dit par la suite). Je n’insisterai pas ici, bien que ce soit une importante partie et de l’œuvre de Fourier, et de la lecture proposée par Arrigo Colombo, sur la critique de la famille monogamique (Colombo écrit monadica, monadique, le plus petit groupe nucléaire), du mariage et de ses « inconvénients », ou de ses mensonges. En dépit de l’originalité de la présentation nouvelle, cela a été maintes fois commenté, à commencer par Engels dans son étude célèbre sur « la famille et la propriété privée ».

Surtout, cependant, ces « notes » sur « la société amoureuse » et « la révision de l’éthique amoureuse et sexuelle » s’imposent par leur nouveauté, et même, en nos temps de moralisme morose, de réaction conformiste, sur deux points rarement mis en évidence, rarement abordés : en ce qui a trait à l’enfance (chapitre 3), en ce qui touche à la vieillesse (chapitre 4). Pour l’enfance (I bambini), l’auteur ne peu que constater qu’elle n’a pas de place dans le nouveau monde amoureux ; bien plus, elle en est exclue avec une rigueur étonnante, caricaturale, puisque Fourier irait jusqu’à interdire tout propos, toute scène (en ce qui concerne les copulations animales, par exemple) qui amèneraient « la sexualité » à la connaissance ou à la vue des impubères. C’est que ceux-ci sont privés de la passion de l’amour et de son corollaire sensuel (« le tact-rut »). Est-ce, de la part de Fourier, une tactique pour « faire passer » le reste ? Est-ce une conviction sincère ? En tous cas, étant donné le riche essor promis à toutes les autres passions accordées à l’enfance, souligne Arrigo Colombo, on peut justement penser qu’il serait dans la logique fouriériste de traiter aussi du développement sexuel et amoureux de l’enfant, à partir du moment où « le sexe » lui sera reconnu. Ce qui est le cas pour notre psychologie, après Freud. Aussi, au cours d’une très intéressante digression, propose-t-il, dans le cadre d’une utopie de l’enfance, contre la méconnaissance et la répression actuelle, « la réinclusion d’une sexualité infantile non réprimée », sans éluder (coup d’audace à l’heure actuelle...) une forme d’amour entre générations, adultes et enfants, voire un éros pédagogique qu’a connue l’Antiquité (et moins la domination mâle qui entache celui-ci), à quoi d’ailleurs, la relativisation par Fourier même du tabou de l’inceste, offre le modèle (pp. 105-128). Quant à notre système actuel qui maintient la sexualité enfantine et même post-pubère dans la répression, il lui paraît insensé (insensato) comme tous les tabous irrationnels et inhumains (p. 127).

Second point, moins entouré d’interdits mais auquel l’ordre social présent n’offre guère de dispositions ni de perspectives encourageantes : l’amour des vieillards (negli anziani). Tout un chapitre (4) lui est consacré, à très juste titre ; et il est à penser que Fourier également attachait à ce point la plus grande importance, si tant est que la satisfaction amoureuse et sexuelle des délaissés en amour ne soit pas le pivot et la vraie fin du Nouveau monde amoureux. En bref, il n’y a aucune raison que l’âge diminue le désir ni la pulsion sexuelle, d’autant plus qu’en Harmonie les soins du corps, la médecine, et la satisfaction pleine de l’âme, sauront prolonger la vie fort au-delà de ses limites actuelles. Et là, n’est-il pas frappant que l’utopie ait devancé notre condition d’hommes et de femmes du XXIe siècle, pour qui cent ans et au-delà paraît une espérance de vie raisonnable ? Il ne s’agit alors pas, pour cette tranche d’âge, de renoncer à l’amour. Certes, notre société et notre morale se plaisent à le revendiquer du bout des lèvres, mais à condition que ce soit un amour fortement désexualisé, ou, à la limite, s’il s’agit du corporel, qu’il se passe entre vieillards. La civilisation se refuse à admettre ce qui, au contraire, est l’affirmation essentielle de Fourier, le trait caractéristique du Nouveau monde amoureux, que les vieillards ont un droit égal à tous les âges, droit à la jeunesse pour laquelle le « dévouement amoureux » envers les déshérités sera le plus beau titre de sainteté (« le couple angélique », première description concrète, premier exemple-clé de ce Nouveau monde).

Je me contenterai, en concluant, et à propos de ce problème, en en précisant les termes et les solutions, que pour Fourier, une telle reconnaissance du « droit » au plaisir amoureux, et au partage universel de la passion, n’est possible qu’à travers un dispositif singulier sur lequel, peut-être, Arrigo Colombo insiste insuffisamment : le « ralliement passionnel », c’est-à-dire le fait que, là où l’amour ne se trouve pas originellement ni spontanément, on peut le provoquer, en quelque sorte l’induire. C’est là, me semble-t-il, l’écart le plus absolu de la conception de Fourier avec la civilisation, ce qui, chez lui, fait le plus scandale, « l’inconvenance majeure ». L’amour, pour lui, ne forme plus bloc. Il procède à sa « déconstruction », le dissémine, tout autant qu’il le détache de sa fixation unique, de cette élection de l’âme sœur qui est le mythe de l’Occident chrétien. Bien plus, la voie qu’il trace frôle dangereusement celle d’une prostitution sanctifiée, alors que nos mœurs, notre « mentalité » reposent sur l’idée que l’amour est entier, est ou n’est pas, ne se marchande pas, n’est pas substituable. Mythe ou hypocrisie ? En fait, ce que Fourier affirme et montre, c’est que l’amour, bien que divin et pivotal, est toujours combiné avec d’autres passions, cette alliance formant le « charme composé ». Il entre dans un mécanisme où il existe des compensations, des transferts, des inductions possibles. C’est à ce titre qu’il peut être donné aux vieillards. Rappelons seulement le cas de la séduction opérée par la révérende Urgèle âgée de 80 ans sur Valère, jeune homme de 20 ans, cas que Michel Butor traite, à juste titre, comme exemplaire du système fouriériste des amours. C’est par des avantages, la gloire qu’elle lui promet, qu’Urgèle s’acquerra les faveurs de la jeunesse « intrépide en amour » ; mais non par désir amoureux direct (bien que ce dernier existe, à titre d’exception, de « manie » particulière, la gérontophilie).

Les ralliements passionnels, signature singulière de Fourier, sont aussi le mécanisme essentiel de l’éducation par insertion sociale des groupes enfantins et adolescents que la Civilisation met, au contraire, à part, en réserve, bref, exclut des relations sociales et amoureuses. Certes, en ces cas, et Arrigo Colombo a raison de le rappeler, il n’y a pas amour, mais il reste que l’enfance n’est, dans aucune activité, ni à aucun âge, objet de ségrégation. Pas plus qu’elle n’entre en relation avec un adulte doté de pouvoir sur elle, un pédagogue. Sans pouvoir ni vouloir développer dans le cadre de ce compte rendu ce que pourrait être une conception non répressive de la sexualité enfantine chez Fourier, et me rangeant volontiers aux vues de mon ami Arrigo, je me contenterai d’attirer l’attention sur l’essor remarquable, en l’enfance, d’une passion complémentaire de celle de l’amour et qui la vaut bien, peut-être, par son intensité et par la multiplicité des liens sociaux qu’elle provoque : l’amitié. Ce sont les enfants qui savent ce qu’elle est, qui la vivent dans leur âme et leur corps ; et plus sans doute que les adultes. Ce sont eux qui savent l’introduire, la faire agir dans le mouvement social. Et il est par ailleurs remarquable, si l’on examine précisément la composition du Nouveau monde amoureux, relativement à celle du chapitre sur « l’éducation harmonienne » dans le Traité de l’unité universelle qu’il y a, entre les deux, une sorte de correspondance ; une construction en miroir, l’enfance édifiant un « temple à l’amitié » en la propageant, grâce aux « petites hordes » et aux « petites bandes », à travers tout le corps social, grâce à ses travaux d’utilité publique accomplis par dévouement sociétaire, alors que le « temple de l’amour » est le lieu de célébration d’une « religion de la volupté », dont le sens et la destination sont également le bonheur de la société dans son ensemble.

Ces remarques voudraient valoir en direction d’un dialogue qui pourrait se révéler utile et fructueux, entre tous ceux qui savent trouver en l’inépuisable Fourier une source de réflexion pour la compréhension de notre monde et de sa transformation. D’une façon puissante, suggestive, Arrigo Colombo, avec sa Società amorosa aux accents généreux, s’insère fort à propos dans nos préoccupations et, comme le disait Breton de Fourier, nous aiguillonne. Un livre qu’il serait bien opportun de traduire en français !